Jacques Laisis
L’analyse d’une analyse d’une analyse
Résumé / Abstract
Séminaire du 03 mars 1988
Mots-clés
indiscipline | langue | Linguistique | Pierre Bourdieu | psychanalyse | Saussure | sciences humaines | sociologie | théorie de la médiation |
Je suppose que vous avez soupçonné un certain parallélisme dans la façon de fonctionner à propos du texte de Bourdieu [1]. D’une certaine manière, on a le même problème que celui dont Bourdieu parle. Jusqu’à un certain point de vue, il entretient un même rapport au saussurianisme que nous, et jusqu’à un certain point nous avons une façon identique de sortir du saussurianisme.
Je crois qu’on peut grouper les commentaires que ce texte-là entraîne sous trois formules :
- c’est parce que l’erreur est toujours rationnelle qu’elle est capitalisable, cela permet d’ailleurs de rappeler que la science est une théorie non du monde mais de l’observation,
- la deuxième, en forme de questions formulées par Bourdieu qui pourraient être groupées sous la rubrique « la dette à Ferdinand de Saussure »,
- enfin, l’analyse de l’analyse de l’analyse.
On dit souvent qu’on fait l’analyse d’une analyse. Quand il parle du problème de la connaissance, ce n’est pas seulement l’analyse d’une analyse qu’on peut faire mais l’analyse d’une analyse d’une analyse.
On sent très bien dans le texte de Bourdieu ce que Ferdinand de Saussure avait en perspective quand il a mis en place l’argument de la valeur [2]. Vous remarquez que ça nous délivre de l’universalisme logique en même temps que de l’évolutionnisme. C’est pour ça que j’ai encadré Jung et Frazer [3]. C’est lui qui fait 90 % de la documentation de Freud quand celui-ci écrit Malaise dans la civilisation : 90 % de ce qu’il raconte vient de là.
Et puis Bourdieu a ceci d’intéressant à mes yeux qu’il propose, face à la butée rencontrée par le saussurianisme, une réinterprétation sociologique. Vous me direz : « c’est normal, c’est un sociologue ». C’est vrai qu’ici à la différence de Bourdieu, comme on découpe les plans, je dirais qu’on a réinterprété quatre fois les problèmes qu’on rencontre. L’année dernière, je disais au moins partiellement que toute opération de connaissance au sens le plus banal du terme, c’est-à-dire la science dont tout le monde parle, se prête à une interprétation aussi bien glossologique qu’ergologique, sociologique ou axiologique. Bourdieu nous donne les éléments d’une réinterprétation sociologique.
Je vous rappelle dans quelle perspective je vous donnais ce texte-là. J’essayais de vous montrer que Ferdinand de Saussure, même s’il s’est trompé, était quand même contraint de dire ce qu’il a dit. Je pense que d’une certaine manière justice lui a été rendue, d’ailleurs un peu à la manière de Bourdieu, qui consiste à rappeler que toute la problématique saussurienne est la problématique de mise en place d’une intelligibilité, le refus du concret empirique et d’une option pour la construction d’un objet. Et puis la mise en place laborieuse d’une épistémologie, que virtuellement ça contredit, de l’argument de la valeur.
Ceci étant, comme j’essayais de vous le montrer la dernière fois, il est intéressant de repérer comment Ferdinand de Saussure obtient sa fameuse synchronie, sa langue synchronique. J’essayais de vous montrer que la langue de Saussure répète scientifiquement le rapport spontané du locuteur à la langue et à l’autre à travers la langue, c’est la première réinterprétation. Je crois qu’on peut interpréter comme ça le succès du saussurianisme. Il accrédite le rapport imaginaire et égocentrique. L’imaginaire donne la langue et l’égocentrique la parole, mais comme il participe du même mouvement que l’égocentrique et l’imaginaire, il lui est impossible de l’analyser.
J’ai essayé aussi de vous montrer que curieusement, cette fameuse langue qui scientifiquement pour nous n’existe pas – je vous rappelle que si on se situe de l’intérieur de la théorie de la médiation, il n’y a pas de question de la langue – existe pourtant quand même, et je vous ai suggéré la dernière fois de redoubler la critique c’est-à-dire d’aller au-delà d’une critique du réalisme de l’interlocution qui serait plutôt du versant de l’instituant pour passer à une critique du réalisme de l’interlocution qui serait plutôt tributaire de l’institué. Grosso modo, autant théoriquement, dans la théorie de la médiation, à aucun moment on est en droit d’isoler la problématique de la langue, autant pourtant, dans notre société en tout cas, c’est quelque chose qui apparaît à l’état isolé. Ça fait qu’ils se trompent de toute façon.
Et je vous ai suggéré par conséquent de rapporter cela à la division sociale du travail, à l’analyse du munus, à cette espèce de restrictivité dont on parlait tout à l’heure, à savoir que s’il y a un problème de langue, c’est qu’il y a du prof dedans. C’est peut-être précisément parce qu’on a réparti pédagogiquement l’enseignement de cette manière-là, qu’on peut avoir l’impression que la question de la langue et de l’apprentissage de la langue peuvent se poser séparément.
Par conséquent, le locuteur énonce de la loi en tant qu’elle est explicative, et c’est à rapporter à l’impropriété du signe, mais d’une certaine manière l’interlocuteur fait la loi, non pas la loi de l’explication mais la loi quasiment des juristes, la loi de l’usage. De toute façon, l’interlocuteur délégué, s’il est prof, ne fait pas le moissonnement mais carrément la loi. Vous conviendrez avec moi qu’il est relativement artificiel d’apprendre l’anglais, l’allemand, d’apprendre du vernaculaire sur une base grammaticale coupée de l’usage et en parlant sans raisons. Finalement, l’apprentissage d’une langue étrangère en milieu scolaire est une démarche stupéfiante, c’est quelque chose d’extrêmement artificiel et je crois que c’est à la division sociale de l’enseignement, c’est à l’existence de profs séparés les uns des autres, qu’il faut rapporter l’existence de la langue comme le fait Bourdieu. Bref, par conséquent, cette linguistique qui pour nous est désormais sans objet est à rapporter à ses conditions sociologiques d’existence.
Je vous ai dit que, de ce point de vue-là, il fallait interroger non plus l’objet en tant qu’il est rapportable à une formalisation conceptuelle, ce n’est plus de cela qu’il s’agit, c’est en même temps et peut-être même surtout un service rendu. C’est le service en tant qu’il s’autonomise et en tant qu’il tend à homogénéiser ses prestations qui aboutit au fait qu’on croit que scientifiquement le problème existe. C’est intéressant parce que ça permettrait de dire la chose suivante : que le problème de la langue se pose parce qu’il y a des enseignants. Autrement dit, c’est la projection dans le savoir que ça rend comme discipline, c’est un exercice socio-professionnel. Exactement de la même manière qu’on est amené à constater l’inexistence scientifique de quelque chose qui sociologiquement existe quand même, par exemple la débilité. N’importe qui, confronté au problème de la débilité, rencontre ce problème-là, d’abord que scientifiquement c’est une catégorie qui ne tient pas, qui explose ; simplement on a identifié, séparé une certaine population scolaire, on a tenté d’identifier une population scolaire. Il y a même Binet qui a essayé de donner à cette séparation, identification d’une population un fondement scientifique avec ses fameux tests d’intelligence. La débilité est comme la langue, elle n’a pas de fondement scientifique. Son fondement est d’être de l’ordre du soin ou de la prestation sociale. Cela n’a rien de scandaleux de le rappeler. La psychogénétique est bien la petite sœur de l’Éducation nationale.
J’en étais même à me dire, en montant à la fac, la chose suivante : c’est que parler de science de l’éducation, de sciences de l’éducation telles qu’elles sont enseignées à côté, est une contradiction dans les termes, parce que peut-on superposer le statut scientifique d’une question avec le fait que sociologiquement la question du service se pose ?
En tout cas, je pense qu’on peut dire qu’il en va de la langue comme de la débilité ou comme il en va à l’heure actuelle avec – et c’est à la mode et ça fait de nouveaux débouchés pour les psychologues qui cherchent du boulot – la gérontologie. C’est quoi ? N’importe quoi. Il y a au moins un endroit où l’on sait quelque chose, c’est dans un hôpital parce que là, ça s’appelle un service de gérontologie. Comment voulez-vous pouvoir répondre scientifiquement de ce qui n’a de circonscription que sociale ? Il faut par conséquent penser à l’ombre projetée du métier pour réussir à rendre rationnel ce qui sinon est irrationnel. On se retrouve dans une situation qui sinon est irrationnelle à savoir que… ou alors on reste sur le mot purement négatif, critique, à savoir qu’on ne reconnaît rien de plus que la question qu’on est payé pour se poser quand on est linguiste. Reconnaître que cette question-là n’existe pas scientifiquement, c’est se saborder d’une certaine façon. Ça pourrait n’être qu’irrationnel à ce moment-là, certains dirons idéologique, mais c’est rationnel quand même, simplement c’est une rationalité qui n’est pas celle de la connaissance glossologiquement, c’est une rationalité qui est rapportable à la sociologie de ce qui constitue la connaissance en savoir.
Là, ce que j’essaie de faire remarquer, c’est le rapport pour le moins étroit qu’il y a entre le service social et le discipline. C’est peu dire qu’il y a une complicité entre la linguistique et l’enseignement. Elle ne suffit vraisemblablement pas, ce n’est pas simplement une secrète complicité, c’est la même chose. Le fait même que la question de la langue se pose relève d’une nécessité sociale.
Cela fait partie des réinterprétations sociologiques que l’on peut faire, voire même que l’on doit faire, par conséquent, de rappeler que le scientifique est aussi un savant c’est-à-dire un homme de métier, et qu’en tant que tel, il contribue à faire la loi. Il est des métiers qui consistent, par législation, non seulement à être co-instaurateur de la loi mais aussi à la dire, à la positiver. Ça permet de faire du prof linguiste l’équivalent du juge ou du juriste plus exactement. La langue à ce moment-là n’a pas de statut, elle est un service, elle est le service présenté à l’état résolu. Si on raisonne de cette manière-là, il ne reste rien à la linguistique.
Ce qui me plaît dans le texte de Bourdieu, c’est que ces différents moments du raisonnement sont présents. Moi j’aime bien qu’il pose comme exigence ce retour perpétuel de la connaissance sur elle-même dans la mesure où elle permet que s’élucide ce qui la rend possible. Et il est assez précis. Ce qui permet de dire que nous sommes devant une procédure de capitalisation de l’erreur, devant la capitalisation par conséquent d’une nouvelle variable. Bourdieu est assez précis quand il fait remarquer qu’il en est venu à se poser ce genre de question qu’après avoir essayé d’être un pont saussurien. C’est bien parce qu’il a entrepris un certain type de chose et qu’il a vu progressivement peser de plus en plus cher le prix du saussurianisme que quelque chose d’initialement présupposé dans l’attitude saussurienne a pu ressortir sur le mode du démenti. Le démenti est l’occasion de capitalisation d’une nouvelle variable. Comme j’y insiste régulièrement, notre rapport à l’épistémologie est ainsi fait que c’est notre façon de nous rapporter au monde qui se révèle dans le démenti qu’on rencontre. Qu’après tout, comme au XVIIIe siècle les gens s’étaient aperçus que c’était eux qui parlaient parce que, décemment, vu les conneries qu’on avait raconté avant Newton, ça ne pouvait pas être Dieu qui nous avait infligé la parole comme ça. C’est quand même curieux de voir qu’au XVIIIe siècle, l’homme est devenu responsable de la parole parce que vu les conneries qu’on disait, ça ne pouvait pas être Dieu qui s’était amusé à jouer avec nous. C’est pareil, c’est au travers d’un démenti qu’il y a une sorte de reprise en compte de la parole qu’on tient. Par conséquent, l’une de ces dimensions implicites pointe son nez et donne l’occasion d’une réinterprétation. Il y a par conséquent plusieurs inconscients à l’activité scientifique. Je ne vais pas épiloguer longtemps sur l’inconscient sociologique mais il est présent virtuellement chez Bourdieu quand il entreprend de dire que ce qui fait la nouveauté du saussurianisme consiste à « introduire dans les sciences sociales la méthode structurale ou, plus simplement, le mode de pensée relationnel qui, rompant avec le mode de pensée substantialiste, conduit à caractériser tout élément par les relations qui l’unissent aux autres en un système » (Bourdieu, 1980, p. 11). C’est corrélé à la fin du texte, où l’on trouve une petite remarque sur « l’observation quasi expérimentale du fonctionnement de cette pensée par couples qui, laissant dans l’indétermination les principes de ses distinctions ou de ses assimilations, ne précise jamais sous quel rapport s’oppose ou se ressemble ce qu’elle oppose ou rassemble » (ibid., p. 39).
Tout à l’heure je disais l’analyse d’une analyse d’une analyse. On pourrait le dire comme le dit Bourdieu, en disant que d’une certaine manière il en va de l’introduction de la pensée relationnelle en matière de science sociale comme il en a été en physique ou en chimie... on peut le dire comme lui parce que glossologiquement, et c’est à ça qu’il ne pense pas, on est capables de montrer que la science est nécessairement relationnelle puisqu’en nous le signe n’est que relation. Ce matin, je disais aux étudiants de licence que le statut de l’objet de connaissance est relationnel, qu’il s’agisse des sciences sociales ou de la physique. Je dirais que pour nous il n’y a pas de différence : la science est identique à elle-même dans son principe parce qu’elle est toujours rhétorique. On est par conséquent capables, comme tous les locuteurs, d’analyse parce que nous parlons, mais parce que nous sommes capables de glossologie, nous sommes capables de faire l’analyse de cette analyse-là. Mais là où ça se complique, et c’est ce qui fait la différence entre les sciences humaines et celles de la nature, c’est que cette analyse dont nous pouvons faire l’analyse glossologique porte sur quelque chose qui est de soi-même analysé. Le statut non-substantiel, purement relatif, que le saussurianisme amène avec lui, avec l’argument de la valeur, cette dette au saussurianisme que Bourdieu signale, n’est pas seulement le fait de la connaissance. C’est une des façons de reprendre ce que Gagnepain appelle la formalisation incorporée, mais si tant est qu’on ait à traiter en science sociale de quelque chose qui fait horizon de réalité, c’est déjà de soi-même analysé. C’est analysé d’une autre manière encore que l’analyse glossologique.
C’est pour cela que je dis aujourd’hui l’analyse d’une analyse d’une analyse. C’est là que va se jouer le décalage par rapport à Bourdieu, cette espèce de statut non-substantiel qui ne tient pas seulement à la forme.
La loi n’est pas seulement ce que j’énonce, c’est ce que je fais quand je tente de m’approprier le monde. Ceci étant, rien dans l’usage, ni moi ni l’autre ni la situation... n’a de valeur absolue positive. C’est relatif aussi, non substantiel également, non pas parce que c’est à connaître mais parce que ça relève de la personne. On est amenés à rappeler que si le principe de causalité introduit de la désubstantialisation et de la relation, le principe sociologique de légalité en introduit également. Or chez Bourdieu, ça reste polémique et il finit même par les mettre en continuité l’un avec l’autre. C’est peu dire que Bourdieu confond le scientifique et le savant. C’est parce qu’il a de la science l’idée de tout le monde, et comme il est plutôt sociologue, dans la science il ne verra que l’activité sociale, ou dans le savant il verra surtout l’homme de métier. Si vous regardez bien, d’une certaine manière, il nous en livre la clé en parlant de l’ethnologue et de son rapport à l’usage. Il fait remarquer que l’ethnologue a un curieux rapport à l’usage. Mais où s’origine ce rapport extrêmement paradoxal à l’usage qui consiste à aller regarder la gueule des autres pour voir comment ils font – comme si on n’était pas partie prenante –, où s’origine ce singulier rapport à l’usage de l’autre, je dirais même ce singulier rapport à l’autre sinon précisément dans un métier ? Très exactement de la même manière qu’il est paradoxal – et il a raison de le signaler – de voir tous ces grammairiens s’engueuler entre eux en développant tous une théorie non conflictuelle de la langue. Il n’y a rien de plus émouvant de voir des linguistes passer leur temps à dire que la langue est ceci cela, toutes les balivernes que vous connaissez, excluant tout conflit dans la prise de parole, dans la définition qu’ils donnent de la langue, pour après s’engueuler comme du poisson pourri les uns et les autres, comme s’ils évacuaient de leur propos sur la langue l’essentiel de leur propos de linguistes. C’est ce qui est quand même curieux, or si vous les regardez bien, Bourdieu nous donne l’indication de cette fameuse réinterprétation dans l’institué, dans le métier, de ce singulier rapport à l’usage et au savoir
À ce moment-là, ce n’est pas tellement un problème de science mais un problème socio-professionnel. Il y a une certaine façon de se situer par conséquent par rapport à l’autre, par rapport à l’usage, qui va chercher son principe dans le métier. C’est ce qu’il faut analyser pour raisonner, et c’est vers là qu’il faut aller, je pense, pour réussir à comprendre comment on peut énoncer sur la langue, entre autres, tout ce qu’on raconte et qui est ostensiblement faux : ce n’est là que pour conforter l’exercice du métier. Sinon, comment voulez-vous comprendre qu’on enseigne la langue ? De la même manière qu’il est parfaitement saugrenu de faire de l’ethnologie. Les gens sur terre n’existent pas pour que des andouilles viennent les regarder. Jusqu’à preuve du contraire, vous, vous n’avez pas encore accueilli chez vous un Africain venant faire l’ethnologie de votre salle de bain.
Il faut être ethnologue pour avoir ce rapport-là aux autres, ou alors, forme dégénérée, vous faites du tourisme et vous êtes quelque part en vous demandant ce que vous faites là pendant que d’autres vous regardent en se posant le problème de ce que vous faites là.
Alors, ce fameux rapport entre la théorie et la pratique dont parle Bourdieu, je ne crois pas que ce soit un rapport entre la théorie et la pratique, c’est un rapport entre le spécialiste et le reste de la population, entre le spécialiste qui s’approprie son service et la population à laquelle il prétend le rendre. Vous savez que les hommes de métier ont ceci en commun qu’ils savent toujours mieux pour le client ce qui est mieux pour lui. Et c’est très exactement comme ça qu’est Ferdinand de Saussure. Parce qu’il y a un petit hiatus. La semaine dernière, je vous ai dit : quand Ferdinand de Saussure parle de la langue, il fait comme s’il se plaçait du côté du sujet parlant, il fait comme s’il reprenait la langue du point de vue de celui qui parle. C’est de ce sujet parlant dont il dit qu’il est devant un état, qu’il est devant la langue synchronique. Mais il a quand même dit ailleurs que la langue excédait toutes les consciences de tous les sujets parlants. La langue est ce qui transcende toutes les consciences individuelles. Qui, à part un professionnel, peut savoir à la place de tous les locuteurs ce qui est dit dans l’interlocution ? Qui, à part le grammairien, peut en savoir plus que chaque locuteur ordinaire ?
Si peu qu’on commence à gratter un peu dans ces coins-là, on s’aperçoit que derrière l’objet il y a un service, et que derrière le rapport dit de connaissance, en fait il y a un rapport social, et c’est ce rapport social qu’il faut faire surgir. Ça permet de rappeler que là où la science explique, la discipline sert. Et qu’il est fondamental d’analyser cela parce que c’est par là que l’ennui, le débat rencontré dans un service, fonctionne comme lieu de nécessitation du propos qu’on tient. Je ne suis pas le premier à dire des choses de ce genre. Après tout, on a fait de la grammaire pour fondamentalement rationaliser l’échec de l’enseignement. Par conséquent, c’est la prestation sociale qui pose les questions, mais on fait comme si la réponse était de la science. Non, la réponse est une prestation sociale, et vous savez que d’une certaine manière, même si la science reprend la question du temps, elle ne répond jamais à la question telle que. Elle ne répond qu’en en changeant les termes. C’est dans ce jeu-là par conséquent que quelque chose se passe et qui permet de comprendre que la problématique de la science et celle de la discipline n’en font qu’un. Je laisse à certaines « sciences de » leur inféodation disciplinaire radicale à la demande de prestation sociale, à d’autres scientifiques éventuellement un faux air de s’enfermer dans sa tour d’ivoire. Mais il est vrai, comme disait Bachelard, que la science n’est pas le social, sa problématique n’est pas celle-là.
Cela étant, Bourdieu nous pousse à poser cette question-là parce qu’il est sociologue. Je voudrais vous faire remarquer qu’il y a un troisième endroit où la question se pose et devient embarrassante : c’est que l’objet ici est celui de la sociologie, mais l’objet c’est l’autre, le rapport à l’autre, problème qu’on n’a pas en glossologie et qui est le problème du linguiste, et qui est forcément le problème du sociologue, celui de l’historien et celui bien entendu de l’ethnologue. Or précisément, l’autre est méconnaissable. Peut-on arriver, au terme de je ne sais quel tripatouillage, procédure, à connaître l’autre ? Parce que connaître l’usage c’est connaître le rapport à l’autre. C’est le contrôler ? L’autre est-il quelqu’un qu’on pourrait connaître, dont on pourrait fournir l’identité ? Ou l’autre n’est-il pas le grand trou dans le tonneau des analyses, c’est-à-dire ce par où toute définition positive va être ruinée ? Qu’il s’agisse des psychologues ou des ethnologues, ou même des sociologues quand ils vont faire des enquêtes pour demander aux gens etc., la question est toujours portée de la manière suivante : « comment connaître l’autre ? ». Or précisément, ce qui fonctionne comme obstacle à cette demande-là de connaissance risque fort d’être institutionnel.
J’avais suivi dans le temps un cours fait par Cochin [4] en ethnologie où il racontait que de toute façon le problème sempiternel de l’ethnologie était d’arriver à résoudre le problème de la connaissance de l’autre. Mais c’est fichu d’avance puisque précisément l’autre, qui a le toupet de pratiquer l’hypocrisie dans l’entretien, le sauvage que je vais voir, mute pour devenir mon bon sauvage à moi. C’est pour cela que je trouve émouvant de voir les ethnologues jouer les anti-impérialistes. Les premiers des impérialistes, ce sont eux. Qu’est-ce qu’ils vont voir, pourquoi ils y vont et qu’est-ce qu’ils veulent savoir ? Plus exactement, l’ethnologie ne passe-t-elle pas son temps à tourner le dos à ce qui devrait être son objet ?
L’objet de l’ethnologie, de la sociologie voire de la psychologie, c’est une tentative de connaissance de l’autre, or elle bute toujours sur la même chose : l’autre s’esquive. De la même manière que l’usage s’esquive. À peine est-on en train de mettre la main dessus que ça fout le camp. Et si vous regardez bien, cette question est présente dans le texte de Bourdieu quand il fait remarquer que les tutelles de mariage... bon d’accord, simplement au bout d’un moment, il s’aperçoit que ça ne fait jamais système. C’est le début de la déroute du saussurianisme. Cela ne fait jamais système dans une société où tout le monde marcherait du même pas. À la place de quoi, qu’est-ce qu’on voit ? La mise en place de stratégies dont chacun des protagonistes s’estompe. Qu’est-ce qui se passe là sinon que d’une certaine manière, d’une façon ou de l’autre, tout ça ne se recouvre pas ?
Ce n’est peut-être pas par hasard si les linguistes ne trouvent jamais la langue, parce que ce n’est peut-être pas cela qu’il y a à faire. J’avais proposé à Cochin à l’époque d’inverser complètement la question, c’est-à-dire de faire l’objet de l’ethnologie l’incapacité de la connaissance de l’autre, d’essayer de construire comme objet de science cette sempiternelle dérobade de l’autre à la connaissance que j’essaie d’en avoir moi. Autrement dit, l’ethnologie voire la sociologie pour l’instant, essayent de connaître l’autre, de faire une théorie de l’inconnaissable comme l’une des propriétés constitutives de la personne à ce moment-là. Faire une théorie de l’altérité est l’authentique ethnologie par conséquent.
Il va falloir quand même comprendre pourquoi, même si ça fait le désespoir du linguiste, la parole de l’un est insaisissable, de la même manière qu’est insaisissable la parole de tous. Ce n’est quand même pas rien que les deux piliers sur lesquels Ferdinand de Saussure a construit sa théorie de la langue, c’est-à-dire la parole dite individuelle et la langue prétendument collective, sont également foutues. Ce n’est quand même pas par hasard non plus, ça doit bien démontrer quelque chose même si c’est a contrario, qu’il en va de la parole de quelqu’un comme il en va de la parole de tous, qu’elle est purement néologie.
C’est le drame du linguiste de s’apercevoir que même un tout seul est polyglotte, de s’apercevoir que même un tout seul parle dans des emprunts différents. Quand on y regarde bien, cette dimension-là de la néologie, tous les linguistes et tous les socio-descripteurs essayent de la positiver dans une logique quelconque. C’est pour cela que les linguistes croient prétendre décrire des langues. Ils ne décrivent pas une langue, ils font la loi, la langue. Mais ce n’est quand même pas par hasard si au niveau du vernaculaire on s’aperçoit que tous les mots sont des néologismes, de la même manière que, dans la parole d’un seul, il y a toujours néologie. Cette dimension de la néologie ne fait pas acception du nombre de gens considérés. Mais ce qui m’intéresse, ce sont les conditions de possibilité du « néo ». Ce n’est pas propre à la langue ça ; Vous m’avez déjà entendu dire que parler français c’est mal parler les autres langues, ou plus exactement c’est être dans l’emprunt de deux autres vernaculaires. De la même manière que parler comme je le fais aujourd’hui, c’est « parler entre ». Ce n’est pas un hasard tout de même si tous les mots de la langue sont d’origine étrangère, et deux fois étrangers. Tant pis pour Le Pen, ce n’est pas une propriété de la langue puisque, comme je le dis toujours en rigolant : le samedi matin place des Lices, il n’y a que des fruits exotiques. De la même manière qu’hier soir, sur la 3, après Glenn Gould, ça enchaînait sur Picasso et j’ai trouvé très intéressant de constater que les Demoiselles d’Avignon, c’était le Bain Turc de Ingres revisité par les Baigneuses de Cézanne, revisité par Matisse. On n’était plus en néologie mais en néopraxie.
Ce que je constate simplement est que si tant est que quelqu’un, quelque part, fasse quelque chose, c’est toujours dans l’emprunt. Autrement dit, cette identité, soit de celui qui parle, soit du groupe, on va toujours la chercher dans un contenu, dans une positivité quelconque. Or précisément, elle n’est jamais là. Grosso modo, on pourrait pratiquement dire la chose suivante : que prendre la question de l’usage comme cela, c’est très exactement répéter l’attitude du phonéticien ou du sémanticien. Or ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de repérer les conditions de possibilité de cela, autrement dit, qu’est-ce qu’il faut pour que ce « néo », qui fait le désespoir du linguiste, au lieu d’être irrationnel, devienne la rationalité même de ce dont on essaie de faire l’analyse ? Le « néo » de la logie ou le « néo » du reste, n’est-ce point une manifestation de l’absence ? Si l’absence de la personne veut dire quelque chose, ça doit se trouver aussi quelque part là-dedans.
Reste à entreprendre, après ces absurdités, la description des us et coutumes. En tout cas, cela nous donne une ethnologie ou une sociologie qui est, l’une ou l’autre, de l’établissement (pour parler comme Gagnepain), et qui ignore l’institution. Et comme toutes les sociologies de l’établissement qui ignorent l’institution, la description ne peut se faire que du point de vue de l’appropriation, en supposant l’appropriation réussie jusqu’au bout. Or réussir l’appropriation jusqu’au bout, c’est supprimer le principe même de l’altérité, c’est par conséquent placer l’argument dans les sciences inhumaines. C’est-à-dire que les conditions de possibilité de l’analyse positive de la description, c’est la suppression de l’autre. Or, et c’est quand même intéressant, Bourdieu rencontre ce problème-là. Il ne l’a pas rencontré sur le terrain de la langue mais sur celui des rituels de mariage. Il s’est aperçu de cette fondamentale ambiguïté de l’usage, quasiment de cette hypocrisie de l’usage, et il s’est aperçu à ses dépens que, d’une certaine manière, le saussurien en lui est pris à rebrousse poils ; que l’espace ou le temps de l’application d’un certain dispositif était directement fonction d’une stratégie d’un rapport de force, autrement dit qu’il était toujours polémiquement contractuel. C’est par là que Bourdieu perd sa synchronie, très exactement comme la linguistique la perd. À mon avis, c’est de nature à disqualifier toute procédure descriptive de ce genre, parce que derrière la description, il doit y avoir l’appropriation. L’activité à laquelle on se livre à ce moment-là, pour parler comme mon directeur, n’est peut-être plus une sociologie. Elle était dès le départ devenue une socionomie.
De la même manière, vous savez que pour nous, désigner et dénommer sont deux opérations qui ne sont pas synonymes parce qu’elles ne sont pas de même plan. C’est de cette appropriation impossible que souffre la linguistique, et la sociologie souffre du même problème. Je pense qu’il a fallu attendre Lacan et sa théorie de l’excentration du sujet pour que la psychanalyse échappe enfin à ce qui était le vieux rêve de la psychologie, à savoir de connaître l’autre. Or l’autre est inconnaissable, il est au-delà de toute appropriation, c’est même sa définition.
Il y a un côté virtuellement cannibale dans la description de l’entreprise de la connaissance de l’autre, et il me semble bien que c’est parce que l’autre est capable d’absence que l’endroit de la connaissance doit se déplacer. Ce qu’il y a à connaître à ce moment-là, ce n’est plus qui est l’autre, mais à quoi tient qu’il soit autre.
C’est quoi le français à ce moment-là ? Tout ce que vous voulez du moment que c’est ne pas parler comme les autres. En tout cas, ce que je peux en dire, c’est que ce n’est pas du belge. D’ailleurs, comme je le dis toujours, le breton est du français car on s’engueule entre nous sur la façon de parler. Les Belges non, c’est une langue étrangère, on ne s’engueule pas avec eux. Là où il est question d’appropriation sur la façon de dire avec les Bretons, avec les Belges, ça ne se peut pas et à la place, il se raconte des histoires belges. Ce n’est pas innocent, ce n’est pas du tout le même rapport à l’autre, on se fout de leur gueule mais on admet qu’ils sont comme nous. Les Belges eux se racontent des histoires de Flamands ou de Hollandais. Chacun son truc, et ils en ont tellement ras le pompon des histoires belges qu’ils se racontent des histoires de Français maintenant. Mais ce n’est pas du tout le même rapport puisque d’emblée la question de l’appropriation de l’usage est exclue. L’étranger, à ce moment-là, c’est l’autre auquel on ne peut rien, c’est l’au-delà de tout contrat. Il peut causer comme il veut à la limite lui, on s’en fout. Mais celui qui est avec moi dans la langue, comme dans l’usage, il y est d’être en conflit d’appropriation avec moi. Or c’est l’appropriation conflictuelle qui compte et pas ces résultats transactionnels, transitoires.
Je crois qu’on peut dire la chose carrément de cette manière-là. Au désespoir du linguiste, dans la néologie, la langue s’absente. Cela fait le désespoir du linguiste et ça fait notre bonheur à nous parce que ce qui se retrouve là à l’œuvre est une propriété de la personne.
C’est une drôle de façon de commencer le texte [5]. Les trois moments que je voulais signaler…
Intervention : Quand tu parlais de Lacan, je reviens à lui, on a ajouté que ce n’est pas pour rien, parce que dans l’expérience même de la psychanalyse, il y a plusieurs registres, mais c’est vrai que c’est la formation à l’absence, à l’anonymat de l’autre, qu’il n’y a pas de réponse possible, malgré tout, on va les chercher, c’est bien pour ça que le psychanalyste est là, c’est une formation à l’absence de ce point de vue-là, la cure…
Mais comme tous les rapports inductifs, à ceci près que le dispositif fait que la chose est beaucoup radicale. En posant comme question subsidiaire : où le psychanalyste va-t-il chercher le principe de son absence à lui ?
On est autour de problèmes de ce genre. Ce que je voudrais ajouter quand même c’est que, comme je disais la semaine dernière déjà, en matière d’usage, la loi ne se constate pas, ce n’est pas quelque chose qui m’est extérieur, voire qui me tombe sur la gueule, sur le mode coercitif pour parler comme tout le monde. Du moment que j’ai émergé à la personne, je participe de l’institution de la loi. C’est que la loi est à la fois partout et nulle part. C’est intéressant de voir que, qu’on prenne la question sous l’angle des juristes ou des linguistes, la loi des juristes n’existe pas plus que la loi des linguistes. Vous savez que la loi des juristes est perpétuellement débordée par ce qu’on appelle la jurisprudence. La loi est quelque chose qui est toujours en train de se refaire, comme la langue. D’une certaine manière, l’appropriation par quelqu’un ou par une classe sociale, fût-elle dominante, l’appropriation de l’usage, n’aboutit jamais à la synchronisation. Et curieusement, on peut se mettre à jongler avec les termes de Ferdinand de Saussure parce que c’est l’appropriation qui tend à la synchronisation. Ramener au même, c’est vrai, mais l’appropriation en tant qu’elle tend à la synchronisation est très exactement ce qui en même temps diachronise, elle historicise. C’est un truc qu’on verra plus tard mais on ne peut pas opposer la synchronie à la diachronie. Mais on ne peut pas non plus, puisque la synchronie est la condition de possibilité... l’appropriation synchronisante est la condition de possibilité de l’historicisation de l’usage, eh bien de la même manière, il est exclu qu’on prétende que l’usage se constate. La loi par conséquent n’est jamais en vigueur. La loi au troisième plan ne m’est pas extérieure. J’en suis le co-instituteur, et il faut être là parfaitement réaliste au troisième plan pour pouvoir prouver l’existence de la langue, de la loi. À qui songez-vous ? Eh bien à vous si vous voulez. À vous seulement sûrement pas, et à l’autre non plus. C’est à qui de faire, c’est à qui de dire, à qui d’avoir raison, à qui de dire ce qui est juste ? Ben à tout le monde.
Si vous cherchez par là, vous êtes fichu d’avance. Vous ne pouvez que répéter le saussurianisme d’une certaine manière, c’est-à-dire que vous ne pouvez que répéter cette espèce d’appropriation imaginaire qui ferait que de la langue existerait, que de la loi existerait ou tout ce que vous voulez. Ce qui vous résistera toujours, c’est que dans l’usage il y a l’autre, et qu’il vous dessaisit de la maîtrise de sens, de la langue, de la loi. Cela ne se résout que contractuellement, conflictuellement, dans des dispositifs transitoires, transactionnels qui n’ont d’existence qu’extrêmement fragiles.
Il y a par conséquent moyen, pratiquement obligation, de procéder à une réinterprétation, au nom d’une sociologie de la personne, des problèmes rencontrés. D’irrationnels qu’ils étaient pour une linguistique, ils finissent par constituer le rationnel de la nouvelle analyse. Cela permet à ce moment-là de dire que le saussurianisme, soit purement linguistique, soit élargi à un certain secteur de l’usage, suppose comme sa condition cardinale de possibilité l’effacement de l’autre, c’est-à-dire la forclusion. Pour que l’usage en langue soit synchronique, il faut à la rigueur que l’un parle tout seul. C’est d’ailleurs très exactement à celle-là que tendent tous les linguistes, et en plus ils trichent quand ils font ça.
Ce qui est curieux, c’est de voir que dans la tradition linguistique, la forclusion est toujours présente. C’est aussi vrai de la diachronie que de la synchronie. Dans la tradition philologique, reprise bien entendu par la linguistique diachronique, on passe d’une langue mère à une langue fille. Comme je dis toujours en rigolant, il n’y a pas de père. Or le père est le tiers, ce tiers interférant qui historicise l’usage. Il est quand même étonnant d’entendre dire que le français sort du latin. Alors pourquoi on ne cause pas latin ? Quitte à ironiser quelque peu sur cette éviction du tiers, donc du père, on peut faire remarquer que finalement ce sont des mères abusives, les langues-mères des philologues, à se demander si leurs filles ont droit d’existence. Remarquez, ça peut être vu d’une autre manière comme je l’ai dit aussi l’année dernière : pauvre mère, parce que, quand on voit la mère latine avec qui elle a dû fricoter pour donner du français d’un côté, de l’espagnol ou du portugais de l’autre, ou du roumain, ou ce que je sais, c’est inquiétant. Si on réintroduit les tiers interférents, on s’aperçoit alors que la mère latine avait des mœurs bizarres.
Je voudrais que vous compreniez que dans la tradition philologique, qui a été bien entendu reprise par la linguistique diachronique, on décrit à la rigueur grammaticalement la modification, mais on supprime de l’analyse le facteur qui est la condition même de l’histoire. De la même manière, quand on fait de la linguistique diachronique, parce que l’autre est reconduit proprement aux frontières – il est mis dehors – on supprime les conditions même de possibilité de l’appropriation synchronisante. Je parle parce que je me suis approprié partiellement l’usage. De qui je tiens l’usage que je m’approprie partiellement ? De l’autre. Par conséquent, la linguistique, précisément parce qu’elle présente toujours une théorie forclose de la langue, scie la branche sur laquelle elle prétend s’asseoir : elle supprime ce qui est au principe même de ce qu’elle prétend décrire. Il y a dans la linguistique une forclusion systématique de l’interlocution. Or, à partir du moment où l’on ne fait pas de glossologie mais de la linguistique, à partir du moment où l’on entreprend de dire plus que le fait qu’il y a du trait et du contraste, du sème ou du mot, deux faces, deux axes, bi-axialité et projectivité des axes – l’objet de la glossologie est de dire ça et seulement ça – à partir du moment où l’on entreprend de caractériser tel ou tel sème, ou mot, telle ou telle valeur sémiologique ou phonologique, à partir du moment où l’on entreprend de dire ce qu’elle est, on est déjà passés au troisième plan. Dans la caractérisation d’un usage par rapport à ce qu’est l’autre, on passe vite de la glossologie à la sociolinguistique, parce que l’objet de la glossologie est simplement de dire que toute parole est énoncée sous couvert d’une grammaticalité. Même les glossologues d’ici, je ne sais pas si vous avez remarqué, veulent en dire plus. Ils voudraient pouvoir dire, caractériser tel sème, mais caractériser tel sème c’est sociologiquement impliquer l’usage, et immédiatement on se retrouve pris dans la nébuleuse qu’est la langue des linguistes, à savoir qu’on ne sait plus où l’on est. Et ils résolvent tous le problème de la même manière : ils inventent l’usage pour les besoins de la description. C’est peu dire par conséquent qu’à part des raisons commerciales, on aurait appelé le livre qui vient de sortir autrement [6], parce que ce n’est pas le signe qui est la trame d’une langue. Parce que si le problème consiste à caractériser telle ou telle parcelle d’usage, en tant qu’elle est d’usage, c’est qu’elle est d’échange, d’emprunt. Ce n’est par conséquent pas le signe qui est la trame d’une langue, c’est l’autre. D’une certaine manière, c’est le titre que je donne à ce séminaire-ci, tant pis pour le livre de Jean-Yves. C’est vrai que s’il avait vraiment mis le titre autochtone, il n’aurait jamais vendu son bouquin : personne n’aurait compris de quoi il s’agit. C’est sorti comme si c’était un livre de linguistique, ça rassure tout le monde, mais je maintiens que c’est un bouquin qui porte un très mauvais titre parce que ce n’est pas le signe qui est la trame d’une langue, c’est l’autre qui la fait, ce rapport à l’autre qui m’installe dans la néologie.
On ne trouvera jamais la raison d’être de la langue dans la -logie, la glossologie, on la trouvera toujours, si tant est qu’on ait toujours à se poser cette question-là, dans ce rapport à l’autre qui introduit en son principe même le « néo ». C’est l’autre qui est au principe de la langue comme du reste de l’usage, et c’est exclusivement dans ce rapport à l’autre que cela doit être analysé.
Je vous propose de considérer, sur ce mode-là, que la discipline doit être analysée également comme un rapport interlocutif, parce que c’est un rapport interprofessionnel. D’ailleurs, il n’est de disciplines qu’intercalées. J’en sais quelque chose parce que l’un des plus jolis intercalements qui ait été fait dans cette université depuis vingt ans, c’est nous. Vous savez toujours qu’il faut faire son trou, mais vous savez qu’on ne le fait qu’en écrasant les platebandes des autres. Cela entraîne une redistribution : c’est ça l’histoire. Simplement, une discipline n’existe que rapportée à une autre, comme un service n’existe que rapporté à un autre, et il n’est par conséquent, si vous reprenez ce que je disais tout à l’heure, de question de la langue que prise dans cette problématique. C’est directement lié à la revendication d’un monopole d’exercice.
Ce qui est curieux, dans notre situation actuelle, c’est que tout le monde nous attend là et c’est précisément là que nous ne sommes plus, et tout le monde est surpris de nous voir arriver là où précisément on ne nous attend pas. C’est cela la théorie de la médiation. Les collègues des autres disciplines nous causent comme si on était encore linguistes et ne comprennent pas pourquoi on s’occupe à leurs yeux de ce qui n’est pas de nos oignons.
Je voudrais vous faire remarquer à ce moment-là que ce phénomène-là, de néologie, de néopraxie, de néodoxie, etc., se reproduit à l’intérieur même de la théorie de la médiation. Elle est un gigantesque néologisme, un grand barbarisme. Elle est une sorte de créole. C’est une linguistique complètement créolisée par de la sociologie et de la psychanalyse : c’est de la néodoxie, et n’est que cela. C’est une linguistique qui n’est plus linguistique parce qu’elle a encaissé le choc d’une critique sociologique, psychanalytique, etc. Remarquez d’ailleurs qu’on renvoie l’ascenseur. À partir du moment où nous avons muté néodoxiquement, corrélativement, cela entraîne l’implication de la mutation des autres, et le plus beau cadeau qu’on puisse leur faire, aux psychologues et sociologues, est de leur donner raison sur la critique qu’ils font du discours du linguiste sur la parole, la langue, etc. Le cadeau qu’on leur fait en retour, c’est qu’ils nous ont permis de comprendre pourquoi on ne pouvait plus opposer la langue collective à la parole individuelle. Ils nous ont permis de comprendre que l’opposition individuel-collectif était intenable. C’est le cadeau qu’on leur envoie en retour parce que – que je sache malgré tout quand même encore – ce qui fait la ligne de partage entre la psychanalyse et la sociologie est toujours cette fameuse opposition. L’état de néodoxie est réciproque, c’est-à-dire que ce qui est renvoyé en retour par la médiation à nos petits camarades d’à côté, c’est qu’on a muté dans nos propos : la médiation est une néodoxie. Mais on leur renvoie aussi leurs propres propos transformés par l’appropriation qu’on en a fait. La première question qu’on leur renvoie, c’est de leur rappeler qu’ils continuent de parler sur une partition entre l’individuel et le collectif dont les deux disciplines prétendent que ce sont des thèmes qui ne tiennent plus. Qu’est-ce qu’ils attendent pour ne plus y être ?
Autrement dit, c’est le renvoi d’ascenseur néodoxisant – c’est cela l’épistémologie – à la sociologie et à la psychanalyse. C’est donc pourquoi elles existent encore comme deux disciplines.
Sur ce, pour aujourd’hui, c’est ce que j’avais à vous dire. C’est, comme on dit, un commentaire de texte un peu loin du texte, mais si vous y regardez bien, je pense que vous pouvez retrouver à peu près ce que j’ai raconté dans le texte [7], parce que grosso modo, la façon qu’a Bourdieu, y compris à la fin, de dénoncer toutes les impostures de l’égotisme, du narcissisme, etc., de constituer un sujet etc., ce ne sont pas que les sociologues qui sont visés. À mon avis, si tant est qu’il y ait quelque chose comme un sujet, ça peut être aussi bien du Lacan que du Bourdieu comme question. Il y a une certaine façon, jusque dans cet argument-là, de trouver que grosso modo, entre le texte de Bourdieu et la démarche qu’on suit, il y a la même contrainte qui pèse. On est confrontés au même genre de problème, et d’une certaine manière on le résout de la même façon. C’est ça que j’aime bien dans ce texte-là. En plus, il est fait d’une manière que je trouve intéressante. Et puis il y a un côté très agréable quand Bourdieu dit : « j’ai fait comme ça et je me suis planté à tel endroit. » Voilà !
Notes
[1] Il s’agit de la préface à Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, pp. 7-41.
[2] La référence explicite à Saussure et à la valeur apparaît à la page 17 de cette préface.
[3] Dans cette préface, Bourdieu mentionne Frazer et Jung pour critiquer l’interprétation non structurale des mythes : « sorte d’intuition anthropologique de type jungien, soutenue par une culture comparative d’inspiration frazérienne » (Bourdieu, 1980, p. 13).
[4] Jacques Cochin, enseignant de sociologie à Rennes 2.
[5] Celui du livre de Bourdieu, op. cit.
[6] Allusion au livre de Jean-Yves Urien qui paraîtra en fait l’année suivante : La trame d’une langue. Le breton, Lesneven, Mouladurioù Hor Yezh, 1989, 262 p.
[7] Celui de Bourdieu, op. cit.
Jacques Laisis« L’analyse d’une analyse d’une analyse », in Tétralogiques, N°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis.