Jacques Laisis
Compte, conte et comte ou « l’homme de Loi »
Résumé / Abstract
Article paru dans Tétralogiques n°4, Enfant, Langage et Société, Presses Universitaires de Rennes, 1987, pp. 141-161.
L’édition originale est visible sur le site de l’Association pour le Développement de l’Anthroplogie Médiationniste à cette adresse : https://rennes-mediation.fr/Nmedia/download/compte-conte-et-comte/.
La rédaction remercie Jean Agnès pour sa contribution technique à la republication de ce texte.
Mots-clés
Auguste Comte | glossologie | langage | langue | Saussure | sociologie | théorie de la médiation |
espiègle autant que douce,
enfant désormais...
« Fidèle à la nature et complet ! Comment s’y prend-il :
Depuis quand la nature se soumet-elle à un tableau ?
Infinie est la plus petite parcelle du monde ! -
Finalement il en peint ce qui lui plaît.
Et qu’est-ce qui lui plaît ? Ce qu’il sait peindre !
Friedrich Nietzsche, Plaisanterie, ruse et vengeance, no 55. In Le gai savoir (1901).
L’une des premières surprises que réserve la Théorie de la Médiation à qui entreprend de s’y initier réside assurément dans la dissociation – annoncée au défi de toute vraisemblance, c’est-à-dire de toute tradition linguistique post-saussurienne – du fait grammatical et du fait de langue, faits désormais réputés étrangers l’un à l’autre puisque obtenus selon des procédures différentes, rapportés qu’ils sont à deux déterminismes mutuellement irréductibles et non superposables dans leur champ d’application :
– l’un, glossologique, dont l’obtention ne procède plus de cette pertinence communicative qui, d’impliquer ainsi l’échange – de surcroît réduit à la seule circulation d’où toute altérité est d’emblée effacée – au principe même de son explication, au moment même où elle est supposée fonder la spécificité de l’analyse linguistique, paradoxalement l’inscrit sous la juridiction et la condamnation virtuelles des « sciences sociales », mais procède de la réciprocité des faces du Signe, assurant de la sorte et l’immanence et l’autonomie de sa propre formalisation – la pertinence glossologique en ce qu’elle est articulée à la dénotation n’ayant plus du tout la même définition que la pertinence linguistique articulée, elle, à la communication,
– l’autre, sociologique, qui, ne confondant pas la forme ethnico-politique de l’échange et le contenu de l’échangé qu’elle investit,
tout d’abord n’en assimile pas le principe au statut toujours autre qu’incorpore l’échangé et qui fait l’objet, précisément, d’une analyse autre : le « fait de langue » perd ainsi son fallacieux statut grammatical, bien que la parole échangée soit, bien entendu, mais au regard d’une autre analyse, toujours aussi glossologiquement déterminée. Contre tout réalisme résiduel, il faut bien ici rappeler qu’il en va du fait de langue comme du fait glossologique : loin de coïncider avec le dire prétendument concret, ils en constituent deux dimensions qui n’existent que d’être construites sur les décombres de ce « langage » dont Ferdinand de Saussure déjà avait reconnu l’inconnaissable hétéroclite (de la même manière que pour Marx une valeur d’échange était toujours aussi, mais justiciable d’une autre analyse que celle qu’il entreprenait, une valeur d’usage),
récuse ensuite, comme n’étant pas de son ordre propre de formalisation, cette diffraction qui désarticule l’échangé parce qu’elle est introduite de l’extérieur, au nom des autres statuts scientifiquement dissociables que comme contenu l’échangé incorpore aussi, provincialisant ainsi le social en secteurs dont le statut est d’un ordre non social : la langue, la loi, le travail… et masquant leur commune participation au processus socio-historique. Le glossologique, l’axiologique, l’ergologique sont certes scientifiquement dissociables du sociologique, mais la sociologie, à l’instar justement des autres analyses, n’a à connaître – à son plan – que ce qu’elle construit selon ses propres critères.
Aussi bien, ce qui s’échange n’est-il jamais du glossologique en tant que tel, encore moins du glossologique tout seul : dans toute prise de parole, au delà des « mots » se joue tout autant l’implication éthique de la loi, que l’on retrouve dans la conviction ou la résistance nouant toute interlocution. Loin que l’on échange des « mots » d’un côté, du « désir » de l’autre, c’est l’appropriation ensemble du sens et de la vérité qui fait l’enjeu de l’interlocution, l’échange en sa forme spécifique ne se confondant pas avec ce qui, incidemment, glossologiquement co-formalise l’énonciation de la parole, pas plus qu’avec ce qui, axiologiquement, en la légitimant, co-formalise l’initiative de cette même parole.
Dans cette intégration à la formalisation sociologique, la « langue » perd et son statut grammatical et son autonomie aseptisée, pendant que le linguiste perd ce qui, jusqu’à présent, semblait légitimer l’appropriation disciplinaire de son objet.
Aussi bien, entre une glossologie qui méthodologiquement en ignore désormais la dimension d’échange pour ne traiter que du Signe et de la formalisation réciproque de ses faces, et une sociologie qui n’y analyse cette dimension de l’échange qu’à la condition de la vider de son contenu glossologique et d’en rompre l’artificiel isolement dans l’ensemble de l’échangé, est-ce la question même de « la langue » qui s’évanouit, déconstruite, et sans référence scientifique tenable.
On peut sans doute, dans ce porte-à-faux du concept habituel de langue, retrouver la source des difficultés du linguiste :
* scientifiquement dans sa tentative de saisir positivement l’usage pour y attester la supposée commune participation des locuteurs à la règle grammaticale, à résoudre le problème que lui pose la définition des coordonnées géo-socio-historiques de son corpus : comme un irrationnel, la langue se dérobe à la saisie syn-topique/stratique/chronique et le linguiste, à sa recherche (d’un prétendu collectif qui relève plutôt de la promotion politique d’un usage très minoritaire, qui, de partiel en devient partial, à un prétendu individuel qui, toujours polyglotte, n’est même pas régulier avec lui-même), oscille entre les deux pôles également fictifs qui cependant ordonnent la définition qu’il continue de donner de son objet ;
* épistémologiquement qu’il réduise, non sans artifice résiduel, jusqu’à l’extrême la portée sociale de l’usage qu’il décrit, ou qu’il pose, « idéalement », comme condition de possibilité de l’explication linguistique, une société d’interlocution aussi parfaite qu’inexistante, à résister à l’intervention critique des autres sciences humaines, le sociologue réinterprétant « la langue des linguistes » comme l’alibi idéologique d’une politique d’unification culturelle, soulignant au passage la secrète complicité du grammairien et de l’enseignant, le psychanalyste réinterprétant comme fantasme imaginaire la croyance du sujet que les mots seraient pour l’autre ce qu’ils sont pour lui, comme fantasme narcissique la croyance du sujet en la maîtrise de sa parole, l’un et l’autre retrouvant dans les difficultés descriptives du linguiste l’effet de ce dont ils traitent : la partition conflictuelle d’un social qui jamais politiquement n’arrive à se réaliser en communauté réconciliée, l’excentration statutaire d’un sujet, qui, parlé autant qu’il parle, ne ressaisit jamais sa parole que de l’autre dont elle procède…
À douter qu’il faille encore parler de « fait de langue » ! Cela, certes, est choquant, mais cela ne choque jamais que nos habitudes de penser. Ce n’est peut-être d’ailleurs qu’une répétition : il a déjà fallu renoncer aux « faits de langage »…
Toujours est-il qu’il y a là un problème avec lequel il va falloir faire. Que souligne la clinique de surcroît : si elle connaît une pathologie isolable de la Grammaticalité, elle ignore une pathologie isolable de la langue. Le psychotique, bien au contraire, parce qu’il est rapporté de la même manière au problème de l’altérité, qu’il s’agisse de la langue, de la loi ou encore de la division sociale du travail, nous contraint à revenir sur la séparation qu’implique cette énumération du manifeste de son trouble, en même temps qu’il nous donne l’impression de réaliser effectivement, mais pathologiquement, la positivation et du collectif et de l’individuel qui ordonnent si souvent encore nos définitions.
Puisqu’il n’y a pas de surprise en soi, mais seulement relativement à un savoir acquis – de la même manière qu’il n’y a pas, en soi, d’irrationalité de la réalité, mais seulement relativement à une certaine rationalisation qu’on en tente et à laquelle elle résiste – puisque ce qui, pour une façon de penser, apparaît comme un irrationnel peut fort bien, mais dans une autre façon de penser, constituer le nouveau rationnel, il convient de rapporter ensemble à la tradition saussurienne, parce qu’elle doit bien en contenir la virtualité, tant la résistance épistémologique que rencontre, dans le savoir, la Théorie de la Médiation quand elle en vient à déconstruire cette « langue » dont le linguiste avait fait et son ordinaire et son vraisemblable, que la résistance que le linguiste rencontre, dans le vernaculaire, quand il tente de le soumettre à la définition qu’il en donne.
Ce à quoi conduit la déconstruction de la langue – dont résulte la dissociation de la théorie glossologique du Signe et de la théorie sociologique de la Personne – c’est à la remise en question simultanée de la définition saussurienne du fait linguistique et de la conception de la causalité qui lui est attachée, l’alliance de la loi explicative et de la collectivité d’usage, l’alliance du principe logique de causalité et du principe sociologique de légalité [1].
Ferdinand de Saussure, en même temps qu’il assigne à la langue une rationalité grammaticale, ne trouve à cette rationalité d’autre lieu de garantie et de résidence que le communautaire supposé de l’usage synchronique. En témoigne la célèbre et insoutenable opposition de la parole et de la langue, qui fait de la seconde – « l’objet à proprement parler de la linguistique » – l’instance simultanément collective (par une sorte d’introjection du dictionnaire) et explicative (par une sorte de déductivité combinatoire) de la première. À la superposition, dans le vernaculaire qu’il décrit, du grammatical et de l’usage, correspond la superposition, dans son épistémé, de la cohérence logique de l’explication et de la cohésion sociologique du social. Aussi bien, dans le Cours de Linguistique Générale, la langue reçoit-elle les deux statuts : logiquement, elle est comparée à la projection géométrique sur un plan des facteurs grammaticaux différentiellement discernés, sociologiquement, elle est qualifiée comme état synchronique d’usage régulier. À la solidarité logique des facteurs répond la solidarité « synchronique » des usagers, ce qui conduit à la définition bien connue de « l’objet de la linguistique synchronique générale qui est d’établir les principes fondamentaux de tout système idiosynchronique, les facteurs constitutifs de tout état de langue » [2].
Ainsi la cohésion sociale vient-elle garantir à la cohérence explicative, dans le phénomène constatable, la régularité dont elle a besoin, pendant qu’en retour l’explication fonde logiquement l’usage dans la déductivité grammaticale.
Mais maintenant que dans un vernaculaire qui lui résiste le linguiste fait l’épreuve a contrario de la non-coïncidence de la rationalité grammaticale et de la rationalité qui gouverne l’usage, épistémologiquement ce qui corrélativement se découvre c’est une insoutenable exploitation mythique du concept usuel de loi, qui identifie ce qui n’est pas de même ordre : la loi qui s’articule à l’intelligible de l’explication, ce en quoi la variété phénoménale est rapportable à l’identique d’un principe, n’est pas la loi qui s’articule au socio-historique de l’usage, ce en quoi la diversité des conduites est rapportable à ce qui n’est jamais l’identique d’un communautaire mais bien plutôt l’enjeu conflictuellement reconduit d’une appropriation, du sens comme de la légitimité.
Ce n’est qu’au prix de la dissociation du principe de causalité et du principe de légalité que l’explication peut déployer sa cohérence sans rendre le logique tributaire du socio-historique, sans impliquer nécessairement la garantie d’une cohésion sociale illusoire. Au demeurant, sur quel autre argument peuvent-elles prétendre à l’existence, défendre l’irréductibilité de leur objet et la spécificité de leur procédure – à moins d’être absorbées, dans leur commun tribut à la légalité de l’usage, comme autant de ses chapitres, par une « science sociale » dégénérant en « sociologisme » parce que coextensive à l’humain – si ce n’est en n’impliquant jamais l’usage et sa légalité dans l’obtention de leurs faits. Tel est, épistémologiquement, l’enjeu de la mutation précédemment signalée du concept de pertinence qui, par la réciprocité des faces du Signe, permet enfin à la glossologie d’échapper à la réduction sociologique qui toujours menace la linguistique saussurienne. La glossologie, théorie du Signe, ignore tout désormais de la langue, plus rien dans sa procédure n’emprunte à l’usage pour établir le fait grammatical. Cela n’est certes pas facile et implique le maniement systématique de cette « déconstruction » qui tend à emblématiser la Théorie de la Médiation, mais c’est aussi la seule façon pour nous concevable, en retour, de rendre à la sociologie ce qui de droit lui revient, à savoir l’application à la légalité humaine du principe de causalité, puisque tel est son objet : d’expliquer l’instauration de l’ordre social et les modalités de l’émergence et de la participation à la citoyenneté, dont l’interlocution n’est qu’un exemple, manifeste, à tort isolé [3].
Il y a là un problème fondamental, épistémologiquement lié à l’émergence historique des sciences humaines, en ce sens que la formulation de la loi y rencontre une résistance que les sciences de la nature ignorent, ce qui rend compréhensible que rien, dans notre héritage philosophique, ne nous prépare à le résoudre, problème qui donne son sens épistémologique à ce qui, dans la Théorie de la Médiation tâche d’y répondre, à savoir la dissociation du plan de la Personne d’avec les autres plans de rationalité : le fait humain, pour autant qu’il ne soit pas réductible à la seule historicité, n’en incorpore pas moins toujours aussi cette historicité par laquelle d’ailleurs il a été d’abord et exclusivement saisi et défini au XIXe siècle, contrastivement au fait de nature. De cette historicité de la légalité de l’usage, il faut faire la science en tant qu’elle constitue l’une des modalités du rationnel, qu’elle n’épuise pourtant pas.
Sans équivoque possible, c’est bien l’introduction de la loi dans de l’humain qui fait et l’ambition et le problème d’un Ferdinand de Saussure, tributaire de l’historicisme et du naturalisme de son temps, desquels il cherche comment sortir pour en avoir, dans son travail de philologue, éprouvé l’insuffisance. N’oublions surtout pas, parce que le sort de la glossologie s’y joue déjà, que la question de la « valeur », si elle est mise en forme dans le registre de la synchronie, a été découverte, non sans embarras nostalgique d’ailleurs (cf. la dure perte, pour le linguiste, de ce lopin de terre dont bénéficierait encore l’économiste ! CLG, p. 116), dans le registre de la diachronie : à l’œuvre dans les deux registres, n’en respectant point la partition, elle ne saurait non plus par eux être définie. Toujours est-il, qu’historien toujours mais ne pouvant plus l’être comme avant (la découverte embarrassante de la « valeur » !), – la synchronie ne peut-elle pas être considérée comme le chemin détourné qui ramène à l’histoire ? – et pour « humaniser » la langue, c’est-à-dire en dénaturaliser le principe (ce qui reste de nature dans le langage est hardiment rejeté dans cette « parole » véritable bonne à tout assumer des restes du raisonnement), Ferdinand de Saussure ne dispose que de l’argument de l’arbitraire, qui est un argument historiciste : à la nécessité de la Nature s’oppose la contingence de l’Humanité. Mais peut-on faire la science du contingent ? Autant dire que l’argument sur lequel il fonde l’autonomisation de son objet – ce en quoi il est non réductible aux propriétés de la Nature – est aussi l’argument qui ruine, apparemment d’emblée, l’introduction du principe d’identité qu’implique l’explication scientifique. Chassé-croisé paradoxal des deux dimensions du concept qui, générativement, sépare donc autonomise sur l’argument qui ruine, taxinomiquement, l’identification donc l’homogénéisation des « faits de langue ». Autrement dit, comme science, la linguistique devrait tendre à l’invariance, à la permanence, l’éternité, l’universalité de la loi, pendant qu’humaine elle devrait tendre à l’arbitraire historique, voire individuel. On sait que la parole se chargera du naturel, de l’individuel et de l’historique ! Quant à la langue, elle va recevoir une définition – synchronique – qui fait d’elle, dans le cadre de ce qu’on peut qualifier de « théorie de l’arbitrarité restreinte », une seconde nature, c’est-à-dire un espace-temps certes délimité mais dans lequel la loi pourra s’appliquer généralement. Universalité partielle, éternité fugitive, la synchronie – outre qu’elle permet la reconstruction de la diachronie, ne le perdons pas de vue – est le lieu de la science humaine possible de la langue [4].
Le raisonnement est implacable, qui, partant de l’arbitraire, aboutit à sa restriction synchronique. On comprend pourquoi, en glossologie, ce en quoi le Signe n’est pas réductible à la naturalité gnosique jamais n’est formulé en termes d’arbitrarité mais d’abstraction. À autonomiser sur l’argument d’arbitraire, on est nécessairement conduit à identifier sur l’argument de la convention communautaire et à superposer l’ordre logique de l’explication et l’ordre sociologique d’un usage figé conventionnellement. Ce qui s’avère insoutenable.
Ceci dit, on ne saurait se contenter de dénoncer voire même de seulement rectifier ce qui se découvre comme une erreur impliquée dès le départ. Soulignons au passage la dette de la Théorie de la Médiation au travail systématique des linguistes qui, seul, a pu conduire au repérage ce ce qui précède, la critique ici ne se soutenant que de la contradiction interne au savoir, nullement d’un savoir sur les choses.
La rectification c’est l’instauration, dans la Théorie de la Médiation, d’une sociolinguistique (qui ne vient pas pieusement ajouter quelques considérations d’ordre sociologique à un propos linguistique inchangé) qui reprend, en le soustrayant, le social que la linguistique impliquait à son insu, et d’une glossologie, linguistique déplacée par cette soustraction même. De là procède d’ailleurs la surprise initiale que cette théorie réserve à qui s’y initie : ce qui se joue dans l’enseignement n’est-il pas la réitération dans l’épistémologique, de l’interférence problématique des savoirs ? Et quelle position dans le savoir occupent donc les étudiants, nantis qu’ils sont d’un savoir diffusé ? sinon de tenir à ce savoir historiquement constitué avec lequel précisément la théorie enseignée est en train de rompre…
Mais reste qu’il a fallu rectifier, et que, comme disait Bachelard, si tant est qu’il y ait obstacle, nous sommes à nous-mêmes cet obstacle contre lequel nous luttons. À ce compte, au détour du démenti, de la résistance de la réalité à se plier à notre définition, qui est toujours un peu aussi notre désir (d’avoir raison), se révèle une certaine propension insoupçonnée à considérer les choses de telle ou telle manière et qui vient à faire défaut. Quelque chose nous a fait commettre cette erreur, qui ne se reconnaît que tardivement et toujours un peu douloureusement. Autrement dit, dans cette définition qui s’avère insoutenable, se jouait une certaine façon d’être rapporté à la réalité, dont nous parlons.
Et c’est aux sciences humaines qu’il appartient d’établir comment procède notre rapport au monde, plus exactement comment procède l’instauration de ce qui, pour nous, constitue le monde et qui est toujours notre œuvre, quand bien même cette œuvre se constituerait dans la contradiction d’un principe de réalité. De ce point de vue d’ailleurs, la « science », le comportement « scientifique », demandent à être considérés comme des faits anthropologiques au même titre que d’autres, ordinaires, en ce sens que l’humanité, qui y est toute entière engagée, s’y retrouve toute : la « science » a la forme anthropologique du « sujet » dont elle procède, et l’on y retrouve toutes les propriétés que les sciences humaines discernent. Aussi bien appartient-il aux sciences humaines de formuler ce qui nous rend capable de science, entre autres, de sciences de la nature. Pierre Bourdieu, ici, dirait sans doute qu’il faut « objectiver le sujet objectivant » [5].
La crise du saussurianisme nous en fournit l’occasion, et le texte saussurien l’une des clés. Où, comment, Ferdinand de Saussure obtient-il sa synchronie ? Et à quoi tient donc le « succès » de ce concept ? Parce qu’il faut tout de même bien s’interroger sur ce qui est au principe de l’erreur qui se découvre, sur cette étrange « convenance » du Saussurianisme : on s’y est jusqu’ici « com-plu » et en sortir provoque des résistances.
Curieusement, Ferdinand de Saussure, qui tellement contredit le « réalisme spontané du locuteur » quand il énonce que la langue n’est pas une nomenclature, que les mots ne sont pas des étiquettes que l’on apposerait à des choses en soi préexistantes, et qui ouvre la voie à la réinterprétation glossologique du statut – conceptuel donc toujours également grammatical – de ce qu’on persiste fâcheusement à appeler objet, s’en remet, quant à la langue, à la « conscience spontanée de l’interlocuteur » !
À la différence de la linguistique diachronique, qui est nécessairement « savante » parce que « érudite », la linguistique synchronique « ne connaît qu’une perspective, celle des sujets parlants, et toute sa méthode consiste à recueillir leur témoignage ; pour savoir dans quelle mesure une chose est une réalité, il faudra et il suffira de rechercher dans quelle mesure elle existe pour la conscience des sujets » (CLG, p. 128). On sait que cela a poussé les linguistes à « battre la campagne » et à paradoxalement vivre professionnellement de ce qui, dans la langue, contrevient à la définition qu’ils en donnent : comment peut-on profiter de la dialectologie en continuant d’affirmer que la langue est collective et que sa fonction centrale est la communication ?
Mais qu’est-ce que la synchronie sinon ce rapport spontané de l’interlocuteur à l’autre et à la langue : « la première chose qui frappe quand on étudie les faits de langue, c’est que pour le sujet parlant, leur succession dans le temps est inexistante, il est devant un état. Aussi le linguiste qui veut comprendre cet état doit-il faire table rase de tout ce qui l’a produit et ignorer la diachronie. Il ne peut entrer dans la conscience des sujets parlants qu’en supprimant le passé » (CLG, p. 117).
Autant dire que la linguistique saussurienne, de la synchronie, est une linguistique construite du point de vue de la conscience du sujet parlant, qu’elle promeut comme axiome ce rapport spontané du sujet à l’autre et à la langue, qu’elle se confond avec ce rapport qu’elle ne saurait désormais analyser puisqu’il la constitue, et qu’elle est d’emblée complice de ce qu’aujourd’hui on appellerait l’appropriation du vernaculaire et du savoir, qu’elle ne se contente pas de participer de cette appropriation : qu’elle est cette appropriation même. Que Ferdinand de Saussure espère y trouver « l’état » qu’il recherche et qu’il pose comme condition de possibilité de sa « science de la langue », ne fait aucun doute. Mais à se confier ainsi à la conscience du sujet parlant, il se rend complice de l’appropriation que ce locuteur fait de ce qu’il croit être « la langue », il ne donne – « scientifiquement » – de la langue qu’une définition qui répète cette appropriation, autant dire qu’il répète l’instauration inconsciente de cet état qui n’existe, certes, que du point de vue de la conscience de ce locuteur qui s’ignore au principe d’une légalité pour n’en plus constater que les effets, que réaliste dans l’interlocution, il met au compte sinon des choses, du moins de la langue en soi.
Pourtant, sur l’argument saussurien par excellence qu’est l’argument de la « valeur », c’est bien la croyance en « la » langue communautaire qui s’effondre, et les linguistes, en cela plus cohérents avec leur propre définition « structurale » et différentielle du fait linguistique, auraient dû déjà repérer ce qu’intempestivement sociologues et psychanalystes leur rappellent, à savoir que locution et interlocution ne se superposent pas, et qu’on ne peut même pas se soutenir du partage, au demeurant lui-même assez limité, de « marques », matériellement identiques pour en inférer un quelconque partage du formel grammatical, accréditant une conception finalement assez niaise de la circulation de l’information, à quoi libéralement ils réduisent l’échange. Au nom précisément de la « valeur » saussurienne et de son refus de tout substantialisme de l’étiquette, même si ce que j’énonce peut, matériellement, sembler communautaire, comme ce qui grammaticalement le définit n’est pas ce que positivement et présentement il semble être mais ce à quoi il s’oppose dans autant d’intégrations formelles et virtuelles, et comme, d’un interlocuteur l’autre le cumul puis la capitalisation vernaculaires n’étant jamais les mêmes puisque liées à leur respective émergence à une histoire non point individuelle mais singulière, ce à quoi il s’oppose est toujours autre, il me faut reconnaître que formellement le « mot » de l’un n’est jamais le « mot » de l’autre, que l’interlocution se joue toute entière dans la « néologie » et que loin d’être rapportable à la « paire minimale »du linguiste grammairien, l’échange verbal dépend, si l’on peut oser la péréquation, d’une « tierce minimale » par lui toujours forclose [6].
Certes – pas plus que je ne m’entends parler, ce qui me fait presque hallucinatoirement croire à cette « chose » dont, « réaliste », je méconnais qu’elle n’est que ce que je désigne pour la poser « en soi » – spontanément je ne m’entends pas entendre et – réaliste encore mais posant cette fois comme un « en soi de l’usage » – faire mien sans m’en rendre compte le dit de l’autre, que je n’ai compris que de l’avoir à mon insu co-formulé, cet insu de la traduction que j’opère effaçant virtuellement en son principe toute altérité dans l’échange.
Ce qui me pousse à cette croyance, pourtant toujours démentie, hantée qu’elle est par un malentendu irrémédiable et statutaire que l’emprise de parole cherche toujours encore à résoudre et par une problématique altérité que la « conscience du sujet parlant » n’envisage, pour ainsi dire, qu’à l’état résolu, soit que le « dit de l’autre » se réduirait à la maîtrise que j’en ai, à ce que j’en ai entendu, c’est-à-dire au déjà-par-moi-traduit, soit qu’alternativement « mon dit » se réduirait à la maîtrise que je prétends en avoir, excluant du fait même la traduction que sa com-préhension implique, soit encore que l’échangé se réduirait à la positivité et à la présence de l’énoncé.
Cette réduction, alternativement et non point dialogiquement, au point de vue de l’émetteur ou à celui du récepteur, qui seule effectivement permet de croire l’échangé réduit à l’actuel de l’énoncé, la communication à la circulation transparente de l’information au sein d’un code communautaire lui même positivement recensable, et le dialogue à l’alternance de ses répliques manifestes, n’est pas seulement inscrite au cœur très cybernétisé d’avance de la linguistique saussurienne : elle est ce qui semble légitimer l’appropriation qu’au nom de leur discipline les linguistes font de « la langue » : il faut bien que l’échangé soit à la place de l’énoncé pour que le linguiste puisse prétendre en « grammairianiser » la saisie !
Si peu que l’on souligne la répétition – dans la linguistique saussurienne qui en fait l’axiome fondateur de la construction de ce qu’elle s’emploie à prendre et à faire prendre pour « la langue » – de ce réalisme de l’interlocution » par lequel le « sujet parlant », inconscient de l’emprise qu’il exerce dans l’échange et de l’appropriation qu’il tente, positive, parce qu’il s’en croit le maître [7], les paramètres de l’interlocution et ne ressaisit qu’extérieurs à lui les effets positivés d’une légalisation contractuelle de l’usage, dont il ignore qu’il contribue à en introduire le principe en tant que co-instaurateur, donc nécessairement par l’autre partiellement dessaisi, et c’est tout ce qui, dans la construction saussurienne, « encadre » la formulation de la découverte de la « valeur » qui, en même temps qu’il s’effondre, livre sa clé (imaginaire et égocentrique) d’existence. Autant dire que s’il s’est mis en position d’assumer conceptuellement son objet grâce à la définition non substantielle du Signe et de la chose (non sans nostalgie d’ailleurs : « d’autres sciences opèrent sur des objets donnés d’avance… dans notre domaine, rien de semblable… bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet » (CLG, p. 23), Ferdinand de Saussure n’a pas songé un seul instant à reconnaître, dans le légal qu’il invoquait dans l’usage, l’ombre portée de l’emprise légalisante que tout interlocuteur exerce dans l’interlocution. Parce que si tant est que du légal tende contractuellement à s’instaurer, on ne saurait, comme le fait Ferdinand de Saussure, se contenter de le constater. Loin que ce légal s’impose à nous, de l’extérieur, (coercitivement ?), il faut le rapporter à son institution, dont nous sommes toujours partie-prenante, co-instaurateur, impliqué dans l’appropriation que nous en faisons (et dans la désappropriation relative que l’autre, par sa désapprobation, introduit de par son existence même, dans une contradiction qui fait que nous ne sommes) rapportés à l’autre que d’être dessaisis de la maîtrise, ici du sens, mais plus généralement de la Loi.
À ce compte l’homme se découvre deux fois homme de loi : comme locuteur, d’être inscrit dans la grammaticalité, il introduit la dimension du concept dans un monde que désormais il cause ; comme interlocuteur, d’être inscrit dans l’ethnicité, il introduit la dimension du légal, du contrat, de l’état, dans un monde que désormais il historicise en l’ontologisant. Et dans ce monde, ce qui se retrouve, ce sont les propriétés de ce que la Théorie de la Médiation – elle-même prise dans les processus qu’elle analyse – nomme (épistémologiquement) et désigne (scientifiquement) comme rapportables à ces deux principes non superposables de rationalité que sont respectivement la Personne où se joue, sociologiquement, l’enjeu de la dénomination, et le Signe où se joue, glossologiquement, rhétoriquement la désignation.
On comprend dès lors l’intervention « critique » tant des sociologues que des psychanalystes (lacaniens) sur les présupposés, pour eux insoutenables, de la construction de cet acte manqué qu’est la linguistique saussurienne, dans la mesure où ce qui s’y réussit – la découverte de la « valeur » – n’est mis en formule que dans un dispositif qui ne tient pas, qu’il s’agisse de l’opposition de la langue (collective ?) et de la parole (individuelle ?) ou de l’opposition de la synchronie et de la diachronie, comme si l’on pouvait séparer comme ressortissant à deux ordres différents de rationalité ce qui concourt à l’historicité, c’est-à-dire l’institution conflictuelle et néologique de l’état contingent de l’usage : pendant que la psychanalyse traite de l’instauration d’un « sujet » jamais individuel et qui n’a « d’ex-sistence » que d’être pris, pour peu qu’il ait émergé, en tiers, dans le « discours de l’Autre », la sociologie traite, elle, de l’instauration conflictuelle et historicisante d’un état d’usage qui, pour dominant qu’il tende à être, n’en devient pas pour autant coextensif à une société jamais collective parce que reconduisant le conflit qui la clive [8]. Pendant que l’une tendrait à reconnaître, si elles étaient bien effectives, dans la maîtrise prétendue aussi bien que dans le déssaisissement radical qu’inversement implique la prétendue extériorité de la loi (de la parole ici), les positions respectivement occupées par le schizophrène et le paranoïaque dans une problématique ordonnée par le narcissisme, l’autre tendrait à reconnaître, dans la prétendue synchronie, l’effet partiellement abouti d’une politique d’unification de l’usage dans une problématique ordonnée par le pouvoir.
On voit au passage à quel point la dissociation des plans – glossologique et sociologique – correspond, dans la Théorie de la Médiation, à l’effet « néodoxisant » de l’intervention de ces « contradicteurs » : leur donnant raison de leur critique, elle déplace cette linguistique dont historiquement elle provient et par rapport à laquelle, épistémologiquement, elle « mute » par l’emprunt qu’elle fait de leur questionnement. Non sans, en retour, et par analogie au principe d’immanence que la glossologie trouve désormais dans la réciprocité des faces du Signe, questionner ces deux disciplines sur la partition, qui traditionnellement les fonde et qu’elles contribuent à ébranler, en ce que, désarticulant les faces de la Personne, elles procèdent séparément à une théorisation de la Cité et à une théorisation de l’émergence à la citoyenneté, dans le respect désormais caduc du clivage de l’individuel et du collectif. La rectification mutuelle des disciplines répète, mais dans un savoir qu’elle néodoxise, la mutation néo-logique qui se joue dans le vernaculaire.
Mais on comprend aussi pourquoi la linguistique saussurienne, parce qu’elle doit positiver « la langue » et réduire l’échangé à cet énoncé dont elle s’approprie disciplinairement l’analyse – grammairienne – et que, ce faisant, elle reproduit nécessairement la position de maîtrise (imaginaire) du « sujet parlant », qu’il s’agisse de la synchronie ou qu’il s’agisse de la diachronie, ne peut construire et son explication et ses faits que sur la forclusion de l’interlocution : dans la synchronie saussurienne, l’autre, en moi pourtant toujours présent, est reconduit aux frontières de l’enclos linguistique comme radicalement étranger, l’altérité méconnue comme statutaire se retournant en bannissement et donnant à « l’esprit de clocher » pourtant entrevu, un air de « front national », pendant que la diachronie, passionnée de continuité dans la mutation dont elle décrit grammaticalement les incidences, efface toujours le tiers interférant qui pourtant, par l’emprunt, historicise l’état d’usage, face à cette histoire dont elle ne constate que les effets parce qu’elle en ignore la clé, ne peut reconstruire qu’un lignage abusivement « matrilinéaire » dont les « pères » sont exclus, si l’on peut ainsi pasticher la philologie : la langue, toujours créole, implique au principe même de l’historicité qui lui advient le rapport à cet autre, co-fondateur de la néo-logie. Ce dont attestent les « mots de la cité » : parler en langue, c’est nécessairement parler « entre » – certains diront mal – au moins deux autres vernaculaires : si le français n’est pas du latin, c’est bien parce que c’est du latin « entendu par des Ostrogoths », et par des Ostrogoths qui, complaisants aux « manières » de l’occupant, précisément parce qu’ils lui empruntent, ne parlent plus ostrogoth ! De cette créolisation statutaire, résulte le français. Et l’on comprend pourquoi tous les « mots de la cité » sont d’origine étrangère, de la même manière que, sur le marché, on ne trouve que des fruits et des légumes « exotiques ». Comme quoi une propriété définitoire de la Personne se retrouve ici à l’œuvre, qui ne respecte ni le traitement séparé de la langue, ni la partition de la langue et de la parole : au désespoir du linguiste réduisant à l’extrême son échantillon social, l’idiolecte s’avère lui-même polyglotte, créole !
On comprend donc du même coup pourquoi « la langue est introuvable », en ce que toujours elle se dérobe à une saisie qui en ignore la rationalité pour la plier à une autre, qui lui est étrangère. D’une certaine manière, le patient travail descriptif des linguistes, hanté qu’il est par la question jamais résolue – sinon imaginairement – de la délimitation de son « aire », peut être constitué rétrospectivement comme une immense démonstration par l’absurde de la non positivité grammaticalisable de la langue : la langue toujours s’absente, dans le « néo » de la logie. De la même manière qu’on peut comprendre le clivage clinique de la psychose et d’une aphasie, laquelle ne saurait être formulée plus longtemps en termes (statistiques) de déviance par rapport à un supposé standard qui ne représente jamais que l’universalisation que de son propre usage l’observateur, en ce sens spontanément comparatiste, ferait.
Bref, d’une certaine manière, si l’on veut comprendre quelque chose à la langue – si tant est que la question puisse encore être ainsi posée, séparée du reste de l’échangé – ce n’est surtout pas au linguiste qu’il faut s’adresser ! Tout dans sa procédure conduit à ignorer la rationalité dont la langue procède : non seulement il en forclôt le principe, mais encore il l’assigne à une grammaticalité qui n’est pas de son ordre spécifique. D’ailleurs, la linguistique ne se pose pratiquement jamais la question de l’instauration même de ces « langues » qui lui fournissent son gagne-pain : la question de l’étrangéification, présente dans tout acte interlocutif qui veut que l’on ne s’adresse à l’autre que sous réserve de certaines conditions… d’acceptabilité, est d’emblée forclose d’une attitude qui, ne voyant que la communication, ignore l’instauration ethnique des protagonistes – Marx avait déjà repéré que la « circulation » n’est que l’envers, toujours second, d’une « division » sociale – et succombe soit à l’image adamique du philologue remontant à la langue matriarcale soit à l’image pentecôtiste du « généraliste » qui, polyglotte à l’extrême, finirait par accréditer l’espérance d’une réconciliation de l’humanité avec elle-même.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la linguistique saussurienne ne peut pas se poser ces questions-là, tout simplement parce que, complice effectivement de la conscience du sujet parlant, elle en méconnaît la sous-jacence paradoxale à cette communication à laquelle elle réduit l’échange verbal. Reste que cela conforte « scientifiquement » le point de vue de tous les sujets parlants. D’où le succès du saussurianisme, voire plus généralement du « structuralisme » qui, caressant l’interlocuteur dans le sens du poil communicatif, accréditent le point de vue que spontanément il entretient à l’autre et à la loi. A contrario l’on peut imaginer la surprise et la résistance qu’entraîne l’enseignement de la Théorie de la Médiation : de la même manière que comprendre la glossologie suppose que l’on sorte de son propre réalisme spontané de locuteur, de la même manière comprendre la « socio-linguistique » suppose que l’on sorte de son propre réalisme d’interlocuteur pour accéder enfin à la reconnaissance de la « différence » dans la parole et le savoir, émergeant par là-même à l’épistémologique, et à la langue. Cela implique la sortie d’un rapport – définitoire de l’enfance – à l’absoluité d’un dire qu’aucune contingence ni divergence ne viendraient troubler, garanti qu’il serait par un père qui, dans le savoir, ferait « office de maître ».
Les enfants nous donnent l’impression d’être toujours un peu conservateurs, qui ne supportent guère que l’on joue avec le « nom des choses » et avec le savoir. Pour eux, il n’y a qu’un absolu de l’usage, dont nous sommes les garants parce que nous le détenons. Émerger à la langue, à l’épistémologique, c’est alors émerger à ce dessaisissement de l’absolu qu’implique l’interlocution, à la non universalité et à la contingence pourtant nécessitée, mais historiquement, du savoir, à la reconnaissance du statut conflictuellement épistémologique de ce savoir et de la place, toujours relative, qu’on y prend.
Sinon, vers quel autre pourrions-nous nous tourner encore, qui nous dirait toujours « ce qu’est le monde », ce que sont « les noms des choses » comme nous le disons aux enfants ? Tout le monde n’a pas la chance (?) du Président Schreber, d’être le dépositaire héroïque d’une « langue fondamentale » que seule l’originalité de sa provenance fait sortir d’une surprenante banalité germanophone !
La Théorie de la Médiation, contrairement à ce que certains voudraient en faire, n’est pas la révélation de ce que serait le monde, ni son initiateur un nouveau Moïse recevant, sur je ne sais quel Menez Hom, les tables de la nouvelle loi ! Elle n’est qu’un certain état historique du savoir, un certain savoir de la contradiction que la réalité oppose jusqu’ici à la doxa. Derrière elle, si difficile que cela semble à soutenir, il n’y a RIEN. Mais être en langue suppose émerger à ce rien qu’introduit l’absence de la Personne, dont on ressaisit l’effet ici dans un savoir qui, du même coup, ne se prête à aucune pédagogie, mais bien au contraire à une didactique toute entière épistémologique, et qui ne peut plus s’éprouver – contrôle des connaissances oblige – dans une interrogation écrite à la longue assez perverse. D’où l’inévitable déscolarisation, qui tient du sevrage initiatique puisque conduisant à l’appropriation réitérée de ce rien, qu’implique l’accès, après une « licence », à une « maîtrise » et son « mémoire » dont l’évaluation – à l’instar de toutes ! – ne saurait, s’autorisant d’un prétendu positif du savoir, nier la singularité qui est sa condition même d’existence.
N’ayant nullement renoncé à « l’union des travailleurs de la preuve » mais n’en pouvant désormais proposer qu’une nouvelle, déplacée qu’elle est par la contrainte épistémologique, néo-doxisante, qui en elle s’effectue, vivant par contre « la solitude qui guette à chaque mutation d’une idée de base » [9], la Théorie de la Médiation contribue à rendre rationnel, mais autrement, ce qui, pour la linguistique, ne pouvait qu’apparaître irrationnel, à conjurer tant bien que mal dans l’enclos fictivement positivé de la synchronie. Autant dire que, Ferdinand de Saussure ayant opéré la première rupture (d’avec le réalisme de la locution), mais pas la seconde (d’avec le réalisme de l’interlocution), la réévaluation de sa participation à l’héritage linguistique passe, pour la Théorie de la Médiation, parce qu’elle effectue la seconde, par la dissociation de la problématique de la « valeur » tout entière reversée au fondement exclusif de la Glossologie et de la problématique de la « langue », déconstruite et dépositivée, et reversée, sociologie et psychanalyse aidant, au fondement de cette théorie de la Personne qui n’en reconnaît plus la partition sur ce point. Ce qui fait d’elle à la fois, d’une certaine manière un saussurianisme au carré en ce qu’elle déconstruit cette « langue », produit elle-même de la déconstruction préalable du « langage », et d’une autre manière un anti-saussurianisme, dans son refus de continuer d’assumer, dans l’héritage disciplinaire, cette alliance de la loi scientifique de l’explication et de la loi sociologique du politique, alliance dans laquelle il nous faut bien, par delà le saussurianisme qui – à la « valeur » près, justement – lui emprunte tout son argumentaire, en définitive reconnaître la figure toujours maintenue du Comtisme. Car ce qui, dans la surprise de la déconstruction, finalement se joue, c’est bien la distance prise d’avec le positivisme qui imprègne encore le saussurianisme et le savoir contemporain.
Du « Cours de Philosophie Positive » d’Auguste Comte au « Cours de Linguistique Générale » de Ferdinand de Saussure, et sur le même argument fondateur, se répète cette conception superposant le principe de causalité et le principe de légalité, à ceci près qu’en « miroir » ce que Ferdinand de Saussure, mal remis de l’irruption de la négativité de la valeur dans une philologie désormais privée de la substance qui lui permettait la récapitulation qu’elle entreprend, attend d’un certain état d’ordre du social, qu’il lui permette de faire œuvre de science, Auguste Comte, lui, mal remis des convulsions révolutionnaires, l’attend de la science pour faire œuvre politique de réformateur de la société, « l’ensemble de la philosophie naturelle, avec la hiérarchie scientifique qui la caractérise, constituant le fondement des théories sociales et, dans nos temps d’anarchie intellectuelle, pouvant seul déterminer enfin, entre tous les bons esprits, une communion réelle et durable (CPP, II, p. 8) [10]. Le Comtisme est la tentative utopique de fonder sur le mode naturaliste, donc sur un ordre des choses dont la science nous livrerait et le principe et la maîtrise, un ordre rétabli et enfin indiscutable du social permettant de « délivrer la société de cette fatale tendance à une imminente dissolution, de la conduire à une organisation nouvelle, plus progressive et consistante, un esprit nouveau, par son ascendant graduellement universel, guidant nos sociétés vers le terme définitif de l’état révolutionnaire » (CPP, II, p. 15-16). Aussi bien « la philosophie positive » se trouve-t-elle (d’avance !) « naturellement partagée en cinq sciences fondamentales, dont la succession est déterminée par une subordination nécessaire et invariable, fondée, indépendamment de toute opinion hypothétique, sur la simple comparaison approfondie des phénomènes correspondants » dans une ordination scalaire de dépendance qui, de « l’astronomie, la physique, la chimie, la physiologie et enfin la physique sociale » va non seulement des « phénomènes les plus généraux, les plus simples, les plus abstraits » aux « phénomènes les plus particuliers, les plus compliquée, les plus concrets », mais va aussi, et peut-être surtout, des phénomènes « les plus éloignés de l’humanité » à ceux qui sont « les plus directement intéressants pour l’homme », qui lie d’emblée la déclinaison logique des rapports, que scientifiquement l’on peut établir entre ces phénomènes, au degré plus ou moins grand de pouvoir qu’ils exercent sur nous ou que nous pouvons exercer sur eux : « Entre ces deux extrêmes (l’astronomique et le social), les degrés de spécialité, de complication et de personnalité des phénomènes vont graduellement en augmentant ainsi que leur dépendance successive (CPP, I, p. 58).
On voit bien qu’ainsi Auguste Comte entend parachever, ensemble, dans le positivisme, et l’histoire et la science, la société trouvant le fondement définitif de son être dans une science enfin positive : « la fondation de la physique sociale complétant enfin le système des sciences naturelles, il devient possible et même nécessaire de résumer les diverses connaissances acquises, parvenues alors à un état fixe et homogène, pour les coordonner en les présentant comme autant de branches d’un tronc unique, au lieu de continuer à les concevoir seulement comme autant de corps isolés », « le système philosophique des modernes enfin fondé dans son ensemble, aucun phénomène observable ne saurait manquer de rentrer dans l’une des catégories établies », et « toutes nos conceptions étant devenues homogènes, la philosophie positive définitivement constituée à l’état positif il ne lui restera qu’à se développer indéfiniment par les acquisitions toujours croissantes de nouvelles observations… sans jamais changer de caractère (CPP, I, p. 29), pendant qu’il ordonne « synchroniquement » en encyclopédie le savoir de son temps et « diachroniquement » l’évolution qui cumulativement y conduit nécessairement.
Ceci étant, pas plus qu’il n’est d’Autre pensable dans la synchronie saussurienne, il n’est d’Autre pensable dans l’encyclopédie comtienne : elle forclôt l’épistémologie en déclinant sur le mode exclusivement logique, comme autant de facteurs scientifiquement dissociables, mais solidaires dans le cadre d’un même savoir total, ce qui, aux frontières jamais assurées des disciplines, persiste à faire l’enjeu de leurs polémiques. Mais fondé qu’il est, positivement, dans le réel, le savoir comtien peut-il être désapproprié, relativisé ?
De la même manière, pas plus que la « diachronie » saussurienne n’est une histoire parce qu’elle ne ressaisit que dans leurs incidences grammaticalement descriptibles les effets néologisants d’un tiers interférent qu’elle exclut d’un lignage désormais (matri)linéaire, l’évolutionnisme comtien n’est-il une histoire, en ce sens que la loi des états ne fait qu’ordonner rétrospectivement toutes les productions antérieures, réduites au rang traduit qu’elles peuvent occuper dans le savoir contemporain, à la seule échelle de sa propre conception, constituant de la sorte bien plutôt un précursionnisme : le précurseur n’étant jamais que celui qui a eu certes le mérite – mais c’est moi qui le lui décerne – de soupçonner avant moi mais moins bien que moi – ce qui constitue ma/la bonne question, comme s’il me revenait de fixer moi-même les termes de ma dette ! Et comme si le théorème que Thalès a découvert était le même que celui que j’apprends à l’école, parmi d’autres aujourd’hui ! Puis-je ainsi rétroprojecter sur un prédécesseur radicalement imaginaire un « élément » de savoir dont j’absolutise, dans l’appropriation que j’en fais, la « valeur » pourtant toujours relative au reste du savoir dont il participe ?
La position de maîtrise, dont nous avons vu qu’elle est au fondement du rapport qu’entretient ce « sujet parlant » saussurien, dont on aurait du mal à croire qu’il transcende toute normativité, à une langue dont la linguistique suppose qu’elle se « réalise » en synchronie, se retrouve au principe même de l’entreprise comtienne, en ce qu’elle ne saurait procéder que d’un « esprit qui placé au point de vue convenable et pourvu des connaissances suffisantes s’occuperait à refaire la science dans son ensemble » (CPP, I, p. 50) non sans qu’au passage soit évoquée la difficulté que cela représente : « Chaque siècle ne compte qu’un bien petit nombre de penseurs capables, à l’époque de leur virilité, de faire table rase pour le reconstruire de fond en comble, le système entier de leurs idées acquises » (CPP, I, p. 61) et que n’intervienne l’aveu que « quoique tous les aspects essentiels de ma philosophie sociale aient peut-être été déjà saisis isolément par quelques intelligences… je (Auguste Comte) reste malheureusement encore le seul jusqu’ici en possession pleinement efficace du principe fondamental et du système rationnel de cette nouvelle doctrine… seul à avoir l’avantage, en quelque sorte accidentel (!), d’être directement placé, par l’ensemble de son éducation, au seul point de vue intellectuel d’où l’on puisse aujourd’hui découvrir la véritable issue à cette immense difficulté philosophique » (CPP, II, p. 9).
Il y aurait beaucoup à dire sur cette assomption comtienne du savoir et de l’être – antithétiquement au dessaisissement déchiré que le Président Schreber nous « offre » dans ses « Mémoires » – mais le moins que l’on puisse faire, c’est de reconnaître, dans l’encyclopédie comme dans le précursionnisme, de surcroît l’un sur l’autre rabattus, le chemin conduisant logiquement du simple au complexe se superposant au rapport chronologique de l’antérieur au postérieur, à quel point elles correspondent à l’appropriation, et à elle seule, que la Personne effectue et de son capital (ici de savoir) et de son origine, pour, réaliste toujours, méconnaissant qu’elle en introduit elle-même le principe, en projeter les coordonnées dans un monde dont elle ignore qu’il n’a que les propriétés qu’elle y a construites, et les y retrouver sous la forme quasi hallucinatoire d’un « ordre des choses » et d’une « histoire naturelle ». Intégralement complice de cette appropriation unilatérale, Auguste Comte ontologise l’être en anthropodicée et réalise imaginairement, dans le savoir comme dans le politique, cet ordre positif de légalité qu’il prétend ne faire seulement que constater… par simple observation ! Il prétend ainsi réalisé dans la doxa comme dans l’être ce que, de son côté et à propos du vernaculaire, Ferdinand de Saussure, supposant ainsi le comtisme réussi, hypothèque dans la langue. Le parallélisme est saisissant qui transpose de l’un à l’autre, de la doxa au vernaculaire, cette positivité exclusive de toute altérité.
Aussi bien Auguste Comte – en cela pleinement son anthroponyme – peut-il prétendre faire coïncider le compte du logiquement discerné par la connaissance et le conte du chronologiquement advenu du savoir, convertissant la logique en récit. Mais cela ne saurait se faire que du seul point de vue, certes élevé, hiérarchiquement supérieur parce qu’apanage d’un dignitaire du savoir ayant accédé au vrai, qu’on me permettra de nommer ici le comte, tout en regrettant que dans la hiérarchie nobiliaire le comte ne fût pas roi. Ou empereur, ou pape, comme on sait qu’il y tendit !
L’on tient ainsi peut-être, dans l’équation comtienne, la « formule » de tout évolutionnisme qui, toujours solidaire d’un positivisme qui lui fournit sa base, ou son faîte, articule logiquement en termes de complexité et de subordination un rapport sociologique de domination, où toute altérité, niée en son principe, sous la double bannière de l’ordre et du progrès, se voit hiérarchiquement aliénée à la seule échelle dont il occupe le sommet. Et l’on voudrait parler encore de « tiers-monde » ! D’ethnocentrisme en chronocentrisme, voire en adultocentrisme, que ce soit sous les espèces de la synchronie et de la diachronie, de l’encyclopédie ou du précursionnisme, de l’ontologie et de l’ontogénèse, de la phylo-logie et de la phylogénèse, voire celles du « statistique » sans lequel il ne saurait y avoir de psychogénétique [11], ce qui toujours se répète, c’est cette appropriation synoptisante (pensez au panorama saussurien ! CLG, p. 117) et génétisante de l’être et de la loi, qui, dans une maîtrise aussi imaginaire que mégalomaniaquement hiérarchisante, de rapporter l’autre à mon aune, d’abord en nie l’altérité c’est-à-dire l’incommensurabilité, et semble du même coup m’autoriser à ne l’évaluer qu’à ce qui n’est jamais que ma propre mesure, dont je deviens l’étalon universalisé. De là à se demander où sont les confins de l’univers et ce qu’en furent les premières secondes, et l’on sentira à quel point la physique n’en a pas fini de désanthropocentrer sa question ! Cette loi, à laquelle je rapporte l’être, encore faudrait-il que je m’en reconnaisse l’auteur, et l’auteur contingent, non point gonflé de suffisance positiviste. Encore faut-il alors savoir, axiologiquement, dans les règles de la méthode, retrouver l’esprit de contradiction qui, la rendant heuristique, au défi de toute palme académique, fait d’elle nécessairement un « gai savoir ». Mais, après tout, depuis la « valeur » saussurienne, d’une certaine manière, nous savons que la Vérité ne réside pas dans l’impossible réussite d’une désignation évacuant enfin l’impropriété de la Signification. Véritable bombe à retardement, cette « valeur », en même temps qu’elle ruine tout positivisme, enlève à tous les dogmatismes le fondement de leur prétention, d’être les détenteurs de cette Réalité que, tous, nous cherchons à prendre à témoin de notre dire et qui, perpétuellement absente, ne comparaît, en tiers, à aucun des procès auxquels sans cesse nous l’invitons.
Dans le positivisme comtien, cette place – de la Réalité – est, nous l’avons vu, pleinement occupée, au risque du délire. Faut-il insister sur le fait que, dans la Théorie de la Médiation, elle restera vide ? Bien fou serait celui qui voudrait la remplir ! Tout comme est fou celui qui, dans la maîtrise ou le dessaisissement, remplit la langue d’une certaine parole, et dont le délire se définit non pas par le vraisemblable ou l’invraisemblable du contenu de son énoncé mais par cette insoutenable adresse qui manifeste, dans son dire comme ailleurs, l’impossible, pour lui, inter-« subjectivité ».
Notes
[1] N’est-ce pas à une dissociation du type de celle que propose la Théorie de la Médiation quand elle rapporte la causalité et la légalité à deux principes, l’un logique, l’autre sociologique, que pense Louis Althusser (1968, Lire le Capital, Paris, Maspéro) quand, dans un chapitre consacré à une « esquisse du concept de temps historique » (pp. 112 et suivantes), il relève que « c’est la conception d’un temps historique continu homogène, contemporain-à-soi, qui est au fondement de la distinction, aujourd’hui couramment répandue, de la synchronie et de la diachronie, conception qu’il rapporte à l’idéalisme hégélien fondant logiquement le présent historique ainsi réductible à une « coupe d’essence » (que l’on retrouve p. 125 dans le Cours de Linguistique Générale) qui suppose que « la structure de l’existence historique est telle que tous les éléments du tout coexistent toujours dans le même temps, dans le même présent » (c’est là que se pose la question de savoir : le présent de qui ?). « Le synchronique est la contemporanéité même, la coprésence de l’essence à ses déterminations, le présent pouvant être lu comme structure » (ce qui implique qu’il soit le même pour tous les citoyens), « le diachronique n’étant alors que le devenir de ce présent dans la séquence d’une continuité temporelle, où les “événements” à quoi se réduit “l’histoire” ne sont que présences contingentes successives dans le continu du temps » (pp. 118-119). Et quand dans des termes compliqués, au « temps » de l’histoire, il entreprend, non sans raison, d’opposer un « temps » de la connaissance : « Si cette conception idéologique de l’histoire et de son objet tombe, ce couple disparaît lui aussi. Toutefois, quelque chose de lui demeure : ce qui est visé par la synchronie n’a rien à voir avec la présence temporelle de l’objet comme objet réel, mais concerne au contraire un autre type de présence, et la présence d’un autre objet : non la présence temporelle de l’objet concret, non le temps historique de la présence historique de l’objet historique, mais la présence – ou le “temps” – de l’objet de connaissance de l’analyse théorique elle-même, la présence de la connaissance. Le synchronique n’est alors que la conception des rapports spécifiques existant entre les différents éléments de la structure du tout » (à nouveau : en matière sociale, de qui est-ce le tout ?). « C’est la connaissance des rapports de dépendance et d’articulation qui en fait un tout organique, un système. Le synchronique, c’est l’éternité au sens spinoziste, ou connaissance adéquate d’un objet complexe par la connaissance adéquate de sa complexité ». « Si la synchronie est bien cela, elle n’a rien à voir avec la simple présence temporelle concrète, elle concerne la connaissance de l’articulation complexe qui fait du tout un tout. Elle n’est pas cette coprésence concrète (à nouveau : au regard de qui ?) elle est la connaissance de la complexité de l’objet de connaissance, qui donne la connaissance de l’objet réel » (p. 134). Certes, à la formulation althussérienne aussi, il faut se faire, mais si l’on reprend à Michel Serres, commentant Auguste Comte, l’idée que l’opposition de la synchronie et de la diachronie n’est que la reprise de la très « physique » opposition de la statique et de la dynamique, l’on peut comprendre que l’application à l’humain de la cohérence logique de l’explication – distinctivité des facteurs et ordination synthétique de ces facteurs – suppose effectivement une « totalité », immanquablement appliquée à un « social » qu’elle totalise, homogénéise et unifie, ce qui y nie toute altérité, donc toute historicité, puisque rapportable au regard, exclusif et du coup imaginaire, d’un seul et unique protagoniste, social dont le principe est ainsi d’emblée détruit. Aucune désappropriation conflictuelle, aucune réappropriation historisante n’y peuvent apparaître. On comprend qu’un marxiste, pas plus que nous, ne puisse accepter cette présupposition d’un ordre réalisé et homogènement communautaire, du social : comment y réintroduire quelque historicité ? C’est bien là qu’il devient insoutenable de faire encore coïncider l’ordre causal, qui procède du Signe et l’ordre légal qui procède de la Personne : l’ordre du social, c’est un « désordre » conflictuel qui peut, par contre, faire l’objet d’une explication qui y introduit l’ordre de la causalité.
[2] Le Cours de Linguistique Générale de Ferdinand de Saussure, dorénavant CLG, est cité dans son ancienne pagination aux éditions Payot, 1969.
[3] Ce problème ne se pose pas qu’à la linguistique. Il hante également la psychanalyse. En témoigne Maurice Dayan (1985, Inconscient et réalité, Paris, PUF) : « L’inconscient à la fois immuable et changeant, attaché au même et passionné de l’autre, astreint à la répétition et prodigue de différences (p. 8), inobservable il est également inconstructible car aucune formule ne permet d’en déduire ou d’en prédire les effets. S’il est universel, il est plus profondément encore individuel, cause et support de l’individu psychique – et par principe différent en chaque être où il se constitue (p. 9) on ne franchit pas aisément l’écart entre les formations individuelles telles que la cure les fait affleurer et une représentation d’ensemble des processus qu’elles impliquent. La situation de l’analyste n’est pas celle d’un expérimentateur construisant un dispositif de validation et de falsification d’hypothèses traitées comme des conséquences nécessaires d’une théorie testable. C’est celle d’un praticien astreint à l’écoute d’une parole singulière et imprévisible… ce n’est que dans un temps second, à la faveur d’une réflexion conduite hors de la situation analytique qu’il peut soumettre l’expérience à une interrogation visant un certain niveau de généralité des processus psychiques (p. l0). S’il est vrai que les caractères propres à l’inconscient, ceux qui le déterminent au-delà de ses traits généraux négatifs, sont toujours singuliers, différents d’un individu à l’autre, s’il faut voir dans l’inconscient un principe de différenciation et d’individuation psychiques, n’est-il pas paradoxal de revenir à cette théorie à prétention universelle (métapsychologie) pour lui demander plus que ce qu’elle a su donner jusqu’à ce jour, soit autre chose qu’une circonscription approximative du site et du rôle de l’inconscient dans la vie psychique ? (p. 12) » (comme quoi il n’est pas si simple d’être en même temps psychanalyste et membre de l’école de la « cause », si l’on peut se permettre l’expression, avant d’ajouter ce à moins de quoi l’on ne saurait continuer de parler qu’« il vaut justement la peine de remonter le courant de l’empirisme analytique contemporain et d’affronter le paradoxe d’un modèle unitaire de la vie psychique qui semble n’avoir d’autre fonction que de fonder une série illimitée de singularités irréductibles… car il est une autre unité qui se pose en face du modèle en question et qui ne peut être qualifiée de spéculative : c’est celle de la méthode même qui définit l’analyse. Or si la même méthode vaut pour les individus les plus différents, n’est-ce pas que dans l’inconscient lui-même se trouvent les régularités qui justifient la recherche métapsychologique unitaire ? » (p. 12).
[4] Ce n’est pas que Ferdinand de Saussure n’y ait songé. En témoigne la question qu’il se pose : Y a-t-il un point de vue panchronique ? (CLG, p. 134-135) et qui s’ouvre sur une remarque à laquelle d’une certaine manière nous avons donné suite : « Jusqu’ici nous avons pris le terme de loi dans le sens juridique. » Mais Ferdinand de Saussure n’est pas prêt à reconnaître dans ce « juridique » la législation qui formalise sociologiquement l’usage. Sa question porte exclusivement sur la loi scientifique : Y aurait-il dans la langue des lois dans le sens où l’entendent les sciences physiques et naturelles, c’est-à-dire des rapports qui se vérifient partout et toujours ? En un mot, la langue ne peut-elle pas être étudiée au point de vue panchronique ? La réponse est sans équivoque : « Sans doute. Ainsi puisqu’il se produit toujours des changements phonétiques, on peut considérer ce phénomène en général comme un des aspects constants du langage » (et pas de la langue il faut le souligner). Parce qu’à l’inverse, « c’est justement un critère auquel on peut reconnaître ce qui est de langue et ce qui ne l’est pas : un fait concret susceptible d’une explication panchronique ne saurait lui appartenir... Le point de vue panchronique n’atteint jamais les faits particuliers de la langue. » Ferdinand de Saussure serait sans doute étonné de s’entendre dire, à I’U.E.R du langage de Rennes, que pour la Théorie de la Médiation, le Signe, c’est-à-dire ce dont il a découvert le principe, est assigné à la « panchronie », si par là on entend qu’il n’est nullement de la dimension de l’histoire !
[5] Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 112. Et surtout Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
[6] Que l’échange verbal ne soit pas réductible à ce qu’en dit le schéma cybernétique qui met la linguistique dans la dépendance du ministère des PTT, en voici deux expressions :
- l’une empruntée au sociologue Pierre Bourdieu (1982, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, p. 15) : « une part, et non la moindre, des déterminations qui font la définition pratique du sens, advient au discours automatiquement et du dehors. Au principe du sens objectif qui s’engendre dans la circulation linguistique, il y a d’abord la valeur distinctive qui résulte de la mise en relation que les locuteurs opèrent, consciemment ou inconsciemment, entre le produit linguistique offert par un locuteur socialement caractérisé et les produits simultanément proposés dans un espace social déterminé. Il y a aussi le fait que le produit linguistique ne se réalise complètement comme message que s’il est traité comme tel, c’est-à-dire déchiffré, et que les schèmes d’interprétation que les récepteurs mettent en œuvre dans leur appropriation créatrice du produit proposé peuvent être plus ou moins éloignés de ceux qui ont orienté la production » ;
- l’autre empruntée au psychanalyste Jean-David Nasio (1980, L’inconscient à venir, Paris, Christian Bourgeois, p. 33) : « Je ne sais pas ce que je dis ; pourquoi ? Parce que ce dit est un signifiant et, comme tel, ne s’adresse pas au parlant, mais à un autre signifiant. Il s’adresse à l’Autre. Je parle, j’émets des sons, je construis des sens, mais le dit, lui, m’échappe. Il m’échappe parce qu’il n’est pas du pouvoir du sujet de savoir avec quel autre dit ce dit va se lier. »
[7] C’est ainsi qu’il se croit l’auteur – individuel – de la parole, qu’il « tient » en ce qu’elle serait à rapportable, sans procéder de quelque manière que ce soit de cet « autre en lui » à qui il s’adresse unilatéralement, qu’il croit « tenir » son interlocuteur en ce qu’il coïnciderait à la place qu’il lui assigne, et donc « tenir » aussi ce message qu’il ne considère que de son point de vue, dans l’assurance que ce qui « circule » c’est ce qu’il dit, dans la croyance que la langue serait pour l’autre ce qu’elle est pour lui, c’est-à-dire réductible à la maîtrise qu’il croit en avoir et qu’il « universalise » – bref tout ce à quoi « scientifiquement » le linguiste croit aussi !
[8] Cf. Alain Touraine, Production de la Société, Paris, Seuil, 1973.
[9] Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, P.U.F., 1949, p. 49.
[10] Le Cours de Philosophie Positive d’Auguste Comte est cité dans l’édition Hermann de 1975.
[11] Puis-je considérer avoir retrouvé ce qui est au principe de la malicieuse révélation, par Jacques Lacan, en ouverture à son séminaire sur Les Psychoses (Paris, Seuil, 1981), que « le grand secret de la psychanalyse, c’est qu’il n’y a pas de psychogénèse », articulée qu’elle est à la critique de « cette fameuse relation de compréhension qui n’est évoquée que comme une relation toujours à la limite. Dès qu’on s’en approche, elle est à proprement parler insaisissable… malgré l’art qu’un Jaspers peut mettre à soutenir ce mirage » (p. 15), aussi bien que ce qui est au principe de l’irrévérence nietzschéenne devant « l’Historia abscondita » : « Tout grand homme possède une force rétroactive : à cause de lui toute l’histoire est remise sur la balance, et mille secrets du passé sortent de leur cachette – pour être éclairés par son soleil. Il n’est pas du tout possible de prévoir tout ce qui sera encore de l’histoire. Le passé peut-être demeure encore tout à fait inexploré ! Il est encore besoin de beaucoup de forces rétroactives ». Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, 1901, no 34.
Jacques Laisis« Compte, conte et comte ou « l’homme de Loi » », in Tétralogiques, N°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis.