Jacques Laisis
Métaphysique et métalinguistique : l’objet
Résumé / Abstract
Article paru initialement dans Tétralogiques n° 6, Le paradoxe glossologique, Presses Universitaires de Rennes, 1991, pp. 11-18.
Nous avons fait le choix de supprimer les variations de graisse de l’édition originale.
La rédaction remercie Jean Agnès pour sa contribution technique à la republication de ce texte.
Mots-clés
déconstruction | explication | glossologie | langage | Saussure | théorie de la médiation |
Dans le savoir (aussi) il y a des crises et, par déplacement, passage d’un dispositif théorique à un autre. Les « faits » ne comptent alors pas tant que la procédure qui les construit et préside à leur émergence historique en conditionnant leur obtention méthodique. À quelque moment historique qu’on le saisisse, le savoir est réponse, solution proposée au prix d’un déplacement à une question posée par la mise en crise du savoir dont historiquement il procède. Le savoir est ainsi épistémologiquement toujours adressé, originé qu’il est par la question qu’il s’impose et où il trouve sa perspective. Toujours traversé par une crise de valeur dont il reconduit sans cesse l’ouverture, le savoir ne réussit jamais à s’académiser et l’apport épistémologique trouve sa raison, non pas positive dans la révélation de ce que serait la « nature des choses », mais négative dans la capitalisation des résistances rencontrées. Il ne faut donc pas figer une démarche dans son contenu, dans la « lettre » provisoirement positivée de ce qui s’espère réponse, il faut au contraire ne la comprendre que dans la forme historique de la mutation dont elle résulte et qui, d’assumer ce qui fait question, détermine son éventuelle portée historique. La théorie de la médiation peut être ainsi amenée à dépasser « la linguistique » dont elle consacre la crise en ne répondant plus aux questions que le linguiste, traditionnellement, se pose quant à « la langue » : dans une rupture qui ne fait face au démenti scientifique et clinique que d’emprunter aux disciplines avec lesquelles pourtant elle polémique – mais auxquelles elle est redevable de sa propre rectification – la théorie de la médiation, d’en déplacer les termes, déconstruit à ce point le « fait linguistique » qu’il n’existe plus.
Cela peut surprendre, mais cela ne peut surprendre que les oublieux de l’un des préceptes majeurs de notre « héritage » disciplinaire, à savoir l’affirmation saussurienne que « la langue n’est pas une nomenclature » et que parler, justement, ne consiste pas à « étiqueter » des « choses » qui, en soi, préexisteraient à notre façon de les « causer ». Il y a, dans le saussurianisme, un refus de tout réalisme de la locution auquel les linguistes sont loin d’être restés fidèles et ce refus est un double refus : pas plus qu’il n’y a de substantialité de la « chose », il n’y a de substantialité du « mot ». Le « signe » étant principalement « valeur » [1], pure différence oppositionnelle, ce que glossologiquement l’on établit comme « sème » ou comme « mot » n’est jamais à la place que le locuteur spontanément – et le grammairien traditionnellement – croient qu’il occupe, l’assimilant à cette séquence sonore qui n’en est que la « marque » alors qu’il ne se définit que dans le rapport « discret » – distinctif ou contrastif – d’une intégration formelle. Corrélativement, il n’est de « chose » que référentiellement « désignée », toujours incidemment à une analyse – qui, certes, reste inconsciente au locuteur « réaliste » – mais où elle ne se définit que de ne pas être telle ou telle « autre » chose, dont elle se distingue même si elle n’est pas sans lui ressembler à certains égards, dont elle se sépare même si elle n’est pas sans lien avec elle.
On ne comprend pas « une chose » isolément, pas plus qu’on ne comprend « un concept » isolé. Ainsi posée, la question conduit à l’absurde : avec un, je n’ai rien, rien que la « matérialité » de ce qui n’est même pas constructible comme la marque d’un rapport où sémiologiquement se dénoteraient du trait et du contraste signifiés. Aussi peu présente à elle-même que « le sème » ou « le mot » peuvent être présents à leur marque, la « chose » est inconnaissable aussi longtemps que j’ignore ce qui l’isole et donc la pose comme telle. L’insondable de la substance ne tient, de ce point de vue, qu’à l’effacement du rapport dont sémiologiquement « la chose » pourtant résulte, de n’être ce qu’elle est que d’être désignée. Sur l’argument saussurien de « la valeur » il nous faut donc, en même temps, cesser de croire au « mot » de la conception spontanée et traditionnelle et cesser de le renvoyer à cette « chose » dont on croit tout aussi spontanément et tout aussi traditionnellement qu’elle préexisterait énigmatiquement à sa désignation. Parler, en effet, c’est au minimum poser du « ceci » en tant que « ce n’est pas cela » et au minimum poser que « ceci peut aller sans cela ». L’ordre du désigné ne saurait ainsi échapper à l’ordre du signifié qui, instantiellement, formalise toute relation taxinomique de non-confusion et toute relation générative de non-inclusion. Aussi bien devons-nous reconnaître dans toute représentation – spontanée aussi bien que scientifique – qu’elle est implicitement contrainte par une signification qui, articulant le sens, du même coup articule le réel désigné, par nous toujours rationnellement conçu.
Il n’est, sur ce point, aucune différence entre la représentation spontanée et la représentation scientifique – toutes deux également rhétoriques – et ce n’est pas la science mais la « grammaticalité » qui, dans le réel désigné, introduit le principe même de la rationalité, à savoir le principe de l’analyse. C’est à expliciter cette analyse qui, sinon, resterait implicite que la science, par contre, s’oppose au réalisme spontané du locuteur : explicitant « la relation du dire au dire », explicitant la relation du « dire ceci » au « ne pas dire cela » comme au « ne pas le dire avec cela », la science exploite la possibilité que nous avons toujours de « redire le dit » dans un auto-commentaire qui n’est jamais autre chose que le retraitement péri-phrastique ou para-phrastique de la tautologie et du pléonasme. Reformulant les conditions différentielles et contrastives de subsomption ou d’intégration du désigné qui font de toute parole tenue une algèbre virtuelle, la science établit ainsi la formule du réel qu’elle ne cause qu’à le parler. Seule cette analyse de l’analyse qui fera le scrupule du logicien permet alors d’opposer métalinguistiquement la représentation scientifique à la métaphysique de toute représentation spontanée qui, parce qu’elle reste inconsciente et insouciante des rapports qui à son insu formalisent ce qu’elle croit seulement constater, n’en ressaisit que le résultat de « chose », qu’elle assigne à une « essence » qui n’est jamais que l’hypostase mythique de cet « au-delà de l’occurrence » qu’avec l’impropriété la signification introduit – polysémiquement et polyrhémiquement – dans la désignation. Spontanément métaphysicien, le locuteur tend au réalisme, qui consiste à confondre le « réel » qu’il conçoit avec une « réalité » qui, pourtant, ne saurait s’y réduire : pour peu que l’on entreprenne de formuler explicitement ces relations de non-confusion et de non-inclusion qui articulent ensemble le dire, le désigné et le réel conçu, pour peu que l’on entreprenne de formuler les règles de discernement et de dénombrement de ces « pour nous choses », alors on se donne la possibilité – dès lors expérimentalement constructible – de rencontrer la résistance de la Réalité à se plier à l’énoncé qui fait la loi hypothétique de la contrainte que le protocole introduit dans l’observation. Cela fait de l’observation le contraire d’une contemplation, de la preuve toujours une épreuve, et de la Réalité non pas une substance mais un pur principe de contradiction dont le vide n’est dès lors rapportable qu’à l’impropriété définitoire de l’abstraction.
Aussi bien le travail intellectuel commence-t-il non pas avec l’analyse – que toute parole spontanément opère – mais avec la sortie métalinguistique du « bavardage » que l’on stigmatise si volontiers chez « l’intellectuel » dans un mépris aussi fréquent que paradoxal des « problèmes de terminologie » : y a-t-il jamais d’autre problème scientifique, pourtant, que ce sempiternel problème que posent les termes de la logie. Encore faut-il alors s’inquiéter de son « dire », s’inquiéter de ce qui « se » dit quand, disant « ceci », on dit que l’on ne dit « pas cela ». Encore faut-il alors établir la formule du concept, laquelle n’explicite les conditions restrictives de sa définition qu’à en articuler les limites, différentielle et contrastive, à celles qui corrélativement définissent tous les concepts d’une représentation du « réel ».
Corollairement, on voudra bien considérer que le concret – que si volontiers l’on nous oppose, pour peu que nous divergions de l’opinion – ne coïncide jamais avec celle « réalité » que l’empiriste – dérangé par la mutation du réel qu’entraîne toute mutation de l’analyse – si volontiers brandit à l’encontre d’une abstraction pour lui nécessairement fallacieuse et par lui si vite assimilée à une « affabulation » de théoricien : comme si la discussion opposait alors, non pas des interlocuteurs à égalité de principe et de devoir, mais des « faits » dont il aurait le « secret » à des « idées » pernicieusement responsables de « l’interprétation » à laquelle il refuse de se rendre. Quitte à rappeler à l’empiriste qu’il n’est pas « acéphale » mais qu’il participe de la même humanité que nous et que, donc, il parle et pense tout autant que nous, nous pourrons toujours lui opposer qu’il n’est de « fait » que construit – par une « idée » – et que le concret n’est jamais qu’une abstraction coutumière qui ne trouve sa petite vertu d’évidence que dans cette accoutumance au savoir consacré qui lui permet de se reposer sur la construction de ses devanciers dont il usurpe les lauriers sans songer à en payer à son tour le prix qui, seul pourtant, pourrait les faire fructifier. A cette intempérance empiriste – dont l’autoritarisme « factuel » n’a d’égal que la violence qu’elle introduit dans la relation interlocutive – nous pourrons ainsi opposer que l’évidence du réel – qui n’est « première » que de se fonder dans un savoir « antérieur » – nécessairement fait obstacle verbal à la représentation scientifique.
Si donc le linguiste est fondé à affirmer que « la langue n’est pas une nomenclature » et pose comme principe qu’aucune « chose » ne préexiste à l’analyse dont implicitement la signification introduit la mesure, alors cette affirmation et ce principe doivent pouvoir être appliqués à la linguistique elle-même, pour autant qu’elle est nécessairement comme science régie par le principe dont elle énonce qu’il est définitoire de son objet : la linguistique ne saurait avoir d’autre objet et d’autre « faits » que ceux dont elle pose elle-même théoriquement l’existence. Autant dire que « le langage », « la langue », « la synchronie » ne doivent être pris que pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des concepts participant d’un savoir lui-même historiquement déterminé et objectivant le réel à la mesure d’un savoir qui peut être devenu caduc : « le langage », « la langue » ou « la synchronie » sont objets parmi les objets et objets au même titre que tous les objets et leur existence d’objet – si coutumière qu’elle soit – doit être rapportée à l’analyse qui en pose le principe, lequel ne saurait « en tout état de cause » être mis au compte d’une partition préalable d’une « Réalité » qui « en soi » s’imposerait à tous. Loin d’être les objets « tout trouvés » d’une discipline qui se contenterait de les décrire après en avoir simplement constaté l’existence, les « faits de langage » ou les « faits de langue » ne sont pas des « données » mais bel et bien les « obtenues » d’une démarche constructive qui doit pouvoir expliciter sa règle, à laquelle elle ne saurait manquer sauf à s’autodétruire.
C’est donc au principe même de l’instauration conceptuelle de ces objets qu’il nous faut remonter, dans la reconnaissance de cette analyse dans laquelle nous sommes circulairement pris quand c’est du « langage » ou de « la langue » que nous entreprenons de parler. N’existant que pour autant qu’on les ait analytiquement posés, ces « objets » procèdent eux-mêmes d’une distinctivité et d’une segmentativité dont la règle doit être explicitée en ce qu’elle peut seule autoriser la spécification d’un ordre de « faits » que l’on définira comme « linguistiques » : là comme ailleurs, les « faits » ne précèdent pas leur obtention et « ne parlent d’eux-mêmes » qu’à qui ne sait pas « s’entendre parler ». D’objets qui ne sauraient être trouvés d’avance, « le langage » et « la langue » peuvent ainsi fort bien devenir d’authentiques « objets perdus » s’il s’avère, d’aventure, qu’en poser l’existence revient à contredire le principe dont on se recommande, ce qui ne peut conduire qu’à la déconstruction critique de la construction « savante » dont ils résultent. Comme on le sait, depuis F. de Saussure la question du « langage » ne se pose plus, déconstruite qu’elle fut par lui faute d’y pouvoir trouver un quelconque principe d’identité et d’unité qui auraient été scientifiquement soutenables. Et il n’y a pas à pleurer sur le sort de ces « Sciences du langage » que seul un Ministère de l’Éducation Nationale peut faire exister encore, mais sur le mode institutionnel d’un « cursus » et d’une « discipline », alors que leur pluriel même en laisse deviner l’inanité scientifique.
Qu’il en aille de même de « la langue » et qu’aujourd’hui, à reprendre l’argumentation de F. de Saussure, on puisse la retourner contre lui en montrant qu’il ne fut pas conséquent avec sa propre découverte, voilà qui ne peut désormais surprendre qu’à-demi, avertis que nous sommes – en principe et à sa suite – de l’éventuelle nécessité de déconstruire, quand bien même cela passerait cette fois par la reconnaissance du présupposé qui formalise à son insu la pratique « linguistique ». S’il est démontrable, comme nous le pensons, que « la langue » – faute qu’on y puisse attester une identité et une unité qui seraient scientifiquement soutenables – n’existe pas, s’il est par contre démontrable que ce faux problème scientifique est rapportable au vrai problème politique d’une corporation qui, succombant au réalisme de son « service » – tel que le sociologue peut le dénoncer – succombe également au réalisme de l’interlocution dénoncé par le psychanalyste, alors il faudra aller au-delà de la surprise et de l’agacement que peut provoquer l’annonce d’une telle inexistence, annonce qui pousse si souvent celui qui ne peut pas s’y faire à poser la fatidique question de savoir « ce qu’on va mettre à la place » où paradoxalement s’avoue un réalisme d’autant moins éradiqué que, frustré de son bien, il se défend en invoquant l’insurpassable d’un « en soi » métaphysique.
Si, dans le « réel », il n’est « d’objet » que construit par un savoir, on en supportera d’autant mieux la déconstruction que, instruit de la « valeur » saussurienne, l’on aura présent à l’esprit que cet « objet » n’est qu’une construction : on ne déconstruit jamais qu’une idée reçue, et si tant est qu’il y ait à faire un deuil autant comprendre que ce n’est pas celui d’une quelconque « réalité » mais seulement celui d’un savoir auquel on ne tient encore que de ne l’avoir pas suffisamment critiqué. Dans le recours à la pluridiscipline, qui si souvent accompagne des situations aussi « critiques », on pourra dès lors déceler une ultime tentative de recomposition nostalgique d’un objet que l’on se refuse à perdre alors même que l’on en avoue l’inexistence scientifique en tentant d’en rendre compte par l’addition épistémologiquement désespérée d’analyses qui sont mutuellement étrangères : d’aucuns sont ainsi conduits à une sociolinguistique bâtarde qui n’a d’intérêt « pragmatique » que de permettre au « linguiste » de croire qu’il sauvera sa question d’une déconstruction radicale.
Abandonnant au sociologue l’analyse de la formalisation sociale de l’interlocution – en tant que la dénomination n’est qu’une manifestation parmi beaucoup d’autres du conflit d’appropriation qui fait la trame de l’usage – la glossologie s’émancipe de l’aliénation épistémologique que fait peser sur la « discipline linguistique » la tutelle de ce service spécialisé qui la voue mais aussi la cantonne à cette description des vernaculaires qui, propédeutique à leur enseignement, traditionnellement fait la raison sociale du « grammairien », laquelle n’est a contrario reconnue qu’à l’occasion de la mise en place institutionnelle de ces « nouveaux services linguistiques » que sont les « langues étrangères appliquées » ou, plus énigmatiquement encore, ce « français langue étrangère ». Rectifiée par cette soustraction sociologique, la glossologie abandonne donc nécessairement et la place académique qui, dans la répartition des « services universitaires » était dévolue à une « linguistique des langues » et la pratique « savante » qui lui était socio-professionnellement corrélative. D’aucuns penseront qu’elle ne peut qu’y perdre, d’y perdre la fausse raison de leur propre service dont le vrai réside dans leur participation déléguée à l’État. Il ne faudrait pas ignorer ce qu’elle peut y gagner : d’être ainsi déplacée, la glossologie change nécessairement notre « manière » d’analyser, ce qui n’est pas sans changer en même temps notre rapport à la « réalité sociale » que décrivait le linguiste. Mais elle peut être aussi continuée, à la condition toutefois d’être reprise à tous ceux qui – neuropsychologues de la cognition ou philosophes de la connaissance, séparément à des linguistes confinés aux parlers vernaculaires – traitent, mais dans une réciproque étrangeté disciplinaire et par fragments discursivement disjoints, d’un registre de phénomènes qui ne deviennent intelligibles que d’être ensemble rapportés à ce qui, grammaticalement et rhétoriquement, fait la trame de toute représentation humaine. Dans cette redistribution des compétences, la glossogogie est amenée – en toute indiscipline – à effacer la frontière fonctionnaire qui, séparant traditionnellement « littéraires », « scientifiques » et « médecins », tout aussi traditionnellement sépare le lieu où l’on énonce le principe des lieux de ses diverses occurrences manifestes et du lieu de sa possible vérification clinique.
Interrogeant désormais seulement – mais par contre dans tous ses domaines de manifestation et jusque dans son effacement pathologique – la formalisation de la représentation par une « grammaticalité » qui catégorise implicitement toute « désignation », la glossologie – prenant en compte des « faits de représentation » jusque-là ignorés par la linguistique – est amenée à rapporter au « message », où elle trouve sa « formule », la « rationalité logique » d’un « réel » par nous toujours « conçu » : c’est parce qu’elle retrouve dans le rapport du phénomène à un au-delà nouménal de lui-même ce rapport polysémique et polyrhémique du désigné à la catégorie par où on le signifie – et qui fait participer l’occurrence manifeste d’une « essentielle substance » ou d’un « atomique élément » – que la glossologie se doit d’expliciter aussi bien le statut anthropo-logique d’un « entendement » articulé en « idées » que le statut tout autant anthropo-logique d’un « réel » articulé en « choses ».
Contre toute hypostase formaliste de l’Idée – qui conduirait à vouloir expliquer « le langage » par « la logique » même dont il nous rend capables, jusqu’à en originer le principe dans un « logos » transcendant, mais aussi contre toute hypostase réaliste de la Chose – qui conduirait à vouloir qu’elle préexiste en soi à l’analyse, jusqu’à en originer le principe dans une « réalité » primordiale, c’est au concept et à son statut grammatico-rhétorique que, glossologiquement, nous rapporterons désormais tant l’existence référentielle de « choses » qui ne sont telles que d’être « désignées » que l’existence incidentale de « catégories logiques » qui ne sont telles que d’être synonymement et autonymiquement « reformulables ». Refusant la substantialisation symétrique d’un univers d’idées et d’un univers de choses, la glossologie anthropologise l’entendement en même temps qu’elle trouve, dans la grammaticalité sous-jacente à toute désignation, le principe de la mesure conceptuelle du réel.
Glossologiquement considéré, le concept s’expose phénoménalement en même temps qu’il s’explique logiquement puisqu’il ne désigne qu’à signifier. Aussi bien, et parce que l’objectivation référentielle s’accompagne du contrepoint de l’idéalisation incidentale qui lui est statutairement corrélative – pourra-t-on dire que l’abstraction est « réelle » en ce sens qu’elle investit un phénoménal qu’elle construit en objets non plus perçus mais conçus, et à ce titre taxinomiquement discriminés et générativement distribués. Et l’on en pourra poursuivre l’examen jusque dans le classement périodique des éléments et la distribution quantique des substances auxquels procède, par exemple, le chimiste, mais au terme d’un travail analytique de dé-composition et de dé-combinaison qui tire son principe d’une taxinomie et d’une générativité dont la projectivité, fondatrice de toute paradigmatique comme de toute syntagmatique, permet de construire ce qui devient la flexion et la rection de tout réel représenté.
Mais l’abstraction est « réelle » aussi – et surtout – en cet autre sens qu’elle participe elle-même, comme principe incorporé, du réel anthropologique dont il nous faut rendre compte : instauratrice d’un réel conçu qui n’est tel que d’être analytiquement désigné, l’abstraction fait elle-même, et circulairement, l’objet d’une « objectivation » en devenant l’objet d’une analyse et d’une expérimentation « glossologiques ». Et c’est à devenir clinique que la glossologie sort d’un cercle réflexif qui sinon resterait purement spéculatif : en nous confrontant à l’aphasie ou à l’agnosie, la glossologie nous livre alors, mais sur un mode cliniquement vérifiable, la possibilité d’accéder – par défaut – au principe lui-même réel de toute représentation du « réel ».
Affirmer l’intégrité et l’intégralité de l’objet d’une telle glossologie, certes déplacée mais aussi reprise et continuée, passe donc, outre la confrontation à la pathologie, par l’examen d’un héritage criticiste dont l’intérêt ne doit d’ailleurs pas masquer la difficulté : pour autant que ce soient les « philosophes » qui aient, à ce jour et pour l’essentiel, posé et assumé la question de la « forme » (« rhétorique », dirions-nous) de la connaissance – et quand bien même ils n’auraient posé cette question que d’une manière axiologiquement surdéterminée par le problème de la « vérité », dans la hantise d’un scepticisme sans cesse résurgent et sans cesse menaçant la valeur « discursive » de la connaissance – le glossologue doit se livrer à l’examen de cet héritage, au demeurant seul susceptible de faire ressortir, par-delà l’apparente continuité de l’emprunt, la rupture qui spécifie sa perspective comme n’étant pas « philosophique ». Aussi bien, à reprendre les propositions de nos « prédécesseurs en analyse » – E. Cassirer ou E. Husserl, par exemple – nous faudra-t-il maintenir la préoccupation d’une divergence qui ne construit la convergence de sa réappropriation que relativement à une redistribution dont les conditions restrictives doivent être explicitées : inhérente au criticisme, la perspective axiologique surdétermine le rapport de la « philosophie » à un « langage » et à une « représentation » dont les propriétés ne sont dès lors reconnues qu’à l’occasion et en fonction de la quête d’une validation de la connaissance qui est caractéristique de l’initiative critique où s’origine toute « théorie de la connaissance ». Il nous faudra donc d’abord lever l’hypothèque qu’une telle préoccupation « critique » fait peser sur la « simple » représentation pour en faire, déconstructivement, l’objet d’une anthropodicée qui, s’instruisant de la psychanalyse, ne pourra reprendre la question de la valeur conditionnelle et de la légitimité critiquée du « discours » qu’à interroger au passage le privilège du logocentrisme si volontiers pratiqué par le philosophe. Ce faisant, nous convertirons nos réserves à reprendre tel quel cet héritage en autant d’occasions de spécifier davantage encore l’objet d’une « glossologie » qui est toujours à venir.
Notes
[1] Quitte à ne garder, de Ferdinand de Saussure, qu’un seul argument, mieux vaut préciser dès maintenant que c’est celui de « la valeur » puisque c’est avec cet argument que l’on peut paradoxalement anéantir le positivisme qui reste inhérent aux deux dichotomies où se construit l’objet « linguistique ».
Jacques Laisis« Métaphysique et métalinguistique : l’objet », in Tétralogiques, N°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis.