Jacques Laisis

Causalité et légalité

Résumé / Abstract

Séminaire du 03 décembre 1987

Mots-clés
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1. Cesser de confondre la logique du sens et le sens commun

Qu’est-ce que veut dire dissocier plan 1 (glossologie) et plan 3 (sociologie) ? On n’y est pas venu par hasard. Il y a une double contrainte. Il y a une contrainte que l’on peut qualifier de scientifique : la linguistique n’a pas réussi à rendre compte ou à soutenir la pétition de principe qui accompagne sa prise d’objet. On y retrouve les deux versants du concept. La linguistique n’a réussi ni taxinomiquement, ni générativement, à soutenir l’identification par elle de ses faits, pas plus qu’elle n’a réussi à soutenir l’autonomisation de ses faits. Dans le Cours de linguistique générale, toute la réflexion de Saussure, quand il passe du langage à la langue, quand il oppose la langue à la parole et quand il oppose la langue synchronique à la diachronie, est nouée par cette problématique-là, à la fois d’identification problématique des faits en même temps que d’autonomisation problématique des faits. Le problème de Saussure, c’est de séparer, dans l’ensemble du comportement, un registre spécifique. Il autonomise le langage par rapport aux sciences de la nature sur l’argument de l’arbitraire : ce qui est humain, c’est ce qui n’est pas naturellement nécessité, et la contingence historique fait preuve d’humanité. Mais autant il est à l’aise pour borner par rapport à la nature, autant il est gêné pour mettre l’autre « bout », parce que sur l’argument d’arbitraire, il n’obtient pas que de la langue. Il y a un flottement dans sa formulation quand il envisage la participation de la linguistique et de la langue à une sémiotique plus large. On sait que la langue commence avec la dénaturation et l’arbitraire. Mais on ne sait plus trop ou ça s’arrête. C’est une discipline qui, à mon sens, n’a pas réussi à fonder l’autonomisation de ses faits.

De la même manière qu’elle se devait d’homogénéiser ses faits, au sens où elle devait réussir à établir qu’ils sont identiquement déductibles d’un même principe. Ça se réinterprète glossologiquement, le fait que le problème se pose dans ces termes-là. Dans un cas, c’est le rapport du phénomène à son noumène, dans l’autre cas, c’est le problème du phénomène ou de l’épiphénomène. Si le langage ou la langue constitue un ordre spécifiable ou autonome de faits, ici au contraire ça n’est qu’un endroit parmi d’autres où un certain type de phénomènes se manifeste. De deux choses l’une : ou la linguistique explique quelque chose qu’elle est seule à pouvoir expliquer, ou alors elle n’est qu’un sous-chapitre un peu honteux d’une autre discipline à laquelle on la réduit. De ce point de vue-là déjà, passer de la linguistique à la glossologie, c’est prendre position par rapport à ça.

Vous avez le choix entre deux concepts différents de pertinence. Le concept linguistique de pertinence n’est pas le concept glossologique de pertinence. Selon que la pertinence est alignée à la communication ou selon qu’elle est alignée à la dénotation, on convertit la linguistique en épiphénomène du social, pendant qu’on fait de la glossologie quelque chose d’autonome, par l’argument d’immanence. La pertinence de la linguistique fonctionnelle, précisément parce qu’elle implique l’échange, et en plus un échange réduit à la seule circulation des messages, paradoxalement, au moment même ou elle est supposée fonder la linguistique comme science autonome, la convertit d’emblée en épi-sociologie. Le sort scientifique et épistémologique de la linguistique se joue déjà là. Selon que l’on pratique la pertinence de la glossologie ou de la linguistique, on autonomise ou pas ce champ-là du savoir. Au moment où la linguistique saussurienne et surtout la linguistique fonctionnelle prétend se fonder sur le mode de l’autonomie scientifique, elle se fonde en fait sur un argument qui la convertit d’emblée en épiphénomène. Autrement dit, le langage va trouver sa nécessité et son principe d’analyse dans l’échange. Autant dire qu’il n’y a pas de linguistique. Passer de cette conception fonctionnelle de la pertinence à la conception glossologique de la pertinence, c’est traiter de la question de l’autonomie.

En même temps, sur l’autre versant du concept, la façon que la linguistique a eu de procéder à l’identification de ses faits, c’est-à-dire à leur homogénéisation, a consisté à toujours postuler la participation des locuteurs à une langue communautaire. Autrement dit, le communautaire est posé par Saussure et par les linguistes comme la condition de possibilité de l’analyse.

D’une certaine manière, la linguistique est morte-née puisque la définition qu’elle donne de son objet, premièrement, scientifiquement, la place sous la juridiction virtuelle de la sociologie, en même temps qu’elle la place, avec son idée du communautaire comme condition de possibilité même de l’analyse linguistique, sous la condamnation virtuelle de la sociologie. On sait que scientifiquement la linguistique n’a réussi à soutenir ni l’un ni l’autre. Et les acrobaties des linguistes, quand ils prétendent qu’ils constituent un corpus, ne sont pas une solution au problème. C’est plutôt à convertir comme symptômes d’un problème mal posé. Ce qui se joue dans la dissociation du plan 1 et du plan 3, commence là : la mutation du concept de pertinence. Ça permet déjà de régler son compte à la linguistique. Ça permet de commencer de soupçonner que la langue des linguistes est un problème mal posé. La résolution de ce problème-là par la théorie de la médiation, consiste à énoncer que, contrairement à la tradition linguistique, le fait grammatical, le fait de signe, n’est pas de même ordre que le fait de langue, c’est-à-dire, en fait, le fait de personne. Deux ordres de faits là où il n’y en avait qu’un. Deux ordres de faits réputés étrangers l’un à l’autre parce qu’obtenus selon des procédures différentes. C’est le moment de rappeler que l’objet ou les faits ne précèdent pas leur construction. La plupart du temps, dans le débat entre les disciplines, par exemple le débat entre la linguistique et la sociologie, le débat est très fréquemment présenté sur le mode de l’alternative. On finirait par croire que chacune des deux analyses ne peut s’effectuer qu’au détriment de l’autre. Comme si on avait à choisir entre une linguistique qui rendrait impossible la sociologie ou une sociologie qui rendrait inconvenable la linguistique. Ce raisonnement en alternative, qui est la forme que prend souvent le conflit entre les disciplines, se soutient d’une non-déconstruction. Que les linguistes et les sociologues s’engueulent pour savoir à qui revient d’analyser la langue ou le langage est une chose, mais je voudrais vous rappeler qu’à force de s’engueuler comme cela, ils sont au moins complices sur une chose, c’est que la langue c’est 1. Autrement dit, c’est sur le même objet qu’ils se bagarrent. Si le linguiste a tort de superposer le grammatical et le social de la langue, le sociologue a symétriquement tort en croyant déduire du social de l’usage la totalité de ce qui est analysable dans la langue. Ils sont complices. C’est une sorte de rapport en miroir. Dès que deux disciplines sont mises en alternative comme cela, c’est que toutes les deux posent mal la question. Dans la théorie de la médiation, il n’y a pas d’alternative convenable entre le plan 1 et le plan 3. Dans le débat actuel qui oppose des linguistes à des sociologues, nous les renvoyons dos à dos parce que leur question ne se pose plus pour nous : ce n’est pas une question, c’est au moins deux. Déconstruire suppose que ça ne soit plus une alternative. Ceci étant, dans ce dépassement de l’alternative, normalement, aucun des deux protagonistes ne ressort identique à ce qu’il était en entrant. Ça change la linguistique, parce qu’elle devient une glossologie par soustraction : la glossologie, c’est la linguistique moins le social. Mais vous remarquerez que l’on ne donne raison au sociologue que jusqu’à un certain point puisqu’on lui demande, dans le social, de reconnaître explicitement qu’il est toujours co-formalisé. Par conséquent, il est vrai que la glossologie analyse moins que la langue, mais il est vrai également que la sociologie analyse elle-même aussi moins que la langue, enfin la langue dont elle nous parle. Elle analyse moins que la langue, moins que la loi, moins que le travail. Ce n’est soutenable que si on ne pratique pas le réalisme de l’objet et je vous rappelle que ce qu’on déconstruit, ce n’est jamais quelque chose, mais seulement une idée reçue. Et si tant est qu’après la déconstruction on éprouve un manque – il y a une perte de l’objet dont le deuil est plus ou moins long – une des façons de ne pas faire le deuil, c’est de se dire qu’à la place de cet objet, on va avoir la même chose mais divisée par quatre. Les gens sont près à garder la chose du moment qu’on la divise en quatre. Perte d’objet et deuil, d’accord, mais il n’y aura rien à la place. C’est difficile à admettre parce qu’on peut avoir l’impression d’une perte de réalité. Je ne parle de rien au sens où je ne parle jamais de ce qui est pour les gens (qui me disent que je ne parle de rien) leur réel, je parle d’ailleurs. Perte d’objet, d’accord, perte de réalité sûrement pas ; je dis : perte d’idée reçue. Lavoisier ne s’est pas encombré de savoir si sa chimie débutante consistait à répondre aux questions des alchimistes, il s’en foutait. Donc finalement on ne perd rien, à part une idée reçue. On ne perd rien et on est obligé de changer de réel. Effectivement, cela prend du temps et on n’a jamais fini de changer de réel. Il y a toutes sortes d’inerties en nous qui font qu’on est ramené perpétuellement aux questions d’avant, comme si on allait pouvoir répondre autrement par la théorie de la médiation aux questions d’avant. Je soupçonne les gens qui jonglent avec l’interférence des plans de reconstituer sempiternellement les questions d’avant. Puisqu’on est dans un conflit entre l’anallactique et la synallactique du savoir [1], la déconstruction me semble relativement synallactique mais l’interférence des plans, je la soupçonne très fréquemment d’être l’opération par laquelle, nostalgiquement, on recompose les questions d’avant. Il n’y a plus de question d’avant.

La théorie de la médiation ignore la chose linguistique parce qu’elle ne connaît que des faits de signe ou des faits de personne. La langue des linguistes est dans cette espèce d’étau, entre une glossologie et une sociologie. Une glossologie qui ne la reconnaît pas, et qui n’en connaît rien puisque la pertinence est articulée à la dénotation. Au plan de la personne, ce n’est pas la langue non plus qu’on connaît. Parce qu’au troisième plan, ce sont des faits de personne, c’est-à-dire dire des faits de nexus et de munus [2] qu’on connaît. Et dans cette analyse-là, on n’a strictement aucun droit d’isoler la langue du reste de ce qui s’échange. La langue des linguistes, c’est-à-dire l’ordinaire des linguistes mais aussi le vraisemblable de tout le monde, se met dans la théorie de la médiation à ne plus exister et elle est même devenue, d’entre tout ce qu’on peut faire, le plus invraisemblable. Surprise pour surprise, aux gens surpris de la dissociation du plan 1 et du plan 3, je leur renvoie ma surprise à moi de les voir prétendre qu’ils parlent de la langue quand même. C’est devenu pour moi parfaitement inconvenable. Je rappelle pourquoi : primo, parce que la glossologie n’en connaît plus rien et deuxio, quand on est passé au troisième plan de la personne, il n’y a strictement aucun droit d’obtenir quoique ce soit comme fait autrement qu’en pratiquant la réciprocité des faces de la personne. Le troisième plan de la personne fonctionne comme le premier plan du signe, c’est-à-dire qu’il ne connaît que ce qu’il établit lui-même. Dissocier, dans le social, de la langue, du droit, de la division sociale du travail, c’est importer dans le social des divisions qui ne sont pas de son ordre. Le social ne connaît pas cette articulation-là. Aussi bien, on n’échange jamais des mots sans échanger en même temps du désir voire des marchandises. Les humains échangent des mots et des marchandises dans le conflit perpétuel de la légitimité de leur dire et de leur faire. Il va falloir dénoncer cette fameuse langue et après s’interroger sur une certaine propension qu’on a à croire qu’elle existe. Ce n’est pas tout d’avoir à la déconstruire. Si on a à la déconstruire, c’est qu’il y en a qui l’ont construite, puisque ce sont toujours des idées reçues qu’on déconstruit. Cette langue dont on a du mal à se séparer, elle a bien été construite. Il va falloir essayer de repérer dans ce qu’on déconstruit, voire dans la difficulté qu’on a à déconstruire, la trace d’une certaine construction qui elle, par contre, n’est pas innocente et qui doit peut-être même signer l’appropriation disciplinaire. C’est peut-être de la part du linguiste une question de vie ou de mort. Autrement dit, c’est quoi la langue ? C’est le SMIG [3] du linguiste. Par conséquent, si scientifiquement la langue n’est pas intelligible, puisque scientifiquement elle n’existe pas, il n’empêche qu’elle existe, la preuve est qu’on a du mal à s’en défaire et à la dissocier. Si ça existe, même si c’est une illusion, cette illusion-là, il va falloir la traiter. En tout cas, c’est au moins l’illusion nécessaire minimale du linguiste : il a intérêt, lui, à ce que la langue existe, c’est avec elle qu’il gagne sa vie. De là à trouver, dans la division sociale du savoir et du travail intellectuel, la raison d’être de l’existence de la langue, il n’y qu’un pas qu’il faudra peut-être franchir. La langue, à ce moment-là, n’est pas un problème scientifique, c’est le problème socio-professionnel d’une certaine corporation de gens. La linguistique est une discipline profondément aliénée par l’Éducation nationale. Ce n’est pas par hasard que ce sont toujours des profs de langue qui soient les fonds baptismaux de la linguistique. Ce sont des profs qui ne vont attraper le langage qu’au travers de leur problème de profs. De là à faire exister leur problème de profs comme un en-soi, la langue, après tout, pourquoi ne pas se poser cette question-là.

Donc primo, scientifiquement ça ne tient pas. Deuxièmement, ça tient quand même. Scientifiquement, on en est rendu à pouvoir constituer toute l’histoire de la linguistique jusqu’à maintenant comme une démonstration par l’absurde. La linguistique n’arrive pas à attraper la langue. Autrement dit, et ça doit être cela le principe de réalité, ça résiste, ça se dérobe. La langue est l’arlésienne de la linguistique. Bernard Pottier ou les dix-huit agrégés d’André Martinet ne sont pas la France, pas plus qu’on ne prendra les deux Bretons et demi de Per Denez pour le breton. Il n’empêche qu’un linguiste ne constitue un corpus de langue qu’en tripatouillant de cette manière-là. La langue des linguistes est inexistante, scientifiquement. Comme elle existe quand même, on peut se demander à quoi tient son existence, et il faudra se demander aussi pourquoi, quand on commence à dénoncer son existence, ça rechigne, ça résiste. Dès qu’on commence à attaquer la question de l’échange autrement qu’on ne le fait d’habitude, en toute tradition linguistique, c’est-à-dire en caressant la bête dans le sens du poil communicatif, on rencontre de sacrées résistances. Il s’agit, devant la perte de l’objet, de dépasser un réalisme de la locution. L’objet ne préexiste pas au concept, il n’y a pas d’objet en-soi, et l’objet de la linguistique n’existe pas en-soi, il n’existe que parce qu’elle le pose. Mais ce qui se joue dans cette critique-là du réalisme de la locution, on s’en remet. Et à peine s’est-on remis du réalisme de la locution qu’il va falloir en affronter un autre. La partie reprend sur un autre terrain. Parce que ce qui est démenti par la déconstruction résiste sur l’espérance imaginaire de la langue. À peine a-t-on réglé son compte au réalisme de la locution, de la désignation, qu’il va falloir s’attaquer à un autre réalisme qui est d’un autre registre et qui fait résistance tout autant. À savoir qu’on commence à expliquer que la parole n’est pas individuelle, que la langue n’est pas collective, que l’échangé n’est pas l’énoncé. Si peu qu’on attaque cette question-là, on s’aperçoit que le dispositif dans lequel la linguistique a pensé son objet – émetteur, récepteur, code, message – non seulement est cybernétique d’avance, mais en plus, permet à tout locuteur de conforter le rapport spontané qu’il a à l’autre et à la langue. Que racontent les linguistes ? Il y a un émetteur qui cause, c’est lui l’auteur du message (ça ne déplaît pas à Dupont). Le message appartient à l’émetteur. Cela suppose que le message est à sa place, c’est-à-dire dans l’énoncé, que l’échangé est l’énoncé, et le récepteur bien entendu va entendre ce que je dis puisqu’il entend l’énoncé, dans le cadre d’un code communautaire, puisque les mots sont pour l’autre ce qu’ils sont pour moi. La linguistique érige en axiomes des fariboles de ce genre. Il n’empêche que ce sont les axiomes de la linguistique : une parole individuellement émise. C’est moi l’émetteur, je cause tout seul, je suis l’auteur de mon dire, toi le récepteur, tu entends ce que je dis, ça tombe bien on parle la même langue, les mots sont pour toi ce qu’ils sont pour moi, et, chance suprême pour le linguiste, l’échangé est à la place de l’énoncé. Si peu que vous entrepreniez de dénoncer ce schéma-là, de vous apercevoir que l’émetteur n’est pas l’auteur, que le récepteur n’est pas celui qu’on croit qui entend etc., que l’échangé n’est jamais à la place du dit, vous foutez les linguistes en faillite. Le linguiste est directement intéressé à cette idée-là, puisqu’il analyse le code et le message. Imaginez que l’échangé ne soit pas l’énoncé, les linguistes sont en faillite. Or l’échangé n’est pas l’énoncé. Cette conception est une conception d’ingénieur. C’est une conception archaïque au sens où il y aurait quelqu’un qui ferait du bruit avec sa bouche, qu’il y aurait un espace transmettant les ondes, avec un récepteur à l’autre bout. Si ce n’est pas de la cybernétique, c’est carrément la transmission d’un organisme vivant à un autre, c’est un signal acoustique. Ça tombe bien parce que l’objet socio-professionnel du linguiste est de montrer que la rationalité du message, c’est le procédé du code. Qu’on soit fonctionnaliste ou générativiste, de ce point de vue-là, le linguiste attrape le message pour le rapporter au code. Le code est le lieu logique de la rationalité du message.

Pour attraper la parole qui s’échange, sur le mode grammatical, il faut confondre l’énoncé et l’échangé. Confondre l’énoncé et l’échangé suppose la communauté du code, l’individualité de l’émetteur et du récepteur. Quand le linguiste superpose l’énoncé et l’échangé, c’est la condition de son appropriation. Le linguiste, « scientifiquement », promeut en axiome de méthode le rapport spontané de tout le monde à la langue. Autrement dit, il y a un réalisme de l’interlocution qui pousse chacun à croire qu’il est l’auteur de son dire, comme si l’autre ne parlait pas en lui. Un réalisme qui pousse chacun à croire que l’autre entend ce que je dis, comme si l’autre n’était pas là pour m’entendre, c’est-à-dire ne m’entend qu’à la condition de me traduire. Ce réalisme de l’interlocution me pousse à croire que ma parole m’appartient, que j’en suis le maître, me fait croire que les mots sont pour l’autre ce qu’ils sont pour moi, bref, que la langue est communautaire, que le code existe. Ce réalisme de l’interlocution me fait croire que le dialogue est, à l’endroit de ses répliques, manifeste. Pour le linguiste, banalement, le dialogue va être l’alternance des énoncés, et c’est ce que n’importe qui croit. La linguistique, « scientifiquement », reproduit comme axiome ce genre d’illusions qui procèdent du rapport spontané de l’interlocuteur à l’interlocution. La résistance qu’on rencontre quand on attaque la question du clivage du plan 1 et du plan 3, ne heurte pas seulement le réalisme de la locution, mais surtout, après, le réalisme de l’interlocution, parce que ce qui est démenti à ce moment-là, c’est le rapport narcissique et imaginaire que tout un chacun a d’emblée au sens, à la parole et à la loi. On passe par conséquent de la critique d’un réalisme à la critique d’un autre réalisme, qui ne porte pas sur le fait qu’il y aurait des « choses » mais sur le fait que les choses seraient communes et qu’elles resteraient ce qu’elles sont dans la circulation. Si ça résiste, ce n’est pas par hasard. La première ligne de résistance se joue sur la perte de l’objet, donc d’une idée reçue, et la deuxième ligne de résistance est d’un autre registre puisqu’elle engage le rapport qu’on entretient soi-même à l’autre et à la langue. Comprendre la glossologie, c’est muter soi-même « philosophiquement », c’est-à-dire sortir soi-même du réalisme de la locution. Comprendre la sociolinguistique de Gagnepain, c’est sortir soi-même du réalisme de l’interlocution. Parce que là encore, et pour parler comme Gaston Bachelard, ce qui fait obstacle à la connaissance scientifique n’est pas quelque chose qui est extérieur, c’est nous-mêmes qui sommes à nous-mêmes nos propres obstacles : l’obstacle est intime. On le retrouve là cette intimité du rapport des sciences humaines à l’épistémologique, parce que précisément on ne peut pas comprendre ce qui se dit de la langue, ultérieurement de l’interlocution, de la personne, si on ne mute pas dans son rapport à soi et aux autres. C’est dénarcissisant et désimaginarisant. Ce que le linguiste dit correspondant si bien à ce que tout le monde pense, c’est une conception imaginaire du code et de la langue et une conception narcissique de la parole. C’est ce qui scientifiquement se casse la gueule. Ce que les linguistes ont entrepris d’établir, la réalité y résiste. Ça commence à être reconnu pour ce que vraisemblablement ce doit être, c’est-à-dire non point la langue mais le rapport imaginaire et narcissique à l’interlocution.

Quand on passe de la linguistique à la théorie de la médiation, on passe à une théorie d’un côté du signe et de l’autre de la personne mais on passe aussi d’une critique du réalisme de la locution à une critique du réalisme de l’interlocution. On ne peut rien faire au troisième plan si on continue de croire à l’individualité des protagonistes et à la collectivité du social. Parce qu’on est toujours en train de répéter cette espèce de rapport spontané narcissique et imaginaire qu’il faut d’abord démentir pour pouvoir l’analyser. Alors il faut surtout repérer à quel point vous n’êtes pas individuels, à quel point la langue n’est jamais collective, à quel point le dialogue n’est pas dans ses répliques manifestes, à quel point l’échangé n’est jamais l’énoncé. À ce jeu-là, la linguiste se retrouve carrément sur la paille. Simplement, ce que je veux montrer dans cette première partie, c’est que c’est une condition socio-professionnelle d’existence du linguiste que de superposer dans ce qu’il appelle le message – qui n’est pas le message chez Gagnepain – l’énoncé et l’échangé, pour pouvoir réduire le tout à la grammaire comme il dit.

2. Du vernaculaire à la doxa

Ce qui par l’absurde se démontre en linguistique à propos du vernaculaire, à savoir qu’il se dérobe toujours à la saisie linguistique, se répète dans la doxa. Le vernaculaire se dérobe à une explication grammatico-logique. En superposant dans le message l’énoncé et l’échangé, la linguistique essaie de rapporter le tout à une explication de type grammatico-logique. Au demeurant, cela conduit à désocialiser en son principe la langue, puisqu’on l’assigne à une rationalité de type grammatico-logique. Encore que la bavure soit circulaire, c’est-à-dire que comme le logique est confondu d’emblée avec le communautaire de l’usage, à la limite on tourne en rond dans quelque chose qui ne sait plus très bien si c’est du social ou si c’est du logique. Mais il y a quand même au départ la tentative d’expliquer la parole échangée par ses propriétés grammaticales ou logiques. Ce que le linguiste éprouve, et ce qu’on vient entériner avec la dissociation du plan 1 et du plan 3, c’est que précisément, ce qui s’échange, en tant que ça s’échange, n’est pas de cet ordre-là. Par conséquent, on est amené à faire remarquer que le message n’est pas l’usage. Cela nous amène à être complètement d’accord quand des psychanalystes ou des sociologues nous font remarquer que l’échangé n’est pas le dit, mais le dit en tant qu’il est entendu par un autre. L’échangé, par conséquent, c’est le toujours aussi traduit.

Ce qui s’éprouve sur le terrain scientifique, résistance d’un principe de réalité, c’est la dérobade de la langue. Les linguistes ne trouvent pas cette langue qu’ils ont formulée d’une certaine façon. De surcroît, cette langue saussurienne prend en plein dans les gencives le clivage de l’aphasie et de la psychose. Autrement dit, mise à l’épreuve de la description, ça ne tient pas, et mise à l’épreuve de la clinique, ça vole en éclat. Scientifiquement, le vernaculaire nous renvoie que ce n’est pas comme ça qu’il faut faire.

Du vernaculaire à la doxa quelque chose se répète, c’est-à-dire que c’est toute l’idée qu’on se fait de l’explication dans les sciences humaines qui est en cause. Je vous ai déjà dit qu’il n’y a pas de surprise en-soi, mais relativement à un savoir acquis. J’ai dit aussi qu’il n’y a pas en-soi d’irrationalité de la réalité. Je sais bien qu’il y a dans la langue, pour le linguiste, quelque chose d’irrationnel : ça lui file entre les doigts. C’est pour cela d’ailleurs que les linguistes entreprennent régulièrement d’améliorer les choses. C’est pour cela qu’un linguiste ne décrit pas une langue, il milite pour. Il ne décrit pas la langue, il milite pour un certain usage. Est-ce que Per Denez décrit scientifiquement le breton ? Ou est-ce qu’il n’est pas en train de râler pour qu’il y ait encore plus de gens qui parlent breton, ou en tout cas qu’il y ait des thèses là-dessus ? Est-ce que tous les occitanistes ne sont pas en train, non de décrire mais de promouvoir leur usage ? Le linguiste est-il un scientifique descripteur, ou n’est-il pas plutôt un militant ? C’est toujours une défense et illustration de la langue, le travail du linguiste. Il y a toujours cette dimension de la promotion, soit d’un usage qu’on prétend majoritaire, soit d’un usage qui est hélas minoritaire, par inversion de la position. C’est-à-dire que Per Denez a de la langue la même idée que Henriette Walter, sauf qu’elle décrit des majoritaires pendant que Per Denez essaie de sauver les minoritaires. Les deux ont la même idée de la langue.

Ceci étant, il est vrai que la langue, pour un linguiste, est irrationnelle. Et je vous demande de repérer, dans son militantisme, la tentative de remédier à l’irrationnel de la langue. Il ne la trouve pas ? Qu’à cela ne tienne, il va la faire. Ce qui fait que le linguiste descripteur se transmue immédiatement en académicien. Il devient grammairien au sens traditionnel. Il est toujours un partisan de l’usage du bon sens. La langue n’est pas irrationnelle, et pourtant elle fonctionne comme un irrationnel pour le linguiste. Et on le voit continuellement essayer de rattraper le coup. Lisez les préfaces, quand ils racontent les coordonnées de leur corpus. Mais cela ne suffit pas, alors ils sautent le pas, et du simple constat prétendument scientifique et objectif, ils passent au militantisme, c’est-à-dire que la langue qu’ils ne trouvent pas, ils vont la faire. Et on retrouve le problème qu’ont les Arabes beaucoup plus ostensiblement que nous, parce qu’étudier quelque chose, c’est socialement le faire exister. Parler de la langue, c’est en ce sens parler toujours en langue. Et dire le breton, c’est le faire exister. Au Maroc, c’est encore plus spectaculaire parce qu’un linguiste ne va pas pouvoir se promener dans la campagne marocaine comme il se promène dans la campagne française, parce que dans la stricte obédience musulmane, la langue est l’arabe classique, celui dans lequel le prophète s’est exprimé. C’est la seule langue qui vaille la peine d’être étudiée et on n’étudie donc pas la parole publique. La parole publique est indigne, à la limite c’est un regret qu’elle existe, et un linguiste descripteur là-bas est d’emblée pris dans cette question-là. Faire la description du parler dans la campagne de Marrakech ne va pas de soi. Ce n’est jamais que le plus visible de ce qu’entreprend le linguiste quand il essaie de résoudre quelque chose dans la langue. En disant la langue, il y résout quelque chose, en tout cas cela fait de lui régulièrement le ministre de l’intérieur de sa langue.

Il n’y a pas d’irrationalité en soi, même si la langue est pour le linguiste, à l’heure actuelle, irrationnelle. Ce n’est irrationnel que relativement à une certaine rationalisation qu’on entend. Ce n’est irrationnel tout simplement que de ne pas se plier à une certaine définition qu’on en donne. Régulièrement, il y a un irrationnel : les équations à plus de trois inconnues sont irrationnelles, jusqu’au jour où c’est devenu normal ; la biologie est irrationnelle jusqu’au jour où c’est devenu La biologie ; et dans les sciences humaines, c’est irrationnel aussi longtemps qu’on positive. L’irrationalisme masque un positivisme. C’est la face obscurantiste du positivisme. Ce qui est irrationnel pour une façon de penser, une fois déplacé, va devenir le rationnel d’une autre façon de penser. Par conséquent, il va falloir rapporter à la tradition saussurienne linguistique la résistance du vernaculaire, parce que c’est à la définition saussurienne que quelque chose désobéit. C’est à la tradition saussurienne, parce que c’est elle qui en contient la virtualité, qu’il va falloir rapporter la résistance que le vernaculaire oppose à la définition qu’elle donne. C’est à la même tradition saussurienne qu’il va falloir en même temps rapporter ce qui, dans la doxa, fait le problème épistémologique, à savoir que quand on déconstruit la langue, quand on énonce d’un côté une théorie du signe et de l’autre côté une théorie de la personne, on met d’emblée en place, à l’état dissocié, ce que jusqu’à présent tout le monde avait régulièrement confondu, à savoir d’un côté une théorie de la causalité, de l’autre une théorie de la légalité. La déconstruction plan 1 – plan 3, dont résultent la théorie glossologique du signe et la théorie sociologique de la personne, est la remise en question en même temps de la définition saussurienne du fait linguistique et de la conception saussurienne de la causalité qui lui était rattachée. Ça va ensemble. C’est par conséquent, au-delà de l’idée linguistique de la langue, l’idée saussurienne de l’explication qui est en cause. Ce n’est pas la peine d’essayer de changer de faits en gardant la même explication. La résistance du vernaculaire est une résistance à l’explication saussurienne, ce qui par conséquent résiste dans l’objet. Il va falloir le mettre au compte de la théorie. Et ce n’est pas seulement le fait linguistique qu’on déconstruit, c’est aussi l’idée de la loi. Ce qui se joue d’une certaine manière, quand on passe du vernaculaire à la doxa, c’est la dissociation certes scientifique du signe et de la personne, mais épistémologiquement, ce qui saute est l’alliance saussurienne de la loi explicative et de la collectivité de l’usage. Ce qui saute est l’alliance du principe logique de la causalité et du principe sociologique de légalité. On est mis en demeure de ne plus superposer la causalité logique et la légalité sociologique. À mon sens, c’est le butoir que rencontre le saussurianisme. Le lieu d’assignation explicative des paroles, chez Saussure, se trouve dans la légalité de l’usage. D’emblée, dans le saussurianisrne, on superpose causalité et légalité. C’est en dissociant, au-delà de la dissociation du signe et de la personne etc., au-delà de la dissociation que l’on peut qualifier de scientifique, épistémologiquement, on est obligé de muter et de dissocier le principe de causalité et le principe de légalité parce qu’il n’y a que comme cela qu’on peut laisser l’explication déployer sa cohérence sans impliquer la garantie d’une cohésion sociale. Le problème est que, scientifiquement, expliquer, outre que c’est autonomiser, c’est aussi identifier des faits. Le saussurianisme n’est pas seulement l’identification des faits linguistiques, c’est l’identification des interlocuteurs, tous ramenés au schéma collectif du code. Ce qui met le saussurianisme en crise est la non-superposition possible de la cohérence logique et de la cohésion socio-historique de l’usage. Dès que vous superposez causalité et légalité, l’homogénéité scientifique devient une homogénéité sociale, et c’est insoutenable. D’ailleurs, puisque tout à l’heure on parlait de phénomène et d’épiphénomène, sur quel argument va-t-on arriver à prétendre que les sciences humaines ne sont pas des sciences sociales ? Vu la façon qu’ont les linguistes, la plupart du temps, de dire leur linguistique, je trouve normal qu’un sociologue leur renvoie que c’est une science sociale. Comment les sciences humaines peuvent-elles prétendre à l’existence ? C’est-à-dire défendre l’irréductibilité de leur objet et la spécificité de leur procédure ? Ce qui se mettait en scène tout à l’heure, dans la rubrique autonomisation conceptuelle, phénomène et épiphénomène, vous le retrouvez épistémologiquement dans l’autonomie et l’indépendance des sciences par rapport à la sociologie.

Aussi longtemps que vous trouvez votre principe de causalité dans une légalité sociale, aussi longtemps vous êtes un crypto-sociologue, les sociologues auront raison de vous remballer en vous faisant remarquer que, quitte à faire une crypto-sociologie, le mieux est de faire de la sociologie tout court. À ne pas prendre garde à ça, elles risquent toutes, ces sciences humaines bizarres, bancales, d’être absorbées par la sociologie comme autant de ses chapitres. À juste titre à ce moment-là, parce qu’elles seront absorbées par la sociologie dans leur commun tribut à la légalité de l’usage. Parce que si la langue est un épiphénomène de la légalité sociale, c’est un fait sociologique. Si l’inconscient résulte de l’introjection d’une loi, c’est un épiphénomène social, donc en fait il n’y a que et une seule sociologie, laquelle sociologie en retour risque de dégénérer en sociologisme parce qu’elle va devenir coextensive à l’humain. La dérive vers le sociologisme nous ramènerait au XIXe siècle, c’est-à-dire que l’humain étant l’historique ou le socio-historique, finalement, il n’y aurait qu’une seule science : la sociologie ; l’inconscient, la langue n’étant que des épiphénomènes du social. La linguistique est virtuellement sous la juridiction et la condamnation de la sociologie en invoquant la communication, l’échange, et comme elle en a une idée complètement crétine, ce n’est pas seulement la juridiction, c’est aussi la condamnation. De la même façon, les psychanalystes ont une telle façon de poser leur truc, qu’ils tombent sous la juridiction de la sociologie et de surcroît sous la condamnation de la sociologie. Aussi longtemps qu’on invoque la légalité de l’usage au principe de l’explication, on est en fait en sociologie. Quitte à être en sociologie, autant le reconnaître. La dissociation plan 1 – plan 3 permet à la glossologie d’échapper à la réduction sociologique. la glossologie ne connaît plus rien de l’échange, ne connaît plus rien du contrat verbal. Il n’y a personne dans la glossologie, c’est même d’ailleurs souvent ce qu’on nous reproche. Tous les ontocentristes nous reprochent de faire une théorie du signe sans histoire, sans sujet. Ils ont l’impression que c’est inhumain. Cette façon de ne pas faire de sociologie (mais de la glossologie) ne doit pas être vécue comme une anti-sociologie. C’est un anti-sociologisme. Parce qu’en retour, c’est la seule façon de rendre à la sociologie ce qui lui revient, puisque c’est l’objet de la sociologie d’expliquer l’instauration du social, les modalités de l’émergence et de la participation à la citoyenneté. Voyez que je mets Lacan dans la sociologie puisque l’enfant est un statut sociologique, que la personne est du sociologique de bout en bout. Rendre à la sociologie par conséquent ce qui est son objet, c’est appliquer à la légalité de l’usage, à l’émergence et à la participation à l’usage, le principe de causalité. Parce que la science qui s’appelle sociologie est une science, par conséquent on pratique la causalité de la légalité. Ceci étant, l’ordre explicatif du social ne suppose pas un social en ordre. Pas de Konrad Lorenz ici. C’est ce qui se joue quand je dis que l’explication peut déployer sa cohérence sans impliquer dans l’usage une cohésion fusionnelle, communautaire, dont tout le monde sait qu’elle n’existe pas. Qu’elle soit le projet politique des uns ou des autres, c’est une chose, que ça aboutisse à être ça, sûrement pas. D’une certaine manière, la sociologie est une théorie de l’ordre du désordre. Le social, au regard d’une certaine façon d’envisager les choses, c’est le désordre. Lorenz regrette qu’on ne soit pas une ruche. Les sociobiologistes aussi… Il n’empêche que ce désordre social participe d’un ordre explicatif possible. Par conséquent, même pour la sociologie, on gagne à dissocier causalité et légalité. Les plans 1, 2, 4 gagnent leur autonomie parce qu’ils peuvent décliner la cohérence du signe, de l’outil, de la norme, sans jamais impliquer quelque cohésion de l’usage que ce soit. Le plan 3 aussi y gagne, à cette dissociation du principe de causalité et de légalité, parce qu’appliquer la causalité à la légalité permet d’installer une cohérence explicative qui ne soit pas à la remorque d’une cohésion sociale. Cela permet de sortir d’une certaine conception qu’on a toujours du social.

En passant du vernaculaire à la doxa, du clivage du signe et de la personne, on rebondit épistémologiquement au clivage du principe de causalité et du principe de légalité. Ceci étant, toute l’éducation philosophique qu’on a reçu jusqu’à présent est sur cette confusion-là, tous les succédanés possibles : la loi est toujours universelle, la logique de l’être, le cogito (je pense donc je suis)… et on voit Freud, quand il entreprend d’expliquer le refoulement, se dire que la rationalité explicative qui rend compte de l’inconscient, c’est le 3e plan, c’est le ministère de l’intérieur à l’intérieur de la tête de chacun. L’introjection de la loi chez Freud est aussi ridicule que l’introjection du dictionnaire chez Saussure. Ceci étant, dans les deux cas, il y a une introjection de l’usage et de la légalité. De ce point de vue-là, les sciences humaines sont foutues et je dis que de surcroît la sociologie gagne aussi à la dissociation de la causalité et de la légalité. Expliquer, c’est installer un principe de cohérence qui n’a rien à voir avec cette autre chose que nous fabriquons, qui est la légalité. En tant que locuteur, on cause ; en tant qu’interlocuteur ou « interpersonne », on légalise. C’est pour cela que j’ai fait remarquer que le linguiste est toujours un peu militant parce que quand il cause, en fait, il légalise. Désigner est un fait de cause ; dénommer est un fait de légalité. Dénommer, c’est légaliser.

Il y en a plusieurs qui ont flairé des trucs de ce genre et c’est souvent vécu comme antinomique. En ce moment, l’obscurantisme psycho finirait par nous faire croire que l’humain ne s’explique pas. Comme les psychologues croient qu’expliquer c’est légaliser au nom de l’individu etc., on ne va quand même pas collectiviser... Voyez Maurice Dayan [4] : « l’inconscient est à la fois immuable et changeant, attaché au même et passionné de l’autre, astreint à la répétition et prodigue de différences. (…) Inobservable, l’inconscient est également inconstructible, car aucune formule ne permet d’en déduire ou d’en prédire les effets. [Le physicien prévoit-il où et à quelle heure tombera telle pomme ? On est passé de l’explication à la personne.] S’il est universel, il est plus profondément encore individuel, il est cause et support de l’individu psychique [Ça c’est moins con parce que repérer que l’inconscient, surtout l’inconscient de Lacan, c’est le principe général de singularisation des sujets, permet de cesser de rendre contradictoire la généralité de la loi scientifique et la singularité des sujets qui résulte du processus] – et par principe différent en chaque être où il se constitue... [Ce qui lui pose problème est qu’il est obligé de sauver l’individu puisque de la loi, il a une idée carrément collectiviste.] …On ne franchit pas aisément l’écart entre les formations individuelles, telles que l’expérience de la cure les fait affleurer, et une représentation d’ensemble des processus qu’elles impliquent. La situation de l’analyste n’est pas celle d’un expérimentateur construisant un dispositif de validation et de “falsification” d’hypothèses traitées comme des conséquences nécessaires d’une théorie testable. C’est celle d’un praticien astreint à l’écoute d’une parole singulière et imprévisible (...) Ce n’est que dans un temps second, à la faveur d’une réflexion conduite hors de la situation analytique qu’il peut soumettre l’expérience à une interrogation visant un certain niveau de généralité des processus psychiques. (…) S’il est vrai, comme je l’ai dit plus haut, que les caractères propres à l’inconscient (…) sont toujours singuliers et différents d’un individu à l’autre ; s’il faut voir dans l’inconscient un principe de différenciation et d’individuation psychique, n’est-il pas d’ailleurs paradoxal de revenir à cette théorie à prétention universelle [la métapsychologie, le méta au sens de collectif] pour lui demander plus que ce qu’elle n’a su donner jusqu’à ce jour – soit autre chose qu’une circonscription approximative du site et du rôle de l’inconscient dans la vie psychique ? »

Comment expliquer ce qui est irréductiblement individuel et quelle est l’idée de la loi scientifique qu’il y a derrière, sinon une idée positiviste. De quoi ont-ils peur et quelle est leur idée de la science ?

Dayan trouve que cela vaut quand même « la peine d’essayer de remonter le courant de l’empirisme analytique contemporain et d’affronter le paradoxe d’un modèle unitaire de la vie psychique qui ne semble avoir d’autre fonction que de fonder une série illimitée de singularités irréductibles. Car il est une autre unité qui se pose en face du modèle en question et qui ne peut pas être qualifiée de spéculative, c’est celle de la méthode même qui définit l’analyse (…) Or, si la même méthode vaut pour les individus les plus différents, n’est-ce pas que, sinon dans l’inconscient lui-même, du moins dans ses relations à ce qu’il n’est pas (…) se trouvent des régularités qui justifient la recherche métapsychologique unitaire. »

Le problème étant de savoir où on va trouver sa régularité. L’explication, c’est régulariser le phénomène. Il a tellement peur de ça qu’il finirait par dire qu’on ne peut pas faire de science. C’est comme il y a un siècle, Comte disant que par nature la substance chimique était antipathique à la formalisation mathématique.

En faisant sauter la superposition de la causalité et de la légalité, on va se libérer de toute une série de précautions, de remords voire d’obscurantisme ; on va se libérer d’une certaine idée de la science qui date historiquement. Il y a un nouvel épisode de la lutte contre le positivisme. Encore faut-il ne pas accorder au positivisme la définition qu’il donne de la science, parce que si on accorde au positivisme sa définition de la science, on est foutu dans les sciences humaines. Jusqu’à présent, on n’avait pas eu à se poser cette question-là dans l’histoire des sciences. Que la loi soit d’ordre général et que ce général-là n’engage rien d’un universel supposé. L’universel est sociologique, c’est une dimension de la personne, le général est une dimension du signe.

J’ai fait fonctionner dans cette deuxième partie le principe du ricochet, c’est-à-dire que je considère que ce qu’on constate scientifiquement à propos du vernaculaire est ce qui épistémologiquement implique qu’on revienne sur une certaine idée qu’on se fait de la science, une certaine idée qu’on se fait de la loi, et qu’on commence à soupçonner qu’il faille dissocier causalité et légalité. J’ai dit au passage qu’il n’y a pas que les plans 1, 2, 4, qui gagneraient, la sociologie y gagne parce qu’on n’a plus besoin, pour expliquer, que les choses sociales soient en ordre. On peut s’offrir l’ordre du désordre.

3. Le vernaculaire n’est pas le parler, la doxa n’est pas l’opinion

Il est vrai que je constitue comme un guide de la réflexion ce parallélisme du vernaculaire et de la doxa. Mais il ne faudrait pas croire que j’ai une idée positive aussi bien du vernaculaire que de la doxa. Le vernaculaire n’est pas le parler. La doxa n’est pas l’opinion. C’est d’interlocution qu’il s’agit. L’interlocution est une opération du parler sur du parler, c’est toujours de la néologie et seul m’intéresse ici le néo. Le néo, c’est l’emprunt, la traduction, l’accent, le malentendu compensé par un entendu. Seul le néo m’intéresse parce qu’il atteste de l’altérité des interlocuteurs. Ce n’est pas le logos, là, qui m’intéresse, mais le fait qu’il soit néo. Vous retrouvez cela chez Pierre Bourdieu [5] quand il fait remarquer qu’un message n’est vraiment un message que quand il est entendu, c’est-à dire déchiffré par quelqu’un d’autre qui en fait quelque chose d’autre comme message, précisément parce que c’est lui qui l’entend, alors que ce n’est pas lui qui l’a émis. Mais il ne l’entend qu’en se référant à d’autres messages potentiels présents ou virtuels de la société à laquelle il appartient. Bourdieu fait remarquer que la circulation du logos est toujours du néo. Vous retrouvez ça chez Juan David Nasio [6] quand il dit que Lacan a énoncé que, par définition, celui qui parle ne sait pas ce qu’il dit. Pourquoi ? Parce qu’il ne m’appartient pas de savoir ce que mon dit va devenir quand il sera entendu par l’Autre, c’est-à-dire qu’il ne m’appartient pas de savoir avec quel autre dit mon dit va se lier. Il ne m’appartient pas de savoir comment je vais devenir néo. C’est l’attestation de la personne.

Le vernaculaire se prête à deux définitions parfaitement opposées. Il y en a pour qui le vernaculaire est le plein du dit. Pour moi, c’est le vide de l’inter-dit. Le néo est infini puisqu’à chaque fois que quelqu’un entend ou lit, il néologise. Corneille n’a jamais écrit Le Cid que vous lisez. Vous ne pourrez pas effacer que vous êtes du siècle, et la parole ne vous appartient pas. Elle n’est parole échangée que d’être entendue par quelqu’un d’autre. Ce qui fait que dans l’échange, ce n’est pas la logie des linguistes mais la néo. En linguistique, on pratique les paires minimales. À cause du néo, ce sera forcément la tierce minimale. Dès qu’on est en langue, en néologie, c’est sous couvert d’un tiers qu’on échange. Par conséquent, on est dans le registre de la tierce minimale. Comme les linguistes confondent l’échangé, c’est-à-dire le néo, et l’énoncé, c’est-à-dire le logie, ils sont toujours rendus dans la paire et ils sont obligés de forclore la tierce.

Dans le vernaculaire, c’est le néo de la logie qui m’intéresse et seulement le néo. De la même manière, dans la doxa, ce n’est pas l’opinion qui m’intéresse, c’est l’opération de l’opinion sur de l’opinion, c’est la néodoxie. Qu’est-ce qu’une mutation épistémologique sinon une néodoxie. Avec quoi mute-t-on ? Dans la théorie de la médiation, il est vrai qu’on mute par rapport à la linguistique, mais avec quoi mute-t-on ? Avec ce qu’on a emprunté dans la psychanalyse, dans la sociologie. La théorie de la médiation, c’est, dans la doxie, du néo. Il n’y a que le néo qui compte, épistémologiquement. Et là encore, on y verra s’effectuer et s’attester quelque chose de la personne.

J’ai dit que dans la néologie, c’était l’altérité de la personne qui s’attestait. Dans la néodoxie, ce qui s’atteste est la prise de diagonale des disciplines. Les gens d’ici sont traîtres à leur discipline. On donne raison à nos ennemis dans la polémique, d’une certaine manière, puisqu’au nom d’une certaine sociologie et de la psychanalyse, on descend à bras raccourcis sur la linguistique qui est notre mère à tous. On ne naît que d’un meurtre originaire. La théorie de la médiation est un produit de néodoxie, et ne doit être considérée que comme cela. Le sens historique de la théorie de la médiation est ce discours de rupture, c’est le néo. Le reste est vide. La seule chose qu’il y ait de plein dans la théorie de la médiation, c’est ce qu’elle refuse, c’est-à-dire la linguistique. Ceci étant, c’est un effet de métissage, c’est un métissage qui prend en diagonale la répartition socio-professionnelle des disciplines. Quelque chose du munus s’atteste là.

La personne est peut-être un principe mais il enclenche du phénoménal : ça doit bien se manifester quelque part. Et ce phénoménal-là incorpore sa propre formalisation. Si tant est qu’on ait à expliquer par le principe de la personne, c’est en allant le trouver dans le phénoménal. Je vous invite à retrouver la personne à l’œuvre dans le néo de la logie ou dans le néo de la doxie. Cela suppose qu’on n’ait pas du vernaculaire et de la doxa une idée positive, qui est l’idée saussurienne. Le vernaculaire n’est pas le parler et n’est pas non plus les parlers, compromis qui fait que, d’accord le parler (au singulier) on n’en fait plus, alors on va se trimballer dans la campagne. Les parlers, c’est aussi con que le parler, parce que ce n’est pas de l’ordre du parler. La langue est ce qui ne se dit pas, c’est une opération sur le dire, c’est le néo.

De la même manière, il n’est d’épistémologie que néodoxique, et seul le néo compte. Ce qui se retrouve là est l’installation d’un principe de classification aussi bien du parler que de la doxa. Ça classe. Vous êtes de l’endroit d’où vous êtes, et c’est comme ça que vous parlez. Donc vous dites d’où vous êtes, et vous dites en même temps d’où vous n’êtes pas. Aussi bien dans votre façon de pratiquer le vernaculaire que dans votre façon de pratiquer la doxa. La tentation des gens d’ici est d’aller ailleurs envoyer des jingles. Les psy ont des jingles quelque part : c’est le badge. De la même manière que le jingle de la théorie de la médiation, c’est : il faut déconstruire.

Le jingle, d’accord, c’est la matérialisation ou la positivation de l’appropriation. De jingle, je suis passé à : « just a gigolo ». Il faudrait voir à ce que la matérialisation ne décolle pas de ce dont elle est la matérialisation. Il y a une certaine façon d’utiliser les jingles qui est douteuse parce que ça positive la logie ou la doxa, alors que ce qu’il y a à assumer, c’est l’appropriation, c’est le néo, alors pas de gigolo. De jingle, l’indicatif de provenance, d’appartenance, je suis passé à gigolo, c’est-à-dire une certaine façon de faire semblant d’être quelque chose, alors qu’on ne l’est pas.


Notes

[1Respectivement contestataire, progressiste et conservateur.

[2Ce sont les deux faces du plan III de la personne. Le nexus (le lien) est la structuration culturelle de la sexualité naturelle en appartenances sociales. Le munus (le service rendu) est la structuration culturelle de la génitalité naturelle en responsabilités sociales.

[3Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti.

[4Dayan M., 1985, Inconscient et Réalité, Paris, Presses Universitaires de France. Les citations sont tirées de l’avant-propos, p. 8 à 12.

[5Bourdieu P., 1982, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard.

[6Nasio D., 1980, L’inconscient à venir, Paris, Bourgeois.


Pour citer l'article

Jacques Laisis« Causalité et légalité », in Tétralogiques, N°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article256