Olivier Sabouraud
Professeur de neurologie, CHRU Rennes
Vous avez dit : « anthropologie clinique » ?
Mots-clés
anthropologie | biologie | clinique | clinique expérimentale | description | explication |
- I -
Je suis chargé de clore ce colloque – très conscient du risque de ridicule qui s’attache de toute façon à un tel survol, d’autant plus s’il est réalisé par un non spécialiste, de surcroît peu théoricien…
Je vous propose de partir du point où je me trouvais à l’ouverture du colloque. Je suis engagé dans une réflexion de longue haleine, où la Théorie de la Médiation est fortement impliquée, dans le champ des sciences du cerveau... du cerveau de l’Homme, ...de l’Homme qui fait la Science, ... et les Sciences de l’Homme. C’est vous dire que le thème « Description et explication dans les Sciences de l’Homme » rejoint mon questionnement quotidien ; j’ai l’impression (ou la prétention) d’avoir ici des choses à dire.
Et, pour commencer, ceci : que le discours de l’observation, la description, n’est pas dissociable de la théorisation – c’est une seule et même chose. Dans mon champ de recherche, le cerveau, cela veut dire qu’il me faut, dans l’ordre :
– une théorie de la vie,
– une théorie de l’animal,
– une théorie de l’humain.
La théorie de l’animal, c’est, bien sûr, pour une petite part, la théorie de la mobilité, d’un vivant qui n’est pas fixé à un support pourvoyeur des indispensables nutriments, c’est-à-dire finalement la théorie d’un système nerveux central organisant un système neuro-musculaire. Mais c’est surtout et beaucoup plus une théorie du cerveau. Et, depuis Edelman, nous avons compris qu’on ne pouvait pas parler de la science du cerveau, mais des sciences du cerveau, réunissant et intégrant : sciences de l’évolution, de la sélection (intra-somatique), de la reconnaissance (biologique et moléculaire) ; sciences de l’information – automatique, traitement du signal, modélisation.
Une théorie de l’humain, cela suppose que l’on puisse concevoir la différence de l’humain – ce qui, chez cet animal singulier, se différencie radicalement du fonctionnement cérébral des autres animaux ; ce qui dans le mode d’exister humain s’oppose au mental animal ; une différence de nature, et non pas de degré dans un échelle de complexité. Cette différenciation, cette rupture, jusqu’alors mystérieuses, insaisissables, au point d’être comme effacées ou mises entre parenthèses par les Physiologistes, la Théorie de la Médiation nous a donné (et pour la première fois, je crois) le moyen de les situer, de les décrire, de les définir.
La naissance des sciences du cerveau, du cerveau animal et du cerveau humain, c’est aussi la promotion d’une science clinique ; est-il besoin de souligner que ce colloque inspiré de la Théorie de la Médiation se déclare d’Anthropologie clinique ? Sur l’importance de la science clinique dans les sciences du cerveau, quelques explications sont nécessaires (qui sont au cœur du sujet : description et explication).
Tout d’abord, la clinique a subi une profonde transformation (pour ne pas abuser des termes « mutation » ou « révolution »). Au départ elle appartient aux médecins et aux malades puisqu’elle se place sur un lit, lieu et objet transitionnel qui relie ceux-ci à ceux-là. Elle est la recherche des symptômes d’une maladie : ce qu’on est capable d’isoler par l’observation, une entité qu’on est capable de découper dans l’histoire naturelle de l’état de maladie. Il y a en effet un découpage et une différenciation phénoménologiques qui font exister une fièvre tierce et une fièvre quarte, et des fièvres malignes, et des non-fièvres, des consomptions... L’idéal est de découvrir le symptôme « pathognomonique » celui qui, par sa seule détection, permet à celui « qui a l’œil » d’affirmer la présence d’un mal répertorié. Symptôme et maladie sont de l’ordre de la seule phénoménologie.
Deuxième époque : le symptôme est celui d’une lésion. C’est en France le temps de Laënnec et de Bichat, la naissance de la méthode anatomoclinique [1]. Elle constitue un progrès scientifique en ce sens que la lésion introduit des limites et des repères dans la création des entités nosologiques, dans la définition des maladies. La référence à la lésion « arrête la volubilité » de la phénoménologie, concernant le symptôme comme la maladie ; elle réduit l’arbitraire.
Troisième époque : après Claude Bernard, qui en France initie la recherche physiologique et l’amarrage de la médecine à cette nouvelle science, les symptômes renvoient à des mécanismes. Dans tout ce que l’on peut décrire (isoler, différencier), n’est symptôme que ce qui est référé à un mécanisme physiologique. En retour, la découverte des fonctions physiologiques (par exemple la régulation glycémique) donne naissance à des symptômes du nouveau type – et qui ne sont pas seulement des résultats de laboratoire. La clinique recherche les symptômes des mécanismes. Cette nouvelle étape a complètement transformé la Médecine ; elle s’est vraiment développée au milieu du XXe siècle (coïncidant, un siècle après Claude Bernard, avec une re-définition de la recherche médicale principalement aux États Unis) ; elle coïncide avec un changement radical dans l’efficacité de la Médecine curative. On disposait naguère de « toni-cardiaques » ; on propose aujourd’hui des « inhibiteurs de l’enzyme de conversion ». On peut soigner et guérir en corrigeant des mécanismes pathogéniques, même quand on n’a pas les moyens de s’attaquer aux causes ou de réparer ou corriger les déficits.
La recherche médicale est devenue physio-pathologique : l’appareil cardio-vasculaire (définition anatomique) est abordable avec les concepts de la dynamique des fluides, ou ceux de la rythmologie ; la gastro-entérologie considère désormais une vaste membrane qui sépare et confronte le milieu intérieur et l’extérieur, qui les met en interaction ; l’immunologie, inventée comme une science des défenses de l’organisme, est devenue science cellulaire de la reconnaissance moléculaire, de la sélection intra-somatique, de l’échange de signaux ; la néphrologie est née le jour où le rein, jusqu’alors organe de l’excrétion, est devenu (avec la filtration-réabsorption) l’un des principaux agents de la constance du milieu intérieur. Cette évocation vise seulement à faire comprendre que la clinique comme observation d’un organisme, référée à des fonctions biologiquement isolées et connues, ne peut commencer qu’avec un avancement suffisant de la biologie. En retour, telle activité cellulaire, telle transformation physico-chimique décelée ou provoquée ne devient une fonction physiologique que si elle retentit peu ou prou sur l’état de l’organisme.
La transformation physio-pathologique a de multiples conséquences
La clinique physiologique s’applique désormais en dehors de la Médecine, des maladies, de la Pathologie. La recherche médicale et la recherche physiologique ne se distinguent plus ; elles sont identiques et elles sont l’une comme l’autre cliniques. Le Neuro-physiologiste qui étudie la production de dopamine dans le système méso-cortico-limbique sous l’influence du stress, utilise comme stimulus soit une toxine reconnue par des cellules immunitaires, soit l’administration de décharges électriques dans les pattes d’un rat, reconnues par des récepteurs noci-ceptifs ; il mesure la libération, la diffusion, la récupération de quanta de dopamine dans des volumes tissulaires définis et topographiés de diverses structures profondes du cerveau ; il décrit en parallèle l’activation comportementale, les réactions de fuite ou de protection. Il fait de la clinique, et ce n’est pas celle des maladies.
Cet exemple donnerait à croire que la clinique c’est seulement le lien entre une observation macroscopique et une observation microscopique ou moléculaire, un simple changement d’échelle en quelque sorte. Il s’agit de bien autre chose, d’un mode de connaissance, d’une méthode d’accroissement des connaissances, qui isole, observe et délimite des modifications observables d’un organisme et les retient uniquement si elles sont définies par des phénomènes physico-chimiques décelables et reproductibles dans des groupes de cellules anatomiquement définies – localisables et typées (morphologiquement et fonctionnellement). En même temps, nous l’avons dit, la clinique physiologique ne retient dans la biologie « pure » que les phénomènes physico-chimiques qui sont un changement de l’organisme entier [2].
Avec le regard renouvelé de la Théorie de la médiation, on peut voir que la mutation physiologique dans la recherche n’est qu’une façon de considérer, dans la démarche scientifique, le vivant comme une machine, de soumettre les phénomènes à une analyse technique, d’en faire, en les analysant, des outils – ou plus rigoureusement de l’Outil : un nouvel objet à technique incorporée, à double face, Fabriquant et Fabriqué, chaque face résultant d’une analyse à deux axes, taxinomique et génératif. La Physiologie est devenue une analyse ergologique, dont la reprise en discours est la science clinique. Le Fabriquant, c’est l’analyse en matériau (de quoi est-ce fait ?), l’analyse d’un donné bio-physique-chimique, anatomique-histo-cytologique-moléculaire, découpant et définissant des structures et des fonctions. Le Fabriqué, c’est l’analyse en finalité (pour quoi est-ce fait ?), l’analyse d’un organisme, de ses capacités comme système, des changements qu’il peut subir, des changements qu’il peut provoquer dans d’autres systèmes (l’environnement).
L’approche ergologique en structures-fonctions, l’analyse en Outil, à propos du cerveau – qui, répétons-le, dans l’ensemble du vivant, différencie l’animal – s’étend au « pour penser ». Cela veut dire que la clinique (normale et pathologique) de la première époque, phénoménologique – débridée, arbitraire –, cède la place à une analyse où Fabriquant et Fabriqué n’existent que dans leur rapport réciproque, chacun déterminant l’existence-de l’autre. On trouve là le point de résistance au discours purement logique, qui fait une science résistante, en laissant comme inutilisable pour le physiologiste une grande part de la description-explication phénoménologique. Et cette pure phénoménologie du fait mental ou psychique n’est rien d’autre que la Psychologie en son état actuel, parfaitement valide dans son ordre, mais à repenser complètement dans la perspective d’une science du cerveau [3]. On peut noter au passage que l’analyse ergologique telle qu’on l’applique à la circulation ou à la fonction immunitaire est tout aussi opérante quand il s’agit d’une production autre que « matérielle », au champ du « mental » par exemple ; et qu’elle ne conduit pas à une métaphore comme celle de l’ordinateur en psychologie cognitive.
La clinique pathologique des lésions garde une place essentielle dans la démarche ergologique. C’est elle souvent qui révèle, par dissociation, une structure-fonction jamais encore imaginée. Elle est utilisée aussi, de manière raisonnée, en clinique animale, en expérimentation physiologique ; le recours à la lésion (ponctuelle) est complété (pour le système nerveux) avec les activations par stimulation électrique (ponctuelle) et avec les suspensions fonctionnelles (que l’on obtient avec des stimulations électriques à haute fréquence). En outre, l’intervention expérimentale ne se limite pas à l’échelle des micro-volumes tissulaires et des cellules ; elle est aussi au niveau moléculaire des transmetteurs, des récepteurs et des enzymes ; c’est le niveau de la Pharmacologie (et de sa branche radioactive) qui a tenu une si grande place dans les avancées de la Neurophysiologie.
Dans la clinique comme analyse ergologique du cerveau, le Fabriquant, ce ne sont ni des cellules, ni des axones ou faisceaux d’axones, ni des signaux ou leur transit, ni des molécules ou des ions, ou les réactions entre ceux-ci. Le Fabriquant, ce sont des connexions, de type divers, telles qu’elles se développent et s’établissent, telles qu’elles fonctionnent, avec plus ou moins de facilitation acquise, et sous l’effet modulateur d’autres connexions.
Le Fabriqué, ce ne sont pas des facultés telles que la perception, le geste, l’émotion, ni la mémoire ou l’attention. Ce sont des produits construits tels que les objets ou les lieux, ou les changements des uns et des autres ; c’est un corps temporo-spatial, ce sont des objets d’appel, supports d’action, et l’interaction de l’un et des autres (des objets qui donnent un sens au mouvement) ; c’est un corps sensible plongé dans un monde-environnement et la relation existant entre des corps sensibles, puis entre les corps sensibles, unité ou duo, et l’environnement (l’objet relationnel).
Le Fabriqué : ce qu’un Fabriquant peut faire. Le Fabriquant : tout le matériau effectivement nécessaire à la constitution de ce Fabriqué, réalisant ce traitement d’information.
Le cerveau : une machine pour traiter de l’information. Il faut prendre garde au contre-sens quasi généralisé en neuro-psychologie (le même qui est observé à propos de la cognition, ou du cognitif). L’information dont il s’agit ici n’est ni ce qui est échangé entre deux humains ou entre deux animaux (même deux végétaux), ni ce qui est introduit par un être-logicien (mathématicien) dans son ordinateur (des « symboles » matérialisés et des logiciels). Il s’agit de signaux neuraux – le passage de variations brèves de potentiels de membranes et la délivrance de molécules de transmetteurs –, parvenant à des neurones selon des voies ouvertes – signaux dont certains sont reconnus (reconnaître, c’est ce que font les molécules-récepteurs), c’est-à-dire qu’ils provoquent alors une transformation cellulaire (brève, moyenne, ou lente et durable) pouvant résulter en l’émission de signaux vers l’aval (neuro-transmission), et pouvant moduler cette production (à court, moyen, ou long terme), pouvant en outre provoquer la création ou la destruction de synapses, et même entraîner des morts cellulaires. Ce type de processus complexe supporte un traitement d’information, qui est tout le contraire d’une transmission conforme de signaux passivement reçus. Il permet de comprendre comment, par exemple, le cerveau peut « faire quelque chose » de la multiplicité immense de signaux en provenance de la rétine, et de leur variété, et de leur renouvellement (sur la base de temps de quelques millisecondes) ; comment le cerveau peut en constituer des ensembles temporels et spatiaux, faire des lignes, des surfaces, des limites – limites de luminances et de couleurs –, faire du mouvement ; comment il peut en extraire des figures et des formes ; comment, de celles-ci, il peut tirer des objets et conserver de telles constructions qui peuvent être réactivées dans le cours des processus perceptifs ultérieurs. C’est cet ordre de processus, fabriquant du traitement d’information neurale dans une machine biologique, qu’étudie le Neuro-biologiste quand il se fait Neurophysiologiste du cerveau, c’est-à-dire ergologiste, c’est-à-dire clinicien.
- II - LA SCIENCE CLINIQUE COMME ERGOLOGIE
Une ergologie du cerveau, il faut dire un peu ce que cela peut donner, pour bien montrer l’ampleur du changement survenu dans la clinique, dans la science, et aussi pour annoncer que l’analyse ergologique n’est pas la seule forme de la clinique (ce qui ne surprendra pas ceux qui pensent qu’il y a quatre plans de Médiation) ; il faut dire à quoi ressemble une analyse ergologique pour permettre de situer et d’opposer d’autres formes de clinique. Bien entendu, dans les limites de la présente intervention, il ne peut s’agir que d’un aperçu (comme si l’on écrivait avant l’heure le « Que sais je ? » d’un travail en cours d’élaboration ; comme si l’on couchait sur un testament un patrimoine qu’on ne possède pas encore).
II A - Le cerveau animal
Le cerveau se présente comme une machine à 3 étages :
– un étage « pour répondre » , étage des automatismes ;
– un étage « pour construire » , étage de la perception-action-émotion et de la vie mentale de type animal ;
– un étage « pour analyser » , qui est le propre du cerveau humain dans sa différence, et qui se définit par l’émergence du Signe, de l’Outil, de la Personne, de la Norme... et par la mise en jeu de quels nouveaux mécanismes ?
Les automatismes et leur dépassement
À l’étage des automatismes, tout est dans le câblage. La disposition des conducteurs nerveux peut être convergente, divergente, opérer des sommations, des dispersions, des séquences, elle repose sur un modèle de transmission en chaîne, Stimulus-Réponse : du réflexe complexifié.
L’importance physiologique des automatismes n’a pas besoin d’être soulignée, puisqu’ils supportent la coordination dans les mouvements, la vision binoculaire et la fonction du regard (saccades et poursuite), la station-équilibration, les locomotions, la saisie-préhension, la manducation, le coït, etc.
Automatisme aussi : la production, le maintien et l’adaptation d’un tonus musculaire, qui non seulement accompagne le mouvement, mais surtout assure le modelage de la posture. L’étude des automatismes toniques et de leurs déficits a, depuis cinquante ans, complètement transformé et enrichi l’idée que l’on s’était faite, à partir des effets phasiques, c’est-à-dire ultra-brefs, d’une connexion entre des neurones, et du passage d’un signal. La reconnaissance de certains signaux par un neurone peut aussi entraîner une transformation moléculaire durable, qui peut être une facilitation ou une inaptitude (réversibles) à la transmission par ce neurone d’autres signaux ; qui peut être aussi la diffusion de molécules neuro-modulatrices, qui opèrent comme un réglage – en régime haut ou en régime bas –, des neurones de la structure ainsi « arrosée ». La physio-pathologie de la maladie de Parkinson et l’étude des cellules à dopamine ont montré qu’une transmission de signaux nerveux, n’était pas seulement un effet phasique dirigé sur un ou quelques neurones d’aval ; mais qu’elle pouvait exercer un effet prolongé sur une population neuronale groupée dans une structure anatomique d’aval. Et ceci ne module pas seulement le tonus musculaire, mais le taux global d’activité des systèmes moteurs ; et aussi l’ensemble des fonctionnements des noyaux gris de la base (striatum et pallidum), y compris ceux qui participent non pas à des automatismes (étage (l) de la machine), mais aux sélections indispensables au fonctionnement de l’étage (2).
Une place importante revient aux automatismes végétatifs. Ceux de l’homéostase sont bien connus ; mais on néglige souvent ceux du plaisir et de la douleur. Plaisir et douleur ne seraient qu’une modalité sensitive, au même titre que le tact ou la température, s’ils ne produisaient pas toujours un retentissement « émotionnel » important. Cet automatisme est double : d’une part un « orage » végétatif (pouls, tension artérielle, vaso-motricité, motilité digestive...) ; d’autre part une amplification des activités cérébrales qui commandent la mobilisation de tout l’organisme et son investissement dans une activité particulière. Amplification globale, c’est de surcroit une activation polarisée, bi-polaire, orientée dans le cas de la douleur, vers l’arrêt, la cessation, la suppression, la fuite, au plus vite ; dans le cas du plaisir, vers le maintien, l’amplification, le retour, la recherche, la réussite ou la satiété. L’activation existe, puissante, dans les deux cas ; mais ce qui est activé est de sens opposé. La bipolarité de l’automatisme plaisir, douleur, donne un sens à l’activité ; à ce titre, elle préfigure et fonde l’émotion. En parallèle avec cet effet d’activation globale, dont l’importance est majeure, les signaux de plaisir et de douleur peuvent entraîner des automatismes somatiquement localisés et facultatifs : le rire et le pleurer s’enracinent dans ces automatismes-là.
Dans le cas des automatismes végétatifs, les phénomènes durables, à moyen et long terme (ceux que nous avons évoqués à propos des variations du tonus) tiennent une place toute particulière, et ceci de deux manières. D’une part, il y a des stimuli au long cours : c’est le cas de l’auto-stimulation et du stress. Dans l’auto-stimulation, c’est l’effet du courant activateur délivré dans l’hypothalamus latéral d’entraîner une recherche de la durée, de la répétition, du retour (comme les signaux de plaisir, mais sans les signaux périphériques du plaisir). Dans le stress plusieurs ordres de stimulation sont possibles : il y a la noci-ception, quand elle ne s’éteint pas ; il y a aussi la stimulation sensorielle permanente d’intensité excessive, et la contrainte – résistance insurmontable au mouvement du corps – ; il y a encore, et c’est plus remarquable, la reconnaissance moléculaire par des récepteurs non-nerveux, qui appartiennent à ce vaste ensemble qu’est le système immunitaire. L’activation des lymphocytes qui reconnaissent un antigène demande du temps ; elle entraîne une cascade d’effets à moyen terme ; et parmi ceux-ci la stimulation neuro-hormonale du « syndrome général d’adaptation » (l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénal), ainsi que, dans le système nerveux central, les activations de neurones noradrénergiques et dopaminergiques.
De cette manière et d’autre part, il y a donc des effets au long cours, soit parce que la concentration d’un neuro-transmetteur est maintenue [4] au niveau des structures cibles ; soit parce qu’une stimulation courte a entraîné un changement d’état dans le cerveau et dans le corps qui va durer jusqu’à ce qu’un autre signal renverse ou remplace l’état stable. C’est le cas du sommeil (et de l’éveil). La théorie des états doit être étendue à d’autres exemples, tels que la relaxation, la fatigue... La dimension neurologique du stress est de cet ordre. Il faut ajouter dans le même cadre les deux états de bien-être, et de mal-être, qui sont la partie durable des automatismes d’activation polarisée, ces automatismes dont la partie phasique est constituée par les sensations de plaisir et de douleur.
Dans la définition d’un automatisme, figure cette notion, qu’il met en jeu des transmissions de signaux selon des voies pré-inscrites. Il est anatomo-dépendant ; et, de ce fait, génético-dépendant, intégralement.
Les automatismes ne sont pas les seuls mécanismes qui dépendent entièrement d’un déterminisme génétique. Il y a aussi les mécanismes de développement, ceux-là même qui font sortir le fonctionnement cérébral des automatismes, et d’une génético-dépendance exclusive. La causalité physiologique remplace la causalité embryogénétique. Edelman, avec sa « théorie du cerveau », nous a ouvert la possibilité de comprendre comment des voies potentielles sont ouvertes au cheminement des signaux neuraux et comment elles ne deviennent effectives que par une mise en service provoquée par la vie, historique, et sous l’effet d’autres causes que les commandes du développement embryonnaire. Dans le nombre immense des cheminements possibles se produit un processus de sélection [5] : les suites de connexions une fois empruntées reçoivent une potentiation à long terme qui leur donne une priorité pour une nouvelle activation qui, à son tour, renforce le circuit. Les connexions jamais empruntées ou non renforcées par un usage répété, tombent en déshérence, s’atrophient et peuvent disparaître. C’est un remodelage sélectif, par l’usage, des connexions potentielles livrées par la fabrique embryonnaire.
Ce que nous avons désigné comme la « mise en service » est un événement commandé par des gènes, de même que la priorité accordée à la constitution de certains circuits. Nous avons évoqué plus haut les montages qui permettent de « faire quelque chose » avec des signaux en nombre immense, renouvelés à une cadence extrême, qui proviennent d’une surface de récepteurs comme la rétine. Sont favorisés par une « valeur » génétiquement imprimée les connexions qui font progresser un cheminement des signaux dans le sens d’un accroissement de l’information.
Le même ensemble d’hypothèses peut être développé concernant la construction par le cerveau d’un corps temporo-spatial, avec l’ouverture préférentielle des connexions qui permettent de « faire quelque chose » du formidable clavier de commandes ponctuelles existant dans le cerveau de la motricité, comme du flux massif de signaux proprio-ceptifs – ces traitements qui aboutissent à constituer les commandes de mouvements segmentaires, et de mouvements du corps global.
À ce modèle du premier développement cérébral, programmé, et en même temps dépendant du hasard des épisodes et des rencontres de l’âge physiologique, il faut ajouter un correctif, qui équilibre la tendance limitante, répétitive et conservatrice inhérente à la sélection somatique et à la potentiation à long terme : un promoteur de cheminements alternatifs des signaux, suscitant l’essai de montages plus longs, plus complexes, dans un sens anti-entropique en termes d’information. Cet enrichissement et cette multiplication de chaînes neuronales disponibles, sont déterminées de façon croissante par les constructions neuronales acquises, de façon décroissante par les « valeurs » génétiquement inscrites. La multiplication rend à son tour nécessaire la mise en place de fonctions de choix dans l’instantané entre plusieurs possibles.
Il est donc possible de figurer théoriquement un développement d’une machine cérébrale, sans faire appel à un inventeur, un ingénieur, un constructeur, ni à un opérateur. La métaphore d’un développement auto-programmé concrétise cette idée. Ce développement physiologique conduit à une très grande variabilité, aucun cerveau n’ayant la même disposition des groupes de neurones et des connexions sélectionnées qu’un autre cerveau, alors même que la mise en service et la sélection opèrent paradoxalement dans une architecture rigidement tracée de voies et de centres dessinés de façon standard.
L’étage « intermédiaire »
Le 2e étage de la machine n’est plus un outil pour-répondre (automatisme), mais un pour-construire. Dans le processus de sortie des automatismes, l’établissement de fonctionnements d’un nouveau type du côté du Fabriquant, définit du côté du Fabriqué des constructions qu’on peut dire premières. L’entrée dans le développement se traduit pour l’organisme par l’avènement de comportements et d’objets « primordiaux », et dont les répertoires sont limités. Il importe d’individualiser cet étage « intermédiaire », parce qu’il est encore sous forte commande génétique et en même temps grandement conservé ; il correspond en effet à ce qu’on désigne comme des « comportements d’espèce ». D’autre part la description d’un étage « intermédiaire » est un préalable à toute théorie des émotions ; la sortie des automatismes et la polarisation « émotionnelle » de l’activité sont les conditions pour définir un « comportement ».
(I) La borne-frontière indiquant que l’on n’a plus affaire à des automatismes et que le cerveau des constructions est en marche, pourrait être attachée à la capacité de dé-confusion (introduire de l’ordre), la capacité d’extraire de la masse de signaux neuraux d’origine sensorielle quelques ensembles, d’en faire des ensembles stables, conservés, réactivables, reconnaissables. On peut parler d’objets perceptifs premiers, sans doute secondaires à l’extraction conjointe de quelques formes, reconnues comme figures sur leur fond : des objets premiers positivement constitués de formes positives, assemblage par prélèvement de signaux neuraux. Ils constituent un premier répertoire en nombre limité des objets qui seront reconnus si le travail de traitement sur l’information perceptive les produit à nouveau. S’il faut parler de premier, de primitif, de primordial, c’est qu’il ne s’agit pas d’une construction généralisée prenant en compte la totalité, ou la plus grande part des signaux parvenant à chaque instant aux aires cérébrales sensorielles ; c’est aussi qu’il ne s’agit pas d’un processus ouvert, capable d’ajouter un nouvel item au répertoire chaque fois qu’une configuration de signaux manque à réactiver des ensembles déjà existants. De plus, les objets premiers sont des ensembles restreints incluant peu de caractères, peu de traits de reconnaissance.
Ces processus de construction ne sont pas des hypothèses abstraites ; on en connait des exemples, observables et décrits, soit dans les études de Lorenz sur les oies grises et leur reconnaissance des premières « choses » qu’elles rencontrent, soit dans les observations de certaines épilepsies dites réflexes dont les crises sont provoquées chaque fois que, par exemple, le regard rencontre un « pattern » perceptif défini.
(II) Deuxième borne de l’étage « intermédiaire » : la construction d’un corps spatio-temporel, totalité sensitive-motrice intégrée, structurée, virtuellement présente, disponible, programmable ; et qui rencontre la construction, en face, d’objets-appels à agir, susceptibles de changer d’états, qui sont aussi des objets-supports de gestes, analysés en termes de prises, de contacts, de formes, de consistance, de résistance. C’est par rapport à cette rencontre entre un corps temporo-spatial et des objets supports-d’action que pourrait s’appliquer l’hypothèse avancée par Signoret d’un premier répertoire limité de gestes-types : frapper, pousser, tourner... pour des objets-types en nombre limité. Le couple : corps temporo-spatial + objet d’appel peut encore être désigné comme un « trajet » (c’est la terminologie de Gagnepain).
(III) Une autre frontière marque un troisième registre de l’étage « intermédiaire » : la capacité de réagir à un partenaire, d’entrer dans une relation ou d’y être inclus. Elle peut se comprendre comme un développement par rapport aux automatismes plaisir-douleur – développement qui se décrit comme la construction d’un corps sensible, c’est-à-dire un double processus :
a) intégration en un tout de certaines zones, qui sont les zones sensibles du soma (essentiellement cutanéo-muqueuses ; plurielles et diversifiées), telle que la stimulation de l’une d’entre elles provoque a) l’orage végétatif, en même temps que b) l’amplification, l’urgence et la polarisation de l’activité du corps global cérébro-commandée, et c) un changement d’état du corps par un changement du cerveau. La provocation des mêmes changements globaux polarisés du corps par les signaux de zones plurielles et diversifiées, constitue un facteur d’intégration.
b) séparation, dans le bien-être comme dans le mal-être, dé-fusion, de deux partenaires, qui semble débuter par la bouche et le sein et faire, au bout du compte, du corps sensible l’un des termes d’un duo – conjointement source et cible, partenaires réciproques.
Cette construction, répétons-le, ne concerne pas que les automatismes phasiques (polarisés) du plaisir et de la douleur et leurs stimuli dans l’instantané (neurones nociceptifs pour la douleur ; signaux dérivés de la cénesthésie et du tégument, comme un signal de fonctionnement optimal, pour le plaisir). Elle est engagée aussi et surtout dans les automatismes durables (polarisés) du bien-être et du mal-être, entre souffrance (à faire passer) et jouissance (à faire croître, entretenir, poursuivre).
Et comme il s’agit d’un des termes d’un duo, la polarisation des états du corps sensible s’exprime comme un désir-manque insupportable (l’absence) et une appropriation (le régal), finalement inaccessible. Dans le fonctionnement du corps sensible, la douleur du désir comme manque, et le plaisir entretenu comme consommation, ne s’excluent pas l’un l’autre, ils se complètent souvent : on ne pense pas seulement ici à l’éros animal, mais aussi au plaisir de bouche et à son lien avec la souffrance du manque (la faim). Ceci s’applique aussi à l’effet des morphiniques et de quelques drogues.
Le passage à un autre étage de la machine-cerveau se traduit en outre, dans le troisième registre du fonctionnement cérébral, par une autre construction : face au corps sensible, la construction d’objets d’un troisième type, ni perceptifs, ni gestuels, mais relationnels. À partir de signaux sensoriels, d’un prélèvement sur les signaux sensoriels, se construit un nouvel objet, terme non-réciproque dans le duo, qui n’a pas besoin d’être séparé du corps sensible, parce qu’il est d’emblée séparé. Pourtant cette construction participe au système plaisir-douleur, jouissance-manque ; l’objet d’un nouveau type devient, lui aussi, signal pour la commande de l’orage végétatif, et du changement d’état dans le cerveau tel que présenté plus haut. Ce traitement des signaux sensoriels fait des objets relationnels polarisés entre attraction et répulsion. Les uns : objets de rapprochement, à rechercher, à incorporer, à posséder ; les autres : ennemis à repousser, à fuir, à supprimer. L’activation bi-polaire introduit du sens dans l’activité de l’organisme rapportée à l’environnement et dans sa commande cérébrale. Les deux pôles de l’amplification coexistent dans certains cas et se conjuguent ; il en va ainsi de la proie, et de la chasse, qui est à la fois attaque, destruction (ennemi) et appropriation, incorporation (bénéfique).
La construction corrélative du corps sensible et de l’objet relationnel est à l’origine de ce qu’on nomme « comportement » et qui trouve là, et seulement là, une définition physiologique : ensemble et séquence de mouvements, gestuellement adaptés à un objet-appel, un objet-support, mais de surcroit choisis pour être l’activité actuelle de l’organisme, dotée d’un sens (des objets dotés d’un sens en même temps que choisis).
Ce qui est ainsi « monté » par et dans la rencontre entre le corps sensible et l’objet relationnel, ce sont d’abord des comportements primordiaux, un répertoire restreint de comportements, correspondant à un répertoire restreint d’objets relationnels, qui déclinent – selon le format et les caractères de l’objet, selon le type de gestes qu’il peut appeler (préhension, lancement, saisie buccale...) –, les variantes de : rechercher, incorporer, posséder, et de : rejeter, fuir, détruire.
Ce répertoire n’est rien d’autre que ce qu’on décrit (phénoménologiquement) comme les comportements d’espèce. Ils s’observent dans plusieurs champs tels que l’accueil ou la rencontre, l’alimentation, le gîte, la grégarité-solitude, le couple, l’élevage des petits… Pour l’alimentation, ils impliquent la constitution d’un répertoire d’objets alimentaires attractifs (et d’objets de dégoût), les modalités et le rythme de la quête et des repas – toutes relations qui ne sont pas le fruit de l’expérience (même collective et transmise). Ceci fait émerger la notion de comportements ultra-précoces, primordiaux, initiés préférentiellement, selon des cheminements pour lesquels la préférence génétique est dominante ; sans qu’il s’agisse pour autant d’automatismes.
Si l’on admet un répertoire limité d’objets relationnels premiers et de comportements d’espèce, on doit reconnaître que leur commande génétique est en même temps un encadrement étroit, une limite bien défendue contre l’éventualité d’alternatives ou d’élargissements par improvisation. On observe la complète levée de cette limitation dans le cas du syndrome de Kluver et Bucy (lésion bilatérale de l’hippocampe et du noyau amygdalien), qui concerne à la fois le champ de l’accouplement et celui de l’alimentation [6].
Avec le corps sensible, l’objet relationnel et les comportements primordiaux, on dispose enfin des éléments nécessaires à une théorie des émotions : 1) un système douleur-plaisir qui implique des réponses végétatives, des automatismes moteurs de la face et du tronc, et surtout un effet sur le cerveau, à savoir une amplification et une polarisation de l’activité ; 2) un système d’états de bien-être, mal-être, soumis au même processus de classement polarisé ; 3) avec la construction d’un corps sensible, le signal efficace pour produire cet effet cérébral n’est plus le plaisir-douleur, mais le changement de signal du corps sensible (dont le signal immunitaire dans le cas du stress) ; 4) avec la construction de l’objet relationnel (primordial), le signal s’étend à l’objet attractif-répulsif (quelquefois au degré maximum de la passion, quelquefois au degré minimum de l’indifférence) ; 5) avec la rencontre entre corps sensible et objet relationnel, l’émotion se différencie en un nombre restreint de comportements spécifiques. II est remarquable que ces comportements spécifiques se présentent eux-mêmes selon deux régimes (comme à deux vitesses) : les comportements aboutis de la rage, de la panique, de l’attrait… ; et les expressions émotionnelles significatives, qui ne sont rien d’autre que des commencements, des introductions de comportements, quand le chien montre les dents, quand le chat fait le gros dos… quand l’humain sourit, qu’il chantonne, danse, ou bien que sa physionomie et son corps s’affaissent et se ferment.
Pour compléter la notion de comportements, qui reste fortement inscrite dans la psychologie animale et humaine, on doit remarquer que leur temporalité est inégale et qu’on distingue ceux du moyen terme, où se rangent les comportements émotionnels proprement dits, qui sont plutôt exclusifs, et ceux du long terme – le couple, les petits, les migrations, la soumission-domestication… –, qui se prolongent en coopération avec les comportements plus éphémères.
À propos des constructions qui différencient l’étage « intermédiaire », le corps sensible et l’objet relationnel se distinguent des autres constructions « primordiales », du corps temporo-spatial et de l’objet d’action, comme de l’exploration et de l’objet perceptif, en ce que les premiers sont surtout des générateurs d’« états » (au sens où nous avons introduit ce terme) [7], les seconds des générateurs d’action ; les uns opèrent dans le tonique, les autres dans le phasique. Les « états » à leur tour interviennent comme des modulateurs, des facteurs dynamisants, des indicateurs d’urgence relative, vis-à-vis des comportements dans la relation, mais aussi des gestes dans l’action, des explorations dans la perception. Ceci indique les relations existant entre les trois registres que nous avons reconnus dans l’étage « intermédiaire » ; et le rôle d’amplificateur que joue le système de reconnaissance [8] du plaisir-douleur, du corps sensible (jouissant-souffrant), de l’objet relationnel (attrayant-repoussant) ; ce rôle d’amplificateur ne s’exerce pas seulement sur la mise en œuvre de l’activité comportementale et le passage à l’acte, mais encore sur l’ouverture de nouvelles constructions complexes, plus élaborées et diversifiées, sur le geste et l’action, sur l’exploration et la perception.
Il existe encore une autre raison de différencier l’étage intermédiaire, en l’opposant aussi bien aux automatismes qu’aux constructions perceptivo-gestuelles-affectives, c’est qu’ils sont le champ expérimental essentiel (apparemment exclusif) du conditionnement pavlovien : une construction perceptive primitive, simple (le stimulus inconditionnel), peut être remplacée du seul fait de la concomitance habituelle, par une autre construction perceptive primitive (ou un signal sensoriel non construit) comme déclencheur obligé d’une réponse ; celle-ci appartient, elle aussi, au répertoire restreint des montages primordiaux – ensembles moteurs de faible complexité, comportements d’espèce. Avec l’avènement des constructions perceptives complexes, diversifiées, multiples, et des savoirs, avec la multiplication programmée des constructions de gestes et d’actions – l’automaticité qui présidait au modèle Stimulus-Réponse disparaît, en même temps que la perception devient un choix entre plusieurs propositions et l’action une décision entre plusieurs possibles. La référence au conditionnement devient alors illicite.
Les descriptions précédentes de l’étage « intermédiaire » et des comportements primordiaux ouvrent la voie d’une compréhension physiologique possible pour tout un groupe d’observations et d’entités phénoménologiques comme : les phobies (dans ce qu’elles ont de commun chez l’animal et chez l’humain), les accès de rage coléreuse ou élastique, les accès de panique, les épisodes désignés comme « amok » ; tous phénomènes sans continuité et sans cohérence dans la vie d’un individu, comme s’ils étaient le produit d’une autre fabrique (cachée). La clinique de l’étage intermédiaire, c’est la clinique de l’inattendu (parce que les fonctionnements de l’étage intermédiaire sont largement inhibés, suspendus, lorsque fonctionne un étage 2) ; elle s’oppose à la clinique des « fonctions de construire », qui est une clinique des pannes (des déficits dissociés liés à la lésion d’une micro-structure).
Une machine pour construire
Nous avons repéré le premier degré d’un processus de construction qui va s’épanouir dans la multiplication des objets de perception et l’enrichissement d’un savoir ; ainsi que dans la multiplication des objets-appels d’action, et l’ouverture du champ des gestes et interventions. Ce double travail [9] de construction s’effectue dans et par l’exercice effectif des activités présentes de l’organisme, changeantes, renouvelées, et choisies par le cerveau lui-même.
Construction perceptive
L’exemple de la vision mérite d’être retenu pour notre description ergologique. En effet peu d’aires corticales ont été étudiées avec autant de détail et de précision (quant à l’organisation et l’interconnexion des neurones, en surface, en épaisseur ; et quant aux spécificités de ces neurones) que les aires occipitales de la vision, depuis HubeI et Wiesel (1965,1969). En outre c’est dans ce champ de la physiologie que s’est déroulé (sur des décennies) le conflit (avec des épisodes très rudes) entre un modèle dualiste – la rétine reçoit d’un objet présent réel des signaux qu’elle adresse au cerveau qui « interprète » –, et un modèle biologique et technique – des signaux neuraux provoqués par des phénomènes lumineux, sont traités dès le niveau de la rétine, mais surtout au niveau cortical, pour fabriquer de l’information, c’est-à-dire des signaux de plus en plus chargés d’information : l’objet est le résultat de ces traitements ; il est une construction de la machine. Les travaux et le livre de Zeki (en particulier) ont permis au second modèle de l’emporter, et d’éliminer le modèle dualiste.
En bref, là où l’on parlait de « l’aire de projection visuelle », il y a (au moins) 5 aires visuelles, de VI à V5, et sur chacune d’elles se forment et se transforment des « cartes rétiniennes », c’est-à-dire que l’information topographique est conservée jusqu’à leur niveau. V 1 et V2, qui sont en connexion réciproque, reçoivent toutes les fibres axonales provenant de la rétine (avec un relais). Ces deux aires sont toutes les deux organisées avec un double arrangement, topographique (correspondance des points rétiniens et des points corticaux, qui conserve la disposition et les rapports réciproques de ces points), et ségrégatif (qui groupe en amas distincts les neurones réagissant à l’orientation, ceux qui réagissent à la longueur d’onde, ceux qui réagissent à la direction). Cette ségrégation permet de transférer sur V3 (et sur ses cartes rétiniennes) les messages de direction : c’est là que prennent naissance des tracés de lignes, de courbes et de limites. Sur V4 sont projetés les messages de longueur d’onde : c’est là que naissent des couleurs et que se constituent des taches colorées. Sur V5 parviennent les messages de direction qui s’appliquent à des variations temporelles ; ici s’origine le mouvement. Il faut ajouter la profondeur, 3e dimension, qui est apportée par d’autres informations, pas seulement rétiniennes (c’est la stéréoscopie, problème physiologique également débrouillé). Fait important les signaux formés dans les aires V3, V4, V5, sont retournés sur V1, d’où partent les messages vers des aires temporales (voie ventrale ; cf. note 7) et vers des aires pariétales (voie dorsale) [10].
C’est la reprise des messages dirigés sur les aires temporales qui va construire des formes et des figures, dont certaines sont sélectionnées et retenues selon des règles de préférence que la psychologie de la forme avait bien dégagées. C’est là que vont être constitués des objets. Assurément, les traitements perceptifs qui s’opèrent au niveau du lobe temporal ne sont pas connus, pistés, disséqués à l’échelon des cellules et des fibres unitaires comme dans le cas des aires occipitales ; mais ces notions sont plus que des hypothèses pures ; car la clinique lésionnelle joue ici un rôle d’éclaireur dans l’analyse ergologique. Elle différencie des agnosies d’objets et d’images, des simultanagnosies (temporales), qui s’opposent aux tableaux cliniques d’imperception des couleurs, ou des mouvements (occipitale).
La précédente séquence : – paramètres spécifiques (lignes, couleurs, mouvements, 3e dimension) – puis formes et figures – puis objets – ne suffit pas. L’observation physiologique (et pathologique) montre que la construction produit plusieurs répertoires indépendants ; en plus des objets, il y a la construction des lieux ; et puis la construction de visages (associés possiblement à des silhouettes), comme des images ou représentations soit des environnements, soit des partenaires connus (partenaires animaux au sens où nous les avons envisagés avec le corps-duo).
De façon analogue s’organise le traitement des informations auditives, et tactiles ; et la convergence en objets pluri-sensoriels. On passe ainsi du domaine des gnosies au domaine des savoirs, c’est-à-dire celui où tout traitement nouveau d’une information présente selon une ligne uni-sensorielle peut réactiver la globalité de l’objet (ou du lieu) pluri-sensoriel et chargé d’expérience. Ce rapport d’un vécu perceptif présent, spécifique, à un objet conservé, fruit de synthèses pré-établies, apparaît comme la définition même d’une image mentale ou d’une représentation cérébrale (termes privilégiés par ceux qui ont défriché la Neurologie).
D’autant que la synthèse ne s’arrête pas au monde perceptif pluri-sensoriel et qu’on a des raisons d’envisager la synthèse, ou convergence, entre un objet perceptif et un objet support de geste et d’action – et entre ceux-ci et l’objet relationnel correspondant [11]. On peut parler d’objets de savoir constitués, eux-mêmes supports d’événements, renouvelés comme les expériences épisodiques (conservés dans les limites du maintien et du déclin physiologique de la potentiation à long terme des connexions neuronales). On peut figurer selon ces lignes la construction d’un savoir animal. C’est du fait de la ré-actualisation de ce savoir totalisateur que la production à nouveau d’une perception mono-sensorielle, qu’elle soit objet, lieu, ou visage, tient le rôle de représentant ou de rappel.
Dans le raccourci qui précède, on peut voir à l’œuvre la constitution de chaînes de connexions, entre des groupes de neurones en forte connexion réciproque, des regroupements de groupes de neurones (ensembles à forte inter-connexion interne), des convergences entre plusieurs regroupements. Ainsi se constituent les constructions de la perception, qui se complexifient, se diversifient, se multiplient. Si l’on revient sur la manière dont ces constructions se développent au départ, on voit qu’elles traitent une part de plus en plus importante de l’information pré-conditionnée au niveau des aires de projection sensorielle – une activation qui va faire que d’un instantané rétinien va surgir non pas une forme, une figure, mais tout un jeu de formes et de figures – et au-delà, pas un seul jeu, mais plusieurs, en rivalité, à choisir. Cette multi-construction est d’autant plus rapide et facile qu’elle emprunte les cheminements déjà tracés dans des expériences précédentes ; mais cette réitération souvent ne réussit pas (elle échoue d’autant plus souvent que davantage d’éléments sont pris en compte dans la constitution d’une même figure) ; il faut alors activer d’autres connexions, d’autres regroupements, jusqu’alors dormants, pour aboutir à un objet (ou un lieu, ou un visage) nouveau. Cette construction jamais encore réalisée n’est ni facile, ni rapide, ni d’ailleurs illimitée. Elle nécessite l’entrée en action d’une fonction de promoteur, d’une émulation (selon l’expression de Berthoz), comme une incitation à ouvrir des cheminements ; cette fonction d’émulation, d’incitation, qui s’exerce sur les diverses aires rétro-rolandiques (et sur le cortex pré-moteur, et sur le cortex limbique), paraît celle du cortex pré-frontal interne ; elle est comme le moteur du développement des fonctions cérébrales, la source de l’auto-programmation, le mécanisme générateur de l’acquis.
Il y a lieu de reprendre après ce bref survol, la discussion sur la clinique physiologique : en partant de ce qu’on connaît sur les traitements perceptifs et la construction d’un savoir, comment se présente la recherche clinique concernant l’étage 2 (animal) du fonctionnement cérébral ?
Elle n’est aboutie [12] que pour les étapes les plus périphériques des traitements d’information neurale, ceux qui s’effectuent au niveau des aires de projection sensorielle (ou des boucles thalamo-corticales correspondantes), c’est-à-dire que, pour la vision (et pour les aires VI à V5), on enregistre l’activation de neurones unitaires, et le cheminement des signaux entre des groupes de neurones, dans des colonnes, entre des colonnes, et d’une aire à une autre, sous l’effet d’une stimulation rétinienne définie quant à la topographie des récepteurs et aux différents paramètres des stimuli lumineux. Ce détail dépasse de loin ce qu’on pouvait connaître avec des méthodes lésionnelles même affinées, qui permettaient seulement de distinguer des atteintes isolées de l’une ou l’autre aire visuelle : imperception des lignes, ou des couleurs, ou du mouvement.
Pour les étapes suivantes – construction de formes, de figures, de mobiles, construction d’objets, de lieux, de visages –, la clinique se réduit à une topographie des aires cérébrales lésées ; elle peut encore s’appuyer sur l’imagerie pour cartographier les aires corticales étroites activées sélectivement lors de l’exécution de tâches perceptives précises. Toute la difficulté est de manipuler de façon indépendante différents paramètres optiques (ou acoustiques) dans les images (ou les mélodies) présentées à l’appareil perceptif. Cela est possible pour des traitements « périphériques », proches des cortex de projection sensorielle ; mais pas pour des étapes plus « cognitives », quand, dans les aires « associatives », le travail du cortex ne porte plus sur des données optiques ou acoustiques, mais sur les produits informationnels des aires sensorielles.
Quand on entreprend de modéliser le cheminement du traitement perceptif et d’en reconnaître les étapes, on a tendance à imaginer une première étape où, dans les modalités imposées par les différences physiologiques entre les aires V3, V4, V5 se forment des ensembles – des taches contrastées par la luminance, des taches contrastées par la couleur, des lignes (ou des frontières) diversement orientées et tracées, des mouvements et des directions de mouvements ; une deuxième étape où, avec des taches, des lignes, des reliefs, des mouvements, sont composées des figures, construites des formes ; une troisième étape où les formes et les figures sont combinées en objets et en lieux. On modélise ainsi parce qu’il existe un acquis d’expérimentation psycho-physiologique d’où est issue la Gestalt-théorie, solidement assise sur les protocoles d’illusions et de performances perceptives reproductibles. On opère ainsi parce que la modélisation suit spontanément les voies de l’Intelligence artificielle : décomposer une tâche globale en étapes élémentaires réalisables par les ordinateurs ; ce qui n’est pas le questionnement de la science du cerveau ; il faut séparer les deux analyses ergologiques.
Or les études lésionnelles, pas plus que l’imagerie fonctionnelle, ne confirment le modèle en trois étapes. On ne trouve au niveau du cerveau que deux échelons : le travail des aires occipitales, et le travail des aires associatives, elles-mêmes multiples et parallèles, parce que diffractées en objets perceptifs, lieux, visages, objets supports de gestes, objets relationnels. Ceci ne peut d’aucune façon invalider les données de la Gestalt-psychologie, les oppositions figure-fond, la préférence qui s’attache à certaines (bonnes) formes ; mais oblige à concevoir que dans l’aller-retour qui s’effectue entre Vl-V2 et V3, V4, V5, les traitements d’informations (neurales) combinent et intriquent la fabrique des lignes, taches, mouvements, et celle de formes et de volumes. Ce sont ces informations complexes et déjà très élaborées qui composent le flux dirigé sur les aires temporales inférieures, pariétales postérieures, insulaires, où s’opère la construction de divers « objets » (par des groupes de neurones qui, dans une aire ou dans l’autre, ne reconnaissent pas les mêmes signaux, qui effectuent un tri, une première catégorisation).
La précédente incursion dans la recherche sur le cerveau fait avancer la réflexion sur la clinique ergologique :
1°/ La démarche des localisations cérébrales, même quand elle respecte l’impératif de ne localiser que des fonctions attribuables à des groupes de neurones, des tâches cérébro-compatibles (éliminant toutes sortes d’hypothèses et de découpages a priori), ne permet que des ébauches, fragiles, provisoires, à corriger, à compléter.
2°/ La référence à la Neurologie, c’est-à-dire à la clinique humaine des lésions cérébrales localisées, est indispensable, pour décrire et définir des troubles, pour indiquer quoi chercher et inventer des épreuves, des situations standards ; indispensable parce qu’avec un humain on peut donner des consignes, recueillir des réactions, canaliser (relativement) l’activité cérébrale... Les cadres de l’agnosie d’objets et d’images, de la simultanagnosie, de la prosopagnosie sont un point de départ obligé ; ils indiquent des pistes pour la recherche expérimentale.
3°/ Concernant la perception, on est donc amené à étudier un fonctionnement animal chez l’humain ; et cela est licite dans la mesure où le cerveau humain, pour une part (l’étage 2 de la machine), est un cerveau fonctionnant sur le modèle animal. Mais les difficultés et les risques de confusion sont multiples, en particulier le piège de l’anthropomorphisme, qui est constamment présent dans le discours des chercheurs sur le cerveau animal.
4°/ L’analyse ergologique ne doit pas être confondue avec l’Intelligence Artificielle. Les machines que propose celle-ci ont un inventeur, un constructeur, un opérateur. Un humain peut se décharger sur elles de certaines tâches chaque fois que celles-ci sont isolables. Fondamentalement différente, la machine-cerveau de type animal sert principalement à construire des figures, des objets – et aussi un monde, un corps temporo-spatial, un corps sensible... Les questionnements de l’I. A. qui concernent le traitement d’entités préalablement construites ailleurs, et la modularité de ses machines, ne sont pas ceux de la clinique ergologique et ne peuvent qu’induire des illusions.
5°/ La distinction dans toute théorie du cerveau d’un fonctionnement de type animal et d’un fonctionnement de type humain (avec co-habitation des deux) est au cœur de la Théorie de la médiation. Nous ayant ouvert la possibilité de définir la spécificité de l’humain et de l’opposer à l’animal comme le culturel (médiatisé) au naturel, J. Gagnepain a d’emblée reconnu dans la clinique humaine un étage ou un niveau gestaltique. Ceci est capital si l’on veut éviter la confusion des psychologues qui parlent de l’animal comme s’il discutait, calculait, discourait, et de l’humain comme s’il s’agissait d’un animal, un peu plus compliqué. Il est d’autre part tout aussi important de pointer la réduction qu’on voit à l’œuvre dans l’anthropologie psychanalytique habituelle, quand elle théorise la totalité de l’Homme en termes de Langage et de Personne, comme une construction purement culturelle. Le Langage, la Personne sont toujours déjà là dans les modèles de la psychanalyse. Il n’apparaît pas indispensable de chercher comment adviennent ces abstraits, de quels fonctionnements ils procèdent, en quoi ils se démarquent des fonctionnements naturels, de type animal ; impossible de voir ce qui, dans l’Homme, appartient à ces fonctionnements animaux. Les voies d’une rencontre entre Psychanalyse et Neuro-biologie, rencontre que beaucoup jugent nécessaire et inéluctable, sont complètement bouchées.
Des actions et des gestes
Ce qui est vrai de la perception, s’applique aux voies et aux modalités de l’action. La recherche clinique comme questionnement ergologique est lancée. Pour l’essentiel elle est à la phase des localisations lésionnelles, en cohérence avec ce que l’on expérimente (stimulations-suspensions par électrodes implantées) et qui ne concerne que les montages moteurs, leur construction, leur mobilisation, leur sélection, leur inhibition, leur exécution. On sait que la localisation de fonctions ne peut donner que des ébauches, mais des ébauches nécessaires pour disposer d’un modèle, lui-même indispensable pour expérimenter, décrire, concevoir. Les structures comme les fonctions se remanient dans le sens d’une définition du Fabriquant comme du Fabriqué plus fine, plus approfondie, épurée des restes de dualisme, d’anthropomorphisme, d’a priori non critiqués.
Dans cette perspective, nous reprenons donc le cheminement de signaux neuraux, d’un groupe de neurones à un groupe de neurones, d’un traitement d’information à un autre traitement d’information, à partir des signaux sensoriels déjà « métabolisés » dans les aires de projection sensorielle. Nous avons vu, pour la vision, la voie ventrale, projetée sur les aires inféro-ternporales ; elle a servi de type pour une description qu’on peut élargir à l’audition ou au tact, ainsi qu’à la synthèse pluri-sensorielle. La voie ventrale apparaît comme une cascade de traitements qui débouche sur la constitution d’un répertoire d’objets et de savoirs, lesquels sont réutilisés au présent dans le processus de perception de l’environnement, réactivés dans l’actuel des processus perceptifs.
Nous avons mentionné également l’existence d’une voie dorsale de la perception, projetée sur les aires pariétales. À ce niveau, le traitement d’informations d’origine sensorielle extéro-ceptive rejoint la collecte et le traitement d’informations spatiales et temporelles provenant du corps propre (proprio-ceptives) ; le lobe pariétal est une région corticale de convergence. D’une part il s’y construit un corps temporo-spatial en deux moitiés, droite et gauche, un corps qui réunit une somato-gnosie (schéma corporel, schéma postural, présence hémi-corporelle), et une somato-praxie (intégration temporelle et spatiale d’un trajet). D’autre part il s’y constitue un répertoire d’objets différents et indépendants des objets perceptifs gnosiques : des objets séparés et définis par l’emploi (et non par l’utile ou l’efficace, qui sont les fruits d’une analyse technique), par leur modification possible, les prises qu’ils offrent, les manipulations qu’ils appellent.
Corps temporo-spatial et objets-appels d’action, supports de gestes, sont confrontés, dans une construction réciproque. Le corps de cette confrontation est le corps agissant, un corps unifié, qui fusionne les deux moitiés, dans l’inégalité, puisqu’il y a dominance d’un hémisphère cérébral et préférence d’un hémicorps. La confrontation construit le geste ; elle apporte au mouvement complexe intégré une autre composante, l’intentionnalité (qui implique l’anticipation). La modélisation précédente inclut des syndromes que les lésions cérébrales découpent effectivement dans la réalité clinique ; le modèle est inventé par les données de la clinique lésionnelle. L’hémi-asomatognosie et l’apraxie mélo-kinétique (hémicorporelle) concernent le corps temporo-spatial ; elles sont réunies par Gagnepain dans les asomasies, désordres du corps temporo-spatial. L’apraxie idéo-motrice concerne la confrontation entre le corps et son objet ; dans les termes machiniques d’une analyse technique, c’est une pathologie du corps temporo-spatial en tant qu’immergé dans un environnement d’objets temporo-spatiaux.
La genèse, la conservation et le développement d’un tel ensemble fonctionnel structuré, c’est ce que l’on désigne quand on parle de construction, et qui témoigne de l’ouverture-sélection de connexions entre neurones et groupes de neurones, dans le cadre de faisceaux de fibres et de centres nerveux pré-établis où sont incluses une multiplicité et une diversité immenses de circuits potentiels. Cette mise en service de connexions peut se concevoir comme le cheminement du traitement d’information sensorielle, passant par la création d’ensembles – d’abord rudimentaires –, puis plus fournis et complexes, pour déboucher : sur les répertoires d’objets références de la perception, ou bien d’objets-appels de l’action, ou bien d’objets de la relation ; sur le savoir cumulé, sur le corps temporo-spatial, sur le corps sensible. Le cheminement a d’abord ouvert des circuits courts entre des figures premières et des automatismes, entre des objets primordiaux et des comportements d’espèce (pré-tracés, en pointillé, marqués par une forte préférence génétique).
Dans les deux cas du fonctionnement perceptif ou du fonctionnement corporel-praxique, le fait qu’un circuit ait été ouvert, et de ce fait facilité, n’empêche pas l’improvisation d’autres cheminements alternatifs, et de cheminements plus longs, avec constitution d’ensembles plus composites, plus complexes. Dans la physiologie de l’action aussi on saisit le passage, à l’initiation des traitements de données sensorielles et proprio-ceptives, du prélèvement d’un échantillon (accessible à un traitement) à une prise en compte de donnée plus nombreuses, puis de la totalité – dans des chaînes de traitement plus larges et plus nombreuses, fonctionnant en parallèle.
En ce qui concerne la filière corporelle-praxique, la progression des connexions vers des débouchés signifie que des objets supports gestuels de plus en plus sophistiqués peuvent rencontrer des variantes d’action de plus en plus nombreuses, dans des montages de plus en plus composés. Le principe de fonctionnement du cerveau n’est pas : Stimulus-Réponse, mais mise en place de traitements créateurs de plus d’information.
Doit-on parler, à propos de la mise en place de l’étage (2) de la machine-cerveau, d’une phase de maturité ? En tout cas, on peut considérer la situation où, dans un cerveau sorti d’un étage primitif, primordial, fonctionnent de nombreux systèmes de connexions qui ont été ouvertes et renforcées par la potentiation à long terme. Le plein fonctionnement des outils pour construire résulte en ceci, qu’un signal neural, lui-même produit du travail informationnel d’un groupe de neurones, est reconnu par plusieurs lignes de traitements d’aval. Autrement dit, à la question de l’articulation d’une activité perceptive à une activité agissante : et après ? il n’y a pas une seule solution, mais plusieurs. Et ceci concerne aussi bien la construction d’objets perceptifs ou praxiques, que l’activation de montages gestuels, de trajets. S’il y a ainsi surabondance de propositions, il existe aussi un système de choix ultra-sélectif dépendant d’une évaluation. Ce schéma paraît représenter un mode de fonctionnement très général du cerveau à partir de l’étage (2).
L’évolution des connaissances et des idées au sujet des Noyaux gris de la base (N.G.B.) font de ces structures anatomiques et de leur fonctionnement les candidats les mieux placés pour ce poste de filtre ultra-sélectif. C’est dans la physiologie de la motricité que l’on observe comment les signaux sortants (les neurones efférents) du système des N.G.B. bloquent au niveau du N. antérieur du Thalamus) les commandes des mouvements appelés par l’état dynamique du cerveau. L’inhibition est totale sauf pour une réponse, qui passe, et peut dès lors aboutir à une réalisation. Ce dispositif permet de contrôler les commandes motrices inadéquates ou intempestives (tout ce qu’on décrit comme des mouvements anormaux), de stopper les montages moteurs primitifs et, de ce fait, insuffisamment adaptés aux objets-supports en question. Il sélectionne, entre plusieurs montages complexes, celui qui se moule en quelque sorte sur l’objet d’appel. L’évaluation préalable serait, dans ce modèle, le fait du cortex pariétal (ou plutôt des boucles thalamocorticales) ; l’achèvement d’une cascade perceptive + somasique + gestuelle, serait précisément le choix d’un trajet, déterminant tous les choix de quelques mouvements à sélectionner et de tous les autres à verrouiller. Les N.G.B. n’interviennent pas seulement dans la motricité, mais dans la construction d’objets perceptifs et d’objets relationnels. Les mécanismes d’activation large suivie de verrouillage et de libération sélective semblent un champ de recherche encore à son début.
Dans les lignes précédentes nous avons souligné la pluralité des activations provoquées par un même signal neuronal et le problème qu’elle posait dans le fonctionnement du cerveau quant à un seul stimulus ne correspond pas une seule suite potentielle. Ceci est différent du problème d’avoir à effectuer plusieurs processus de perception dans le même instantané de l’environnement ; ceci pose la question de la capacité à mener ensemble tous les processus de traitement jusqu’à leur débouché (dans le savoir, ou dans l’agir) : combien peuvent se traiter en même temps ? Il y a là un autre filtrage, proche de l’entrée sensorielle, une défense contre la saturation, qui renvoie aux notions courantes d’attention et d’intérêt. Dans ce mécanisme de choix, qui opère sur les cascades de traitements d’information dès les premières étapes, intervient la motivation, terme flou, dangereux, et vecteur d’anthropomorphisme ; il a tout de même l’intérêt de faire apparaître l’impact de « l’affectif » dans le fonctionnement cérébral apparemment le plus « cognitif ».
Émotion, Relation affective, Thymie
On distingue donc deux systèmes d’évaluation à l’œuvre dans tous les processus de construction : une évaluation de réussite anticipée (contrôle de qualité), qui mesure l’adéquation de l’action à son objet d’appel, du geste à son objet-support ; et une évaluation polarisée, qui connote le savoir et sélectionne l’action, tout en amplifiant puissamment la construction et la réalisation de l’un comme de l’autre. C’est déformer l’idée de cette deuxième évaluation que de la désigner comme un bilan d’avantages et de coûts, rapporté à un problématique « sujet relationnel » animal, toujours le démon dans la machine.
La genèse de la deuxième évaluation pourrait être présentée comme l’histoire d’un glissement, celui du champ d’application du dispositif de bipolarisation – concrétisé par le travail [13] du Noyau amygdalien (comme un aiguillage vers une voie ou l’autre). Le fonctionnement primitif intéresse les sensations, plus précisément deux modalités, noci-ception et sens de l’optimum, qui ont leurs récepteurs, leurs voies, leurs projections (dans la substance grise péri-aqueducale) et des neuro-transmetteurs différents. Ainsi séparés d’avance, noci-ception et signal de bon fonctionnement vont activer les structures nerveuses responsables : – d’une activation végétative avec plusieurs variantes – parfois d’automatismes de rire et de pleurer – et surtout d’une amplification de l’activité du cerveau et du corps, dans deux directions opposées, suppressive ou renforçatrice ; cette amplification s’opère apparemment dans le cortex orbito-frontal interne, commandée par la concentration en dopamine. Ainsi débutent le plaisir et la douleur.
Développement du système précédent : avec la construction d’un corps sensible qui réunit des zones tégumentaires définies par une sensibilité hédonique et des zones particulièrement susceptibles de douleur, apparaissent des variations globales et durables (engendrées par le système mésocéphalique dopaminergique), qui orientent de façon durable et exclusive le cerveau et le corps vers des programmes décrits sous le terme englobant de stress et dans le cadre de l’activité auto-entretenue. Le stress est provoqué par plusieurs catégories de signaux, chacune avec ses récepteurs propres : la douleur ; la mobilité contrariée ; et aussi la présentation d’un antigène aux lymphocytes correspondants, ceux qui le reconnaissent. Les réponses du stress ne sont pas seulement nerveuses, mais neuro-hormonales (activation de l’axe hypothalarnus-corticotrophinecortisol). Le corps sensible comme totalisation fonctionne dans le moyen et le long terme, reconnaissant des stimuli durables, et aussi des stimuli brefs mais qui provoquent des variations durables, de véritables changements d’état (du cerveau et du corps). Ces états, qui s’observent comme bien-être et pénibilité, sont comme des déclinaisons, ou des formes atténuées, moins exclusives et moins urgentes, de l’auto-stimulation et du stress.
Nouveau glissement : avec la séparation du corps duo, et la construction de l’objet relationnel, la réactivité à ce qui est pénible, la poursuite de ce qui est bienfaisant, deviennent désir (c’est-à-dire souffrance du manque), et jouissance (consommation), tandis que l’activation devient pulsion (attraction-répulsion). Le message neuronal alors reconnu qui entre dans l’activation polarisée, c’est le partenaire, c’est aussi l’objet relationnel. Et le système lui-même est devenu une évaluation de la relation (de la force de la relation) sur une échelle du bien-être et sur une échelle de la souffrance.
Cette évaluation s’étend au-delà du corps sensible et de son objet relationnel ; elle peut s’appliquer à l’objet perceptif et aussi à l’objet gestuel ; une transformation qu’on peut encore décrire comme une fusion des trois constructions, faisant de l’objet perceptif l’image qui ouvre sur un savoir où l’affectivité est intégrée, faisant du geste et de l’action la voie vers un avantage ou vers un soulagement anticipés. Cette extension de la connotation affective à tous les objets construits et maniés par le cerveau ne leur confère pas une égale puissance émotionnelle : la réaction végétative et l’amplification orientée et polarisée n’atteignent leur maximum (dans la passion, ou dans la haine) que vis-à-vis de partenaires ; concernant l’ensemble des objets relationnels, elle reste plus modérée ; elle peut être minimale (indifférence).
On doit peut-être envisager un dernier glissement, où bien-être et pénibilité s’attachent non plus à un objet, mais à l’activité perceptive elle-même, ou bien au montage d’un geste et d’un trajet. L’exercice de l’intelligence animale n’engendre-t-elle pas des signaux de bonne marche et de facilité, ou d’effort et de fatigue, rejoignant en cela la cénesthésie et l’activité musculo-squelettique ?
En somme, la fusion supposée des répertoires de savoirs, d’actions et d’affects, ou au moins leur interconnexion forte, éclairent le rôle possible des constructions relationnelles et affectives, qui activent et renforcent l’activité cérébrale, prioritairement dans le domaine de la relation, mais aussi, dans la mesure où l’objet est devenu polyvalent, dans celui de l’exploration, et dans celui de l’action. L’affectif impose d’abord ce qu’on pourrait appeler une « activité de vivre ». Il apparaît en outre comme le ressort et le guide de l’activité, la source de la motivation, le déterminant de l’initiative et de la recherche, pour la cognition comme pour l’action.
Promoteur et Modérateur. Fabriquer le présent
C’est le jeu réciproque du cortex orbito-frontal interne (C.O.F.) et de l’hippocampe (HIPP) qui, en effectuant un tri et un choix, détermine ce qui va être, dans le cerveau, le présent de l’animal. Les fonctions du C.O.F. Et de l’HIPP sont parmi les plus difficiles qui nous soient données à comprendre ou à décrypter ; on peut dire qu’il n’en existe à ce jour aucune définition satisfaisante, dans la mesure où les concepts phénoménologiques de mémoire et d’affectivité sont inutilisables dans l’approche clinique – ergologique - du cerveau (les neurones ne sont pas sentimentaux ; ils ne font pas collection de souvenirs). Nous avons la témérité de tenter ici une ergologie du C.O.F. Et de l’HIPP. Il s’agit d’une proposition, une première tentative, pour mettre en cohérence plusieurs lignes de recherche actives.
Le C.O.F. peut être considéré comme l’outil de l’activation des activités de construction des autres aires corticales (c’est-à-dire des boucles cortico-thalamiques) ; il est lui-même modulé par le flux dopaminergique provenant de l’aire mésencéphalique ventrale (A.M.V.). Il active les actions qui prolongent le plaisir, et celles qui suppriment la douleur ; il donne aux unes et aux autres la force qui les rend absolument prioritaires. Il active les activités de recherche de l’objet attractif, de suppression de l’objet hostile ; ces activités relationnelles peuvent être dotées d’une force qui les rend elles-mêmes prioritaires. Il active la création de nouvelles constructions perceptives, de nouvelles créations gestuelles (séquentielles et composées), leur imprimant la force nécessaire pour qu’elles parviennent à leur achèvement. L’activation induite par le travail du C.O.F. apparaît tout à la fois comme une ouverture, en nombre, de circuits déjà tracés, et comme une initiation de circuits encore potentiels (ce sont les plus longs et les plus composites qui sont ainsi à mettre en service). En ce sens, le C.O.F. Est un multiplicateur et un amplificateur global des activités du cerveau et de l’organisme.
Ces activités neuronales induites ne peuvent pas être toutes poursuivies, trop multiples, d’autant que d’autres signaux du corps et de l’environnement viennent sans cesse solliciter des activations d’origine orbite-frontale – les nouvelles ne remplacent-elles pas les précédentes avant même leur début d’exploitation ? ; et parce que les improvisations, les constructions nouvelles, demandent du temps. C’est ici que pourrait s’insérer la fonction de l’HIPP [14]. Le rôle de l’Hippocampe, ce serait celui du « président de séance », qu’on appelle aussi modérateur, qui distribue le temps de parole (ou le temps d’antenne) ; c’est-à-dire qu’il inactive tous les rivaux, sauf un, et qu’il maintient cette sélection le temps nécessaire pour que l’orateur termine son intervention ; lui seul peut décréter l’achèvement ou décider d’interrompre l’intervenant, et de le remplacer par un autre. En termes techniques (pour effacer les relations humaines de l’allégorie), la capacité des tuyaux est limitée ; elle est donc réservée et le temps d’utilisation réparti par une autorité régulatrice.
Il est bon de rappeler ici une notion introduite par Edelman dans sa théorie du cerveau. Dans sa « biologie de la conscience », il fait l’hypothèse qu’au milieu des activités innombrables en cours dans un cerveau (les trafics de signaux, les traitements d’information) se forme à tout instant une organisation intégrée, le « noyau dynamique », structure purement fonctionnelle et momentanée, qui est le présent de l’animal, et le fait exister (pour nous, humains) comme unité, comme sujet. Il est l’activité du cerveau global (qui n’est donc pas la somme des activités particulières et partielles). Il se renouvelle sans cesse ; un même ensemble est, suivant les configurations, soit « in », soit « out ». Le noyau dynamique fabrique le présent, déterminé par le cerveau même – ce qui sépare une activité autonome d’une commande asservie, une auto- d’une hétéro-activation [15].
Le rôle de l’HIPP serait alors d’affecter les moyens du Noyau dynamique à un projet (de relation, de cognition, ou d’action), pour le construire, puis pour le réaliser. Il importe d’insister sur l’idée de temps, de maintien, en face d’un C.O.F. Sollicité par toutes les informations entrantes, activant encore et encore des circuits ; en particulier quand la fonction investie par le Noyau dynamique est une improvisation, une ouverture nouvelle (car elle est moins facile et moins rapide que l’emprunt de voies rodées, plus ou moins habituelles).
L’HIPP serait le garant de l’exécution, non le décideur. Il permettrait la réalisation d’un projet (construction et/ou passage à l’acte), en bloquant tous les autres ; et maintiendrait ce choix, jusqu’à l’achèvement, et jusqu’à la satiété (puisqu’il s’agit de projets renforcés par leur connotation de plaisir, douleur).
L’attention est présentement très portée sur les projets amplifiés par le facteur douleur ou stress, porteurs d’un impératif de suppression urgente. On peut voir comment, ils commencent par l’évocation de comportements primordiaux, puis de montages plus élaborés et reconnus efficaces dans le passé, et ensuite de montages inusités, ou adaptés aux éléments inédits de la situation. Ceci veut dire : une perception plus poussée de l’objet d’appel, du support de geste, pour rencontrer, du côté du corps temporo-spatial, des montages potentiels, jamais encore programmés ni exécutés. Le cas de l’obligation de sortir du stress illustre plusieurs notions : la priorité accordée à l’objet ou au partenaire affectivement fort, le maintien de l’activité engagée après échec des premières tentatives, suffisamment pour promouvoir un montage plus long, plus nouveau, plus complexe, au prix d’un travail de construction plus important ; jusqu’au résultat, la suppression du stress… ou à l’épuisement, l’effondrement, et la détresse. Incidemment, on peut voir que cette persistance, permise par l’HIPP contre le risque de volatilité induite par le C.O.F., joue en faveur du développement des constructions dans le cerveau ; cet opérateur pourrait jouer un rôle capital dans le développement et l’improvisation, dans le dépassement des comportements primordiaux (dépendants de la génétique), et au-delà, dans le perfectionnement de la machine.
Pendant le maintien du Noyau dynamique sur une configuration stable, le C.O.F. est soumis à un flux d’informations nouvelles qu’il transforme en multiples appels en attente, plus ou moins chargés d’importance et d’urgence ; cette multiplication peut changer l’équilibre de la situation et la désignation du candidat en tête de classement pour l’attribution de l’activité centrale quand celle-ci sera libérée. Éventuellement, la pression (du danger, de la passion, de la peine, de la jouissance) pourrait interrompre un projet en cours avant qu’il soit consommé.
Le présent remémoré
Cette incursion du côté du cerveau global et du rôle de l’affectif contient le germe d’une théorie de la mémoire. Ce qu’on appelle « mémoire » n’est pas seulement la mémoire des neurones, la trace qui reste dans des connexions ayant fonctionné, comme une potentialisation à long terme. Elle est aussi une fonction du cerveau, qui met en jeu certaines aires corticales et certains noyaux sous-corticaux. Or cette mémoire du cerveau manque complètement d’une théorie valide, pourtant indispensable à une clinique physio-pathologique.
La mémoire est un grand sujet d’étude pour la phénoménologie. Les descriptions phénoménologiques rigoureuses, détaillées, étendues (et expérimentales) se réfèrent toutes à des modèles tels que le rangement des livres dans les rayons d’une grande bibliothèque, avec un fichier et des adresses pour les retrouver, ou encore une mémoire dormante d’ordinateur, qui conserve des nombres et des algorithmes, dont un système d’adressage pour que l’utilisateur puisse les retrouver, ou pour que la machine elle-même les rappelle si ses automatismes le prescrivent. Dès qu’on veut utiliser les modèles de ce type dans une perspective ergologique, en cherchant par exemple le rôle physiologique propre de l’HIPP, on s’aperçoit qu’ils ne sont pas utilisables parce que le fonctionnement mnésique dans le cerveau ne consiste pas à entrer et à stocker des données venues d’ailleurs, et déjà formatées. Il n’y a pas, inscrites dans le cerveau, les représentations de la réalité, du monde, des choses (ni les discours des maîtres).
Devant cette impasse concernant le rôle des structures cérébrales impliquées dans la mémoire, nous devons à Edelman d’avoir compris où se trouvait une issue, quand il a écrit que « la mémoire, c’est du présent remémoré ». La première fonction cérébrale est de fabriquer du présent, des « présents », et nous avons vu que c’est précisément le rôle propre de l’HIPP. La réflexion sur la mémoire complète et précise nos hypothèses précédentes. C’est bien le fait de s’inscrire dans le Noyau dynamique, et de pouvoir y demeurer autant que de besoin, qui fait d’une activité cérébrale, d’une construction cérébrale, un présent. Et fabriquer un présent, c’est fabriquer un tout, un ensemble tel que d’en activer un fragment, réveillera le tout. Remémorer, rappeler, ce n’est pas, concernant le cerveau, l’intervention d’un opérateur méthodique qui commence par imaginer tout ce dont il pourrait avoir besoin, et par réunir des matériaux (ou une bibliographie) – ou encore la mobilisation, dans la bibliothèque, de tout ce qui a un lien d’association avec les sujets étudiés. C’est, bien plus mécaniquement, le retour automatique d’un « présent » d’autrefois dès qu’une partie en est actuellement activée par la construction à nouveau du « présent » de maintenant. Et ce retour ne consiste pas à revivre le même moment dans la même durée, il a la forme des appels à agir, ou des savoirs perceptifs disponibles, auxquels le présent actuel en construction doit se confronter [16].
La précédente ébauche d’un modèle ergologique présente l’intérêt de montrer ce qui différencie le rêve (comme d’ailleurs le travail logique qui s’effectue pendant le sommeil léger), cette denrée périssable : parce qu’il opère dans l’état cérébral de sommeil, il échappe au processus d’inclusion dans le Noyau dynamique ; il n’est pas monté comme un présent, et de ce fait, sa trace ne peut pas être un tout réactivé comme tel. En outre le rêve n’est pas une activité mentale maintenue dans son droit chemin, il condense, il digresse, il papillonne.
La fonction hippocampique peut alors se concevoir premièrement comme l’admission d’une activité cérébrale au Noyau dynamique, le barrage vis-à-vis de toutes les activités concurrentes, le maintien de cette admission sélective pendant un temps suffisant, en évitant les glissements, contaminations, ou condensations. Fonction de rejet inhibiteur, et de protection contre les contaminations, interruptions ou glissements [17], le maintien d’une activité au Noyau dynamique, c’est aussi l’appel à de nouveaux essais, soit des procédures déjà testées, soit des improvisations, quand les premières constructions (ou enchaînements) n’ont pas abouti à un achèvement.
La fonction hippocampique c’est encore (et tout aussi importante) la clôture d’un « présent », le passage à un autre (qui se trouve en tête de la sélection en importance et en urgence). Seule cette clôture rend un présent mémorisable quand il est achevé ; et c’est bien ce qui, en d’autres termes, lui impose l’indice du passé.
Ainsi conservé, un « présent » subit le destin de tous les ensembles de connexions qui ont été une fois établis : il est voué au déclin (au bout d’un « certain temps ») [18] à moins d’être ré-activé, ce qui lui imprime à nouveau une potentialisation à long terme. Les souvenirs qui ne servent pas s’épuisent.
En face de l’HIPP, la fonction du C.O.F. apparaîtrait comme celle d’un promoteur (fonction d’« émulation », dirait A.Berthoz), mais aussi d’un activateur différentiel, classant, introduisant un ordre d’importance entre des constructions rivales – ou plutôt, double classement, dans une échelle à deux pôles imposée ailleurs, selon le plaisir et la douleur, selon la félicité et le manque, selon l’attraction et la répulsion.
Voici donc comment l’HIPP, ou plutôt le couple HIPP-C.O.F., peut se trouver impliqué à la fois dans ce qu’on appelle, dans les cadres conceptuels de la phénoménologie, « l’affectivité », et dans ce qu’on désigne comme « la mémoire ». Et cela se comprend dans une analyse ergologique, sans faire appel aux « bizarreries de la nature ».
La « morale » de l’histoire, c’est que les modèles de la phénoménologie ne sont pas les modèles de l’ergologie ; les premiers sont faits de boîtes et de flèches, les seconds de connexions et de circuits neuronaux. Il n’est pas licite de placer les premiers dans le cerveau et, par exemple, d’attribuer à une aire cérébrale repérée en imagerie, une fonction de stockage pour des images, des mots, des savoirs, ou une fonction d’adressage des dépôts. Ceci ne mène qu’à des non-sens. Ceci bloque la recherche sur le cerveau, quand il s’agit de comprendre ce que fait une stimulation suspensive de telle ou telle micro-structure anatomique, ou de proposer des points d’impact (cellulaires et moléculaires) à une pharmacologie de la mémoire.
On peut regretter que les psychologues cognitivistes, qui dominent aujourd’hui la recherche neuro-psychologique et disent le « consensus scientifique » soient imperméables à ce signal d’impasse. Ils sont persuadés que leurs modèles sont le reflet du cerveau et que les physiologistes n’ont qu’à bien travailler pour retrouver ce qu’ils décrivent. Un « état mental » n’est rien d’autre, dit-on, qu’un état neuronal hypercomplexe. Ils ne réalisent pas la différence entre la phénoménologie, qui peut concevoir n’importe quelle différence repérable et en faire une subdivision de la mémoire (à l’infini) – et la clinique (ergologique) qui ne retient de l’apparence que ce qui est supporté par un mécanisme (de connexions neuronales), qui ne retient comme fonctionnement des micro-structures que ce qui joue un rôle dans le travail cérébral. Les produits du travail cérébral sont, au premier abord, décrits dans des termes phénoménologiques, pour être ensuite découpés et différenciés par l’analyse des structures fonctionnelles, qui doit les re-définir. Le changement de perspective et de méthode est fondamental. Il n’est pas, semble-t-il, appréhendé (ni même appréhendable) par les phénoménologistes.
Et la dépression ?
Puisqu’il est question de l’Hippocampe, mention doit être faite des recherches actuelles sur la biologie de la dépression chronique. Pour maintenir éveillée la curiosité du lecteur, il sera seulement dit que ces travaux ont révélé chez l’animal la destruction de certaines populations de neurones de l’HIPP sous l’effet de stress répétés et excessifs ; et que les mêmes populations neuronales sont décimées chez l’humain déprimé chronique. C’est, concernant les neurones et leurs connexions, la confirmation que l’arrivée et la répétition de certains messages neuronaux (l’impact de certains neuro-transmetteurs) peuvent détruire d’abord des organites cellulaires (dendrites, neuro-fibrilles), ensuite les neurones même qui les reconnaissent ; c’est l’excito-toxicité. D’autre part la réception par un neurone de certains messages du stress (et parallèlement l’activation de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénal) peut déclencher ces cascades de transformations moléculaires, qui sont des programmes de mort cellulaire (apoptose). Ces phénomènes se produisent tout spécialement lorsqu’arrivent (au C.O.F. et à l’HIPP), avec une urgence et une pression croissante, des messages de stress, qui n’aboutissent pas aux actions susceptibles d’éteindre ou de faire cesser les facteurs de stress. Sur l’autre face de la machine, cela se manifeste par la situation de détresse, l’épuisement de l’animal et la perte de toute réactivité.
Plus intéressant encore, c’est, en sens inverse, la découverte que l’activation d’un neurone à la réception d’un message – outre la brève dépolarisation qu’on connaissait comme une pointe ou un message nerveux – outre les migrations, modifications, ou synthèses protéiques qui supportent les changements d’états – peut entraîner la production de facteurs neurotrophiques qui provoquent la prolifération des contacts, l’enrichissement synaptique, et même une multiplication-différenciation des neurones. Les voies du Fabriquant sont (quasi-) insondables.
Ces mécanismes antagonistes jouent peut-être un rôle dans le sens d’une construction de nouveaux circuits, efficaces, avec la destruction des circuits jusqu’alors fonctionnels, s’ils sont dépassés.
En fermant cet abrégé du cerveau animal, il faut accepter le reproche d’avoir imposé un pavé à un public non-biologiste, que cela ennuie, quand ça ne lui donne pas la nausée. Mais cela était nécessaire, pour deux raisons au moins. La première est que le changement de perspective introduit par l’analyse ergologique est très souvent mal entendu, et qu’il faut le répéter en divers domaines et dans la globalité pour qu’elle soit moins souvent dénaturée : on ne peut pas focaliser ni se contenter d’un seul exemple. La deuxième est qu’une analyse ergologique du cerveau animal n’existe pas encore, et qu’on ne peut pas renvoyer pour chacun des paragraphes, ou des domaines, à tel ouvrage, ou à telle publication. La clinique nouvelle manière oblige à tout repenser.
Enfin, si l’on veut entreprendre, comme nous le faisons, une description et explication et du cerveau animal, et du cerveau humain, on voit qu’elles sont, dans les écrits d’aujourd’hui, faussée et gravement invalidée par l’absence d’une quelconque définition de ce qui fait l’humain. Même quand le langage est invoqué, il s’agit du phénomène, et la question de sa nature n’est pas soulevée.
II B – La différence de l’humain
1960 : « 2 chercheurs découvrent la différence du cerveau humain ».Vous ne trouverez jamais le numéro du « Monde » avec ce titre barrant la page 22 (celle des articles scientifiques), principalement parce que ni Jean Gagnepain ni moi n’avons vu au départ que la rencontre entre (ce qui allait devenir) la Médiation et la clinique aphasiologique, (entre Saussure et Alajouanine), renouvelait la démarche scientifique, permettant d’envisager comment le travail des neurones du cerveau fabrique les choses de l’esprit. La portée de ce basculement théorique n’est apparue que petit à petit, tandis que Jean Gagnepain développait les quatre plans et la déconstruction. Pour les sciences du cerveau comme pour les sciences de l’homme, une étape a été franchie, et on ne le sait encore pas, on ne le dit pas.
L’apport essentiel de la Théorie de la médiation aux (naissantes) sciences de l’Homme, comme aux sciences du cerveau, se formule en deux propositions :
– il existe, en parallèle aux traitements d’information qui construisent le fonctionnement d’une pensée animale, une autre série de traitements d’information
– cette autre série met en œuvre des systèmes d’analyse à travers lesquels les signaux sensoriels, les signaux du corps, les appels à agir, les partenaires et objets relationnels, sont repris, pour construire des objets différents qui constituent un monde différent. La découverte de cette construction d’un nouveau type est en même temps une explicitation du monde de la culture (un acte de naissance des sciences de la culture).
La notion d’analyse doit beaucoup à Saussure et à la théorie du Signe, telle que Gagnepain l’a développée. Le Signe est à deux faces ; le Signifiant (Snt) résulte de l’analyse du son, le Signifié (Sé), résulte de l’analyse du « sens ». Chaque analyse est à deux axes, taxinomique et génératif, c’est-à-dire qu’elle croise deux processus, l’un d’opposition (analyse en identités), l’autre de découpage (analyse en unités). Le Snt est un abstrait ; il n’est aucun son particulier ou pré-existant, mais du son (vocal) analysé, défini par différences oppositives, inscrit à l’intérieur d’une liste exclusive, et en même temps par découpage contrastif dans un flux sonore séquentiel. Le sens, c’est ce qu’apporte une analyse quand elle crée du Sé – que l’analyse porte sur du sensoriel, du maniement, du partenaire, ou bien sur les produits des autres plans d’analyse, technique, social, ou éthique. Comme l’analyse est, sur chaque face, à deux axes, le Signifié aussi apporte de l’identité par opposition, et de l’unité par découpage.
Entre Signifiant et Signifié, il n’y a pas seulement correspondance ou association ; il s’agit de création réciproque (n’est Sé que ce qui est marqué par du Snt ; n’est Snt que ce qui dénote un Sé) ; le Signe ne trouve pas de définition ni d’existence hormis celles que lui confère le système. Le Signe est une construction cérébrale d’un autre mode, un objet d’un autre type, « à logique incorporée ». Il est abstrait – un processus virtuel qui ne se positive que de s’investir dans du sensoriel, du maniement, du technique, etc.
Les processus fondateurs du Signe sont des traitements d’information – opposer, découper –, que le cerveau effectue dans d’autres processus de construction. La nouveauté, dans ce troisième étage de la machine, est que la taxinomie opère sur le produit de la générativité, et réciproquement (biaxialité), que l’existence du Snt vient du Sé, et réciproquement (bifacialité), et que les structures de l’étage (3) traitent des produits du travail cérébral, non pas directement, comme font la perception, l’action, l’affection, mais en passant par la médiation d’une analyse, logique, technique, sociale, éthique.
Le Signe est comme le patron sur lequel on peut essayer de tailler les trois autres plans de médiation, l’Outil, la Personne, et la Norme. L’étage (3) est une machine pour analyser. La séparation entre le pour-construire (étage 2) et le pour-analyser (étage 3) est concrétisée par la séparation entre ce que fait l’hémisphère droit et ce pour quoi l’hémisphère gauche est seul compétent – ainsi s’élargit un des grands et des plus anciens enseignements des Aphasies. Le cerveau de type humain peut alors se figurer en termes ergologiques comme l’analogue du vélosolex, qui est tout à la fois une bicyclette à part entière, fonctionnant complètement comme telle, et un cyclo-moteur, capable de travailler seul, ou en interaction avec le pédalage. Les cadres théoriques de la médiation permettent donc de reconnaître, de comprendre et de définir les deux composantes, naturelle et culturelle, qui co-existent dans l’être des humains.
L’analyse du plan logique
Par le Signe, nouvel objet construit par le cerveau, s’effectue une analyse, qui s’investit dans les mêmes « données » sensorielles, motrices, sensibles, pré-traitées (pré-conditionnées), que la perception, l’action, la relation ; c’est le traitement parallèle par l’hémisphère gauche. Le fonctionnement du Signe est une nouvelle création de l’objet perceptif, de l’objet appel et support, de l’objet relationnel. Porter un nom n’est pas seulement un étiquetage, ou un indiçage, mais un changement de nature : avec le Signe les objets sont définis-découpés, ils entretiennent des rapports logiques dans le champ d’une connaissance systématisée.
Le Signe n’est pas uniquement un processus d’appellation, qui donne existence à ses objets ; il est en plus un « dire » concernant l’objet, qui le transforme, lui ajoute des éléments différentiels (des sèmes), des oppositions autres, que la perception, le maniement, la relation ignoraient. L’objet peut se définir par autre chose que des composantes phénoménologiques, par des composantes conceptuelles. Les mots découpent à leur manière l’expérience sensori-motrice-affective ; la conceptualisation ouvre sur la création d’un monde qui n’est plus directement branché sur le sensoriel, le moteur, l’affectif. Dire, c’est aussi créer une autre sorte d’objet, qui peut ne rien devoir directement au sensori-moteur-relationnel : un concept. L’avènement de l’hémisphère gauche n’est plus seulement un autre traitement dérivé, en parallèle ; il est en outre, par l’analyse, l’ouverture du monde des idées et d’une connaissance autre que le savoir animal.
Le Signe est la fondation d’une analyse glossologique qui fait exister les objets qu’elle produit. Cette analyse n’est pas « le Langage » (un concept flou), car le phénomène-langage est une résultante, de plusieurs analyses, et particulièrement de la rencontre entre la glossologie et la sociologie, entre le Signe et la Personne.
L’accession humaine à l’analyse glossologique est en même temps une accession à la logique, à la création et au maniement des concepts. Mais la médiation logique ne doit pas être confondue avec la discipline philosophique à tendance hégémonique, la Logique, qui vise à annexer l’ensemble de la rationalité humaine ; laquelle n’est compréhensible que déconstruite en quatre plans.
Le discours de l’analyse glossologique (glossologie au carré) n’est autre que la phénoménologie, qui crée et multiplie les concepts sans limites, à la seule condition de pouvoir les situer dans un système d’oppositions et de découpage.
Le discours de l’analyse ergologique, c’est celui de la techno-science, un échange de bons procédés entre la théorie et l’expérimentation ; la clinique apparaissant comme son application dans les sciences des êtres vivants.
Le discours de l’analyse ethnologique est double, structural et historique – psycho-sociologie et histoire –, du fait que la Personne introduit, dans les constructions cérébrales, le temps.
Le discours de l’analyse axiologique enfin, c’est celui de l’évaluation morale, individuelle et de groupe.
De s’investir dans une autre analyse, sur l’un des trois autres plans, oppose au discours de la connaissance une résistance et des limites. Les sciences du cerveau doivent à la résistance ergologique et à la contrainte biologique, de pouvoir s’insérer dans le discours de la science unifiée, ce que ne font pas les sciences de l’homme, ni la phénoménologie.
Les aphasies. Le diagnostic clinique
C’est dans la clinique aphasiologique, et concernant le plan de médiation logique, que s’est dégagée une démarche ergologique, avec cette exigence que, dans l’analyse en Fabriquant, ne figurent que des opérations réalisables par un cerveau (neuronal et moléculaire) [19]. Je n’exposerai pas, une fois encore, le modèle des aphasies auquel nous sommes arrivés : modèle bi-polaire – Broca et Wernicke, lésion pré- et lésion rétro-rolandique, perte d’une capacité générative et perte d’une capacité taxinomique. À la bi-axialité précédente, il faut ajouter la bifacialité : l’une comme l’autre aphasie peut être phonologique et/ou sémiologique. À propos de ce modèle et de sa description, il est intéressant de préciser comment procède la démarche clinique, en reprenant ce que nous en ont dit aujourd’hui deux intervenants, B. Didier, et P. Gaborieau, chacun dans un champ différent des sciences de l’homme.
La clinique est diagnostique, c’est-à-dire qu’elle a besoin de deux tableaux (de deux malades, ou deux séries de malades – ou deux préparations, s’il s’agit de physiologie animale) pour pouvoir les opposer ; deux, ou plus de deux, quand, par exemple, on oppose aux deux types d’aphasies un autre trouble observé dans le langage comme celui de la « démence sémantique ».
Le diagnostic clinique est toujours hésitant, et pas seulement pour les débutants. Les descriptions apprises dans des livres ne suffisent pas car les descriptions à visée didactique ne retiennent que les éléments caractéristiques (comme les dictionnaires discutés par J. Laisis) ; elles les listent tous, alors qu’un patient va en présenter seulement quelques-uns, au milieu de nombreux exemples non-interprétables.
Le diagnostic clinique est long et demande qu’on recueille des réponses dans un grand nombre de situations différentes (comme font les ethnologues). Pour chaque situation-standard [20], l’élément caractéristique, ou oppositionnel, n’est pas une réponse unique, mais une série (Lacan aurait dit : une batterie) de réponses : c’est ce que H. Guyard a montré avec ses G.E.I. (introduisant un décompte différentiel qui porte sur deux ensembles de réponses). En pathologie, on est loin du symptôme pathognomonique et du diagnostic-minute. Bien entendu, quand il s’agit de pratique, de patients, et de diagnostic à portée médicale et thérapeutique, chacun a ses raccourcis : petit nombre de situations étudiées, et très générales (pour les aphasiques, nommer des images, raconter, montrer des images sur ordre, faire un token-test, par exemple) ; recours à des symptômes généralement associés et d’observation immédiate (parole fluente, non-fluente ; prosodie absente ou excessive ; voix normale ou chuchotement ; etc). Dans une visée de recherche, obligatoirement les situations (les « épreuves ») sont multipliées (c’est la condition pour pouvoir reconnaître des mécanismes et des fonctions) ; de nouvelles sont ajoutées à mesure qu’avance la réflexion de l’observateur ; en permanence est maintenue la préoccupation différentielle, car ce n’est pas la réponse du patient qui importe, mais sa valeur oppositionnelle, par rapport à l’autre groupe de patients (la référence à la normale séparant en bloc les patients des cerveaux intacts). Il n’y a pas un test spécifique de l’aphasie de Broca ou de l’aphasie de Wernicke ; il faut même que les patients d’un groupe ou de l’autre puissent être opposés, qualitativement, ou à défaut, quantitativement, sur les mêmes tests.
Il faut en outre souligner que l’analyse ergologique, tant qu’elle n’est qu’une localisation de lésions sur une carte des régions corticales, n’est qu’une ébauche, donc fragile, à compléter par d’autres ébauches, à corriger, avant d’avoir un modèle de machine, avec le décryptage de ses rouages et mécanismes (cellulaires et moléculaires). C’est bien l’opposition de deux groupes de patients, et l’opposition sur plus d’une situation, qui permet de passer d’un phénomène (un trouble de dénomination, par exemple) à une fonction cérébrale (une capacité : générative, opposée à : taxinomique). Pour une clinique-analyse ergologique, la description des aphasies se fait en termes de fonctions, non de manifestations. Le symptôme n’est pas tout ce qu’un observateur est capable de distinguer, mais un observé se rapportant à une fonction – et qui nécessite donc une théorie (pas une boxologie [21]).
Le passage à une clinique-analyse ergologique conduit à interroger beaucoup plus la pathologie, à inventer des situations qui vont solliciter les fonctions dont on a fait l’hypothèse, les fonctions d’analyse, et non pas l’association, l’exécution, la réception... Il n’y a qu’à parcourir les travaux d’Hubert Guyard, d’Attie Duval, de Marie-Claude Le Bot, pour connaître toute une moisson d’observations diversifiées et jamais aperçues jusqu’alors. Ce progrès des connaissances s’inscrit indiscutablement au crédit de la Théorie de la médiation. Et l’exploration n’est pas achevée : l’analyse glossologique des productions langagières a progressé ; mais on trouve peu de choses sur le fonctionnement conceptuel chez les aphasiques, alors qu’il est le dérivé du fonctionnement de la langue. Un grand chapitre me paraît à (re)visiter.
En sens inverse, l’analyse ergologique introduit des limites à l’invention de nouveaux symptômes ; il faut se méfier de la voir se figer dans une doxa répétitive, comme un chapitre clos ; le risque existe de ne pas voir ce qui n’entre pas dans la théorie (surtout dans une théorie à l’état d’ébauche). À cet égard, il faut rester attentif à ce que décrivent les cognitivistes, dans le cadre de leur phénoménologie, et ne pas manquer le moment où le coup d’œil d’un guetteur avisé détecte quelque chose d’inédit, quelque chose « qui ne colle pas » ; aucun club ne monopolise le flair et l’étonnement.
Puisqu’il a été question de la clinique pathologique lésionnelle, ce serait ignorer l’époque que de glisser sans un mot sur l’imagerie fonctionnelle chez les normaux qui, elle aussi, fait de la cartographie corticale, mais sur le cerveau intact en action. Dans le pacte des imagiers et des psychologues ou psycho-linguistes, on ne peut qu’admirer la qualité des images et la virtuosité des techniques de soustraction. Du côté des phénoménologistes, on ne peut que déplorer le placement dans le cerveau de boites noires qui ne peuvent pas s’y trouver, annulant ce que l’on sait du cerveau et de sa physiologie. Une modularité a priori ne peut être implantée dans le cerveau. Seule une modularité ergologique peut être trouvée dans cet organe, parce qu’elle est faite d’outils, dont l’analyse en Fabriquant est un découpage-identification portant sur les connexions qui constituent le tissu cérébral. Mais cette modularité-là ne peut se soustraire, car il n’appartient à aucun humain de faire fonctionner isolément un module sans un ou plusieurs autres, d’arrêter l’un sans empêcher l’autre ou les autres : comment parler sans activer taxinomie et générativité, sémiologie et phonologie. Les phénomènes observés sont l’interférence de plusieurs modules, les activités de l’esprit, la rencontre et/ou le croisement de plusieurs. Seule une lésion localisée peut opérer la soustraction d’un module fonctionnel. D’où l’extrême importance qui s’attache aux techniques de stimulation électrique suspensive (stimulation à haute fréquence), sorte de lésion ponctuelle transitoire.
Dans cette discussion critique, gardons-nous surtout de toute arrogance : quand les imagiers sont venus, à diverses reprises, nous inviter, nous n’avons pas été capables d’inventer une autre utilisation de l’imagerie fonctionnelle, pour contribuer à notre ergologie du cerveau normal.
L’analyse du plan technique
Nous avons adopté dans cet article une approche neurologique de la clinique qui nous a plongés au cœur de la théorie de l’Outil ; si bien qu’il n ’y a pas à répéter celle-ci : les deux faces, Fabriquant et Fabriqué – les deux axes de l’analyse sur chacune des faces, générativité et taxinomie – et la définition réciproque et exclusive d’une face par l’autre.
L’intérêt d’une théorie de l’outil n’est pas simplement de permettre une ergologie du cerveau. Elle élargit le discours sur la rationalité humaine, parce qu’elle ajoute un plan à sa dé-construction ; autrement dit elle contribue à éviter une réduction de la rationalité à la seule logique, ou à la raison personnelle-sociale, ou à la morale. La réduction à la rationalité technique est un trait dominant de notre époque, et de ce qu’on appelle la modernité ; et paradoxalement, les études concernant l’analyse ergologique restent les parentes pauvres ; elles n’ont pas leur « science de l’homme » [22].
Cette presque lacune tient pour une part au fait qu’on confond presque toujours dans le même discours, dans la même connaissance – dont le prototype est la Science –, les produits de l’analyse logique – concepts et théories et ceux de l’analyse technique, appareils et expérimentation. On parle communément de la techno-science, Pourtant, dans un laboratoire, l’organisation optimale pour la créativité, c’est très souvent la constitution de binômes chercheur-technicien, chacun indispensable à l’autre, parce que la rationalité qu’il développe, les questions qu’il pose, ne se situent pas dans le champ d’expertise de l’autre. Analyser une machine, chercher comment en différencier les structures et les fonctions, s’introduire dans son fonctionnement, ce n’est pas la même chose que faire la théorie du monde, même d’un segment très « pointu » du monde ; les sciences expérimentales sont à la rencontre des deux plans.
Les atechnies
Le modèle de l’analyse technique à deux axes et deux faces laisse prévoir une pathologie à quatre pôles : des lésions frontales avec des troubles de la générativité – sur la face mécanologique (Fabriquant, analyse en matériau) – et/ou sur la face téléologique (Fabriqué, analyse en finalité) ; des lésions rétro-rolandiques (pariétales) avec des troubles de la taxinomie, mécanologiques et/ou téléologiques. Pace que l’on dispose d’une théorie du cerveau humain et d’une définition de l’analyse qui lui est propre, on peut faire une clinique ergologique avec une face neuronale – l’organisation en une aire corticale de groupes de neurones fortement interconnectés –, et une face comportementale, connue en négatif par son défaut – c’est-à-dire un syndrome observable, non pas découpé a priori (au gré d’une phénoménologie de la pensée pratique), mais correspondant à une fonction.
La clinique des atechnies ne s’est pas écrite sur une page blanche. Elle a pris à son compte des tableaux déjà reconnus par des neurologues et pensés soit comme des apraxies, pour les lésions postérieures, soit comme des « troubles des fonctions exécutives » pour les lésions de la convexité frontale. D’où le reproche d’introduire le mot « atechnie » (encore un terme savant), sans nécessité très apparente. En fait, la notion d’atechnie est rendue nécessaire par la démarche clinique ergologique, qui ne localise pas des secteurs du comportement (le geste, l’action sur le monde), mais des fonctions, dont l’articulation et la coopération ont pour résultat l’humain (homo faber). Le discours de l’analyse technique transforme ce que le Neurologue observe, fait exister autrement les tableaux cliniques.
L’apraxie idéatoire de Lipmann, d’être questionnée comme une atechnie, devient un trouble taxinomique de l’outil, et non plus un télescopage bizarre dans le script d’allumage de la bougie ou de confection d’une tasse de café. Le trouble central est « un outil pour un autre », ce que Morlaas avait bien vu mais mal exprimé quand il avait parlé d’une « agnosie d’utilisation ». Et le trouble d’identification de l’outil peut se révéler sans recourir à des séquences d’action, avec des épreuves d’« outil insolite » ou de choix dans un assortiment d’ustensiles. Trouble de la genèse de l’Outil, l’atechnie taxinomique ne se manifeste pas seulement dans le maniement des ustensiles, mais dans leur collecte ; sans être pour autant ni une agnosie, ni une apraxie. La situation pathologique d’« un outil pour un autre » peut être retrouvée par l’observation en condition « écologique » (la toilette, le bricolage) [23].
S’il existe ainsi une atechnie taxinomique sur la face du Fabriqué, observe-t-on un trouble de même axe (taxinomique) sur la face du Fabriquant ? On connaissait chez des patients porteurs de lésions pariétales gauches une maladresse, comme une drôle de façon de manier les choses (les tournant sans pouvoir les orienter, sans diriger leur constituant caractéristique sur leur support spécifique) ; mais, comme l’a si bien dit B. Didier dans son analyse de la clinique, devant cette « maladresse », on passait sans autre remarque, faute d’un autre tableau, d’un autre patient à opposer, à différencier. L’intérêt porté à ce symptôme, l’envie de détailler un peu pour différencier, ont conduit à inventer des situations standards, des épreuves d’examen ; et l’on a pu noter : des conduites d’approche, et une incapacité à démontrer l’usage des ustensiles proposés. Il ne s’agit pas de créer artificiellement un nouveau syndrome, pour combler une case d’une théorie ; mais d’un enrichissement de la connaissance et d’un progrès de la clinique (dans les moyens de l’examen des patients, en même temps que dans le décryptage des fonctions cérébrales).
Si l’on passe à l’autre axe de l’analyse, la description d’une atechnie sur l’axe génératif a bénéficié du considérable travail de description effectué par Luria ; elle redistribue et complète, en lui donnant un sens, le syndrome de la convexité frontale (ou syndrome frontal pré-moteur). À vrai dire, dans les descriptions de Luria, les troubles de la médiation technique proprement dits sont observés dans le fonctionnement d’un outil particulier, l’outil graphique, qui est un « pour figurer » (ou « pour imager »). C’est en effet dans l’exécution répétitive (crayon sur papier) de suites de figures – un rond, un carré, un triangle, une croix ; ou bien, 2 créneaux, 3 pointes, 2 cr., 3 p., etc –, qu’apparaissent les anomalies : lacunes, anticipation du dernier élément, réduction croissante du nombre des éléments de la série, introduction de figures d’un autre champ (des lettres), dédifférenciation de la forme des éléments qui évoluent vers un contour amorphe unique et répétitif.
Ces troubles nous intéressent d’autant plus que nous avons pu les faire apparaître dans des processus techniques autres que graphiques, avec les outils de la boîte, que le patient prend dans sa main, mais pour n’en rien faire, ou pour une pseudo-tâche stéréotypée ; d’autre part il n’inclut pas plusieurs éléments dans un dispositif : marteau-clou, vis-planche-tourne-vis... Ces troubles, qualitativement bien identifiés sont présents aussi dans des observations écologiques (D. Le Gall).
Isolée ou associée à la précédente, on décrit une atechnie générative sur la face mécanologique (du Fabriquant). Elle se situe comme le 4e pôle de cette pathologie, avec les symptômes suivants : une « réduction du faire » ; une incapacité à enchaîner plus de 2 démonstrations d’outils sans persévération ; et surtout une façon très particulière de tenir un ustensile par sa partie active (le marteau par le fer, la scie par la lame) ; on démontre une semblable réduction d’un ustensile à quelques-uns de ses constituants en proposant, comme des leurres, des partiels d’outils (un manche de tournevis sans lame, ou même un cylindre quelconque de même taille) que le patient utilise sans critique.
Les apraxies « véritables »
La définition des atechnies s’affirme quand on les oppose à des troubles du geste ou de l’action de type naturel, ou animal. Pour les lésions rétro-rolandiques et les atechnies taxinomiques, c’est la différenciation de l’apraxie idéo-motrice. Caractérisée par un geste flottant, privé de sens et de direction, une main « dépaysée », elle est à son maximum dans des gestes sans objet d’appel, arbitraires, réflexifs, rapportés à une partie du corps propre ; elle est effacée quand un outil lui restitue sens et direction.
L’apraxie idéo-motrice peut se comprendre (dans les cadres physiologiques exposés dans cet article) comme une pathologie de la rencontre entre un corps temporo-spatial et un objet support de geste, une pathologie du corps unifié agissant. Pour que cette proposition d’architecture du cerveau (cette ébauche ergologique) soit tout à fait convaincante, il manque la réalisation d’une apraxie idéo-motrice chez l’animal ; les expérimentateurs ne se sont pas, semble-t-il, posé la question ; ce qui ne constitue évidemment pas une preuve d’inexistence.
Pour les lésions antérieures et les atechnies génératives, le terme d’opposition est à trouver et à définir dans le vaste ensemble du syndrome de la convexité frontale de Luria. Divers tests gestuels ont été inventés par lui : ils consistent à imiter et répéter des séquences de gestes sans objet d’appel – le test poing-anneau (2 temps, poing fermé + coude allongé, pouce-index en anneau + coude fléchi) ; la succession paume-tranche-poing sur la table ; le pianotage imposé (1-2, 1-5, par exemple). Dans ces épreuves, c’est surtout la répétition du modèle gestuel qui est révélatrice, en montrant : – la simplification, autrement dit la réduction du nombre d’éléments exécutés ; – l’anticipation, passage direct du premier au dernier temps ; – la réalisation indistincte d’un geste flou, intermédiaire, amorphe ; – tout ceci aboutissant à répéter une performance stéréotypée.
Les rencontres entre l’Outil et le Signe
Quand on a parlé du plan de médiation logique et du plan technique, on doit mentionner les rencontres et interférences entre les deux.
Dans cette perspective, on trouve la reprise technique du Signe, qui définit et permet de comprendre l’Écrit. La Théorie de la médiation a remis sur ses pieds la théorie de l’écrit, en dépassant toutes les présentations qui faisaient de la graphologie et des « graphèmes » un double, un équivalent, de la phonologie et des phonèmes. L’Écrit est un Outil de Signe dont le Fabriquant est constitué de tracés et de formes sur un support, le Fabriqué, de la parole, c’est-à-dire qu’il donne à l’écrit une double référence, phonologique et sémiologique. Cette réflexion a renouvelé l’approche des Alexies et de leurs rapports avec les aphasies. Ce chapitre ne sera pas développé ici.
Dans l’autre sens, il y a la reprise conceptuelle de la technique, le discours (science) de l’ergologie, qui n’est d’autre que la Technologie, en tant que discipline. Cette rencontre a été peu abordée et explorée dans les cas de lésions cérébrales.
Il y a enfin le va-et-vient que nous avons évoqué entre Logique et Technique, qui est l’essentiel de la Science expérimentale.
Les « fonctions exécutives »
À propos des lésions de la convexité frontale (des aires pré-motrices) et de la séparation que nous opérons entre les troubles de l’étage culturel (atechniques), et les troubles de l’étage naturel (« psycho-moteurs » [24]), il n’est pas sans intérêt de discuter à nouveau la démarche clinique, dans la perspective qui est la nôtre, d’une analyse structure/fonction, d’une ergologie du cerveau. La majorité des Neuro-psychologues confondent les troubles gestuels et les troubles techniques ; ils les intègrent dans l’ensemble beaucoup plus vaste des troubles de programmation, de régulation, de vérification de l’action ; c’est le même vaste ensemble que l’on désigne encore comme le « déficit des fonctions exécutives ». On y trouve réunis :
– les troubles des gestes, et ceux des maniements d’outils, des graphismes, que nous avons passés en revue ;
– les troubles de rétention (et les anomalies de l’interférence) dans diverses épreuves portant sur des séries de chiffres ou de lettres, des listes de mots, des planches d’images,
– recouvrant en partie les précédents, les anomalies et échecs rencontrés dans des épreuves verbales ou non-verbales de la WAIS qui mettent en jeu raisonnement, abstraction, puis intégration de plusieurs éléments dans les données comme dans les réponses ;
– les échecs dans la copie de la figure de Rey, échecs qui peuvent être surmontés si l’on fournit le modèle par étapes, fournissant au patient la planification qui lui manque ;
– les précédentes études sont rapprochées des difficultés rencontrées dans l’épreuve de la Tour de Londres qui suppose de prévoir plusieurs coups à l’avance, plusieurs états (ou étapes) successifs.
Finalement, il est généralement admis que le détecteur le plus sensible du syndrome « dysexécutif » des lésions frontales est le test de Wisconsin, qui non seulement ferait appel à l’établissement de données, à l’intégration de celles-ci, à la planification, mais encore à la régulation, avec une flexibilité et une capacité d’adaptation.
Une autre facette du syndrome dysexécutif est la perte de la résistance au glissement, au détournement, à la contamination, telle que l’explore le Stroop-test ; un aspect qui paraît contredire le manque de flexibilité et les persévérations. Nous pensons qu’il faut séparer cette fonction de résistance des « fonctions exécutives ».
Pour justifier le groupement de ces observations diverses au premier abord, on fait remarquer, à juste titre, qu’à travers toutes leurs facettes, la plupart des troubles frontaux (de la convexité frontale) ont des caractères communs, comme la tendance à la simplification, l’impossibilité de prendre en compte en même temps, la pluralité des composantes dans le donné, la pluralité des étapes dans l’action ; ainsi que la difficulté à changer ces composantes ou ces étapes et à intégrer les unes et les autres dans une nouvelle configuration. Cet « air de famille » perceptible dans la phénoménologie n’est pas douteux ; comment alors le rendre compatible avec cette autre intuition, que le cortex frontal pré-moteur doit comporter une organisation modulaire ?
Il y aurait un grand bénéfice, pensons-nous, à séparer, dans l’état actuel de la recherche :
– ce qui intéresse l’organisation fonctionnelle de type animal, c’est-à-dire l’étage gestuel ou praxique
– ce qui intéresse l’analyse technique des outillages et des situations dans sa composante générative.
– Une fois séparées les deux classes précédentes, on se trouve en présence encore d’une capacité d’enchaîner et de découper mais qui s’exerce dans la pensée de l’action ou de la connaissance.
« Pensée de l’action », « pensée de la connaissance », ces expressions peuvent sembler curieuses ou choquantes dans le cadre d’une étude des fonctions du cerveau qui se veut scientifique, d’une clinique qui prétend rompre avec le dualisme corps-esprit, en empruntant les voies qu’ouvent la Théorie de la médiation et sa déconstruction. Pourtant il faut bien voir que l’analyse dans laquelle coopère la capacité générative dans le cas des « fonctions exécutives » (telles que les isole et les décrit la phénoménologie des lésions frontales pré-motrices) n’est pas uniquement une analyse du dire, ni une analyse de l’agir (sur le monde). Il ne s’agit pas, dans toutes les épreuves inventées, d’exercices uniquement logiques ou uniquement techniques, ou même seulement de nature mixte (à la manière de la technoscience), mais, de cette part qu’on pourrait identifier comme « la part consciente » du fonctionnement logique, technique, ou mixte, d’un humain – du cerveau et de l’organisme d’un humain. Autrement dit, la question posée est de savoir en quoi l’exploration des « fonctions exécutives » est différente de celle de la médiation technique ou de la médiation logique, en quoi elle détecte autre chose.
Nous sommes dans le domaine de la connaissance et de l’action spécifiquement humaines ; toutes les épreuves « frontales » sont d’un autre ordre, d’un autre degré, d’une autre difficulté que les épreuves utilisées avec l’animal. Le langage n’est pas seulement un véhicule obligé des données et des réponses, il est essentiellement présent chez l’examinateur (quand il invente et manipule l’épreuve) et chez le pratiquant (quand il aborde et exécute). Dès lors se dessine une réponse au problème posé. La singularité des « fonctions exécutives » ne procède-t-elle pas de ce qu’elles mettent en œuvre la puissance créatrice du Logos, le discours sur l’analyse logique, le discours sur l’analyse technique, ce discours qui fait exister des concepts, des machines, des rapports logiques et techniques. Quand on pense les épreuves de la Wais, de la figure de Rey, de l’apprentissage de listes ou de planches d’images, la Tour de Londres, le Wisconsin, etc., toutes comportent la recherche et la construction d’une stratégie, qui n’est rien d’autre qu’un discours complet, formulé en paroles ou seulement formulable, un discours potentiel. N’est-ce pas justement cela que l’on désigne quand on parle de connaissance et d’action « conscientes » ?
Notes
[1] Un même symptôme peut témoigner de plusieurs lésions différentes ; d’où la construction de syndromes dont la réunion est nécessaire pour reconnaître et différencier chacune d’entre elles. La science clinique se complexifie et s’enrichit ; les techniques d’examen se diversifient.
[2] Il peut y avoir des mécanismes « orphelins » qui ont vocation à ne pas le rester.
[3] Ainsi, il n’y a pas de sens à chercher des « médicaments de la mémoire » ; parce qu’il faut d’abord avoir une ergologie de ce qui est décrit comme « mémoire », donc avoir les définitions-descriptions d’un Fabriquant et d’un Fabriqué (ou de plusieurs machines coopérantes), la pharmacologie n’ayant prise que sur du Fabriquant. La phénoménologie d’un stockage de souvenirs avec une adresse et un moteur de recherche est, de ce point de vue, obsolète.
[4] Nous désignons là le cas de la dopamine adressée par l’aire tegmentale antérieure ci ! Mésocéphale au noyau accumbens, aux aires du septum, au cortex frontal interne, au cortex limbique (système méso-cortico-limbique).
[5] Dite : sélection somatique pour bien la différencier de la sélection entre espèces et types animaux de la théorie darwinienne. Une autre sélection somatique est connue concernant les cellules de l’immunité.
[6] Les champs des comportements qui mettent en jeu la survie ?
[7] Induire des changements qui durent, autres que des décharges phasiques, c’est bien la caractéristique physiologique du système méso-cortico-limbique.
[8] Ce système de reconnaissance a un siège anatomique : le noyau amygdalien.
[9] La dualité du travail de construction repose sur la double voie du traitement d’information dans le cerveau (ventrale, perceptive ; et dorsale, gestuelle) telle que Mishkin l’a décrite. Il n’est pas impossible qu’il existe en outre une troisième voie dirigée vers le cortex de l’insula et qui matérialiserait un circuit de construction du « corps sensible ».
[10] Dans le schéma de la vision donné ici doit trouver place la bi-partition du champ visuel, qui fait que tous les signaux provoqués à partir de la moitié droite de l’espace vont au cortex occipital gauche, et de la moitié gauche au droit. Il faut donc un processus de raccordement en un tout unifié des produits du traitement d’information effectué dans V1,… V5. Il n’est pas indispensable d’aborder dans le présent texte cet élément de complexité, son rôle comme Fabriquant, et les syndromes cliniques qui lui correspondent.
[11] La notion d’un objet relationnel, confronté à un objet perceptif reconnaissable, est éclairée par l’exemple des deux manières d’explorer un visage : qui est-ce ? Quelle est la disposition émotionnelle de ce partenaire ?
[12] N. B. « aboutie » ne signifie pas « achevée ».
[13] Il s’agit évidemment ici du travail d’une machine, qui introduit un élément utile dans un processus de fabrication ; et non pas de l’initiative, du savoir-faire, et de l’énergie, investis par un travailleur.
[14] En termes de psychologie classique, de phénoménologie, l’hippocampe est impliqué dans la mémoire et dans l’affectivité. Pourquoi deux fonctions ?
[15] Des concepts qui sont apparus importants avec la description par F. Lhermitte des syndromes d’imitation et d’utilisation, en rapport avec des lésions frontales.
[16] Ce qui est un des temps essentiels de l’action, comme de la perception, même si nous ne savons pas très bien comment et à travers quels neurones fonctionne ce comparateur hypothétique.
[17] En d’autres termes, il y aurait ainsi trois protections de l’activité figurant au Noyau Central dynamique : protection contre le glissement ou l’interférence, ce serait le rôle du cingulum ; protection contre l’abandon et l’inachèvement, ce serait le rôle de l’HIPP ; protection contre l’invasion du cerveau par des activités neuronales hors Noyau dynamique, ce serait le rôle des défenses contre la crise épileptique, qui ne sont que très partiellement connues.
[18] Le déclin est lui-même fabriqué par un mécanisme moléculaire présent dans les neurones.
[19] C’est la condition pour sortir du dualisme corps-esprit.
[20] Il faudrait préciser ce qu’on entend par situation-standard.
[21] On appelle avec un brin de dérision, boxologie les modèles cognitivistes faits de boites (réunies par des flèches), qui sont supposées résumer les opérations qu’un esprit formé doit opérer pour percevoir, agir, se remémorer, etc.
[22] On dresse un inventaire des technologies qui s’élargit de façon explosive ; mais la Technologie, comme phénoménologie de l’homo faber, n’a jamais été vraiment fondée.
[23] Comme l’a fait D. Le Gall.
[24] L’histoire n’a pas retenu pour les troubles gestuels des lésions frontales le terme d’« apraxie » que Lipmann avait choisi pour les troubles qu’entraînent les lésions pariétales.
Olivier Sabouraud« Vous avez dit : « anthropologie clinique » ? », in Tétralogiques, N°17, Description et explication dans les sciences humaines.