Jacques Laisis

L’éclatement de la mémoire

Résumé / Abstract

Transcription, réalisée par Laurence Beaud, d’un exposé fait à Tours le 26 mai 2006 lors des 19e rencontres Tours – Mülheim-an-der-Ruhr (jumelage). Nous n’en connaissons ni le lieu institutionnel ni le cadre académique. La rencontre réunit des cliniciens et des historiens d’après ce que dit Jacques Laisis dont l’intervention en suit d’autres. Son propos est traduit simultanément en allemand.

Mots-clés
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Bonjour… Je suis supposé commencer par un hommage à Olivier Sabouraud qui vient de nous quitter, tout comme à l’autre personne à laquelle je dois aussi rendre hommage, Jean Gagnepain, parce que ce que je leur dois, moi et beaucoup d’autres, tient à leur rencontre. C’est une rencontre qui a contribué à renouveler le savoir de certains problèmes. Par exemple, le neurologue, en obligeant le linguiste à affronter les problèmes d’aphasie, l’a obligé à complètement changer d’idée quant à ce qu’il entendait par grammaire, morphologie... parce que les malades ont toujours fait autre chose, et réciproquement, la réflexion anthropologique proposée par le linguiste a amené une autre façon d’essayer d’expliquer certains tableaux cliniques, et a même permis de faire apparaître des tableaux cliniques jusqu’à présent inobservés.

Je suis l’un des enfants de ce tandem de maîtres. Et ce que je vais dire vient directement de ce que j’ai appris auprès d’eux. Je vais reproduire, à propos de la mémoire, le raisonnement qu’ils m’ont permis de comprendre, au départ à propos du langage. Ils m’ont appris que, scientifiquement et cliniquement, parler du langage n’a aucune pertinence. Alors, je vais préciser que c’est un problème de francophone parce que précisément en allemand on n’a pas le dispositif entre le langage, les langues ; les français ont un problème original à cause de la langue française, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’équivalent en Allemand, du langage ; on va le retrouver peut-être en anglais mais pas en allemand. La première idée est que, ce qu’en français on appelle langage, correspond au fait que les gens parlent, c’est tout, et que cela, c’est au croisement de plusieurs déterminismes. Ce qui fait que, scientifiquement, personne ne parle de langage. Ce dont parle chaque scientifique, c’est de moins que le langage… Si minime que soit l’échantillon de langage... je ne vais pas prendre grand-chose, je vais prendre « ou » [écrit au tableau], quelqu’un dit ça, vous entendez ça ; l’exemple de Ferdinand de Saussure est « nu » ; c’est le début du Cours de Linguistique Générale. Ceci n’est pas un fait, pour un scientifique, c’est autant de fois un fait qu’il y a d’analyses dans lesquelles ça peut apparaître. Donc, c’est en même temps et à la fois, « nu », un phénomène acoustique, pour un physicien ; c’est un phénomène anatomo-physiologique pour le biologiste ; c’est un phénomène socio-historique, qui caractérise une appartenance sociale, les anglophones ne peuvent pas le dire ; c’est également au moins le témoignage d’un certain rapport à peu près serein à l’élocution, parce qu’on peut ne pas être serein et se mettre à bafouiller ou à bégayer ; et c’est aussi, c’est ce que Ferdinand de Saussure va dire, quelque chose qui a à voir avec ce qu’il appelle le signe, le signifiant et le signifié. Ce qui compte, c’est l’idée de l’éclatement de l’exemple concret en autant de faits qu’il y a d’explications scientifiques. Bon, c’est la première raison, la deuxième raison, c’est que, quelle que soit la perspective que l’on adopte, par exemple la perspective socio-historique, qui consiste à essayer de comprendre l’histoire, d’où je viens dans ma façon de parler, je ne pourrais pas isoler cet héritage verbal du reste des héritages socio-historiques. La langue n’a jamais eu une histoire autonome et faire l’histoire de la langue, c’est prendre en compte des réalités au-delà des réalités verbales. Donc on est obligé de sortir du domaine linguistique. Alors je vais rapidement exprimer ce qu’est un domaine scientifique, parce qu’il y a des limites : l’explication proposée est valable pour un certain ensemble de phénomènes mais elle n’est plus valable pour un certain autre, c’est la limite d’un champ scientifique. Donc le langage est à cheval sur plusieurs domaines, ce qui fait qu’on est à chaque fois obligé de prendre en considération quelque chose qui est à côté.

Je vais parler de la mémoire comme cela. Je fais partie de ceux qui doutent de l’existence de la mémoire. Parce que, ce qu’on appelle d’habitude mémoire correspond à des phénomènes de statuts totalement différents les uns des autres. Le fait de parler de mémoire focalise l’attention sur certains problèmes et amène à en ignorer d’autres. Je reprends par conséquent le mode de raisonnement avec lequel Olivier Sabouraud et Jean Gagnepain ont essayé d’affronter l’explosion clinique, l’existence de troubles différenciés, et de troubles qui ne sont pas la condition de nécessité ou de possibilité d’autres troubles. [Demande d’explication de la traductrice] C’est l’idée qu’il y a des troubles, en ce sens qu’ils sont différents les uns des autres mais il y a des troubles, au pluriel, en ce sens aussi que l’un n’est pas la condition de l’autre, c’est la séparation. Comme pour le langage. Et il faut faire attention à ne pas confondre le principe avec les occasions qu’il a de se manifester.

Par exemple, on n’a pas compris le principe de l’aphasie si on continue de parler d’aphasie digitale parce qu’on a posé au malade une question sur comment s’appelle ce doigt-là, ou d’aphasie des couleurs, pour la même raison, parce qu’il y a pratiquement autant d’aphasies que d’occasions de parler de quelque chose. La littérature neuropsychologique connaît aussi une apraxie de l’habillage. C’est quand même un des grands exemples de la littérature neuropsychologique. Nous on a ajouté l’apraxie de l’ampoule électrique, l’apraxie du pull-over, du couteau et de la fourchette, du yaourt, etc. C’est ce que je retrouve, entre autres, dans l’inventaire qui a été fait tout à l’heure, que vous avez repris.

Je pense que les psychologues, et surtout les cognitivistes, qui croient à la mémoire, sont en train de faire le travail pour déconsidérer la notion. Ils déconsidèrent la notion en multipliant les mémoires. Cette mémoire devient épisodique, sémantique, etc., ils sont rendus à vingt-deux ou vingt-trois mémoires. Et je crois qu’on doit essayer de retrouver l’identité d’un principe, au-delà de la diversité des manifestations envisageables, ça c’est important. C’est pour cela que prendre la question de la mémoire, sans trop y croire, c’est du coup se préoccuper de phénomènes qui sont solidaires mais qui ne sont pas de l’ordre de la temporalité. Alors, le premier dessin là [« ou » écrit précédemment au tableau] est à l’entrecroisement de différents déterminismes. Je vais essayer de montrer que la notion de mémoire est une notion-écran, comme Freud parlait de souvenir-écran. C’est une notion qui, à la fois, permet et empêche de penser. Exemple : on parle d’aphasie amnésique, enfin certaines personnes parlent comme ça, certains neurologues, alors qu’il est assez facile de montrer qu’elle n’a rien d’amnésique. D’abord parce que les patients ne sont pas amnésiques dans le reste de leur comportement et que si on a la patience d’entrer dans l’originalité de leur trouble, on s’aperçoit qu’ils n’ont strictement jamais rien oublié. Donc parler d’aphasie amnésique c’est dire, solennellement en grec, ce que les familles spontanément disent de l’aphasique : « ben on dirait qu’il a oublié des mots ».

Alors, j’ai été très très content de vous entendre car l’un des exemples que j’avais prévu d’aborder est précisément l’amnésie hystérique. L’idée que je voulais évoquer, c’est que la psychanalyse démontre à quel point justement on n’est pas devant une impossibilité de mémoration ou mémorisation. Ce qui fait problème dans les exemples que vous avez pris, ce n’est pas la mémoire en tant que telle mais plutôt le rapport que l’on peut entretenir avec quelque chose de tolérable ou d’intolérable. Donc, on traite à ce moment-là l’exemple comme un acte manqué, et un acte manqué comme d’autres. Comme un lapsus. C’est une occasion de constater que le refoulement est à l’œuvre. Et je crois qu’on est effectivement vraiment complètement d’accord là-dessus : c’est le travail sur le refoulement, la levée du refoulement, qui permet aux souvenirs de remonter. Donc c’est un problème d’inhibition. À ce moment-là, regardez comment on va sortir de la mémoire qui n’est que l’occasion de constater le refoulement à l’œuvre. Ce que l’on observe, c’est que l’oubli est construit exactement comme n’importe quel autre acte manqué ; et que « Signorelli » [1] est construit comme un mot d’esprit, ou un lapsus, et Freud va démontrer que le rêve est construit sur le même principe, et c’est comme ça qu’il va restituer, à un symptôme énigmatique, son principe d’intelligibilité. Vous voyez qu’on est très très loin des problèmes de mémoire. Finalement, on suppose qu’il y a quelqu’un qui est là et que, pour ce quelqu’un, il y a une profondeur historique, entre autres, il y a une consistance mythologique. Parce que la consistante mythologique, c’est aussi son inscription dans une socialité quelconque. Ce qui fait que si on cesse d’interroger le refoulement, on va s’adresser à un ensemble de manifestations qui sont d’un tout autre ordre. Je voudrais souligner au passage que mes deux prédécesseurs se sont rencontrés à cet endroit-là : sur un certain rapport au passé mais surdéterminé par une appréciation que l’on pourrait appeler axiologique parce qu’on est là dans l’ordre du bien ou du pas bien, dans l’ordre du bien ou du mal, dans l’ordre de l’acceptable ou de l’insupportable. Et en fait, c’est ce travail sur le rapport à l’intolérable qui permet que la commémoration ou la remémoration peut avoir lieu. Donc c’est un travail sur l’angoisse, la hantise, la peur, la honte. C’est un travail de censure. Je pense que, à un certain moment, mes deux prédécesseurs se sont rencontrés sur ce terrain-là. Vous voyez à quel point on est embarqué dans la prise en considération d’une dimension que j’appelle axiologique, dans la foulée de la psychanalyse freudienne, puisque là, il s’agit effectivement de savoir comment on réussit à faire avec quelque chose qui nous ébranle, qui nous affecte, qui nous fait peur, qui nous fait honte et que l’on va effectivement éventuellement préférer oublier. Ce n’est pas délibérément, c’est l’inconscient qui fait, mais je crois que c’est ce rapport-là qui est définitoire à ce moment-là. C’est pour cela que je dis qu’il faut se méfier d’une notion. Elle permet de penser, c’est vrai, mais on peut en être victime.

Dans mes notes, je lis : il n’y a pas que la mémoire qui flanche. D’ailleurs, dans le film [2], on voit bien qu’il n’y a pas que la mémoire qui flanche. On finit par se demander pourquoi on focalise l’attention sur l’oubli. Parce que si c’est un rapport à quelque chose d’insupportable, l’oubli, pourquoi en ignorer la manifestation dans le rapport à la réalité présente ? Parce que dans la réalité présente on va, de la même manière, s’arranger pour ne pas voir, ne pas entendre, de la même manière qu’on s’arrange pour ne plus se souvenir. Alors ça, c’est si on suit le fil de la perspective de la névrose. À ce moment-là, on abandonne la question de la mémorisation pour elle-même, pour ne plus s’interroger que sur le jugement qui est porté sur le fait de se souvenir ou pas. Soit on suit le fil de la problématique de la névrose et à ce moment-là ce n’est pas de la mémoire qu’on parle, ce n’est pas le vrai problème, c’est un problème qui fait écran à l’autre, ou alors on affronte la question de la mémorisation elle-même, et à ce moment-là on n’a plus du tout affaire avec la problématique de la névrose. Le névrosé n’a pas de problème de mémoire. Je pense que si on est strict, il n’en a pas.

Cela permet d’aborder un autre problème qui permet à nouveau de mettre en relation le clinicien et l’historien, parce que vous, vous avez terminé votre intervention en évoquant un champ clinique qui se démarque du champ clinique de la névrose, où justement la question de mémoration ou de la remémoration se pose directement, je suis tout à fait d’accord avec ça. Ça va me permettre de poser à l’historien que j’ai aussi en face de moi une question subsidiaire. J’ai entendu un historien soucieux d’honorer l’exigence à laquelle il devait se soumettre pour faire en sorte que l’histoire qu’il construit soit construite d’une manière qui soit un tant soit peu légitime. C’est tout à l’honneur de l’historien que d’avoir le souci de l’exactitude, de l’objectivité, du recul, etc. Mais je voudrais à ce moment-là rappeler que, quand l’historien arrive, c’est que l’histoire est déjà faite. Parce que ce n’est pas l’historien qui fait l’histoire. Chacun d’entre nous porte en lui le principe de l’histoire, de l’historicité. Nous sommes tous des historiens. Sauf que, il a aussi cliniquement pensé qu’il peut très bien se faire que quelqu’un ne soit pas porteur de la dimension de l’historicité. On connaît des histoires délirantes. C’est une autre forme de délire que d’annuler la dimension même de quelque historicité que ce soit. On en rencontre. Ce que je veux dire, c’est que ça ne va pas de soi qu’il y ait histoire. La clinique nous oblige à affronter des situations où ce n’est pas le cas. Mais à ce moment-là, ce n’est pas de l’historicité seulement qui est en question. Je dirais que c’est de la socialité dans toutes ses dimensions. On est devant des problèmes d’identité extrêmement sévères. Et à ce moment-là, on peut envisager de raisonner de manière redoublée ou dédoublée. Je vais résumer en trois minutes ce qu’on peut apprendre de la neurologie d’un côté et puis ce que l’on peut apprendre de la clinique plutôt psychiatrique, ou en tout cas des psychoses, de l’autre.

Sur soubassement étiologiquement attesté, d’ordre neurologique, on peut assister à des désorganisations complètes de l’organisation spatio-temporelle de quelqu’un. Et j’allais dire situationnelles ou sociales. Des gens qui ne peuvent plus s’inscrire dans le ici et le maintenant d’une situation, d’un être-là, en ce moment, avec ces personnes-là. On les a quelquefois pris pour des psychotiques. Ça nous met dans des situations très étranges parce qu’on ne sait jamais, quand on les rencontre, s’ils sont là. On a l’impression qu’ils ont gardé la règle du jeu du social, mais qu’ils ne se rendent jamais présents dans la situation. Je dirais que c’est une pathologie de la présence. Vous avez le droit de penser à l’égologie de Husserl. À l’inverse, vous avez aussi des cas de figure où ce qui est en jeu, c’est précisément le dépassement de la temporalité ou le dépassement de la spatialité. Exemple : pour qu’il y ait histoire, il faut d’abord, effectivement, que je m’inscrive dans un moment quelconque, dans une situation donnée, avec certains partenaires, et il faut aussi que je sois capable de m’extraire de ce moment-là, pour m’inscrire dans un autre. Et il faut d’une certaine manière que je ne coïncide avec aucun des moments, pour que je puisse raconter l’histoire. Pour l’espace, c’est pareil. Je suis toujours ailleurs que là où je suis. Je porte en moi la possibilité de m’inscrire ici, et en même temps d’être resté ailleurs, et d’être déjà là où je serai tout à l’heure. Il n’y a que comme cela que l’on peut donner une profondeur à l’espace. Comme on peut donner une profondeur à l’histoire. De la même manière, je suis capable d’entrer en relation avec des partenaires, mais j’ai toujours la possibilité de m’évader de cette situation-là pour devenir quelqu’un d’autre encore, en entrant en relation avec d’autres encore. À ce moment-là, on dira que ce qui me caractérise est la capacité que j’ai à être absent. Donc, je vis dans la contradiction de la présence et de l’absence. Et dès qu’il y a, pathologiquement, atteinte de cette possibilité de présence ou d’absence, j’aurais un problème de mémoire. Si cette contradiction entre la présence et l’absence est pathologiquement remise en question, à ce moment-là j’aurais effectivement des symptômes liés à la mémoire. Mais pas que de mémoire : j’aurais des problèmes d’orientation spatiale. C’est inséparable. La psychose est, entre autres, un des endroits où on observe cette désorganisation solidaire, de la temporalité, de la spatialité et puis j’allais dire de la socialité. Ça va ensemble.

Alors si vous me permettez, j’ai quand même à peu près respecté le principe de raisonnement que j’avais annoncé, c’est-à-dire que j’ai essayé de montrer que ce qu’on appelle la mémoire est à cheval entre plusieurs dimensions. Mais que c’est à chaque fois de statuts différents et que, domaines par domaines, on est amené à prendre en considération une solidarité phénoménale qui est à chaque fois différente aussi. J’ai terminé par la présence et l’absence. On va retrouver l’explosion de l’entité corporelle, par exemple, mais en même temps que l’on assiste à l’explosion de l’entité subjective et à l’explosion du temps et de l’espace. C’est ce que l’on appelle le corps morcelé, toute une série de choses qui sont très caractéristiques d’un certain champ clinique. Le corps dissocié... en tout cas c’est quelque chose dont parlait déjà Gisela Pankov. Et moi ce qui m’intéresse, c’est que ça nous emmène dans un horizon de problèmes qui n’est pas du tout le même que la problématique de la névrose, et que ça permet de comprendre pourquoi il y a de l’histoire. Parce que, pour qu’histoire il y ait, il faut bien que je ne sois pas moi [rires]. Je ne suis pas moi de toute façon [rires]. Je peux prendre un ou deux exemples sur l’histoire des mots pour me faire comprendre. Vous savez qu’en France, nous mangeons de la choucroute. [traduction du mot en allemand] Pas « Sauerkraut », ce n’est pas du tout la même chose, la choucroute c’est quelque chose de français. Ça n’a rien avoir. Je vais vous l’écrire parce que c’est rigolo. Un français entend un allemand dire ça : « Sauerkraut ». Grâce au latin, qu’il ne parle pas, il entend « croûte ». Que l’on va retrouver dans « croûte salée ». Donc, le français a déjà compris la moitié. Bon, il a vu ce qu’il y a dans l’assiette, il sait qu’il y a du chou quelque part. Il est à peu près sûr que le « chou », ce qui ressemble le plus au mot français, c’est « Sauer ». Il n’a pas compris qu’en Allemand, « Kraut », c’est le chou mais bon… [rires]. Ça c’est à cause du latin. Alors maintenant, dans les restaurants français, pour donner raison au mot, on met la choucroute dans une miche de pain qu’on fait passer sous le grill pour la faire griller, comme ça, il y a de la croûte. Alors c’est quoi ? C’est un nouveau mot et je dis : c’est la rencontre, qui repose sur l’altérité, qui historicise en fait. C’est la rencontre des gens. Donc, le nouveau mot résulte de la rencontre, donc du malentendu. Vous me direz, c’est une erreur, mais c’est l’erreur que commet le bon peuple qui parle et c’est cela qui fait l’histoire de la langue. Il y en a un autre d’exemple, il est polynésien [écrit au tableau : « bikini »]. C’est le nom d’une île. Nous sommes français, ou européen, et spontanément nous donnons, là encore à cause du latin que nous ne parlons plus, différents sens à un préfixe. Alors, vous avez une gamme de nouveaux mots possibles : « monokini » et, triomphe de la francophonie, le « zérokini » ! Que j’ai trouvé dans certains journaux [traductrice : « peut-être que vous devriez expliquer ce que ça signifie, je ne sais pas si c’est... ? »]. Un « bikini », vous connaissez en allemand, et « monokini », c’est une pièce, et « zérokini » c’est rien du tout [rires]. Bon, c’est un petit exemple de rien du tout mais c’est le fait de dire, grosso modo, que ce qui fait l’histoire est le malentendu des rencontres, la relation imaginaire, et c’est pour ça que l’historien a raison quand il fait remarquer que mémoire et histoire ne font pas bon ménage. Parce que l’historien travaille à démasquer le côté toujours légendaire de la mémoire. Et si les citoyens n’avaient pas d’abord fait des erreurs, l’historien n’aurait rien à raconter. Voilà, je vais m’arrêter là. [applaudissements]


Notes

[1Allusion à « L’oubli des noms propres », chapitre premier de l’ouvrage de Freud : Psychopathologie de la vie quotidienne.

[2Probablement un film sur la mémoire visionné avant les interventions.


Pour citer l'article

Jacques Laisis« L’éclatement de la mémoire », in Tétralogiques, N°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article267