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Jacques Laisis

Quel « Discours de la méthode » pour les sciences humaines ?

Résumé / Abstract

Article paru initialement dans Anthropo-logiques, Quel « discours de la méthode » pour les sciences humaines. Un état des lieux de l’anthropologie clinique, Actes du troisième colloque international d’anthropologie clinique, Louvain-la-Neuve, novembre 1993, vol. 6, 1996, Peeters, Bibliothèque des Cahiers de l’Institut de linguistique de Louvain, pp. 5-13.

Le texte est une transcription de l’intervention orale de Jacques Laisis lors de ce colloque.

Toutes les notes sont de la rédaction.



Je me suis décidé à la chose suivante : appliquer à l’intitulé du colloque, « Quel discours de la méthode pour les sciences humaines ? », le traitement qu’en général la théorie de la médiation fait subir aux questions qu’on lui pose. Vous savez bien que ce qui caractérise l’épistémologie, comme le dit toujours Jean Gagnepain, c’est l’indiscipline, sociologiquement, au troisième plan, cette espèce de refus de l’état du savoir. Vous savez aussi qu’axiologiquement, ce qui la définit, c’est un certain maniement de l’irrespect.

Alors je vais commencer par quelque chose que vous allez sûrement prendre comme une boutade. Ce n’en est pas une, ou alors plus exactement, c’est tout ce que je vais dire qui est une boutade. C’est ma manière à moi de rendre hommage à notre irrévérend-père à tous ici, Jean Gagnepain.

« Quel discours de la méthode pour les sciences humaines ? », Première remarque : en connaissez-vous d’autres ? Plus exactement, connaissez-vous des sciences qui ne soient pas humaines ? Cette première remarque, histoire de pondérer la question telle qu’elle est posée. La question pour moi est de savoir s’il y a vraiment lieu de se poser cette question-là. Les sciences ne sont-elles pas toutes humaines ? Elles participent toutes de ce que l’on pourrait appeler globalement un anthropomorphisme absolument indépassable et qui fait que, comme le dit toujours Jean Gagnepain, avec quelque malice à l’endroit du positivisme qui nous a précédé : de toute façon, on ne sort pas de l’animisme. La question se pose alors de savoir s’il y a vraiment une grande différence entre les sciences humaines et les autres sciences, qui sont également humaines, en ce sens que l’on y retrouvera toujours l’abstraction que le locuteur introduit. Toutes les sciences sont humaines puisqu’on y retrouvera toujours la construction glossologique du phénomène par le concept. En ce sens aussi, et c’est ostensible dans le domaine de la physique, de la chimie, etc., que nous sommes tous ingénieurs et, donc, il n’est pas de physique qui ne soit aussi une anthropotropie. On y retrouvera à l’œuvre également ce qui provient en nous de la personne, à savoir que l’on tend toujours à s’approprier l’être ; et toute science est, de ce point de vue, une anthroponomie. C’est manifeste dans la théorie de l’évolution. Quant à la perspective axiologique de la norme, il est facile de repérer qu’elle est en permanence à l’œuvre dans ce que Bachelard appelait déjà « l’ignorance instruite » et qui participe d’une insatisfaction toujours reconduite, en même temps que le fait qu’elle se heurte en permanence à des obstacles. Cela nous rappelle en permanence que, quoiqu’il en soit, ce n’est qu’une affabulation qui n’est jamais définitivement critiquée. Quitte à citer un prédécesseur, nous suivrons l’invitation de Gaston Bachelard, pour reconnaître à quel point il n’est de science qu’humaine en ce sens qu’on y retrouvera toutes les propriétés caractéristiques de ce que nous appelons l’homme. C’est facile à repérer dans ce que l’on peut qualifier d’erreur. De ce point de vue, il est toujours prodigieusement intéressant de faire l’archéologie du savoir.

Mais ce n’est pas seulement réservé aux erreurs puisque c’est présent encore dans les erreurs rectifiées, qui sont ce que l’on tient pour vérité aujourd’hui. Il s’agit, par conséquent, en reprenant au vol la formule qui veut que l’erreur soit humaine, de rappeler que la vérité aussi est humaine. Il s’agit anthropologiquement de rappeler qu’elle est toujours formalisée par l’un ou l’autre des déterminismes qui font l’objet de l’interrogation de la théorie de la médiation. C’est une invitation à réfléchir, au sens où Husserl l’entendait, c’est-à-dire comme cette opération qui consiste à retourner du résultat à l’instance qui en pose le principe. Cela ne s’opère qu’au prix, certes, de ce que Husserl appelait déjà le renversement phénoménologique, qui oblige à renverser le rapport qu’en règle générale on établit entre les sciences de la nature et les sciences humaines. Ce renversement peut être établi en rappelant qu’une précédence historique ne correspond nullement à une quelconque précédence philosophique ou ontologique.

Pour peu que l’on entreprenne de domicilier anthropologiquement la rationalité [1], alors se pose la question de savoir à quoi tient au juste la différence entre les sciences humaines et les sciences qui ne sont pas humaines parce que dites de la nature. Il n’est pas dit que les sciences humaines aient à mettre en œuvre une autre méthode que celle que mettent en œuvre les sciences de la nature. En tout cas la question demande à être examinée, c’est-à-dire à être déconstruite.

La deuxième remarque que je voudrais faire, c’est que, pour la théorie de la médiation, la question de la science n’est pas plus raisonnable que ne l’était celle du langage. Encore moins quand elle est mise au pluriel, auquel cas on opérerait le passage de la question de la science à la question des sciences à peu près de la même manière que l’on a opéré le passage de la question du langage à celle des langues. De ce point de vue, en passant de la réflexion philosophique à la perspective épistémologique, on a assisté à la même opération qui consistait à historiciser une question dont on maintenait l’identité. Ce que je voudrais faire remarquer, c’est qu’on peut dire de la science la même chose que ce que l’on peut dire ordinairement du langage, à savoir que c’est « un ensemble de phénomènes multiformes, hétéroclites, à cheval sur plusieurs domaines » [2] et que c’est très exactement pour cette raison qu’il est urgent de cesser d’en parler.

C’est une originalité de la théorie de la médiation que d’assumer délibérément ce que d’aucuns déjà auparavant avaient pressenti puisque, après tout, Ferdinand de Saussure avait déjà lui-même compris qu’il était urgent d’arrêter de parler du langage. La question du langage éclate, puisqu’il ne faut décidément plus confondre ce qui en lui tient du message et qui trouve son principe de nécessité dans le signe, ce qui en lui fait qu’il est éventuellement écriture et qui va chercher son principe de rationalité dans l’outil, ou bien ce qui en lui est langue et qui va chercher son principe de rationalité dans la personne, ou encore ce qui le fait discours quand il va chercher son principe de rationalité dans la norme. Si vous acceptez l’idée que le langage éclate, alors il va falloir accepter l’idée qu’il en va de même quant à la science.

C’est une question que la théorie de la médiation devrait ne plus se poser. Quand on parle de la science, du point de vue de la réflexion philosophique à la version récente qui n’est jamais qu’une historicisation de la question philosophique qu’en règle générale on appelle l’épistémologie au sens, par exemple, de Bachelard et des post-bachelardiens. Quand on parle de la science, disais-je, on traite toujours et en même temps du concept, donc du signe ; de l’artefact, donc de l’outil ; de l’étant et donc de la personne. Je n’ai pas trouvé de mots pour le quatrième plan. Il y a objet, artefact, on peut jouer sur le dédoublement de la terminologie entre objet formalisé glossologiquement par le concept et l’étant, c’est la question ontologique de l’être, mais cela est lié à la personne. Au quatrième plan, il va valoir trouver quelque chose pour essayer de retrouver en quoi se construit une discursivité, au sens axiologique du terme.

Cela nous oblige à comprendre à quel point, en même temps, nous avons à affronter des questions qui ont trait à l’opération même du « concevoir » ; qui ne se confond pas avec les opérations qui ont trait à ce que l’on pourrait qualifier d’« expérimenter » au deuxième plan ; comprendre à quel point « concevoir » et « expérimenter », ce n’est pas non plus la même chose que « savoir », qui est une opération éminemment sociale ; et cela ne revient pas non plus au même que l’opération qui consiste à « connaître », au sens où les philosophes nous ont toujours parlé de théories de la connaissance, hantés qu’ils étaient par la question du doute, du scepticisme et de la vérité. Si vous acceptez cette idée, qui n’est jamais que la transposition à la science de ce que l’on dit d’habitude du langage, il vous faudra reconnaître que, quelle que soit la discipline, c’est-à-dire sociologiquement le champ de savoir et de compétence savante, voire d’expertise, on doit pouvoir affirmer que le principe glossologique de causalité, le principe ergologique de sécurité et le principe axiologique de légitimité restent identiques à eux-mêmes. Et cela, quel que soit le domaine où ils s’illustrent. Cela oblige à penser qu’il n’y a strictement, et glossologiquement parlant, aucune différence entre l’hypothèse de l’inconscient telle que la formule Freud, ou l’hypothèse de la langue telle que Saussure peut la faire, et l’hypothèse que pourrait concevoir un physicien ou un chimiste, quand il s’agit de convertir le « donné » en « obtenu » par l’assignation logique du phénomène. C’est une façon comme une autre de dire que du point de vue de la glossologie, et par conséquent, du point de vue du principe de causalité, on n’a pas à s’occuper de la différence entre les sciences dites de la nature et les sciences dites de l’homme, puisque glossologiquement le principe de causalité est identique à lui-même.

Je vous invite à raisonner de la même manière sur le quatrième plan. Cela va me permettre d’attraper au passage le mot « méthode ». Par « méthode », il faut entendre autre chose que cette liste de règles positivées qu’en règle générale le scientisme invoque. Si vous acceptez la définition axiologique du discours, à savoir que la méthode est l’ensemble des conditions restrictives que le discours se donne à lui-même, ou, pour le dire autrement, c’est l’ensemble des opérations restrictives par lesquelles le discours s’habilite, si vous acceptez de renvoyer la question de la méthode à cette restrictivité interne qu’axiologiquement on peut appeler le réglementant du discours, lequel alors ne se définit que de ne s’autoriser ce qu’il se permet de dire que de s’être interdit de dire autre chose, de le dire autrement, enfin bref, de s’être interdit à chaque fois autant de facilité, alors, en même temps que vous aurez la possibilité de lutter contre la raison close du scientisme, vous serez obligés d’admettre que jamais la méthode ne se confond avec tel ou tel contenu qu’elle ne fait qu’investir.

Je raisonnerai sur les questions de méthode à peu près comme Freud le fait quand, à propos du lapsus, du mot d’esprit, ou du rêve, ou autre chose, il nous invite à ne pas confondre le matériel et le processus. Il est vrai que l’on peut énumérer à l’intérieur des procédés méthodiques ce qui relèverait du matériel glossologique, ergologique, ou sociologique. Mais il est vrai aussi que la méthode ne se définit jamais là, puisque ce qui la définit comme telle, c’est d’être la phase restrictive du discours. Ce qui compte, c’est uniquement son rapport à la restriction. De la même manière que le principe glossologique de causalité ne fait pas acception des différents champs disciplinaires de savoir, de la même manière, on peut poser l’hypothèse qu’axiologiquement la méthode non plus ne fait pas acception des différents champs de savoir, par conséquent, des différentes disciplines. En raison de la déconstruction de la question de la science, et par conséquent de la diffraction de la rationalité qu’elle entraîne, il faut réussir à penser que « de la méthode », il n’y en a que d’une seule sorte : axiologique. De la même manière que pour le principe de causalité, on doit réussir à penser l’identité du principe de légitimité.

Ce qui nous renvoie finalement à la seule perspective dite épistémologique, au troisième plan de la théorie de la médiation. Alors que le principe de causalité glossologiquement reste identique à lui-même, ou que le principe de légitimité axiologiquement reste identique à lui-même, on va pouvoir dire qu’épistémologiquement il s’agit d’assumer la spécificité d’un champ particulier dans le savoir. Et c’est là que la question des sciences humaines prend effectivement une certaine consistance, mais elle ne la prend qu’au plan trois. Il va falloir, pour les sciences humaines, affirmer en même temps la rationalité et la réalité d’un phénomène auquel jusqu’à présent on avait refusé aussi bien l’une que l’autre. En plus, il va falloir le faire en évitant de retomber dans le positivisme qui nous a pourtant, pour la première fois dans l’histoire, rendu possible cette question.

On a l’habitude de dire que les sciences humaines commencent avec le refus du réductionnisme. Il s’agit par conséquent de spécifier épistémologiquement un domaine de l’étant en posant que ses propriétés ne sont pas réductibles aux propriétés déjà connues de ce que l’on appelle souvent la réalité, ou la nature, ou la matière. Mais il faut en même temps affirmer sa réalité, c’est-à-dire éviter de renvoyer ce registre-là, comme on l’a fait jusqu’à présent, sur le mode spéculatif, à je ne sais trop quel transcendant dont je vous rappelle que par définition, il se définit d’être exclusif de toute prise scientifique. Il faut donc prononcer la domiciliation anthropologique de la raison dans un double refus ; « transdescendant », comme disait Gusdorf, du naturalisme, mais également dans un refus du transcendant, c’est-à-dire du spéculatif, du philosophisme. D’aucuns nous ont déjà précédé sur ce terrain-là : c’est le problème perpétuel de ce que Freud cherche et qu’il appelle la réalité psychique ; c’était déjà le problème de Marx ; c’était toujours le problème de Durkheim ; et c’était aussi le problème de Saussure quant à la réalité sociale, puisque c’est dans ces termes-là toujours qu’il essaye d’exprimer la réalité du signe : cette opération un peu bizarre qui consiste à accorder réalité à ce à quoi précisément, jusqu’à présent on l’a toujours refusé, c’est-à-dire à l’abstraction, avec, au passage, l’humiliation anthropologique que cela entraîne.

La troisième remarque est la suivante : si vous acceptez le principe définitoire du phénomène humain, à savoir qu’il incorpore (proposition contre le réductionnisme), réellement (proposition contre le spiritualisme) l’abstraction, alors, peu importe que cette abstraction soit logique avec le signe, ou ethnique avec la personne, ou éthique avec la norme ou, technique avec l’outil. Peu importe, puisque c’est une abstraction qui s’incorpore. Si vous ne prononcez pas la réalité de l’abstraction, il n’y a pas de sciences humaines. Mais si vous oubliez qu’il y a abstraction, il n’y a pas de sciences humaines non plus. Et si l’on définit épistémologiquement le phénomène humain comme l’incorporation en permanence de la formalisation qui le rend intelligible, alors vous comprendrez que, par définition, les sciences humaines ont ceci d’original, en tant que sciences, d’être régies par le déterminisme qu’elles ont pour objet. En d’autres mots, ce dont vous essayez de faire la science est aussi ce qui vous permet de la faire. Je reprends cette formule à Husserl qui en réservait l’usage à la seule logique, dont vous savez sans doute qu’elle était exclusive de toute vérification scientifique. Ma citation est une opération de récupération épistémologique, puisque ce que je reprends, je ne le reprends qu’en le travestissant, mais je pense que la formule est parfaitement utilisable pour nous.

Les sciences humaines sont par définition enfermées dans une circularité que les philosophes n’avaient vécue que sur le mode spéculatif. Nous avons à la faire sortir de cette seule dimension spéculative pour la rendre vérifiable, expérimentable. Mais j’insiste sur le fait que ce qui définit les sciences humaines c’est que, parlant de quelque chose, elles sont toujours prises dans le processus dont elles traitent. C’est pour cela qu’on est condamné toujours à n’exprimer le signe que sous sa forme logique. C’est pour cela aussi que, comme l’avait déjà repéré les psychanalystes, la connaissance de l’inconscient n’excepte en rien au déterminisme dont la psychanalyse essaye de faire la théorie. C’est cela qui a fait l’enjeu de la discussion entre Freud et Wittgenstein ; c’est ce qui désespère Wittgenstein et que Freud nous permet de penser. C’est aussi la hantise de quelqu’un comme Bourdieu. Toute la préface d’Homo academicus est consacrée à cette question de savoir comment, faisant de la sociologie, éviter, en sachant quelque chose du social, d’opérer dans le social une opération sociale. Cette espèce de circularité qui va du social au savoir, c’est la question que Bourdieu se pose en permanence. On est, par conséquent, toujours pris dans une circularité. On peut la retrouver à un autre endroit encore. C’est ce qui fait, si j’ose dire, tourner Leroi-Gourhan, en bourrique puisque, tentant désespérément d’expliquer les propriétés mécanologiques de l’outillage par je ne sais quelles propriétés a priori de la matière, il est obligé, en petites notes, de reconnaître que la matière n’a jamais que les propriétés que lui confère une mécanologie. Bref, Leroi-Gourhan est, lui aussi, dans le domaine technique, précieux en ce sens qu’il nous montre qu’il ne peut pas traiter du technique autrement que techniquement.

On a longtemps reproché cette circularité aux sciences humaines, on en a même tiré l’argument que c’est en raison de cela qu’elles ne seraient pas scientifiques. Je propose à l’inverse de faire remarquer que c’est la condition même de leur exercice. Ce n’est pas quelque chose qu’il faudrait éradiquer ; c’est, au contraire, quelque chose qu’il faut revendiquer et assumer jusqu’au bout, c’est-à-dire en permanence interroger la relation circulaire qui lie la question du concept et la glossologie, la question du savoir et la sociologie, la question du discours et l’axiologie, voire celle de l’expérimental, au sens technique du terme, avec l’ergologie. Il faut accepter l’idée de boucler sur elle-même la rationalité humaine, accepter le principe de la réflexivité, de la circularité, en comprenant à quel point c’est la condition de possibilité même, plan par plan, de ce que nous faisons et qui s’appelle « science humaine ».

Et une manière de s’apercevoir de cette circularité, c’est précisément ce repérage de l’anthropomorphisme continuel dont j’ai déjà parlé tout à l’heure. Ce sera ma quatrième remarque. Si, après avoir déconstruit le langage, vous faites de même avec la science, c’est-à-dire si vous acceptez l’éventualité d’une diffraction de la rationalité, et donc que vous acceptez que l’ordre du concevoir n’est pas de l’ordre du savoir, du connaître, ni de l’ordre de l’expérimenté, et si vous acceptez aussi le principe de la formalisation incorporée, c’est-à-dire qu’on ne sort pas de l’analyse, qu’on est toujours dedans, si vous prenez en compte ces deux principes, diffraction de la rationalité et formalisation incorporée, alors, vous avez aussi la possibilité de ne jamais rien perdre, si j’ose dire, des scories du raisonnement, en comprenant à quel point « tout compte ».

Que déconstruit-on quand on est amené à déconstruire ? Toujours déjà une construction qui témoigne, elle aussi, de l’anthropomorphisme de la réflexion. Peu importe qu’il s’agisse de s’apercevoir que le langage est un faux problème, ou que la langue est aussi un faux problème, puisqu’il s’agit à chaque fois, dans un premier temps, de démentir ce que l’on peut désormais tenir pour une illusion. Et le sort d’une illusion démentie, c’est d’être critiquée, voire scientifiquement dépassée. En règle générale, on s’en tient là. Dans les sciences humaines, il reste encore quelque chose à faire chaque fois. Il faut comprendre à quel point l’erreur est rationnelle, et témoigne de la même rationalité que ce que l’on peut appeler la « non-erreur ». Il faut repérer à quel point l’erreur est explicable. Et peu importe que ce soit anthropologiquement, anthropotropiquement, anthroponomiquement ou anthropodicéiquement puisque, de toute façon, l’erreur est toujours rationnelle, et par conséquent, vous n’avez pas besoin d’aller chercher bien loin en permanence les exemples dont vous avez besoin.

Cette procédure permet aussi à la théorie de la médiation de se positionner par rapport à certains autres mouvements du savoir avec lesquels elle entre la plupart du temps en conflit. Vous savez que la dissociation des plans de rationalité nous interdit de pratiquer ce que Roland Barthes appelle « l’aventure sémiologique », à savoir, cette opération curieuse qui consiste, dans l’après-Saussure, à revenir sur la distinction entre la langue et la parole, en jouant de l’ambiguïté des termes dans lesquels elle a été formulée, pour essayer de ramener à la seule formation logique la totalité de ce qui est réel, que ce soit la mode ou autre chose. Vous savez peut-être que Roland Barthes propose froidement de réécrire « sociologie », en « socio-logie ». Il part du principe que la seule chose qui soit vraiment et authentiquement réelle et rationnelle dans le social, par exemple, ne l’est ou ne le devient qu’à partir du moment où c’est désigné par le logos. Ce que nous avons à reprocher à « l’aventure sémiologique » de Roland Barthes, c’est d’être une sorte de retour en force de l’idéalisme. Mais nous ne pouvons pas, en même temps que nous lui faisons ce reproche-là, méconnaître dans cette aventure-là une espèce de glossologie qui devient un peu folle, précisément puisqu’elle tend à englober le tout de l’humain.

De la même manière, nous pouvons nous positionner par rapport au positivisme : la ligne de fracture principale entre la linguistique et la théorie de la médiation se trouve dans la liquidation du positivisme de Ferdinand de Saussure. Il est vrai que l’on peut comprendre que le principe de rationalité du positivisme n’est pas logique, n’est pas scientifique, mais qu’il est politique. C’est très clair chez Auguste Comte, c’est non moins clair chez Durkheim. Cela nous oblige à comprendre que le positivisme, scientifiquement, est une erreur qui échoue avec la linguistique, entre autres, mais aussi à comprendre que le positivisme est une anthroponomie, c’est-à-dire cette opération qui consiste à rapporter la totalité des propriétés de l’humain à sa seule dimension politique. Une sociologie qui devient un peu folle, en quelque sorte.

Concernant le problème de la dissociation entre tous les plans, et particulièrement le plan de la norme, quelle que soit par ailleurs la réticence que nous manifestions par rapport à la philosophie, nous n’aurons pas de mal à retrouver dans l’interrogation philosophique, l’anthropodicée dont parle Gagnepain. Les philosophes ne parlent toujours que d’une seule chose : de la perte de quelque chose et de la promesse des retrouvailles, entre autres sur le terrain de la connaissance. Ils ne vous racontent qu’une seule chose, à savoir que vous êtes obligé de renoncer à vos croyances, vous êtes obligé de vivre cette espèce de deuil de la certitude. Les philosophes se font d’ailleurs un plaisir de vous prouver qu’en pensant ceci ou cela, de toute façon, vous vous trompez. Mais c’est pour vous promettre à terme les retrouvailles avec cette vérité perdue. Il est difficile de ne pas voir dans cette pratique de la philosophie, authentiquement, une anthropodicée. Dans le même temps, il faut faire remarquer que, depuis Platon vraisemblablement, on l’a, hélas, d’entrée de jeu intellectualisée, puisqu’on a confondu la dimension éthique de la perte avec son intellectualisation connaissante. Et, là encore, je me réfère à Husserl, qui laisse entendre dans « Philosophie Première » que cette intellectualisation s’est effectuée dès le passage de Socrate à Platon.

De la même manière, il est difficile de méconnaître dans le cognitivisme, quels que soient par ailleurs nos démêlés avec lui, une sorte de renaissance du physicalisme. Si vous acceptez d’appeler « physique » tout ce qui s’extrapole d’une technologie, quant aux propriétés de l’univers, vous ne pouvez pas manquer de repérer, installé au cœur de la production cognitiviste, le fait qu’on en revient toujours à la cybernétique, à l’informatique, à l’intelligence artificielle, bref, à ces nouvelles machines que sont les ordinateurs. Une fois cela repéré, vous pourrez, en même temps que vous ne souscrivez pas scientifiquement aux propositions, reconnaître dans le cognitivisme, et plus largement dans le physicalisme, authentiquement, l’anthropotropie.

Cela permet de se situer à chaque fois d’une drôle de manière, remarquablement ambiguë, à la fois pour et contre. Puisque, en même temps, on reproche à l’idéalisme d’être ce qu’il est, une réduction de la totalité de la réalité au logos, et on reconnaît qu’il est l’affirmation du logos. Il est difficile pour la glossologie de renier cet héritage-là. De la même manière, il est difficile de méconnaître dans le positivisme – que pourtant nous combattons – qu’il est une mise en œuvre de la personne. Il est, par conséquent, scientifiquement faux, mais, si je puis dire, humainement raisonnable. De la même façon, si vous prenez le « philosophisme » comme une anthropodicée, vous lui redonnez, du même coup, un statut qui vous permet d’aller au-delà du refus de la surdétermination axiologique de la saisie du langage. Vous pouvez également raisonner de cette manière sur le physicalisme. Bref, en jouant, et de la dissociation des plans, c’est-à-dire de la diffraction de la rationalité, et en même temps en jouant de la formalisation incorporée, par conséquent de la circularité anthropologique qui en est, à mon avis, le corollaire, vous êtes amenés, entre autres avec la théorie de la médiation, à tout reprendre en permanence, puisque, en permanence ce que vous faites témoigne de ce que vous cherchez à établir. Cela oblige, certes, en bouclant la rationalité sur elle-même, à mettre fin au surplomb philosophique. Mais il est vrai aussi que c’est la condition même d’existence, et je dis bien épistémologique, des sciences humaines.

Par ailleurs, cette même dissociation des plans et cette même formalisation incorporée vous obligent à vous demander, aux autres plans, c’est-à-dire non pas au troisième plan, là où épistémologiquement se définissent les champs de savoir, mais aux autres plans, s’il y a quelque originalité ou quelque spécificité des sciences humaines. Je vous rappelle ce que je vous disais tout à l’heure : on peut penser la spécificité épistémologique des sciences humaines, mais seulement au troisième plan. Au premier plan, le principe de causalité change-t-il ? Au second plan, le principe de sécurité change-t-il ? Et au quatrième plan, le principe de légitimité change-t-il ? À mon avis, on devrait penser que non.


Notes

[1Selon la formule de Georges Gusdorf.

[2Ferdinand de Saussure, 1972, Cours de Linguistique Générale, Paris, Payot, p. 25.


Pour citer l'article

Jacques Laisis« Quel « Discours de la méthode » pour les sciences humaines ? », in Tétralogiques, N°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article263