Jean Peeters

Université de Bretagne Sud.

Décrire, expliquer les phénomènes de la traduction… et négocier

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Lorsque j’ai commencé la rédaction de cet article, je suis parti, comme le titre l’indique de la différence, à définir ou à réfuter, entre décrire et expliquer. Puis, c’est pour cela que le titre a évolué, il m’est apparu que la question de l’explication des phénomènes de traduction demandait que l’on s’intéresse aussi à la négociation de cette explication. Progressivement, c’est cela qui a dominé.

La première partie de cet exposé sur l’explication, ou, plutôt, les explications, aura pour but de montrer qu’il n’existe pas, comme on s’en doute, une explication unique de la traduction mais plusieurs et, surtout, de faire ressortir ce qui les distingue. Cela oblige alors à réfléchir sur la négociation de l’explication de la traduction, sur le fait que l’explication fait partie d’échanges sociaux et se situe toujours dans une négociation qui en limite la portée. Ce sera l’objet de la deuxième partie.

1. Traduction et explications

Depuis très longtemps, la traduction a été l’objet de commentaires dans des préfaces, des critiques, des essais. Elle a aussi fait l’objet, souvent en même temps, d’explications et de recommandations, pour ne pas dire d’ordres de traduire de certaines façons. Il est souvent difficile de savoir ce qui tient à un déterminisme ou plusieurs et il faudrait, pour faire le tri, citer et analyser certains passages écrits sur le sujet. D’autre part, les études sur la traduction ne se voulant ni prescriptives ni spéculatives sont apparues surtout dans la deuxième moitié du siècle dernier. Il n’en est pas moins resté que la tradition vieillit bien et qu’en 1995, c’est-à-dire récemment, le spécialiste Gideon Toury se sentait l’obligation de publier un ouvrage intitulé Descriptive Translation Studies and Beyond dans lequel les premiers mots sont les suivants :

In contradistinction to non-empirical sciences, empirical disciplines are devised to account, in a systematic and controlled way, for particular segments of the ’real world’. Consequently, no empirical science can make a claim for completeness and (relative) autonomy unless it has a proper descriptive branch. Describing, explaining and predicting phenomena pertaining to its object level is thus the main goal of such a discipline. In addition, carefully performed studies into well-defined corpuses, or sets of problems, constitute the best means of testing, refuting, and especially modifying and amending the very theory, in whose terms research is carried out. Being reciprocal in nature, the relations between the theoretical and descriptive branches of a discipline also make it possible to produce more refined and hence more significant studies, thus facilitating an ever better understanding of that section of reality to which that science refers. They also make possible the elaboration of applications of the discipline, should one be interested in elaborating them, in a way which is closer to what is inherent to the object itself.

Whether one chooses to focus one’s efforts on translated texts and/or their constituents, on intertextual relationships, on models and norms of translational behaviour or on strategies resorted to in and for the solution of particular problems, what constitutes the subject matter of a proper discipline of Translation Studies is (observable or reconstructable) facts of real life rather than merely speculative entities resulting from preconceived hypotheses and theoretical models. It is therefore empirical by its very nature and should be worked out accordingly. However, despite incessant attempts in recent decades to elevate it to a truly scientific status, as the empirical science it deserves to become [1].

Ce qui est intéressant dans ce passage, c’est qu’il met sur le même plan la description, l’explication et la prédiction. D’autre part, pour tester une théorie, il est nécessaire de la confronter à des « faits » observés, dont on sait toujours d’ailleurs qu’ils sont aussi construits. C’est ainsi que l’explication prend sa validité.

Décrire en expliquant. Expliquer en décrivant. Voilà ce que nous dit Toury. La chose semble simple. Pourtant, on est confronté à une multitude d’explications.

La théorie de la médiation conçoit la traduction comme relevant, non pas du glossologique, mais du social. C’est la Personne qui fait que nous traduisons et échangeons. Ce point de vue est amplement développé par Peeters (1999 : 327), où le point de vue est résolument social :

C’est parce que nous inscrivons notre identité sociale dans la capacité de verbaliser qu’il y a langue et traduction. La traduction, comme la langue, a partie liée avec l’instauration de relations sociales et la relativité historique des expériences. Du point de vue de l’explication, la traduction et la langue ressortissent, toutes deux, à deux déterminismes distincts, l’un nous permettant de parler et l’autre d’échanger. Il n’y a donc pas un objet scientifique qui serait la traduction et un autre qui serait la langue mais des faits humains explicables par le recoupement de deux rationalités.

Nous avons vu que tout ce qui fait la langue fait la traduction, à savoir l’intégration du verbal dans des relations interpersonnelles, ou configuration historique de la langue, la structuration formelle de nos relations sociales telle qu’on l’éprouve dans le verbal, ou idiomatisation, et nos rapports effectifs avec les autres, ou échange verbal. On ne peut expliquer la traduction ni la moindre de nos interlocutions par des considérations uniquement linguistiques. On a ainsi vu que lorsque l’on traduit du japonais en français ou lorsque nous échangeons dans la même langue le commentaire sociolinguistique reste identique. De ce point de vue, donc, il n’y a pas lieu de dissocier la traduction de l’interlocution dans l’explication
 [2].

Toujours dans le cadre de la théorie de la médiation, un article a été écrit par Lieven Tack (2001) :

Puisque la traduction est un processus langagier, il en résulte que le point de vue glossologique doit être capable de construire un rapport au texte source. Le mutisme de l’altérité de ce texte ethniquement étranger, qui nous pousse à la réappropriation politique dans la traduction comme à la conceptualisation rhétorique, n’est évidemment pas identique au mutisme de l’univers à dire que nous causons dans la locution. Le seuil que nous franchissons dans la traduction et dans la locution non traductive n’est pas le même : naturel dans un cas, ethnique dans l’autre. Si l’univers préexiste en tant que tel à la conceptualisation par le langage, il n’est pas prédécoupé ; le texte source préexiste à sa traduction, et est découpé selon des frontières sociologiques dont les critères particuliers ne sont plus de mise dans l’échange traductif. Mais qu’en est-il des découpages langagiers, sémantiques, conceptuels qui structurent le texte source selon des critères glossologiques ? Si l’altérité du texte source n’est rendue partageable qu’indirectement par médiation de l’appropriation d’une pratique interlocutive opérant au sein des possibles doxiques d’une langue, d’un contexte discursif, d’une situation socioprofessionnelle, la textualité du texte source serait, quant à elle, rendue intelligible par la conceptualisation qu’en propose la traduction.

L’ambiguïté polysémique des mots construit dans la traduction un rapport de discordance tant par rapport à l’univers à dire que par rapport au message du texte source que la traduction conceptualise et qu’elle projette comme sa référence. La traduction est autant conditionnée par un principe d’équivalence discursive soumise à négociation politique dans l’échange, que par un principe d’adéquation référentielle des mots négativement définis qui prennent sens, qui sont désambiguïsés, par rapport aux découpages conceptuels d’un texte source qui fait résistance à la polysémie de la locution traductive. La spécificité de la conceptualisation traductive consisterait dès lors dans la duplicité de sa référence : la réduction de l’ambiguïté est conditionnée autant par la confrontation avec l’expérience à dire que par le rapport d’adéquation aux découpages sémantiques du texte source.

Dans ce passage, Lieven Tack redonne statut au glossologique, ce qui était évacué dans Peeters (1999). D’un côté, Peeters s’attache à souligner le déterminisme social de la traduction en mettant le glossologique au second plan, de l’autre, Tack rappelle que l’on ne peut se satisfaire d’une explication purement sociologique. Il y a plus qu’une différence d’inflexions entre les deux textes, il y a des explications divergentes.

À l’opposé de notre travail sur la traduction, qui consiste à faire valoir qu’on ne peut se satisfaire d’une explication linguistique et que ce qui détermine d’abord la traduction est notre capacité à nous poser comme agent social, on trouve le point de vue d’Antoine Culioli (1999 : 33) pour qui la traduction est un cas particulier de paraphrase :

Être exhaustif, c’est aussi considérer la traduction comme un cas particulier de paraphrase et, donc, s’appliquer à rendre compte dans la même théorie de phénomènes en apparence hétérogènes, tels que l’effacement obligatoire de l’agent dans la transformation passive (attesté dans de nombreuses langues), le complément d’agent marqué par une préposition fort variable (pal ; équivalent de pour ; à, etc.) ou par une forme copulative (ainsi, en zulu ushaywé : yitshe « il a été frappé par une pierre », littéral. « il a été frappé, c’est une pierre ») [3].

Point de vue qu’exprime Éric Gilbert (1993 : 64) à sa suite :

Le langage est en effet une activité de l’espèce humaine dans son ensemble et la possibilité d’apprendre plusieurs langues, de passer d’une langue à une autre par l’intermédiaire de la traduction, etc. montre que les différentes langues naturelles ont un certain nombre de propriétés communes stables. Ce sont ces propriétés communes stables, ces opérations invariantes, que l’on retrouve quelles que soient les langues envisagées, et qui peuvent donc être considérées comme constitutives de l’activité de langage, que le linguiste devra s’efforcer de dégager. Dans cette optique, les combinaisons de morphèmes grammaticaux et lexicaux que sont les textes seront traitées comme des agencements de marqueurs, c’est-à-dire comme les représentants, les traces « visibles » des opérations sous-jacentes à l’activité de langage.

Dans cette approche énonciativiste, la traduction n’est qu’un cas particulier de paraphrase, ce qui signifie que les principes qui président au fonctionnement d’un énoncé en français et à ses gloses possibles dans la même langue sont les mêmes que ceux qui déterminent le passage d’une langue à l’autre. La traduction devient alors un sous-domaine de la linguistique et la discipline qui l’étudie est appelée « linguistique contrastive ».

Prenons un autre type d’hypothèse qui consiste à postuler que la traduction est une opération sociale. C’est l’option que nous avions prise dans nos premiers travaux sur la traduction et sur laquelle nous devrons revenir pour la rectifier. C’est aussi le point de vue de départ de Jean-Marc Gouanvic lorsqu’il étudie la traduction de la science-fiction dans la France de l’après-guerre. S’inspirant des travaux de Pierre Bourdieu, l’auteur (1999 : 17) écrit :

Le traducteur est l’agent privilégié par lequel passe la logique objective du système de pratiques, de dispositions et de structures permanentes et générales qui sont à l’œuvre dans toute traduction. Il est cependant loin d’être le seul dans l’entreprise de traduction. Production culturelle, la traduction ne trouve son efficace sociale que dans la logique d’un marché, c’est-à-dire lorsque la décision de traduire et le produit qui en résulte se trouvent légitimés par la réponse du public et par les différentes instances de consécration, écho critique, éventuellement prix et distinctions. Dans l’entreprise de traduction interviennent donc les mêmes agents que dans les autres productions culturelles, avec de surcroît des agents qui font circuler les genres et les discours par-delà les frontières linguistiques et nationales.

Cette façon d’aborder la traduction, qui s’inscrit dans tout un mouvement que l’on pourrait appeler l’approche « culturelle », est tout aussi intéressante que l’approche linguistique d’Antoine Culioli mais, à l’inverse de cette dernière, elle semble tout ramener à un corps d’hypothèses concernant le fonctionnement social. La traduction y devient un produit social parmi d’autres et on se demande encore quel statut peut, dès lors, avoir le linguistique, si ce n’est de révéler des stratégies sociales (Gouanvic, 1999 : 86) :

Dans la traduction s’opère nécessairement un décentrement par rapport aux temps et lieu qui s’incarnent dans le corps historique d’une langue donnée en tant qu’outil de médiation et de changement social dans un espace social donné. Cette signifiance liée à un lieu et à un temps est-elle exportable ? Je peux lire les Contes japonais de Rashomon et les apprécier, comme je peux lire la Guerre des mondes, mais quel est le rapport de ma lecture avec la culture japonaise traditionnelle ou l’Angleterre victorienne ? On aboutirait à une aporie, celle de l’impossibilité de toute traduction (problème classique mais dépassé), si l’on n’admettait pas d’emblée que la traduction est une pratique sociodiscursive et, à ce titre, qu’elle est un processus parmi d’autres dans les phénomènes de transmission et de transformation du sens dans les espaces socioculturels (spécifiés en champs) à des moments précis de leur histoire.

Dans cette citation, la traduction ne tire pas sa possibilité du phénomène typiquement linguistique appelé « paraphrase » par Antoine Culioli, mais de ce qu’elle est une « pratique sociodiscursive » et constitue un « phénomène de transmission et de transformation du sens dans les espaces socioculturels ». Autrement dit, le sens n’intervient qu’accessoirement dans la traduction. Ce n’est pas ce qui la pose comme possible. La raison est à chercher ailleurs, dans ce qui fonde la société.

Pour Kerstin Jonasson (2005), c’est une explication cognitiviste qui est proposée. Dans le passage cité ci-après, elle confronte le concept de « déverbalisation » de Lederer et Seleskovitch à celui de « scènes-et-cadres » de la linguistique cognitive :

Il semble clair que la déverbalisation trouve sa contrepartie positive dans la visualisation ou l’imagination d’une scène ou d’une image qui, à son tour, repose sur la connaissance d’une réalité. Considérons deux exemples de traductions réussies, selon Lederer (1995 : 118-119), grâce à ce processus cognitif de déverbalisation :
a. For every liberated woman you see in an office
b. Toutes les fois que vous voyez une femme derrière un bureau
(2) a. When he gets home at night, he wants to know why there are no clean sheets on the bed
b. … il me demande comment cela se fait que les draps n’ont pas été changés

Selon Lederer « il y a tout à parier [… que le traducteur] a imaginé la scène et que, compte non tenu des mots de l’anglais qui l’ont fait surgir, il l’a décrite tout naturellement » (1995 : 118). On voit donc le mécanisme : les mots de la langue source font surgir une scène que le traducteur visualise et décrit spontanément et naturellement dans la langue cible, conformément au génie de celle-ci grâce aux compléments cognitifs.

Cette description de la saisie du sens comme la visualisation d’une scène ressemble beaucoup à celles que proposent divers courants de la linguistique cognitive et notamment la sémantique des scènes-et-cadres (Scenes-and-frames semantics) de Fillmore (1977), où cadre représente l’expression linguistique à laquelle est associée une scène, terme qu’il faut prendre dans son sens le plus général possible . Selon Fillmore (1977 : 63) « people, in learning a language, come to associate certain scenes with certain linguistic frames » (« en apprenant une langue, les gens commencent à associer certaines scènes à certains cadres linguistiques »). De plus, dans la conscience (l’esprit) des gens qui ont appris les associations entre ceux-ci, les scènes et les cadres s’activent les uns les autres mutuellement. Ainsi une scène peut activer un cadre associé, et un cadre peut réactiver une scène. Les scènes peuvent être plus ou moins complexes : (celle associée à) writing (« écrire ») est ainsi plus simple que (celle de) writing a letter (« écrire une lettre ») qui est plus simple que (celle de) carry on a correspondence (« entretenir une correspondance »). Certaines scènes impliquent un déroulement dans le temps ou une histoire, comme celles que je viens de mentionner et celles associées aux mots cicatrice ou veuve, etc. Dans un article de 1985, Fillmore dit que la sémantique des cadres (voir note 1) doit rendre compte de la capacité d’un sujet parlant de visualiser (envision) l’univers du texte en interprétant ses éléments (1985 : 235).

Cette façon de voir les choses, en particulier la traduction, renvoie donc à des fonctionnements mentaux cognitifs.

De ce rapide tour d’horizon de différentes explications de la traduction, il apparaît que la méthode scientifique dont peut se réclamer chacun des auteurs mentionnés ci-dessus ne garantit pas une unanimité explicative. Que ce soit Peeters, Tack, Culioli, Gouanvic ou Jonasson, on a des explications qui peuvent se recouper mais qui n’en restent pas moins différentes. Pour Gouanvic, il s’agit de voir comment la théorie bourdieusienne peut rendre compte de la traduction. Pour Peeters, le social est mis comme fondamental mais la conception du social de la théorie de la médiation n’est pas identique à celle de Bourdieu. Pour Tack, il s’agit de redonner un statut explicatif au fonctionnement glossologique dans le cadre de la théorie de la médiation. Pour Culioli, traduire est une affaire de langage et expliquer la traduction équivaut à rendre compte de phénomènes que l’on qualifierait de glossologiques ici. Enfin, pour Jonasson citant Fillmore, il existe une dimension cognitive dans la « déverbalisation » citée par Lederer et Seleskovitch.

Ce qui est problématique et aussi intéressant, c’est que le choix d’hypothèses de travail n’est pas si évident et qu’il apparaît souvent qu’une approche situe l’explication ailleurs que ne le font les autres et considère comme essentiel ce qui est accessoire dans d’autres cadres. On est à chaque fois donc renvoyé à la validité de ses hypothèses et les résultats que l’on produit sont toujours intimement liés à ces hypothèses. Il apparaît donc difficile, voire impossible, d’opposer les théories en vertu de faits censés exister indépendamment ou isolément avant même d’avoir été intégrés dans un corps d’hypothèses conceptualisées par telle ou telle théorie. Les hypothèses sont créatrices de faits scientifiques. Comme le fait valoir Toury (1995 : 23), la façon de rendre compte des faits traductionnels est intimement liée à l’option théorique, consciente ou implicite, que l’on se donne et il n’est pas d’explication naïve :

Far from being a neutral procedure, establishing an object of study is necessarily a function of the theory in whose terms it is constituted, which is always geared to cater for certain needs. Its establishment and justification are therefore intimately connected with the questions one wishes to pose, the possible methods of dealing with the objects to study with an eye to those questions – and, indeed, the kind of answers which would count as admissible. The real question is not what the object ‘is’, so to speak, but rather what would be taken to constitute an object, in pursuit of a certain goal, such that any change of approach would entail a change of object. This is so even if they all superficially fall under the same heading : It is not the label that counts, but the concept it applies to. And concepts can only be established with conceptual networks ; i.e., as a function of the network in its entirety. [5]

2. Négocier

Ce passage a l’avantage de souligner qu’il n’existe pas d’explication hors d’un cadre théorique et que c’est la théorie qui construit l’objet. On est là dans le droit fil de ce qui est soutenu par la théorie de la médiation. L’étiquette ne compte pas en tant que telle ; ce qui importe, c’est le système de rapports dans lequel l’objet d’étude est intégré et problématisé. Si l’on admet, comme on l’a vu, que l’explication, aussi scientifique qu’elle se veuille, ne garantit ni une homogénéité ni une unanimité de points de vues, la question est alors, non pas seulement de la validité des hypothèses et de leur mise à l’épreuve, mais de la confrontation et du possible partage entre interlocuteurs des idées concernant l’objet lui-même, mais aussi la méthode, les présupposés, les découpages, etc.

Aussi étrange que cela puisse paraître à première vue, on retrouve là un débat qui a hanté la linguistique et la traductologie, à savoir celui d’une possible communication entre les langues, et donc de la traduction. Les tenants du relativisme fondamental se reconnaissent dans ce que l’on appelle l’hypothèse Sapir-Whorf :

Human beings do not live in the objective world alone, nor alone in the world of social activity as ordinarily understood, but are very much at the mercy of the particular language which has become the medium of expression for their society. It is quite an illusion to imagine that one adjusts to reality essentially without the use of language and that language is merely an incidental means of solving specific problems of communication or reflection. The fact of the matter is that the ‘real world’ is to a large extent unconsciously built upon the language habits of the group. No two languages are ever sufficiently similar to be considered as representing the same social reality. The worlds in which different societies live are distinct worlds, not merely the same world with different labels attached... We see and hear and otherwise experience very largely as we do because the language habits of our community predispose certain choices of interpretation. (Sapir 1958 [1929] : 69) [6]

Je ne rentrerai pas dans ce débat sur la possibilité ou l’impossibilité de la traduction, et donc de la communication, mais je voulais seulement montrer que les questions que l’on pose à l’explication peuvent être identiques à celle que l’on pose à la traduction, à savoir celle de la communicabilité.

En particulier, une question que l’on se doit, ou se devrait, de se poser est celle de la nature de la traduction. Quelle est sa définition ? Dans quel espace social son explication se situe-t-elle ? À l’heure actuelle, telle que je l’aperçois dans les ouvrages que je peux lire et les conférences auxquelles j’assiste, il n’y a pas une et une seule définition de la traduction. Les explications ci-dessus le montrent bien. Ce qui est appelé « traduction » par les uns ne correspond pas ce qui est nommé « traduction » par les autres. Il y a un vaste fossé entre ce que dit par exemple Gouanvic et ce que dit Culioli. Ce n’est pas que ce que dit l’un est ressenti comme étant en contradiction avec ce que dit l’autre, mais ils n’y accordent pas le même statut.

D’autre part, les chercheurs ne parlent pas seulement aux autres chercheurs. Ils s’inscrivent dans une société où la conception de la traduction, s’il en est, est globale. On entend par traduction, par exemple, le produit fini tel qu’il se présente (texte ou discours oral), le(s) processus amenant au résultat aussi appelé traduction, la profession de traducteur et/ou d’interprète sans se demander souvent s’il s’agit des mêmes métiers et qualifications, la formation de traducteurs, l’épreuve pédagogique universitaire (thème et version), la traduction littéraire, ou scientifique ou technique, le fait que quelqu’un qui n’est pas forcément diplômé serve d’intermédiaire entre deux interlocuteurs de langues mutuellement étrangères, etc. Bref, quand on parle aujourd’hui en France et dans le reste de l’Europe de traduction, toutes ces idées sont véhiculées sans paraître exclusives l’une de l’autre. Il existe un consensus « mou » sur ce qu’est la traduction et sur ce qu’elle fait.

Enfin, les (chercheurs) universitaires ne sont pas les seuls à s’intéresser à la traduction : les traducteurs professionnels, les associations de traducteurs, de grands organismes tels que les Nations Unies ou la Communauté Européenne, des maisons d’édition, les écoles de traducteurs, les entreprises devant faire traduire leurs documents (SNCF, marques de gâteaux, musées), les informaticiens qui doivent élaborer des programmes de traduction, etc. Bref, les acteurs de la traduction sont aussi nombreux que les définitions que l’on peut en donner.

C’est pourquoi, sauf à vouloir garder anallactiquement une pureté présumée à son explication, on est condamné à négocier. Et en parlant de négociation, il me semble que l’on peut montrer que les conditions sociales d’énonciation déterminent ce qui est dit dans l’explication.

3. Explication

3.1. Explication et statut

Une des caractéristiques de la traduction que l’on peut faire ressortir est celle du statut. Traduire, c’est parler en fonction de semblables que nous classons. Les théoriciens de la traduction, sans se soucier du fondement social de la chose, parlent souvent de « registre », dans la tradition de la linguistique fonctionnelle de Halliday, et plus particulièrement de « tenor of discourse ». Pour prendre des exemples relativement simples, certaines traductions de la Bible s’adressent à des croyants connaissant déjà la Bible, d’autres à un type de lecteurs qui ne connaît pas la Bible (Alliance biblique internationale), d’autres encore à des lecteurs érudits (Meschonnic), d’autres encore à des enfants, etc. Selon le type de lectorat, on a des versions différentes.

Ce phénomène traductionnel, et plus généralement social, est à prendre en compte dans l’explication. Lorsque nous expliquons, à qui nous adressons-nous ? Est-ce à des médiationnistes, des bourdieusiens, des cognitivistes, des linguistes énonciativistes, des étudiants de science du langage en troisième année, etc. ? Cela engage bien sûr du service, mais aussi, et c’est que qui m’intéresse ici, de l’identité.

Un exemple que j’aime bien est le suivant. Christian Baylon et Xavier Mignot (1991) font valoir que : « Le contenu lexico-syntaxique et sémantique du discours sera le même, mais il [le spécialiste] dira au généraliste « correction chirurgicale », au pédiatre « craniectomie décompressive », au chirurgien « correction du type Marchae », si bien que le message de spécialiste à spécialiste est illisible pour le généraliste. Il n’y a pas de langue technique commune à tout le corps médical, mais des niveaux de langue technique différents, et communs à des secteurs du corps médical. »

Ce qui définit ainsi une explication médiationniste, c’est qu’elle se situe dans un univers de langue où le lien social se fait, entre autres, par la reconnaissance des « mots de la tribu ». L’explication est ainsi posée en des termes « glossologiques ». Il est question de « plans de rationalité », de « dialectique », de « pôles », etc. Les références se font, bien évidemment à Jean Gagnepain et d’autres chercheurs médiationnistes. Ces termes, et aussi la façon de poser les problèmes, sont facteurs de reconnaissance sociale, et, politiquement, de lien social. Cela ne veut pas dire qu’une explication qui n’utilise pas ces termes et qui ne fait pas référence à Gagnepain a peu de chances d’être reçue comme étant valable. Ce serait une caricature. Mais le statut choisi constitue un cadre de l’échange, un horizon de parole, du dicible, du formulable, et d’ailleurs aussi du permissible. Parler en termes médiationnistes, ce n’est pas s’assurer le succès de l’explication devant des médiationnistes, mais c’est, au moins, viser une adhésion sur ce qu’il y a à dire et comment le dire.

De la même façon, traiter de la traduction en termes bourdieusiens, c’est sélectionner un statut particulier dans l’ensemble des pairs possibles. Quand Jean-Marc Gouanvic écrit par exemple « Le traducteur est l’agent privilégié par lequel passe la logique objective du système de pratiques, de dispositions et de structures permanentes et générales qui sont à l’œuvre dans toute traduction », le ton est sans équivoque bourdieusien. Ce faisant, l’auteur se choisit inconsciemment un lectorat susceptible d’« accrocher » à son explication. Dans le même temps, pour quelqu’un qui ne se reconnaîtrait ni de près ni de loin dans cette façon particulière de poser le problème et de le résoudre, bref, qui ne s’identifierait pas au type de lecteur induit dans ces formulations, l’explication risque de « passer à côté », non pas pour une supposée invalidité à dire et établir des rapports de cause à effets, mais par le statut social qu’elle affirme.

Je mêle ici dimension ethnique (existence de statuts) et dimension politique (institution de lien social) car ils sont liés, l’une structurant l’autre. Si l’on « tombe à côté » dans le choix des statuts, on risque de ne pas provoquer l’adhésion. L’explication devient inacceptable. C’est ce que révèle l’exemple suivant. J’ai participé en mai 2005 à un colloque en Autriche sur « La traduction et l’interprétation comme pratique sociale ». L’une des conférences plénières était donnée par une jeune chercheuse bourdieusienne du CNRS, Gisèle Sapiro. Même si le thème était social, peu de gens présents étaient bourdieusiens, ou même comprenaient le français. Apparemment, le discours très bourdieusien et macrosociologique de Gisèle Sapiro, qui était pourtant intéressant, n’est pas passé. La conférencière s’est trompée sur le registre à adopter et son explication n’a pas passé la rampe. Elle a reçu un accueil plutôt froid. Le type de public à ces conférences internationales est très divers et, quand l’on doit faire une conférence plénière, il est nécessaire soit d’alterner les registres, soit d’adopter un registre où les gens puissent se reconnaître (quantité de termes marqués employés, choix du sujet, façon de poser le problème, etc.). Les gens sont prêts à s’identifier à un propos, mais dans une certaine mesure. Il existe pour chacun une limite, toujours variable, jusqu’à laquelle on accepte la différence de l’autre. Les auditeurs ne sont pas passifs. Eux aussi projettent sur le conférencier un découpage social. Ils l’identifient à leur manière, tant et si bien que le lien qui s’établit et qui crée événement social et partenariat social n’est jamais dans le processus d’identification de l’un ou de l’autre, mais dans le modus vivendi transitoire trouvé [7].

L’explication n’en est pas plus précise car ses termes renvoient à des histoires différentes chez chacun. Il n’en reste pas moins que la négociation crée la possibilité de rapprochements et de redéfinitions conceptuels. Dans la mesure où l’explication est reconnue comme appartenant à son horizon de savoir, chacun peut se l’approprier, modifiant ainsi sa conception de la traduction.

D’autre part, et c’est une question que je me pose souvent quand je vais parler à l’étranger, même si un certain nombre de personnes parlent français, ne vaut-il mieux pas faire la communication en anglais ? Au-delà du problème de la compétence et du degré de précision que l’on peut avoir dans une langue apprise d’abord à l’école, il n’en reste pas moins vrai que le choix de la langue est aussi facteur d’intégration ou de non-intégration, de partage et de non partage. Dans une Europe qui se construit, l’anglais est devenu la lingua franca de la recherche scientifique. Ne pas communiquer en anglais, ne pas publier en anglais, c’est pratiquement se condamner à être un illustre, peut-être compétent, inconnu. Communiquer en anglais, ne pas publier en anglais, c’est se choisir une palette importante de pairs et rendre possible le partage de l’explication. Je ne dis pas qu’il faut ou ne faut pas le faire. Je veux juste rendre compte de quelque chose qui touche également au statut dans l’explication de la traduction.

3.2. Explication et office

Après avoir vu comment la définition de l’autre en statuts informe l’explication de la traduction, on va voir maintenant comment l’institution de services la détermine également. L’optique n’est plus maintenant celle de reconnaissance de l’autre et d’établissement de lien social, mais de penser en termes de demande sociale d’explication.

L’étude de la traduction fait valoir que traduire ne se fait pas dans l’abstrait mais pour quelqu’un, dans le cadre d’un échange de services. C’est ce que j’avais appelé « genre » (littéraire, publicitaire, financier, etc.) dans mon ouvrage pour me rapprocher de ce que l’on entend traditionnellement par ce terme, sans que mon acception recoupe complètement l’autre, que les Anglo-Saxons appellent « field of discourse », ou que les traductologues allemands nomment « skopos ». L’idée est la même, c’est que le texte a une fonction sociale. Il ne vaut pas en lui-même pour ce qu’il dit mais pour le rapport social qu’il institue et dans lequel il est pris. Pour prendre un exemple très simple, j’ai étudié la traduction de noms propres. Il s’avère que selon le genre, c’est-à-dire selon la relation d’offre et de demande, on a des choses vraiment différentes. Alors que dans les documents visant à expliquer l’histoire, la conservation des noms propres historiques et leur transformation le cas échéant fait partie du service rendu, en littérature, où il n’y a pas de question de véracité, on trouve toutes sortes de transformations.

Pour ce qui est de l’explication, les conditions sociales d’énonciation sont tout aussi déterminantes. Lorsque l’on est dans un colloque entre chercheurs, l’offre et la demande porte sur la conceptualisation des phénomènes étudiés, sur leurs causes, leurs relations, etc. C’est-à-dire que les communications ont pour horizon de prise de parole un service concernant la connaissance. On peut être ou ne pas d’être d’accord avec une explication, la partager ou pas. Il n’en reste pas moins qu’elle se situe dans un marché bien précis où chacun est à la fois fournisseur et récepteur de connaissances traductionnelles.

Si l’on agit hors de ce cadre, si l’on explique pour un autre service, ou si l’on attend une autre offre, on est face à un propos qui apparaît comme étant déplacé. Il y a quelques mois, à Rennes, a eu lieu un colloque intitulé « Chemins parcourus & autoroutes à venir –Traduire pour le web ». Les gens invités étaient principalement des traducteurs professionnels et des formateurs de traducteurs professionnels. Les interventions auxquelles j’ai assisté ne portaient pas du tout sur la conceptualisation de la traduction, mais sur l’application directe de tendances nouvelles, d’évaluation de la qualité en traduction, de la profession de traducteur, des problèmes rencontrés quand on doit traduire des pages internet à cause des différents formats, etc. Et pour couronner le tout, quand au déjeuner, en discutant avec deux charmantes traductrices, nous avons parlé de ce que nous faisions et que j’ai mentionné mes travaux, elles n’y voyaient pas grand intérêt. Cela est bien sûr anecdotique, mais il a l’avantage de montrer que l’offre et la demande de service étaient donc bien différentes de ce que je projette à travers cet article. L’incompréhension de mes interlocutrices était due, en partie, au fait qu’elles attendaient autre chose d’un colloque sur la traduction. Praticiennes, elles n’avaient que faire de théorie ou d’études qui ne les faisaient pas avancer dans leur travail de traductrice.

On retrouve finalement là ce que dit Bourdieu (1984 : 113-114) des champs :

Un champ, s’agirait-il du champ scientifique, se définit entre autres choses en définissant des enjeux et des intérêts spécifiques, qui sont irréductibles aux enjeux et aux intérêts propres à d’autres champs (on ne pourra pas faire courir un philosophe avec des enjeux de géographes) et qui ne sont pas perçus de quelqu’un qui n’a pas été construit pour entrer dans ce champ (chaque catégorie d’intérêts implique l’indifférence à d’autres intérêts, d’autres investissements, ainsi voués à être perçus comme absurdes, insensés, ou sublimes, désintéressés). Pour qu’un champ marche, il faut qu’il y ait des enjeux et des gens prêts à jouer le jeu, dotés de l’habitus impliquant la connaissance et la reconnaissance des lois immanentes du jeu, des enjeux, etc. […]

Une question qui se pose aussi est celle de savoir quel service attend celui qu’on appelle le « grand public », c’est-à-dire ceux qui, un jour, peuvent avoir besoin de traduction, de traducteurs, de traduire. Faut-il leur proposer des explications qui permettent, par exemple, de comprendre que la traduction est fondamentalement sociale ? Ou faut-il leur offrir des conseils, des techniques, des méthodes qu’ils puissent utiliser ? À l’heure actuelle, il me semble qu’il est nécessaire de savoir quel type de demande on satisfait, ou quel type de demande on veut satisfaire, car notre société est très demandeuse d’efficacité sociale. Les chercheurs sont appelés de plus en plus à répondre à des appels à projets où leurs connaissances peuvent/devraient ?/ont pour vocation à ? se transformer en expertise.

Par ailleurs, si l’on se situe uniquement dans le cadre de la demande et de l’offre d’explication scientifique, et plus particulièrement sur le pôle politique, il est nécessaire de considérer l’explication comme faisant partie d’une mise en commun, d’une communication. On peut alors se demander quel est l’apport de son explication dans le débat général sur la traduction. Si des interlocuteurs partagent un enjeu, pour reprendre l’expression de Bourdieu, que pèsent, par exemple, les contributions de Peeters, Gouanvic ou tout autre ? Dit différemment, dans ce patrimoine particulier de savoir sur la traduction, les uns sont-ils majoritaires, minoritaires, périphériques, etc. ? On peut faire valoir que Gouanvic pèse plus que Peeters mais moins que Toury. C’est-à-dire que l’on aura beau avoir une explication qui se tient scientifiquement, si elle est peu diffusée, elle a peu de chances d’être adoptée. C’est comme en traduction. Certains se plaignent d’erreurs « impardonnables » de certains traducteurs, professionnels ou apprenants. Certes, mais si l’erreur n’est pas diffusée car elle n’est pas vue comme contribuant à la langue, elle demande à être relativisée. De la même façon, on peut se demander ce que pèse la théorie de la médiation, ou toute autre théorie, dans le débat en sciences humaines ? Les scientifiques mesurent ainsi la contribution de leurs chercheurs par un indice mesurant le nombre de fois où tel ou tel est cité dans des revues, de rang A je crois. La méthode a ses limites, mais elle témoigne d’une dimension sociale de l’explication, à savoir que nous sommes des contribuables engagés dans un rapport de forces, mais dans des proportions différentes.

On pourrait ajouter à cela, non plus sur l’axe différentiel mais sur l’axe segmental, que le débat est aussi construit par des institutions ayant leurs propres champs de diffusion du savoir explicatif. Les Presses Universitaires de Rennes publient toutes sortes d’ouvrages, principalement universitaires, et sont diffusées auprès des libraires français. John Benjamins, maison d’édition néerlandaise, publie en anglais dans des domaines particuliers, dont la traduction, et est partenaire d’associations de traductologues. Être publié par Benjamins, c’est être assuré que son explication sur la traduction sera lue par un grand nombre de chercheurs européens. Comparé à une publication dans des actes de colloques par un éditeur universitaire ayant peu d’écho, quelle que soit encore la validité de l’explication, un ouvrage chez l’éditeur néerlandais pèse bien plus.

3.3. Quelle politique pour l’explication ?

Il ne s’agit pas de dire ici « camarades médiationnistes, approprions-nous les circuits de distribution » pour que la bonne parole soit partagée, mais de pointer que l’explication (en traduction) s’inscrit dans un espace où d’autres contribuent également.

Que faut-il faire alors ? L’étude de la traduction montre que la politique anallactique et la politique synallactique se rencontrent toujours en même temps dans les documents étudiés. Quand un traducteur empruntera des mots nouveaux et de nouveaux concepts, il ne modifiera pas la syntaxe de sa langue. Certains traduiront des noms propres puis quelques pages plus loin garderont les noms originaux. De toute façon, sauf à oublier le texte à traduire, l’interférence est déjà là qui lie le texte d’arrivée à celui de départ. Pour l’explication, c’est aussi la même chose. On est toujours dans la traduction de l’explication. La question est alors de savoir ce que l’on va traduire pour partager, dans quelles proportions, de quelle façon, etc. ?

Personnellement, quand je communique lors de conférences, je préfère maintenant, à partir d’exemples, essayer de montrer que l’on peut les analyser d’une autre façon que ce qui peut se faire, ou montrer que certaines explications sont insuffisantes. Je garde pour la fin le fait que cette façon de voir les choses est celle de la théorie de la médiation. Je me dis que si l’auditeur, puis le lecteur, est intéressé, il ira approfondir. J’ai aussi décidé de parler la langue de l’autre, donnant l’impression que je parle de la même chose quand mon propos est ailleurs. Je pourrais opposer à cela la façon de fonctionner de l’un de mes collègues à l’université qui, lorsqu’il communique à un colloque ou écrit un article, commence toujours par dire que son approche est la meilleure puis continue en faisant son explication. Les deux attitudes ne pas meilleures l’une que l’autre. Elles situent leur rapport à l’étranger de façon différente. La communication qui en résulte dépend aussi du public. Entrera-il dans cette façon de présenter les choses et, surtout, partagera-t-il la méthode explicative, les résultats, etc. ? Bref, comme la traduction, de ce point de vue, l’explication tombe toujours à côté et en même temps passe, sauf rejet total d’autrui. Ce que l’autre en fait est d’une autre histoire.

J’ai essayé, dans cet exposé, d’opérer un retournement réflexif sur le discours traductionnel à partir de ce qui est dit sur la traduction. Il serait dommage que la mise en évidence des processus sociaux dans la traduction ne nous incite pas à appliquer ces résultats à l’explication. Expliquer, c’est bien sûr, d’un point de vue glossologique, établir des rapports de cause, mais c’est aussi, d’un autre point de vue, social, négocier. C’est-à-dire que l’explicateur expérimenté n’en est pas moins un négociateur de connaissances. Si c’est la vérification des hypothèses qu’il vise, le scientifique-interlocuteur se doit aussi de mesurer l’espace social dans lequel il énonce son propos.

Références bibliographiques

Baylon Christian, Mignot Xavier, 1991, La communication, Paris, Nathan.
Bourdieu Pierre, 1984, Questions de sociologie, Paris, Minuit.
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Gilbert Éric, 1993, « La théorie des opérations énonciatives, d’Antoine Culioli », pp. 63-96, in Les théories de la grammaire anglaise en France.
Gouanvic Jean-Marc, 1999, Sociologie de la traduction, Arras, Artois Presses Université.
Jonasson Kerstin, « Théorie interprétative, linguistique cognitive et l’étude du processus de traduction », in Peeters Jean, à paraître, Études traductologiques sur les relations entre théorie et pratique de la traduction (titre provisoire), Rennes, PUR.
Peeters Jean, 1999, La médiation de l’étranger, Arras, Artois Presses Université.
Peeters Jean, 2001, « On the Translation of Proper Names and some Implications for Translation Theory », pp. 131-140, in THELEN Marcel et LEWANDOWSKA-TOMASZCZYK Barbara (eds), Translation and Meaning Part 5, Hogeschool Zuyd, Maastricht School of Translation and lnterpreting.
Sapir Edward (1929), « The Status of Linguistics as a Science », in Sapir E., 1958, Culture, Language and Personality (ed. D. G. Mandelbaum), Berkeley, CA, University of Califomia Press.
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Toury Gideon, 1995, Descriptive Translation Studies and Beyond, Amsterdam, Benjamins.
Whorf Benjamin, 1940, “Science and Linguistics”, Technology Review 42(6), pp. 229-231 et 247-248.


Notes

[1Gideon Toury, 1995, Descriptive Translation Studies and Beyond, Benjamins, Amsterdam, p. 1. En fait, il avait commencé quelque dix ans auparavant, ce qui n’enlève rien à l’urgence de décrire pour expliquer.

[2Le titre des chapitres est sans ambiguïté sur la conception sociologique de la traduction : « La configuration historique de la langue », « La traduction comme échange verbal », « L’ethnocentrisme du traducteur », etc.

[3Cf. aussi Culioli (1999 : 78).

[5Les italiques sont de l’auteur.

[6Voir aussi ce qu’écrit Whorf (1940 : 213-214) : “We dissect nature along lines laid down by our native languages. The categories and types that we isolate from the world of phenomena we do not find there because they stare every observer in the face ; on the contrary, the world is presented in a kaleidoscopic flux of impressions which has to be organized by our minds - and this means largely by the linguistic systems in our minds. We cut nature up, organize it into concepts, and ascribe significances as we do, largely because we are parties to an agreement to organize it in this way - an agreement that holds throughout our speech community and is codified in the patterns of our language. The agreement is, of course, an implicit and unstated one, but its terms are absolutely obligatory ; we cannot talk at all except by subscribing to the organization and classification of data which the agreement decrees. (Les italiques sont de l’auteur).”

[7De même que les sèmes, qui n’ont pas de sens, sont déclencheurs de sens et de découpages conceptuels de la réalité, de même les statuts sont déclencheurs de certains liens et pas d’autres. Le phénomène glossologique de synonymie qui se rencontre conjoncturellement à son parallèle dans la négociation de l’explication. Des interlocuteurs différents projettent des statuts différents, mais, conjoncturellement ces statuts deviennent équivalents, dans la mesure de ce qui est acceptable par chacun et au-delà de laquelle le contact social se perd. On pourrait parler de convergence, analogue de la synonymie.


Pour citer l'article

Jean Peeters« Décrire, expliquer les phénomènes de la traduction… et négocier », in Tétralogiques, N°17, Description et explication dans les sciences humaines.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article249