Jacques Laisis
À propos de l’Homme aux loups. Suivi d’une discussion avec Regnier Pirard
Résumé / Abstract
Séminaire de mai 1989
Regnier Pirard, psychanalyste et philosophe, alors Professeur à l’UCL (Université Catholique de Louvain), avait été invité en mai 1989, à l’Université de Haute-Bretagne (Université Rennes 2 aujourd’hui), à prononcer une conférence sur L’homme aux loups de S. Freud. Il est intervenu ensuite plusieurs fois dans le séminaire du LIRL (Laboratoire Interdisciplinaire de Recherches sur le Langage) que Jacques Laisis proposait cette année-là. Nous ne connaissons pas le jour de cette séance.
Mots-clés
axiologie | Freud | Lacan | psychanalyse | sociologie |
[…] On ne sort pas de la fable [...] J’aurai un propos aussi circulaire que possible. Circularité cette fois-ci axiologique, mais à l’image de deux autres circularités.
La question initiale est la suivante : cette praxis humaine qu’on appelle la pratique scientifique est simultanément une anthropologie, une anthroponomie, une anthropodicée.
Le scénario qui installe la circularité glossologique est le suivant : ce qu’on appelle la science d’habitude, une fois déconstruite, relève de tous les plans à la fois. D’une certaine manière, elle est message ; en tant que message, elle ressortit à l’une de ce que l’on appelle les sciences, qui s’appelle [pour la Théorie de la médiation] la « glossologie ». Parmi tous les objets de science possibles, il y a cet objet un peu particulier que nous appelons glossologiquement le signe et dont nous faisons la condition de possibilité de la connaissance. Autrement dit, la glossologie est une théorie de la théorie. Le signe est le principe, que nous posons comme explicatif, de toute forme de connaissance. Mais le signe est lui-même un concept, c’est-à-dire qu’il est lui-même régi par le principe qu’il énonce. C’est la circularité glossologique, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun dehors glossologique qui permettrait de fonder le glossologique. Il en va de cet objet que l’on appelle le signe comme il en va de tout objet. Il n’est posé comme objet que parce qu’il est concept, c’est-à-dire objectivation, caractérisation taxinomique et générative. Sur le terrain de Saussure, quand il a cherché un principe d’identité et un principe d’unité à son objet qu’il a appelé la langue, il n’a jamais réussi à l’objectiver, c’est-à-dire à en attester ni l’unité, ni l’identité.
Le signe est un concept, c’est-à-dire qu’il est lui-même régi par le principe qu’il énonce. C’est la circularité. Le signe est l’objet de ce discours particulier qui consiste à essayer de statuer sur l’objectivité. Il s’agit d’examiner les conditions du fait d’être objet : c’est le signe. Mais le signe n’est pas un extérieur à l’anthropologie : il est dans l’anthropologie. C’est un logos sur le logos. On est dans un cercle. C’est corrélatif du principe d’immanence, de la formalisation incorporée. Il n’y a pas de lieu non glossologique, d’où on viendrait apprécier le glossologique. La glossologie, c’est le verbe qui s’auto-apprécie, sans aucun jugement de valeur, sans la question de vérité. La glossologie est cette partie de l’anthropologie qui est essaie de dire que l’anthropologie, c’est une anthropologie.
Ce qu’on appelle science, d’habitude, participe d’une anthroponomie. Doublement, parce qu’on peut suivre les effets en langue, du côté du vernaculaire, aussi bien que du côté de la doxa, et d’une doxa socio-professionnellement répartie en disciplines. Quoique le vernaculaire aussi puisse donner lieu à répartition disciplinaire, à répartition socioprofessionnelle, dont la discipline n’est jamais, à ce moment-là, qu’une des manifestations. C’est comme cela qu’on a pu réinterpréter le fait que la langue, en même temps qu’elle n’a aucun statut scientifique, a en fait un statut anthroponomique. La question de la langue est scientifiquement non recevable, mais le lieu d’existence de la langue est anthroponomique. Il y a, à ce moment-là, moyen de raisonner sur la langue, comme Jean-Claude Quentel raisonne sur la débilité, c’est-à-dire : scientifiquement ça ne veut rien dire, cliniquement « c’est le bordel ». Mais c’est l’ombre projetée d’un service social. La langue n’est pas un objet, c’est un service.
Vernaculaire et doxa relèvent d’une sociologie. Mais la sociologie participe elle-même de ce dont elle traite, puisque la sociologie est un état historique du savoir pris dans la problématique du conservatisme et de l’épistémologie. Il y a aussi un cercle, puisque faire la sociologie de la personne, c’est en même temps faire une socionomie, puisque c’est prendre parti dans le savoir, prendre cette partie-là du savoir et pas une autre. Il y a un cercle : quand on fait une théorie de la personne, nous sommes forcément intéressés à la chose. Normalement, réfléchir à la personne doit changer quelque chose dans notre manière de vivre, et dans notre façon de vivre le savoir. Il y a des gens qui connaissent la théorie de la médiation, les quatre plans, mais qui ne bougent pas dans leur position dans le savoir. Il y a des gens qui réussissent à rester linguistes, sur le mode de la glossologie, et qui ne changent pas d’idée quant à la langue. La personne est le principe de toute socialité, et ce principe de socialité est formulé lui-même par cette branche-là du savoir, historique, et en tant que telle, participe de l’anthroponomie dont elle traite. Aucun en-dehors à la personne, aucune exterritorialité à aller chercher, pas de transcendant universel, éternel. Quoi qu’on fasse, il y a appropriation, corrélativement désappropriation, à moins qu’il y ait délire. Et si tant est qu’à chaque moment, nous soyons tentés d’en appeler, malgré tout, quand même, à un en-dehors de la personne, une des définitions possibles de la réalité au troisième plan est que c’est ce qu’on cherche toujours à prendre à témoin qui s’avère être toujours absent. Je fais de l’absence de la réalité le corrélatif de la définition de la personne. Si la réalité est absente, c’est parce que la personne fondamentalement est absence. De la même manière qu’au premier plan, la réalité n’est qu’un principe de contradiction, puisqu’elle n’est que corrélative de l’impropriété du signe.
Cette année, on s’est occupé d’anthropodicée, de la question de la valeur de notre dire, de la question de la vérité. Là, ce qu’on appelle la science, d’habitude, participe de cette anthropodicée, c’est-à-dire qu’elle n’est qu’un lieu parmi d’autres, où se joue l’anthropodicée, au même titre que les autres. Ne pas succomber au positivisme commence par récuser l’idée que la science serait le juge-arbitre des valeurs. La science, cette espèce de discours qu’on espère vrai, n’est qu’une valeur parmi d’autres, et à ce titre participe d’une anthropodicée beaucoup plus large qu’elle. On retrouve une thèse de Lacan qui refuse de confondre science et vérité [1]. La vérité n’est pas nécessairement objectale, elle peut investir la totalité des dimensions du dire. La vérité est un problème de valorisation, voire de légitimation. On peut retrouver ce procès de valorisation et de légitimation à l’œuvre ailleurs que dans le logos. Le logos, ou la connaissance, n’est qu’un lieu parmi d’autres où de la valeur et de la légitimité peuvent s’investir.
La terminologie allemande nous permet dès le départ de trancher la question. En allemand, « perception » ou « représentation », ça peut se dire Vorstellung ; le corrélatif de « chose » serait Gegenstand. Mais ça se dit aussi, chez Freud, Wahrnehmen (die Wahrnehmung : la perception). Soit on renvoie au processus de représentation, soit on renvoie au processus de représentation vraie. Toutes les théories sensualistes, après Kant, ont essayé d’aller trouver dans une Vorstellung les conditions d’existence d’une Wahrnehmung. Freud dit qu’il ne faut pas prendre l’un pour l’autre.
Si dans la traduction du texte de Freud, on dit « perception », « représentation », il faut faire attention quand il s’agit de formuler ce en quoi nous avons un rapport affectif à notre environnement, et s’il s’agit de dire que le monde n’est pas seulement perçu en tant qu’il est représenté, gnosiquement, mais qu’il s’agit de formuler ce en quoi il n’est représenté qu’à la condition de rentrer dans une problématique affective. Le monde à ce moment-là est de l’affect qui rentre dans une problématique initiale de plaisir-déplaisir, mais qui donne lieu après à la mise en place d’un principe de censure et de ce que Freud appelle le principe de réalité. Quand Freud parle de ce rapport-là au monde, il dit Wahrnehmung. Si on est strict glossologiquement, il faut liquider notre héritage criticiste qui n’a jamais parlé de la Vorstellung ou de la représentation qu’en l’articulant a une Wahrnehmung. Aucun philosophe ne fait une théorie de la représentation (au sens du premier plan), mais tous les philosophes ont fait une théorie de la représentation au sens où ils cherchaient les conditions d’une représentation vraie. Le vrai étant ici une valeur parmi d’autres. Il y a le vrai du locuteur, il y a le vrai de l’agriculteur.
Dans cette anthropodicée, dans le domaine où nous intervenons, que je prends à ce moment-là comme un exemple, parmi d’autres, il s’agit de voir que toute connaissance est une affabulation critiquée. Toute vérité scientifique est une erreur en sursis, dit Bachelard. Précisément parce qu’on n’en a jamais fini avec la critique de notre connaissance ou de notre savoir, nous savons que la part d’affabulation résiduelle reste toujours devant nous. Il n’y a de vrai qu’en rapport à une erreur. N’en déplaise à tous les dogmatismes, il n’y a pas de garant extérieur. N’en déplaise à la déprime sceptique, ce n’est pas parce qu’on a perdu le garant extérieur qui, de toute façon n’existe pas, que toute vérité est désormais inaccessible. Si tant est qu’un propos détienne de la vérité, il la détient de lui-même. La vérité n’est qu’un certain état critiqué de l’affabulation. La vérité n’est que le moment de critique auquel on en est arrivé quant à notre affabulation du monde.
Nietzsche dit que le fait de percevoir est un acte moral, en entendant moral à la façon de Nietzsche, c’est-à-dire que ça vous engage affectivement. La question qui vous est posée comme homme libre, ou comme surhomme, est de savoir si vous êtes capable de vous élever au-dessus de vos propres passions. Cette problématique-là fait le fond de ce qui dérange toujours les successeurs de Bachelard, qui l’ont tous tirée vers l’histoire. Et ce rapport particulier de Bachelard à la psychanalyse, c’est cette opération qu’il appelle la psychanalyse de la connaissance. Que la connaissance scientifique soit une affabulation et persiste à être une affabulation au-delà de toute critique, c’est ce que Bachelard a repéré, et c’est en cela qu’il demandait une psychanalyse de la connaissance. Chez Bachelard, la définition de l’obstacle épistémologique ne se fait pas sur un argument historique. Ce qui fait obstacle est l’attachement : cette espèce d’adhésion dans laquelle vous êtes par rapport à un savoir. Ce qui fait obstacle n’est pas la connaissance qui fait obstacle à la connaissance, c’est un certain attachement que vous avez à la connaissance que vous possédez déjà, et qui vous aliène. Corrélativement, la psychanalyse de la connaissance de Bachelard signifie une émancipation intellectuelle. Ça vaut ce que ça vaut, mais ça ne vaut que ce que ça vaut. La définition de Bachelard du dogmatisme, c’est une mort intellectuelle, un assoupissement qui consiste à s’enfermer dans le crédit qu’on a donné à tel ou tel concept, savoir, rituel méthodologique. On est au bord d’une réinterprétation psychanalytique de la pratique scientifique et du rapport qu’on a au savoir vrai.
On passe de la psychanalyse de la connaissance à ce qui la rend possible, c’est-à-dire la psychanalyse, tout court, pour laquelle la connaissance n’est qu’un lieu parmi d’autres où cette problématique-là se manifeste. La science dont je parle ici, c’est la prétention à détenir le vrai.
Le rapport que Freud a à l’épistémologie est le rapport à la fable. Si vous prenez la pensée freudienne, la connaissance est un endroit, entre autres, où se joue la problématique axiologique. C’est un des aspects de l’anthropodicée. Faire de la science, en tant qu’elle est prétention au vrai, un des lieux où se joue l’anthropodicée, c’est une thèse freudienne. Il oppose la philosophie, qui carbure au principe de plaisir, et la science qui carbure au principe de réalité, c’est-à-dire qui n’a pas le même rapport à la Wahrnehmung que la philosophie. Ceci étant, à chaque moment, ce qu’on prend pour la science peut s’avérer, à ce moment-là, relever d’une philosophie. Comme tout état du discours scientifique est toujours susceptible d’être à nouveau mis en échec, critiquer aboutit à « l’ignorance instruite » (Bachelard). C’est la formule de la vertu intellectuelle.
La critique, voire la confrontation expérimentale, reconduisent toujours au fait que le discours que l’on tient est une affabulation. C’est un fait de discours, c’est-à-dire que c’est là que se joue notre rapport pulsionnel au réel, aussi bien quant à ce dont nous parlons que quant à la façon que nous avons d’en parler.
Cette idée que la praxis scientifique, pour autant qu’elle est prétention à vérité, relève d’une anthropodicée plus large, est une idée freudienne et une des idées de fond de Husserl. Quand ce dernier décide de procéder à l’épochè, c’est-à-dire de suspendre la valeur attribuée à la science pour replonger la praxis scientifique dans la praxis humaine globale, qu’il appelle le monde de la vie, il essaie de remonter au principe source de toute valorisation. Et là, pour Husserl, comme pour Freud, la science n’est qu’un endroit parmi d’autres où ça se joue. Même si Husserl attend toujours de la science qu’elle nous dise le vrai sur le vrai. Il attend toujours de la science qu’elle lui donne la réponse, même si c’est une science remodelée. Mais cette idée, que ce qu’on appelle d’habitude la science relève d’une anthropodicée, se joue dans une dimension contradictoire d’affabulation et de critique chez Bachelard. Cela ouvre sur une psychanalyse de la connaissance et sur la thématique de l’obstacle épistémologique. Prenez Le rationalisme appliqué, La formation de l’esprit scientifique : le vocabulaire dans lequel Bachelard formule l’obstacle et la solution de l’obstacle sont toujours axiologiques. Il s’agit de valeur, d’aliénation par la valeur, d’adhésion, d’absence de critique.
Le concept d’obstacle épistémologique chez Bachelard est un concept axiologique. C’est axiologiquement que dans l’histoire de la connaissance, jusque-là y compris, de la clôture s’installe. Si l’histoire s’arrête, si on bloque, c’est axiologiquement. De la psychanalyse de la connaissance, on va à ce qui la rend possible, c’est-à-dire la psychanalyse, c’est-à-dire à l’axiologie. C’est du point de vue du propos axiologique que la praxis scientifique, au sens usuel du terme, relève d’une anthropodicée. L’axiologie devient une théorie de l’affabulation. Et elle est elle-même une fable. On est dans la circularité de la norme, à savoir que la psychanalyse, c’est-à-dire ce discours sur l’affabulation et sur la critique, est elle-même gouvernée par le principe qu’elle énonce : elle est elle-même une fable. C’est-à-dire qu’elle est elle-même l’état de la théorie psychanalytique. L’état de la connaissance de l’inconscient relève lui-même du processus dont il cherche à rendre compte. Par conséquent, on est en droit d’aller chercher dans le propos freudien la dimension fabulaire dont il essaie par ailleurs de faire la théorie. Il y a un cercle.
De ce point de vue, l’homme aux loups est intéressant [2]. Freud, dans le conflit des interprétations, les conflits de tendance à l’intérieur de l’école psychanalytique, dans ses règlements de compte avec Jung et Adler, en appelle au témoignage de l’homme aux loups, lequel est chargé de démontrer que c’est lui qui a raison. En cure, à un moment, il a proposé à l’homme aux loups une interprétation à la Jung ou à la Adler, et il raconte que l’homme aux loups a montré que ça n’allait pas. Autrement dit, il y a un jeu en cascade, en poupées gigognes, à savoir que la vérité de la théorie freudienne est fonction de la vérité de l’homme aux loups, et la vérité de l’homme aux loups est fonction de la vérité de ses propres souvenirs. En bout de course, dans L’Homme aux loups, ce à quoi on arrive, ce n’est pas à une scène primitive, mais à une affabulation primitive. Il y a un tourbillon d’affabulations. Mais toujours on est installé dans cette dimension-là d’une affabulation, pour autant qu’elle soit critiquée.
C’est cette espèce de circularité totale dans laquelle on ne saurait introduire quoi que ce soit d’extérieur. Rien n’y est, sinon à titre ambivalent d’être simultanément une affabulation critiquée. Freud nous aide, puisqu’il nous reconduit jusqu’à l’originaire de la fabulation, à savoir que même là, il n’y a pas d’élément extérieur, il n’y a qu’une construction, une affabulation. Il faut liquider tout événement « réel » au sens où il aurait été extérieur. Il n’y a pas d’évènement extérieur préalable : la scène primitive est la première occasion du refoulement, elle est construite par le refoulement. [Freud nous aide à savoir] Que concentriquement, à tourner en rond à l’intérieur de la circularité axiologique, on n’en arrive à rien, sinon à l’affabulation, c’est la répétition des trois autres riens.
Glossologiquement, on aboutit à l’impropriété ou à l’abstraction, sociologiquement à l’absence, axiologiquement à cette façon d’être rien qu’est l’affabulation. Il y a une sorte de mouvement concentrique qui se répète. Ricœur l’a repéré dans son bouquin sur la métaphore [3] : il dit qu’il n’y a aucun lieu non métaphorique d’où on pourrait juger de la métaphoricité. Cela, on peut le reprendre trois fois, puisque Ricœur ne dissocie pas.
Toute connaissance est une affabulation, plus ou moins critiquée. Participe à la dimension critique sa confrontation à un principe de réalité, mais en tant qu’affabulation, elle est un lieu parmi d’autres où se manifeste la problématique axiologique. L’axiologie, c’est une des formes que prend l’anthropodicée, pour autant que parler n’est jamais neutre. Il n’y a aucun en dehors.
Je vais prendre des passages de Freud qui montrent cette espèce de rapport particulier entre la théorie analytique et l’affabulation théorique. Il s’agit de présenter le conflit épistémologique, en tant qu’il conduit à la rupture, c’est-à-dire au fait qu’on refuse de parler avec ces gens-là ; de présenter le fait que l’autre n’est plus seulement autre, il est vu comme l’autre dont je ne veux plus, l’étranger, celui à qui je refuse désormais de m’adresser. C’est comme cela que Freud présente ces quelques discussions à la clé de la bonne première partie de L’homme aux loups : l’ours polaire et la baleine. Ce n’est pas simplement un problème de divergence sociologique ; l’autre est exclu, il devient étranger, c’est-à-dire l’autre en tant que la différence est jugée, celui avec qui je refuse de parler. Il y a des gens avec qui ce n’est même pas la peine de discuter. Freud dit qu’il ne discutera pas avec ceux qui ne reconnaissent pas les présuppositions de la psychanalyse, et avec ceux qui prétendent que les résultats de la psychanalyse sont des artefacts. Artefact, ici, veut dire un fait monté de toutes pièces, et en ce sens pas vrai. C’est une question qui revient plusieurs fois : de deux choses l’une, là où va l’homme aux loups en cure, c’est un artefact. C’est un artefact parce que ça relève de la manipulation par le thérapeute, auquel cas ça frôle le délire. Ou alors, ce n’est pas un artefact. Soit tout est vrai, soit tout est faux. Soit on prend tout, soit on ne prend rien. Freud dit qu’il y a déjà ceux qui ne reconnaissent pas les axiomes de la psychanalyse et qui contestent ses résultats. Il y a aussi une autre façon de s’opposer à la psychanalyse : c’est cette attitude qui consiste à ne pas tout prendre. C’est aussi la curieuse propension de certains, dans la théorie de la médiation, à laisser tomber ce qui ne les arrange pas. On assiste alors à une forme de compromis, entre une certaine façon [de penser], qui est antérieure à la théorie de la médiation, et une autre qui se poursuit sous la théorie de la médiation, en en empruntant le vocabulaire, et qui ne paye pas le prix de toutes ses décisions épistémologiques. Certains continuent de faire de la linguistique, même s’ils le font à la manière glossologique, c’est-à-dire que rien n’a changé quant à leur rapport à la langue et à la question de la valeur. De son côté, Freud dit qu’il y a les nouveaux opposants : ce ne sont pas les gens qui globalement récusent la psychanalyse, ce sont ceux qui n’en contestent ni la technique, ni les résultats, mais qui s’estiment autorisés à tirer du même matériel d’autres conséquences pour les soumettre à d’autres conceptions.
Ceux qui ne reconnaissent rien des présuppositions de la psychanalyse ne réapparaîtront plus du tout dans le propos de Freud. Il va parler de ses ennemis proches, c’est-à-dire des gens qui ne prennent qu’à moitié, qui ne vont pas jusqu’au bout, qui ne tirent pas toutes les conséquences, ni celles que Freud tire. Il y a une controverse théorique. De cette controverse, Freud dit qu’elle est le plus souvent stérile, sauf que c’est ce qui fait avancer. Aussi bien en cure que dans l’exposé du cas, la controverse n’a pas été stérile puisque que c’est ce qui a fait marcher Freud. Il prend son patient comme juge-arbitre dans la controverse. L’enjeu quant à la part de vérité respective des différentes positions dans le savoir, psychanalytique (enjeu entre Freud, Jung, Adler), va se répéter sur la vérité de ce qui se joue entre Freud et l’homme aux loups. La vérité de la position freudienne est fonction de la vérité de la cure, la vérité de la cure est fonction de la vérité de ce à quoi, en fin de compte, l’homme aux loups en vient en fin de parcours, quand l’analyse se boucle, quand il arrive à Groucha. L’homme aux loups est chargé d’une certaine mission. C’est pour cela que Freud expose et publie le cas. L’homme aux loups n’apparaît dans la controverse théorique pas seulement à titre de publication écrite après coup dans la discussion avec les autres ; on peut être certain que l’homme au loup a été lui-même impliqué dans la controverse. Il a été chargé de démontrer que Freud avait raison, et on lui a même demandé son avis.
Scène de Groucha. Tout le matériel est, circulairement, interprété. Le travail est fini. « C’est quelque chose qu’il remémore sans supposition, ni intervention de ma part », dit Freud. Freud et le patient ont l’impression que la scène de Groucha est une scène maîtrisée, que la tache de la cure a été remplie. Le critère, entre autres, c’est que dès lors qu’il n’y avait plus de résistance, on avait plus qu’à recomposer cette espèce de grand roman policier. Rendu au bout, tout se recompose, sans réticence : il n’y a plus de lacunes, de trous.
Freud ajoute (page 398) qu’il essaie d’imposer au patient une conception psychanalytique telle qu’elle est pratiquée par Jung et Adler, conception plus facilement admissible par un certain type de gens, qui font l’économie de la névrose infantile. Adler et Jung pensent que la névrose n’est qu’adulte, et que tout ce qui est mis en scène, qui relève de l’enfance, la castration, etc., est de la rétroprojection imaginaire. Freud prétend, lui, que la névrose s’installe en enfance. Dans le débat, on est du côté de Freud : la dimension névrotique s’installe avec l’émergence à la norme. La psychanalyse vue par Jung et Adler sauve l’innocence de l’enfant. L’homme aux loups est convoqué, dans la discussion entre Freud et Jung et Adler, c’est-à-dire que, en fin de course, Freud a sorti à l’homme aux loups une interprétation à la Jung ou à la Adler. À ce moment-là, il ne s’agit plus de ce rapport un peu critique qui se joue dans la cure. Il ne s’agit pas pour Freud de se poser la question de savoir si le souvenir dont fait état le patient est acceptable comme tel ou si c’est un souvenir-écran qui demande à être légèrement critiqué pour qu’il puisse faire apparaître quelque chose. Ce n’est pas de cette critique-là qu’il s’agit. C’est par intérêt théorique critique. Ce qu’il s’agit de critiquer ici, ce n’est pas un souvenir de l’homme aux loups en tant qu’il serait un souvenir écran. Il s’agit de critiquer les théories de Jung et Adler. Freud s’évertue à essayer de leur donner raison, pour pouvoir dire après que ça ne marche pas.
En fin de cure, Freud propose au patient une conception de son histoire qui est une autre conception que celle qui s’est jouée en cure. Il y a un degré de ressemblance, dans l’état de la doxa psychanalytique à l’époque, entre les conceptions de Jung, Adler, et le vraisemblable, l’usage. Or, le patient répond par le mépris à la conception proposée, et n’y réagit plus jamais. C’est une construction sur laquelle aucune construction du malade ne peut se brancher. Or, pendant tout le texte, Freud a pris comme critère de vérité, de l’interprétation, le fait qu’elle engendrait des constructions chez malade. Freud proposait une construction, c’est-à-dire une affabulation, mais féconde puisqu’elle engendrait transférentiellement des affabulations du patient. Là, c’est une affabulation non féconde puisqu’elle n’aide en rien le malade à confabuler.
Le cas de L’homme aux loups n’est publié que dans la perspective de la controverse. Je pense que la cure aussi a eu lieu dans la perspective de la controverse. Freud a essayé du Adler et du Jung sur l’homme aux loups pour pouvoir démontrer que cela ne marchait pas. Finalement, tout se joue à un ou deux détails près. Freud fait remarquer que, à la limite, que l’on pense comme Jung, comme Adler ou comme lui, pour ce qui est du maniement du matériel symbolique, ça ne change rien. Pour ce qui est d’un certain registre d’interprétation, ça ne change rien à la conduite de la cure. Simplement ça change tout quant à jusqu’où on va. Freud passe son temps, dans la discussion du cas, à essayer de réinterpréter le problème de l’homme aux loups du point de vue d’Adler. Parce que ce qui est en jeu est le statut de la scène primitive. Plusieurs fois dans le texte, Freud dit qu’à la limite, à part la scène primitive, pour le reste on serait d’accord, sans incidence pour la conduite de la cure.
Page 404 (dans l’ancienne traduction), Freud joue à faire du Adler ou du Jung. Et il est vrai qu’on arrive à un certain état de plausibilité, c’est relativement cohérent. On peut donc poser qu’il n’y a pas de scène primitive, que c’est une reconstruction a posteriori, c’est le fait de l’adulte qui se redonne une enfance. On peut raisonner comme ça ; mais vous avez vu la réaction de l’homme aux loups lui-même. Et ceci serait très joli, mais le problème est que l’homme aux loups a fait, à quatre ans, un rêve et que c’est par ce rêve que débute sa névrose. Par conséquent, c’est sur la réalité historique du rêve de l’homme aux loups, en tant qu’il est un épisode datable de manière précise dans l’enfance, que Freud va se fonder. Les théories de Jung et Adler, Freud prétend qu’elles nous apporteraient un allégement, quelque chose de moins lourd à supporter, c’est-à-dire cette idée que les enfants seraient ainsi. Mais un détail empêche de pouvoir suivre Jung et Adler : c’est sur la date du rêve, l’entrée en névrose. Ce sont sur ces faits minimes, mais intangibles, qu’échouent les théories d’Adler et de Jung. Le détail est la date du rêve, et cette date-là se laisse fixer avec précision. C’est parce que la scène primitive est datable dans l’histoire de l’enfant, que Freud a raison. C’est l’homme aux loups qui donne raison à la position freudienne. Du coup, les positions d’Adler et Jung sont renvoyées à des affabulations. Pour Freud, c’est parce qu’on n’éprouve pas assez loin toutes les questions corrélatives à la névrose infantile, que l’on trouve plus tolérable d’imaginer que… ; de fabuler. Les positions de Jung et Adler sont renvoyées à des affabulations, c’est-à-dire à des théories dans lesquelles on fait l’économie de quelque chose de choquant. Freud prétend que l’homme aux loups interdit l’économie. La question est : quelle est la limite de ce que peut faire un enfant et par rapport à quoi va-t-on en juger ? L’enfant est-il capable d’opération névrotique ? Sur un argument de ce genre, les théories d’Adler et Jung sont renvoyées à de l’affabulation défensive. Ce sont des gens qui ne supportent pas quelque chose, qui ne veulent pas aller jusqu’au bout de l’analyse.
C’est l’homme aux loups qui donne raison à Freud. La vérité de la théorie de Freud se fonde sur le fait qu’un souvenir est datable. C’est là où il y a un embrayage possible, parce que si c’est le souvenir de l’homme aux loups qui revient en fin de cure, si c’est cela qui rend crédible la thèse freudienne, il vaudrait mieux que le souvenir, lui, soit crédible. Or, une des thèses centrales de la psychanalyse, c’est que précisément, par définition, le souvenir n’est pas crédible. Allez donc savoir si le souvenir, même datable, n’est pas un souvenir-écran ! Là, il se joue deux choses en parallèle. Il y a toute une série de remarques de Freud qui vont dans le sens suivant : il y a un rapport entre la théorie psychanalytique et la vérité du patient ; entre ce que la théorie analytique tient pour vrai et ce qui sera la vérité du patient. Freud passe son temps à accréditer ou pas ce qui se présente sous le mode du souvenir, qui fait le matériel d’une interprétation toujours possible. Le souvenir est lui-même une affabulation éventuelle, et une affabulation contrainte, c’est-à-dire elle-même défensive avec la problématique du souvenir-écran, du souvenir à la place d’un souvenir. Et Freud a beau dire qu’il a laissé le patient faire comme il voulait, en début de cure sûrement pas, il y est allé très déductivement. Il a forcé les résistances de l’homme aux loups en pratiquant déductivement le savoir de la psychanalyse, et c’est grâce à la théorie analytique qu’il a pu dénoncer certains souvenirs en faisant remarquer qu’ils étaient des souvenirs-écrans. Autrement dit, c’est grâce à la théorie qu’il a critiqué certains souvenirs. Il y a des moments où Freud change d’attitude en disant qu’il laisse le patient faire comme il veut : c’est en fin de parcours. Ce qui fait qu’il a une position ambiguë. Déjà que la controverse entre Adler, Jung et Freud se joue sur un détail, ce détail lui-même est-il fiable ? Sachant que fonder la vérité d’une théorie sur un souvenir, alors que toute la théorie est une théorie de l’éventuelle non-vérité du souvenir, c’est circulaire. La quasi-totalité des souvenirs de l’homme aux loups sont dénoncés comme étant des souvenirs-écrans. Il n’y a qu’en bout de course qu’il n’y a plus d’écran.
Il y a par conséquent un rapport particulier entre la vérité de la théorie analytique et la vérité du patient homme aux loups, et ce rapport-là passe par la question du rapport entre le souvenir et la vérité. Le souvenir peut aussi bien être écran que vrai. C’est valable pour tout ce que le patient est susceptible de ramener grâce à l’aide critique de Freud, accessoirement une aide critique qui n’est efficace que parce que le patient a investi sur la personne de Freud, transfert oblige. Le transfert, c’est ce en quoi le thérapeute joue quelque chose dans ce rapport-là à l’affabulation ; le thérapeute est lui-même affabulé, et c’est l’affabulation transférentielle sur le thérapeute qui permet de revenir sur d’autres affabulations. On n’en sort pas. Au bout d’un moment, on finit par se demander : à quel critère peut-on reconnaître qu’un souvenir est vrai, et n’est plus une affabulation ?
Pendant toute la phase « régressive » qui consiste à revenir à l’affabulation primordiale, Freud, dans la discussion critique des souvenirs, fait usage d’à peu près n’importe quoi. De temps en temps il fonctionne déductivement, c’est-à-dire qu’il part du principe que, vu ce que l’on sait déjà de l’interprétation des rêves, vu ce que dit déjà la théorie analytique, vu l’expérience qu’on a déjà, logiquement, ça, ce n’est pas possible. Proposition d’interprétation sur laquelle le patient répond favorablement, c’est-à-dire que ça enclenche des affabulations. Freud propose une construction, et cette construction est féconde pour le malade. C’est un des critères sur lequel Freud se fonde pour dire que Adler et Jung, ce n’est pas valable. La preuve est que le malade, avec cela, ne fait rien. Ce n’est pas vrai, au sens où ça ne permet aucune affabulation féconde. Mais Freud ne se sert pas uniquement de la théorie analytique déjà constituée, il ne fonctionne pas seulement déductivement, il fait l’usage, quasiment sociologiquement, du vraisemblable. Il y a des pages étonnantes où il dit : qu’il y ait le bébé dans le berceau, et les parents qui font l’amour à côté, ça peut arriver. Une page et demi pour discuter de la vérité en termes de vraisemblable, c’est-à-dire de partageable avec les uns et les autres, de socialisé. À répétition, Freud tire argument du vraisemblable : est-ce que c’est socialement admissible, vraisemblable ? Auquel cas ça peut éventuellement être vrai. Et il y a l’autre moment où il fait appel à un savoir carrément extérieur. Il obtient un certain nombre de renseignements par relations extérieures. Par exemple, l’épisode de la séduction par la petite sœur est confirmé par le fait qu’un autre mec s’est retrouvé dans une drôle de position, parce que la même petite sœur avait tripoté le zizi du copain et pas simplement de son frère. Et il fait appel à la tradition familiale pour autant que quelque chose lui ait été transmis directement. Il fait usage d’un certain savoir qui aurait un éventuel rapport avec la vérité du patient, mais un savoir qui est transmis par d’autres. C’est un autre registre du vraisemblable. Mais il fait quand même remarquer qu’il faut faire attention à ce genre de choses, qu’il ne faut pas se rendre trop dépendant de renseignements extérieurs (page 331, ancienne traduction). Ce que les proches racontent n’est pas la vérité, c’est de l’affabulation de quelqu’un d’autre. Il n’y a pas à combler de l’extérieur des lacunes, il n’y a pas à faire état d’un matériel qui viendrait de l’extérieur, parce que ce qui vient de l’extérieur n’est pas le vrai, c’est l’affabulation d’un autre. Il n’y a pas à aller chercher le vrai ailleurs que dans l’affabulation elle-même. Pourquoi aller chercher un réel objectif qui, de surcroît, ne représente jamais que l’affabulation d’autrui ? Mais un certain nombre de fois, le recours à un matériel extérieur lui sert à confirmer certaines hypothèses qu’il fait. On ne peut pas dire que Freud, au moment où il traite de l’homme aux loups, ait renoncé à l’utilisation de tout matériel extrinsèque.
Il y a toute une série de procédures pour interroger la vérité du souvenir. Qu’est-ce qu’un souvenir vrai ? Il y a deux définitions : un souvenir vrai est ce qui entre en corrélation, ce sont des corrélations saturées, c’est-à-dire que tous les fragments du souvenir sont reliables à plein de trucs. Bref, il y a tout le réseau associatif. Le souvenir vrai est un matériel dont on se souvient et dont tous les fragments peuvent être mis en corrélation avec, sans lacune. C’est comme cela qu’il vient à bout du rêve de l’homme aux loups. Quand c’est corrélativement saturé, on peut dire que c’est fini.
Il y a une autre définition du souvenir vrai, parce qu’un des critères auxquels Freud reconnaît qu’un souvenir est un souvenir écran, c’est qu’on va avoir droit à plusieurs versions, variantes, dans aucune ne sera la version définitive. Il y a toute une série de variantes, dont on subodore tout de suite que ce sont les variantes d’une version pas encore sortie. Autrement dit, ça devient vrai quand il n’y a plus de variantes, quand le souvenir devient lui-même, et s’accompagne du sentiment de la vérité. C’est quand il n’y a plus de variantes, que toutes les corrélations sont saturées, qu’il y a un sentiment de réalité. Là, on est devant la chose elle-même, devant le souvenir lui-même, l’épisode lui-même. Et ça c’est vrai. Vous avez le droit de vous demander ce qu’est le sentiment de réalité. C’est un Wahrnehmen. Là, on a l’impression que l’évènement devient lui-même, c’est-à-dire qu’il n’entre plus dans une cascade de réinterprétations toujours possibles et, du coup, à la limite il n’y a plus rien à en dire, accompagné d’un coefficient de conviction. Le souvenir devient vrai (ce n’est pas un souvenir-écran) pour deux raisons : il n’y a plus de variantes et les corrélations sont saturées, tous les détails retombent les uns sur les autres par rapport à tout le matériel, et cela s’accompagne d’un sentiment de réalité. Autrement dit, la vérité de la théorie freudienne se fonde sur le sentiment de réalité qu’a éprouvé l’homme aux loups. Le sentiment de réalité est un certain état affectif.
Quand il s’agit, dans une tout autre problématique, de fonder la vérité (pas comme Freud) logiquement, on va en revenir à l’évidence ; ce qui définit l’évidence est aussi un sentiment d’évidence ; c’est un certain rapport à la catégorie. La vérité, c’est au bout du logos, mais c’est un Gefühl, c’est aussi quelque chose d’affectif. L’évidence du logicien est la valorisation de la tautologie. Là, chez Freud, c’est la valorisation d’une observation ou d’un évènement. Valorisables sans refoulement, ils se suffisent à eux-mêmes. Ce n’est pas, à ce moment-là, que la réalité ou l’évènement sont tautologiques à eux-mêmes, ils se suffisent à eux-mêmes ; ils ne rentreraient plus dans une cavalcade d’affabulations. Le vrai devient le non-affabulé : ce à quoi ne s’oppose aucune censure, si on fait de la censure la raison de l’affabulation. C’est en revenir à un état non censuré.
Le statut particulier du réel, du souvenir, en fin de cure, est qu’il est saturé, complet et accompagné d’un sentiment de réalité, c’est-à-dire que l’affabulation est déréalisante. Le souvenir vrai est précis, circonstancié. Cela ressemble à ce que dit Clément Rosset, quand il parle de « l’idiotie du réel », c’est-à-dire que ce qui est réel, c’est tout seul, isolé, c’est ce qui ne rentre sous le coup d’aucune intégration ; il n’y a pas de double du réel, il n’y a pas à chercher derrière la chose, la chose est là, point. Du coup, il n’y a rien à en dire non plus [4]. Cette espèce de présence à soi du souvenir vrai m’a fait penser à Rosset qui dit que ça ne renvoie à rien, à l’inverse du souvenir-écran qui, lui, parce qu’il est une affabulation, renvoie à quelque chose. Le souvenir vrai ne renvoie à rien qu’à lui-même. C’est parallèle à l’évidence première des logiciens qui ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même, dont toutes les autres sont dérivées.
La vérité de ce souvenir, pour l’homme aux loups, est la vérité de l’introduction par lui de la dimension de la castration. Le souvenir vrai est l’émergence à la castration (frustration). Ce à quoi renvoie l’homme aux loups, c’est à l’auto-castration. C’est ça la vérité. Donc ça ne renvoie à rien, rien au sens où le vrai serait le vrai de quelque chose. Cela renvoie à la possibilité de la vérité. Renvoyer à l’auto-castration, à l’émergence de la norme, c’est renvoyer à la possibilité de la vérité, puisque c’est renvoyer à la possibilité corrélative de l’affabulation [5].
Regnier Pirard – La lettre du texte, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ce que Freud veut dire, c’est qu’il ne faut pas comprendre le processus psychologique du refoulement sur le modèle d’un processus judicatif. Le refoulement ne consiste pas à dire : je choisis ceci, je rejette cela. Il faut concevoir que ce jugement est inconscient, et donc supporte la contradiction logique. C’est en cela que consiste le refoulement. Freud ne dit pas autre chose que : il y a refoulement chez l’homme aux loups.
Ceci dit, on ne peut pas tout à fait évacuer une potentialité psychotique chez l’homme aux loups. Comment la manière dont Freud conduit la cure fait déboucher l’homme aux loups sur un épisode psychotique ? Si je dis : faisons l’hypothèse d’un homme en loup psychotique, c’est parce que je voudrais interroger la question de la construction, non pas seulement en termes d’affabulation mais davantage en termes de conviction. Est-ce que le problème de l’analyse de l’homme aux loups ne tourne pas finalement autour de la conviction ? Tu l’as évoqué lorsque tu as parlé de la suggestion, des artefacts ou présupposés. Tu as parlé également de ce qui fait obstacle épistémologique. Je me demande si on peut confiner la problématique de l’obstacle épistémologique en axiologie. N’y a-t-il pas quelque chose du plan III [6] ?
Lorsque Freud a publié L’Homme aux loups, celui-ci voulait la publication intégrale de son cas. Freud n’a voulu rapporter qu’un morceau du cas relatif à la névrose infantile. Je me demande si le problème de l’homme aux loups, ce n’est pas que l’affabulation soit arrêtée, bloquée, dans un blocage transférentiel. C’est-à-dire que ce que l’homme aux loups ne pouvait peut-être plus faire, c’était s’absenter de la construction proposée par Freud, et qu’il la recevait comme la formule de son existence, de son destin, à laquelle il ne pouvait plus que coller ou décoller de manière délirante. L’affabulation est piégée dans un transfert tellement intense qu’il constitue une annulation radicale. Freud est le maître de son destin, c’est lui qui écrit l’histoire de l’homme au loup, plutôt que de lui proposer quelque chose de vraisemblable, de contestable, de partageable. L’histoire que Freud construit à un moment donné n’est plus partageable. C’est à prendre ou à laisser.
Les têtes de pipe de Freud, ce sont Jung ou Adler qui préconisent quelque chose comme des affabulations défensives. Il est possible que dans la perspective de Jung et Adler, on n’aurait pas tiré grand-chose du cas de l’homme aux loups, mais il est possible aussi qu’on ne l’aurait pas poussé dans la psychose. En deçà, je pense à Otto Rank et Le traumatisme de la naissance [7], qui cherche du côté d’un réalisme mythique ; qui pousse la stratégie constructive de Freud à un point extrême, puisque Rank pensait que toute névrose s’originait dans un trauma primordial, le trauma de la naissance. Il réinterprète toute la théorie analytique en amont de ce que fait Freud.
Quand Freud parle de névrose infantile ou de sexualité infantile, c’est autour du complexe de castration qu’il articule sa théorie analytique ; Rank la réinterprète, c’est-à-dire qu’il interprète l’œdipe, la castration, comme des répétitions du traumatisme de la naissance, alors que Jung et Adler réinterprètent la théorie analytique en aval, puisque la névrose est une affaire d’adolescence ou d’adulte qui fabule, reconstruit, dérive sur un épisode beaucoup plus tardif, rétro-projeté. Freud est en équilibre entre un réalisme mythique, un trauma originaire, ou une conception fabulatoire de la cure.
L’homme aux loups est convoqué en guise de témoin d’une théorie, rôle dont il ne se départira jamais tout au long de son existence. L’homme aux loups est le patient de la psychanalyse qui est le garant le plus absolu de la vérité analytique ; il a été placé dans une position psychotisante, c’est ce que j’appelle un blocage du transfert, une affabulation coincée. On peut relire le cas de l’homme au loup dans cette perspective.
Tu évoquais la question de la Wirklichkeit et tu signalais la double façon dont on pouvait essayer de vérifier un souvenir vrai, soit par sa ressemblance, sa cohérence, et Freud travaille dans cette voie, soit par le recours à un savoir extérieur. C’est la position dans laquelle les hystériques nous mettent, qui nous demandent de différentes manières de recourir à un savoir extérieur : « téléphonez à mon médecin, rencontrez mon mari », comme si elles espéraient par là se délivrer d’avoir à endosser leur propre affabulation, mais au prix de quelle aliénation, de quelle dépendance ? Une analyse ne peut se conclure que par une incertitude consentie. Et c’est précisément ce qui ne se passe pas dans l’analyse du cas de l’homme aux loups. Freud et l’homme aux loups sont obnubilés par le problème de la certitude. Il faut tomber sur la certitude. Ce qui fait que, lorsque tu parles du sentiment de réalité, comme d’une Wahrnehmung sans refoulement, je crois que c’est une lecture légitime, mais que précisément c’est cela qui pousse l’homme aux loups dans la psychose. Je pense que le seul sentiment de réalité qui soit recevable dans une cure analytique, pour qu’elle trouve une issue acceptable, c’est une Wahrnehmung non pas sans refoulement, mais dont on peut s’absenter, que l’on peut contester, négocier. Si bien qu’une cure analytique ne se termine pas dans une plus grande certitude anecdotique ou historique. Le gain de la cure est de pouvoir vivre avec une incertitude qui concerne sa propre histoire. Parce que si nous concevons le sentiment de réalité comme cette perception dont on ne se serait pas absenté, c’est la définition du délire. Tu parlais d’un certain état affectif de la perception, ce certain état est la conviction délirante, et la conviction délirante, c’est être pris dans le savoir de l’autre, par conséquent, être dépossédé de toute hypothèse que l’on peut faire sur son existence et sur la contingence de sa propre existence.
Tu évoquais Rosset et l’idiotie du réel. Il faut convoquer aussi la conception du réel chez Lacan, quand il dit : ce qui est aboli du symbolique fait retour dans le réel, et c’est cela qui est définitoire de la psychose. Je crois que c’est cette perception, cette conviction délirante dont il n’y a pas d’absence possible. C’est l’effondrement du monde schreberien [8], dont l’absence du grand Autre fait que le monde se rabat dans une espèce de placage imaginaire. Schreber est dans une relation duelle avec son dieu.
Tu parlais de l’émergence à la castration dans l’épisode Groucha. C’est moi qui ai pointé ça, pas Freud. Je pense que là, Freud rate quelque chose dans l’analyse de l’homme aux loups. Ce rêve que l’homme aux loups fait à propos de la Wespe [9], il en donne la clé : c’est moi. Freud ne relève pas cela, il interprète le rêve comme une configuration de sa théorie de la castration, comme si l’homme aux loups voulait se venger sur Groucha, de la castration que celle-ci lui inflige. Freud reste prisonnier d’une conception imaginaire de la castration ; on est dans la castration imaginaire, au sens de Lacan, et non pas du tout dans la castration symbolique.
En terminant, tu évoquais la page 255, etc. des Écrits, que tu as lu dans la perspective d’une démonstration axiologique. Je crois qu’on pourrait la lire dans la perspective du plan III. Je pense que la vérité chez Lacan, c’est la vérité du témoignage, la parole donnée, échangée.
Jacques Laisis – Comment transmettre la force de conviction, c’est une question, mais que j’ai laissée tomber, parce que je n’ai voulu parler qu’au plan IV [10]. Il y a une autre question qui revient dans le texte : Freud ne sait pas encore très bien, à ce moment-là de ce qu’il a élaboré de la psychanalyse, comment faire le départ, dans la relation transférentielle. Il faut bien qu’il sollicite quelque chose, et en même temps, il passe son temps à se déprendre de l’avoir trop sollicité. Il y a tout un jeu sur les constructions qu’il propose, et l’écho qu’elles reçoivent comme garantie de ses constructions, il en fait même un des critères de la validité de sa conception, contre Jung et Adler. À la limite, il demande à l’homme aux loups de se prononcer dans sa controverse.
Je ne disconviens pas de cette autre façon de lire, dans L’Homme aux loups, la procédure de l’entretien. Il y a des formules où Freud se défend tellement d’être intervenu (« j’ai laissé faire »), que ça pose le registre que tu as abordé. Une chose est le registre lui-même de l’affabulation. Une autre chose est la dimension de l’entretien, c’est-à-dire du partage, de la réappropriation que quelqu’un peut faire, y compris de l’affabulation d’un autre. Mais à partir du moment où l’affabulation n’est plus présentée comme du moi opposé à toi, chacun son histoire, à partir du moment où cette affabulation est posée comme réelle, ça peut disjoncter. C’est l’absence, la distance, qui saute. Aujourd’hui, mon propos était d’installer la circularité axiologique de la fabulation.
Regnier Pirard – Le problème de la cure, c’est que les névrosés font tout pour échapper à cette relativité généralisée de l’affabulation. Dans cette tentative d’y échapper, il y a des risques de psychotisation, d’aliénation.
Jacques Laisis – Le recours à un extérieur de la fabulation suppose un extérieur qu’on tiendrait pour réel et au nom duquel on se mettrait à juger de l’affabulation de quelqu’un, une sorte de thermomètre de la réalité au nom duquel, paraît-il, on pourrait juger du degré d’affabulation du propos. Ce qu’on fait fonctionner comme réel, au nom de quoi on va juger de l’affabulation de l’homme aux loups, ce n’est pas le réel, c’est l’affabulation de quelqu’un d’autre. La question qui se pose à ce moment-là, c’est : quel est le propriétaire de l’affabulation ? Là, je vais dans ton sens.
Regnier Pirard – Ce n’est pas contradictoire avec ce que tu as dit, c’est complémentaire.
Jacques Laisis – Le coût de l’incertitude consentie, la formule me plaît. Il s’agit de ne plus être obnubilé par une certitude. C’est être obnubilé par une certitude dont l’autre serait le dépositaire. C’est les deux. Que ça débouche sur une incertitude, ça ne peut pas déboucher sur autre chose. Si on retraduit la scène primitive par affabulation primitive, on reste sur un rien.
Regnier Pirard – Quand les névrosés viennent en analyse, c’est précisément cela qu’ils ne peuvent pas supporter. Ils viennent avec le fantasme qu’on détient la vérité de leur histoire, et qu’on va leur dire.
Jacques Laisis – C’est une dimension qu’on retrouve dans les rituels initiatiques. Il s’agit d’être initié au rien. Reconnaître la fabulation pour elle-même, ne pas aller chercher au-delà de… La vérité s’auto-mesure, elle n’a pas de principe de mesure extérieur. Rien au-delà. Que ça reconduise à une incertitude, oui. Non seulement il y a incertitude, mais de surcroît il faut qu’elle soit consentie. Ça fait deux fois négatif. Il faut supporter de l’incertitude, et en plus il faut supporter qu’elle ne soit pas dans les mains de l’autre.
Regnier Pirard – On ne peut pas boucler une incertitude de type axiologique par une aliénation de type sociologique, sinon on conduit la cure dans une aliénation, dans la suggestion.
Jacques Laisis – La vérité, ce n’est jamais quelque chose. Et dans sa communication, négociation, transmission, on va être confronté à la dimension de l’absence. Par définition, l’exercice même de la cure suppose qu’on joue sur les deux registres en même temps. Je ferai une critique : tu dis que dans la manière qu’a eue Freud de conduire la cure, on peut avoir l’impression qu’il poussait l’homme aux loups dans la psychose. Comment peut-on pousser quelqu’un dans la psychose ?
Regnier Pirard – On ne peut pas nier que les cures s’engagent sous les apparences de la névrose et qu’on assiste à des bouffées délirantes. La question est de savoir si ces bouffées délirantes sont des épiphénomènes, ou des artefacts de la névrose, ou si c’est quelque chose qui est de l’ordre de la psychose. Qu’est-ce qui nous permet de trancher ? De Waelhens dit que le psychotique l’est depuis toujours, mais qu’il vit dans un langage appris qui, à un moment donné, à la suite d’un évènement déclenchant quelconque, casse. Est-ce qu’il faut postuler une telle structure sous-jacente, implicite, qui ne demande qu’à éclore, ou bien est-ce que certaines opérations effectuées sur l’affabulation, sur le plan axiologique, ne trouvent pas des compensations, des ripostes en mobilisant quelque chose qui est de l’ordre du plan III ?
La théorie de la médiation dirait qu’il n’y a pas de psychose avant l’accès à la personne. Lacan dirait que la psychose est là dans l’enfance. Lorsque nous disons qu’un enfant est psychotique, c’est parce qu’il subit la pathologie de l’adulte. Il est enfant jusque-là. En acceptant de travailler avec les hypothèses de la théorie de la médiation, est-ce que, quand on a affaire à un épisode psychotique, mettons à vingt-cinq ou trente ans, est-ce que c’est quelque chose qui se déglingue dans la structure à ce moment-là, ou est-ce que c’est quelque chose qui se manifeste mais qui était sous-jacent depuis l’adolescence ?
On peut faire l’hypothèse de bouffées délirantes chez des névrosés, sans être psychotiques. Mais alors il faut faire une description différentielle à laquelle on n’est pas préparé. Des épisodes psychotiques de type hystérique, peut-être faut-il les comprendre comme une sorte de débordement, de retour du refoulé qui déborde et non pas sur le modèle schizophrénique, par exemple. Est-ce que, parce qu’on se trouve devant un phénomène hallucinatoire, on a affaire à une psychose ? Ce n’est pas sûr. D’ailleurs, il y a toute une controverse autour du concept de psychose hystérique.
Jacques Laisis – Il faut faire plusieurs remarques dans la suite de la discussion de la semaine dernière, quand on discutait de la névrose infantile, et qu’on essayait de faire le départ entre une problématique plan III d’incorporation, de souvenir, à ne pas confondre avec l’introduction du refoulement. Ce qui permettait de comprendre qu’il y ait émergence de la norme, par conséquent du refoulement et de l’affabulation, indépendamment du fait que là où l’enfant se définit, ce n’est pas dans le registre de la névrose.
Une des conclusions est que la dissociation des plans III et IV fait qu’on est d’accord avec Freud, plutôt qu’avec Jung et Adler. À un moment, Freud fait la différence entre la scène en tant qu’elle participe du souvenir et la scène en tant qu’elle est problématique de l’affect. Le statut du souvenir et cet autre statut de la scène en tant qu’elle n’a rien perdu de sa fraîcheur, qu’il y a toute une mobilisation de l’affect, ça ne revient pas au même. D’une certaine manière, il y a souvenir, le souvenir renvoie à l’incorporation, ça n’a rien à voir avec le rendement affectif du souvenir et de la scène. À ce moment-là, Freud parle de réactivation.
Regnier Pirard – Freud insiste sur l’intemporalité de l’inconscient. On pourrait la comprendre comme l’absence d’histoire, l’impossibilité de mettre en histoire. Ce qui expliquerait que la scène primitive ou le rêve, de ce point de vue-là, c’est pareil. Ce qui change, mais qui n’est pas pour autant de l’histoire, c’est que le problème auquel l’homme aux loups est confronté dans la scène primitive ne se donne pas exactement dans les mêmes termes à l’époque du rêve. À l’époque du rêve, il est dans la structure œdipienne, il est confronté à des capacités perceptives, des capacités de se rapporter à la différence des sexes, au statut des parents, qui n’est pas le même. Mais pour autant, ce n’est pas un gain d’histoire même, c’est-à-dire qu’à la fois le problème se repose dans des termes strictement identiques et cependant différents, et cette différence n’est pas une différence d’historicisation. C’est l’hypothèse que je fais pour essayer de comprendre, dans la perspective de la théorie de la médiation, ce que Freud dit de l’après coup, pour rendre compte à la fois de la permanence de l’inconscient et [ligne illisible] n’est pas la scène primitive. Il est une fabulation de la scène primitive, une façon de dire autrement la scène primitive sans pour autant la capitaliser. Il faut rendre compte que c’est la même chose et que ce n’est pas la même chose. Il faut rendre compte que c’est la même chose sinon l’hypothèse du Zeitlosigkeit de l’inconscient, on ne peut pas la tenir.
Jacques Laisis – Il y a une autre façon de l’entendre. Ça se manifeste nécessairement dans l’histoire, et y compris, par conséquent, dans ce moment de l’histoire de quelqu’un où ce quelqu’un n’est pas encore quelqu’un, mais ça prendra une tournure « historique ». Mais ça peut être temporel au sens où le principe n’est pas historique. Ou la dimension de l’abstinence est un épiphénomène de l’histoire, ou le principe même du refoulement n’est pas de cet ordre-là. L’inconscient peut être compris comme atemporel, comme on dit du signe qu’il est atemporel, même s’il n’est de parole énoncée par quelqu’un que dans le cadre de l’histoire. Mais ce qui fait qu’il y a signe et ce qui fait qu’il y a histoire, ça ne revient pas au même.
Regnier Pirard – Mais ce dont il faut rendre compte aussi, c’est que l’enfant n’est pas identique à lui-même dans son enfance. Avant d’être personne, il y a quelque chose qui se passe, qui n’est pas de l’histoire, qui est quand même de la transformation.
Jacques Laisis – Par hypothèse, il y a imprégnation au troisième plan et émergence au trois autres. L’enfant change nécessairement tout en restant statutairement enfant.
Regnier Pirard – Oui, mais ce changement, je pense qu’il ne provient pas uniquement des trois autres plans. Je fais l’hypothèse qu’il y a un changement sur le troisième plan, qui n’est pas pour autant une histoire. Freud parle de stades, c’est ça qu’il vise. Il y a une manière d’être au monde qui est orale, anale, phallique, qui n’est pas pour autant capitalisable historiquement. Ce qui fait que le rêve répète un affect, mais cet affect, il le met en scène de façon différente.
Jacques Laisis – Autre remarque concernant les pages 329, en bas, et 330 de L’homme aux loups (ancienne édition). Ce sentiment de vérité ou de réalité, il n’y a aucune voie pour la faire passer, dit Freud. On ne publie pas pour susciter la conviction des sceptiques, mais pour ceux qui ont déjà des convictions. Autrement dit, on ne peut transmettre de la vérité qu’à qui en cherche. Je pense que c’est une bonne question à poser aux enseignants. Est-ce qu’on enseigne quelque chose. Je veux bien qu’on enseigne des questions, mais on ne peut enseigner des questions qu’à qui s’en pose. Qui se pose des questions est à la recherche déjà. On ne peut transmettre la dimension de la vérité que de chercheur à chercheur de vérité. À ce moment-là, on peut apporter du nouveau, mais on n’apporte pas la recherche, on n’initie personne à la recherche. On initie à cette façon-là de chercher, plutôt qu’à une autre façon. Publier une démonstration, à qui est-ce adressé ?
La deuxième référence que je veux reprendre se situe page 337 (confrontation à Adler). Freud dit qu’il renverse la position. Si Freud n’avait pas poussé l’analyse suffisamment loin, il aurait été obligé de se ranger à l’avis d’Adler. Il y a un parallèle à faire : dans la mesure où l’analyse d’Adler installe au cœur de la problématique le prétendu motif de puissance qui occulte la dimension de la névrose infantile, Freud dit que l’homme aux loups oblige à renverser cela. Il dit que le motif de puissance est un phénomène incident, et c’est aussi une rationalisation, c’est-à-dire que ça fait partie de l’affabulation. Adler et Jung sont accusés de ne pas être allés assez loin, de répéter dans leur théorie la rationalisation de l’homme aux loups. Si Freud n’était pas allé plus loin dans l’analyse, on en serait resté à un certain état de rationalisation par le patient, et à un certain état de la théorie qui entérinait la rationalisation et qui, du coup, s’en rendait complice. Le destin de la vérité théorique et le destin de la vérité de l’homme aux loups sont liés. Lever la rationalisation de l’homme aux loups, c’est reconnaître que la théorie adlérienne ou jungienne est elle-même une rationalisation. La théorie, vu au quatrième plan, est une des formes de l’affabulation.
Regnier Pirard – Ça pose le problème de savoir où on s’arrête dans l’affabulation et, par rapport à la cure analytique, qu’est-ce qu’une cure finie ?
Jacques Laisis – Tous les gens qui s’arrêtent dans l’affabulation font état d’une satisfaction.
Regnier Pirard – On entend dans certains milieux analytiques : est-ce que c’est quelqu’un qui a été bien analysé ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Jacques Laisis – Qu’ils cherchent encore le trognon, du substantiel. On est habitué à traiter du réalisme sur le territoire de la théorie de la connaissance. On peut envisager un réalisme de l’interlocution, c’est-à-dire une position qui s’ignore médiate, qui ignore l’instance qui le rend possible. De la même manière, il [ligne illisible]. Il est hors de question que l’on invoque je ne sais quelle chose extérieure à laquelle on mesurerait la vérité du discours. Il n’est pas question que l’on mesure le discours par ce qu’il pose lui-même.
On aboutit à une conception de l’auto-validation. C’est la raison pour laquelle on ne pratique pas une théorie de la falsification en invoquant un extérieur. À partir du moment où la valeur de vérité peut être prise pour une valeur de réel, elle ne trouvera jamais la source de son apaisement dans une référence quelconque. Pas la peine d’aller chercher dans la référence le principe de jugement de la catégorie ; c’est marcher sur son ombre. La vérité est un rapport intrinsèque au discours. C’est ce qu’il est autorisé d’affirmer eu égard à toute une série de conditions restrictives. C’est là que le discours s’automesure. La vérité n’est pas quelque chose, il n’y a rien qu’un certain rapport du discours à lui-même. Cette tension discursive peut se mettre en œuvre à propos de toute autre chose que simplement la connaissance scientifique, elle est aussi importante dans un texte littéraire que dans un texte scientifique. On ne se permet de dire qu’à la condition de s’interdire aussi. Le réalisme, c’est de positiver le résultat dans lequel se met en scène ce rapport-là. Tous les positivismes positivent la méthode, c’est-à-dire qu’ils la désarticulent de la question qu’ils cherchent à résoudre, ou alors ils désarticulent le résultat des conditions de son obtention. La vérité devient alors liée à quelque chose. Le réalisme axiologique donne quelque chose de ce genre. Si ce n’est pas qu’un rapport interne, ça s’éprouve comment ? C’est là que les logiciens parlent du sentiment d’évidence. C’est là que Freud parle du sentiment de réalité, c’est là que beaucoup parlent d’une sorte de satisfaction intellectuelle. On est dans un vocabulaire axiologique. Quand je vois les logiciens parler de l’évidence, je regarde dans quel vocabulaire ils en parlent. Curieusement, on voit arriver un vocabulaire affectif (au sens d’affect). C’est la satisfaction qu’on se permet eu égard aux conditions.
[un intervenant] – Est-ce qu’il n’y aurait pas un risque d’idéalisme ? Est-ce qu’on peut évacuer la question de la référence ?
Jacques Laisis – La référence, c’est l’après coup de la formalisation. Le dogmatisme, tel que l’entend Bachelard, est l’investissement absolu, la valeur définitive accolée à tel protocole, par exemple expérimental. À la limite, on peut traiter un expérimentaliste (différent d’un expérimentateur) comme Freud traite l’homme aux loups, à savoir que, après tout, obsessionnel pour obsessionnel… ça ne porte pas sur le concept, qui a glossologiquement statut d’existence. Ça porte sur la valeur accordée, sur l’investissement. Ça fige, dit Bachelard. À l’inverse, la psychanalyse de la connaissance de Bachelard est une invitation à l’émancipation intellectuelle, c’est un problème de liberté intellectuelle. La vérité d’aujourd’hui est une erreur en sursis, la part d’affabulation est résiduelle et inconnue, mais il y en a.
Il ne faut pas confondre expérience et expérimentalisme. Qu’est-ce qui interdit de considérer que le dispositif analytique est un dispositif expérimental, si on ne confond pas l’expérience avec les rats dans les labyrinthes ? Expérimenter, c’est confronter une certaine cohérence phénoménale avec une certaine cohérence logique. Et y compris dans la cure.
Dans une observation, pas d’observateur. Scientifiquement, c’est du concept que l’on confronte à du phénomène. Et dans les sciences humaines, on fait partie des phénomènes qu’il y a à observer. Jusqu’à Einstein, le physicien regarde le monde, il est en position d’extériorité par rapport à ce qu’il observe. Avec la théorie de la relativité, la question est : que serait le monde posé par un phénomène physique participant de tous les phénomènes physiques et au même titre qu’eux ? Cela prouve que la désanthropomorphisation n’est pas terminée. C’est déjà faux en physique. Pas moyen d’observer quoi que ce soit, l’observation perturbe le champ d’expérience, donc on fait un calcul de la perturbation du champ d’expérience.
L’enjeu perpétuel porte sur l’identification et l’unification des phénomènes. Si scientifique qu’il soit, un concept reste mythique. Là aussi, il y a une sorte d’incertitude. L’impropriété, on ne lui tord jamais le cou. On est dans un certain état de satisfaction, ce même état sera jugé comme insatisfaisant par d’autres.
Le critère de falsifiabilité part d’un extérieur. On ne peut faire que l’épreuve d’une résistance. Il n’y a de phénomène que pour un locuteur. Il y aura toujours du phénomène, en tant qu’analysé, c’est-à-dire, identifié, séparé. Libre à vous d’être satisfait ou pas de cet état-là de l’analyse. C’est une partie qui se rejoue perpétuellement, puisque le même état du savoir satisfait certains et insatisfait d’autres.
C’est le meurtre de la chose en soi, qui n’aboutit pas à un scepticisme. Le scepticisme est un deuil pas fait. En cure, on sait qu’il y a transfert, paramètre supplémentaire. À partir du moment où on intègre ça comme paramètre contribuant à définir le phénoménal, il est évident que s’il y a à faire une expérience scientifique à propos de l’analyse, ce n’est jamais une expérience faite par l’analyste sur l’analysant, c’est la situation de cure qui donne globalement matière à interrogation scientifique. S’il s’agit de comprendre ce qui rend intelligible ce qui s’est passé.
Notes
[1] Cf. Jacques Lacan, 1966, Écrits, Paris, Éditions du Seuil.
[2] Freud S., 1918, L’homme aux loups, histoire d’une névrose infantile, Paris, PUF.
[3] Ricœur P., 1975, La métaphore vive, Paris, Seuil.
[4] Cf. Le réel et son double, Paris, Gallimard, 1976 ; Le réel. Traité de l’idiotie, Paris, Éditions de Minuit, 1978.
[5] Cf. Lacan, pages 254, 255 et 256 des Écrits.
[6] Le plan de la Personne.
[7] 1924. Traduction : Petite Bibliothèque Payot.
[8] Cf. Daniel Paul Schreber, Mémoires d’un névropathe ; Sigmund Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa » (Le président Schreber) (1911) in Cinq psychanalyses, Paris, Gallimard, 1935 ; Paris, PUF, pp. 225-304.
[9] L’Homme aux loups, dans ce rêve, arrache les ailes à une guêpe (Wespe en allemand), dont il mutile également le nom en ESPE en le racontant.
[10] Le plan de la Norme, qui concerne l’analyse axiologique.
Jacques Laisis« À propos de l’Homme aux loups. Suivi d’une discussion avec Regnier Pirard », in Tétralogiques, N°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis.