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Dominique Ottavi

Maître de conférences, Sciences de l’éducation, Université de Paris 8.

L’observation du jeune enfant entre description et invention. À propos de Michel Bréal

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Des savants à la fin du XIXe siècle, ont entrepris de décrire le premier développement de jeunes enfants, rendant visible une réalité jusque-là obscure. De la simple notation à l’étude monographique complète, sobres et objectives ou au contraire pénétrées d’affectivité, ces descriptions se succèdent, se répondent, évoluent dans leur forme et les priorités auxquelles elles s’attachent. On pourrait presque soutenir que cela constitue un nouveau genre d’écriture. Il se dégage de leur lecture une impression d’unité alors même que cette unité n’est que rarement revendiquée comme un programme. Ces écrits recèlent les prémisses de la psychologie de l’enfant, le matériau d’une sorte « préhistoire » de cette science dans laquelle les psychologues reconnaissent volontiers l’anticipation de la psychologie clinique, tout en considérant qu’il s’agit de tentatives encore trop peu scientifiques. Il convient de relativiser ce jugement dicté par un point de vue rétrospectif. Quels sont les enjeux réels de ces écrits, leur véritable le rôle dans la découverte et la théorisation de la psychogenèse, comme dans la modification du regard sur l’enfance ?

À l’opposé de l’objectivité scientifique, un regard contemporain aura naturellement tendance à faire de la description de l’enfant un simple témoignage d’affection des parents, et il nous est trop facile de nous la représenter comme une attitude qui va de soi. Or, elle a toujours eu dans le passé un fondement épistémologique. Ce qui la déclenche a toujours quelque chose à voir avec la tentative de faire de l’enfant non seulement un objet de science, mais encore un instrument pour la connaissance.

Cette difficulté même à se représenter les motivations à l’œuvre dans l’observation de l’enfant nous éclaire sur la modification de l’affectivité que notre culture a connu depuis deux ou trois siècles, ce que les historiens décrivent volontiers comme un changement de « mentalité ». Il faut maintenant faire un effort pour retrouver derrière les faits la clé qui les rend visibles, et pour expliciter les hypothèses qui les ont mis en lumière, à une époque où l’intérêt pour le jeune enfant n’allait nullement de soi.

La description, conséquence de l’observation puisqu’elle consiste à en laisser une trace communicable, est un moment important de l’objectivation de l’enfant, objectivation qui conduit d’une part à son étude psychologique, et d’autre part à la pédagogie moderne fondée sur le développement de l’enfant. C’est aussi un témoignage d’une sollicitude nouvelle envers les premiers moments de la vie.

C’est pourquoi la « description » est aussi « invention », car la description correspond à un idéal scientifique, mais elle invente, raconte, construit, en même temps qu’elle découvre. Par ailleurs, en même temps que la réalité enfantine, c’est la relation enfant-adulte qu’elle révèle. C’est pourquoi, si décrire l’enfant engendre généralement un genre d’écrit apparemment très neutre, ses variations minimes en sont d’autant plus importantes, de même que les destinataires auxquels ce genre d’écrit s’adresse implicitement ou explicitement.

Le point de départ le plus visible de la description d’enfants, ou en tout cas l’un des temps forts de la production du « genre », est un dialogue entre savants préoccupés par l’origine de l’intelligence humaine. Le texte d’Hippolyte Taine parut en 1876 dans la Revue philosophique [1], alors nouvellement fondée. Charles Darwin y a réagi immédiatement en publiant un texte demeuré jusqu’alors dans ses archives [2], et qui se trouvait pourvu d’une actualité nouvelle. On reconnaît là un trait de caractère de Darwin. Qui différait l’expression publique de ses idées jusqu’à ce que l’urgence ne lui fasse redouter l’attribution de ses découvertes à d’autres… Mais cette remarque d’ordre psychologique ne doit pas conduire à sous-estimer les raisons scientifiques de ces retards et remords, le cas de l’enfant s’y prête particulièrement.

En effet, la confrontation Taine-Darwin est un échange fondateur très visible dans le cadre de la formation de la philosophie évolutionniste, il a pour enjeu l’évolution des facultés supérieures de l’homme, et l’une de premières formulations de l’hypothèse que l’esprit pourrait lui aussi être le résultat d’une évolution du vivant. Pour aller vite, cet échange est dominé par l’hypothèse que l’enfant nous renseigne sur l’origine de l’homme, Taine s’interrogeant sur la psychogenèse à partir du langage, Darwin à partir de l’expression et du « comportement ». Malgré l’importance de cette confrontation entre Taine et Darwin, il faut en relativiser la nouveauté.

En réalité, leurs articles constituent la partie émergée d’un iceberg. La tendance à décrire l’enfant sur le mode de l’observation scientifique est alors déjà représentée par un corpus à l’allure « buissonnante ». Si les « grands » ont introduit dans l’observation d’enfant des enjeux scientifiques nouveaux, s’ils les ont explicités, leurs prédécesseurs dans ce domaine n’ont pas été des observateurs aveugles, simplement curieux ou empiristes. Le cas de Michel Bréal est à cet égard exemplaire : il n’a pas cru devoir donner à ses notes décrivant son fils une forme achevée. Elles n’en témoignent pas moins de l’existence d’un écheveau de problèmes scientifiques dont la convergence va créer la psychologie de l’enfant, tandis que ce linguiste conserve vis-à-vis de son sujet d’étude une attitude qui lui interdit de franchir le pas d’une objectivation complète de l’intelligence de l’enfant.

Michel Bréal

Récemment, un texte du linguiste Michel Bréal (1832-1915) est devenu accessible grâce à sa publication à l’occasion d’un colloque. Les Mémoires de mon fils Edouard Auguste Bréal, par Michel Bréal, constituent un excellent exemple de cette littérature sur l’enfance « pré-darwinienne » en quelque sorte [3]. Il faut noter l’ambiguïté du titre : les « mémoires de mon fils » relatent une partie de l’enfance de ce fils et lui sont destinées. Elles se présentent sous forme de journal, tenu juste au moment de la Commune de Paris. Le titre laisse presque croire que c’est ce fils qui est l’auteur de mémoires, ce qui après tout ne serait pas complètement faux puisqu’il en est l’acteur : le but de Michel Bréal est de décrire des faits, les agissements de l’enfant, en s’interrogeant sur son activité autonome par rapport à l’éducation qu’il reçoit.

Pourquoi ce linguiste éminent a-t-il pris la peine de rédiger ce journal, demeuré dans l’obscurité des archives ?

Quelques éléments de sa biographie sont utiles pour éclairer son parcours.

Né à Landau en 1832, élève de l’École Normale Supérieure en 1852, Michel Bréal suit les cours de Bopp et Weber à Berlin, entre à la Bibliothèque Nationale au service des manuscrits orientaux où il remplace Renan ; il fait sa thèse en thèse en 1863. Il entre au Collège de France, à la chaire de grammaire comparée. Il participe à la création de l’École des Hautes Études dont il devient l’un des directeurs, et entre en 1875 à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Son ouvrage principal, l’Essai de sémantique invente véritablement la sémantique et consacre l’usage de ce terme. Michel Bréal y étudie le sens des mots et leurs variations, liant linguistique et psychologie du langage [4]. Son intérêt pour le sens le situe sans doute comme ancêtre dépassé de la linguistique saussurienne qui insiste sur les caractéristiques formelles de la langue ; mais cela ne lui redonne-t-il pas une actualité du point de vue de la psychologie cognitive, par exemple ?

Michel Bréal fut sollicité par Jules Ferry pour participer à l’instauration de l’école obligatoire ; il dit dans son Journal qu’il ne souhaite pas exercer de responsabilités au Ministère, craignant de ne plus avoir assez de temps pour ses recherches. Il fut cependant Inspecteur Général de l’instruction Publique de 1879 à 1888 pour l’enseignement supérieur. Son intérêt pour l’éducation apparaît dans son Journal à une autre occasion, lorsqu’il évoque, le 3 novembre 1880, l’ouverture du collège Sévigné à Paris, dont sa femme Henriette est l’un des membres fondateurs. Sa fille Clotilde en est la première élève inscrite, et il a ce commentaire : Henriette, sa femme, « fonde un collège pour y envoyer sa fille ». On aurait tort de voir là un agissement visant à garantir des privilèges à un groupe social : le Collège Sévigné, comme l’École Alsacienne à la même époque, représente un terrain d’expérimentation pour l’école publique, un lieu qui réunit expérimentation pédagogique et laïcité. Cet événement est donc révélateur de l’engagement de Michel Bréal dans la création de l’école moderne, dans la rénovation pédagogique, et dans la théorie éducative qui la sous-tend.

Le Journal, objet de transmission

Le Journal ou mémoire de mon fils, commencé en 1869, doit être replacé dans ce contexte pour être compris.

Il ne s’agit pas d’une monographie d’enfant mais d’un vrai journal, aux dates espacées, très intéressant d’ailleurs pour le témoignage qu’il apporte sur les événements de la Commune de Paris en 1870. L’essentiel des notations concerne la naissance et le développement d’Auguste, premier fils de Michel Bréal. Il porte aussi sur les autres enfants, mais les notes sont là moins précises.

L’inspiration principale mais pas exclusive de cette description est la linguistique : l’observation de l’enfant a le statut d’une investigation scientifique. Cependant, cette intention scientifique apparaît redoublée par une autre motivation : Michel Bréal veut transmettre ce texte à ses enfants le premier et principal destinataire est l’enfant observé lui-même. Contrairement à la majorité des textes ultérieurs de ce genre l’enfant objectivé n’y perd jamais son statut de sujet, ce qui peut faire penser que l’hétérogénéité des points de vue qui président à l’élaboration de ce texte l’empêchent de devenir tout à fait scientifique.

Il serait possible d’analyser davantage cette volonté de transmission de Michel Bréal, et nous ne nous risquerons ici qu’à un minimum d’interprétation : la famille Bréal, émigrée, d’origine allemande, aux racines juives, comporte une généalogie complexe faite d’individus aux destins hétérogènes. Les changements de pays s’accompagnent aux différentes générations de changements de noms, ce qui rend d’autant plus utile une reconstitution généalogique. M. Bréal tire une grande fierté de cette hétérogénéité, et l’on peut supposer, bien qu’il ne le dise pas explicitement, que sa trajectoire de savant qui l’a amené, sans qu’il en soit familialement héritier, à maîtriser les langues et littératures anciennes est considérée comme exemplaire du pouvoir des institutions éducatives. Il déclare avoir fait, par ailleurs, un arbre généalogique à l’intention de ses enfants. Parmi les choses importantes qu’il entend transmettre, il y a aussi, et cela est nouveau, ces observations et événements concernant la vie de l’enfant. On peut donc en conclure que l’enfant devra savoir d’où il vient dans tous les sens du terme : quelle est sa généalogie, bien sûr ; mais aussi, comment se sont effectués les premiers pas de son développement, et les premières étapes de son éducation. En décrivant son fils, Michel Bréal s’interroge implicitement sur l’interférence entre le dynamisme propre de l’enfant et les influences de son milieu, qui aboutiront à la personnalité achevée.

Le Journal a donc une double visée, à la fois théorique et morale : en l879, à un moment où il doute de l’intérêt de ce journal, il déclare : « le meilleur journal est encore celui qu’on inscrit dans la tête et le cœur de ses enfants, si l’on est assez heureux pour y graver quelque chose de bien et de durable » [5]. Les préoccupations éducatives et morales ultimes de Bréal transparaissent dans cette phrase.

Tandis que le souci du destinataire du texte révèle l’intention d’aider le sujet à se situer dans une lignée, la description proprement dite de l’enfant montre que l’individu se situe dans une généalogie d’une tout autre ampleur, puisque la culture seule permet d’en garder une trace. Le premier mars 1869, l’enfant a déjà trois semaines, et son père se remémore le moment de sa naissance. Il note que le nouveau-né est « pleurant et saignant », qu’il a le « profil égyptien », la « figure noire », les « yeux ouverts », le « menton fuyant ». La description n’est pas anecdotique : l’enfant, comme son frère plus tard, est un sémite ancien. Pour ce linguiste, il ressemble aux créateurs de ces anciennes civilisations. Ce portrait peu flatteur en apparence révèle simplement que l’enfant apporte avec lui certaines caractéristiques biologiques léguées par ses ancêtres, avec la charge de faire usage des virtualités qui lui sont ainsi léguées. Dans une poignante remarque, M. Bréal déclare : « il me semblait que c’était moi-même qui me plaignais de recommencer la vie ». Au-delà de la plainte, il voit la « race », comme l’on disait à l’époque sans aucune connotation eugéniste, au-delà de l’individu, il voit le soi en tant que maillon.

Le contraste de ce qui suit avec le caractère angoissant de cette première vision est parfaitement voulu par M. Bréal : une demi-heure après, l’enfant dormait tranquillement dans un berceau, « habillé, coiffé, entré dans la vie civilisée » [6]. L ’enfant a fait un saut dans la culture, c’est le premier événement de sa vie. Il est important de remarquer ici qu’il ne s’agit pas d’une évolution progressive mais d’une rupture. Alors que la théorie de l’évolution gagne du terrain et influence en particulier les théories linguistiques, M. Bréal insiste sur la discontinuité qui sépare la vie biologique de la culture, et sur l’opération qui consiste à faire entrer l’enfant dans la civilisation. Pour lui la culture ne saurait être prolongement de la biologie, même si elle s’enracine dans la vie humaine elle relève d’une création et d’une transmission dont la dialectique transparaît dans l’observation de la manière dont l’enfant s’approprie le langage. Il ne faut pas oublier que pendant ce temps, un linguiste comme August Schleicher forge une théorie qui fait des langues les produits différents stades de progrès psychologiques, et les situe dans une hiérarchie qui correspond à celle des races [7].

La finesse des notations concernant le langage de l’enfant contraste avec l’observation de la motricité, qui nous apparaît comme insuffisante par rapport à nos attentes actuelles dans ce domaine, même si M. Bréal remarque l’apparition de la saisie des objets ou encore de la marche. Ainsi, dans ce domaine, M. Bréal semble plus sensible aux conquêtes qui imitent l’adulte qu’aux activités propres de l’enfant. Par exemple, il note que vers 4 mois, avant leur départ en vacances, l’enfant a la première idée de « se servir de ses mains », expression curieuse. En effet, il s’intéresse à une véritable opération technique plus qu’à la motricité propre de l’enfant : père lui a montré qu’on pouvait faire rebondir le plateau d’un pèse-lettres en appuyant dessus et il le fait.

L’apprentissage de la parole

Le 6 avril 1869, M. Bréal s’adresse à son fils et commence son journal par : « Mon cher fils » ; ce dernier est devenu interlocuteur ; l’apostrophe se reproduit par la suite.

Le père note l’apparition de sons pourvus de sens : « ging » pour la colère, par exemple. C’est le début de quelque chose qui ressemble à la reconquête du langage, des sons, puis de la langue (allemande, en l’occurrence, la mère de l’enfant étant allemande). Il est remarquable que M. Bréal ne s’intéresse pas à ce qui nous apparaît aujourd’hui comme un problème, le plurilinguisme. Il va de soi, en quelque sorte, que l’enfant apprenne la langue de son milieu proche, et qu’en même temps, il apprenne d’autres langues. L’enfant apprendra très vite le français en plus.
Les notations phonétiques se poursuivent : « gn », « dadada », « à téter » en français… Les mots « papa » et « maman » apparaissent. À ce propos, M. Bréal avance l’idée que la maîtrise des sons s’effectue par sélection plutôt que par acquisition : les enfants prononcent les lettres tout seuls, dit-il, il s’agit seulement (dans l’apprentissage) de leur faire isoler.

L’enfant qui effectue ces premières tentatives est d’emblée dans le langage, il sait qu’il parle [8], il manifeste une gêne lorsqu’il est sollicité. Les mots dont on ne sait s’il les répète, ou s’il les invente (comme « Jodel Jodel »), sont l’objet d’une répétition jubilatoire. M. Bréal commente, dans une phrase qui définit la problématique de la description :

« J’en conclus que le langage est bien chose naturelle à l’homme, mais non le langage varié. Un seul mot a suffi à l’origine. L’homme y mettait le sens qu’il voulait ; la différenciation, loi essentielle du langage, a opéré comme elle opère aujourd’hui. Elle a séparé les différents sens d’un mot, les différentes nuances d’un son. Mais c’est déjà un fait secondaire » [9].

Le 2 mars 1870, le père relève une liste de mots : « à revoir, papa, maman, bèque (dégoût) et de signes (marionnette, cri du cheval ; chant « tatata » pour le chant) ; il note aussi des expressions de contentement, et des signes théâtralisés qui laissent penser qu’il y a pensée au-delà du signe. C’est en juin 1870, au moment de la déclaration de guerre, que les observations s’espacent. M. Bréal note tout de même que l’enfant répète tout ce qu’on lui dit, et il décèle dans ses propos de petits récits.

Le 6 février 1876, cependant, M. Bréal ajoute encore une remarque d’une grande importance : il constate que l’enfant a l’instinct de la grammaire, il devine, en effet, les formes irrégulières des conjugaisons sans les avoir apprises ; ceci témoigne, pour le linguiste, d’une capacité de retrouver les anciennes règles de grammaire qui ont produit ces exceptions dans la langue actuelle. L’exception n’est pas une aberration, elle garde encore un aspect logique même en l’absence du système qui la justifiait. C’est pourquoi, sur le plan pédagogique, M. Bréal se range parmi les « libéraux » qui défendent la pratique de la parole et la fréquentation des textes contre l’apprentissage dogmatique des règles [10].

Ces remarques sont d’importance pour apprécier la raison d’être ultime de cette curiosité de M. Bréal envers l’enfant.

Pourquoi décrire l’enfant ?

Que représente finalement l’enfant ainsi observé pour le linguiste qu’est M. Bréal ? Un sujet d’observation qui va lui permettre de s’opposer à la linguistique évolutionniste alors en pleine expansion, en formulant sa propre anthropologie du langage.

L’enfant recommence la construction de la langue. Il réinvente le son et le sens, virtualités qu’il possède avec la faculté de parler, puis apprend de son entourage les « différenciations » qui constituent une langue proprement dite, et qui, elles, ont été forgées au cours de l’histoire, tout en mettant en œuvre son aptitude grammaticale.

L’enfant peut donc peut être un terrain expérimental pour réfléchir à la faculté de parler et à l’invention des langues. L’enfant n’est plus tout à fait « infans », celui qui ne parle pas. Il est bien plutôt celui qui apprend à parler. Mais en aucun cas on ne peut suivre à travers ses progrès des étapes de l’évolution psychologique, la psychogenèse de l’espèce, les différentes étapes de l’évolution intellectuelle de l’homme. En aucun cas le langage de l’enfant ne peut témoigner d’un état antérieur ou primitif des langues, par rapport aux langues actuelles. L’enfant témoigne au contraire d’un effort intemporel et toujours recommencé pour parler, les langues héritées portant la trace et la mémoire de cet effort, sans qu’il y ait lieu d’en tirer une hiérarchie.

Ceci est à mettre en rapport avec une conférence de 1868 presque contemporaine de l’observation d’enfant, « Les idées latentes du langage » reprise dans Mélanges de mythologie et de linguistique, en 1877 [11]. Le linguiste y développe l’idée qu’il y a un développement historique de l’esprit humain par son activité, mais qu’il ne correspond pas à l’évolution biologique de l’intelligence. Le langage se perfectionne tout en gardant un part d’insuffisance, puisqu’il est fabrication et non expression naturelle de facultés : l’intelligence vient constamment « au secours de la parole » et remédie, « par les lumières qu’elle tire de son propre fonds, à l’insuffisance de son interprète ». Insuffisante, la langue contient néanmoins davantage que la pensée présente, elle contient la mémoire de ces efforts ; dans l’article « langue maternelle » du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, il est dit que les mots remettent en contact avec le passé, et que l’histoire des mots et de leurs métaphores endormies est indispensable à la maîtrise de la langue. M. Bréal était partisan de l’enseignement de l’étymologie, l’histoire des mots étant la garantie de leur signification.

Cette description précoce de l’enfant que nous devons à Michel Bréal se distingue de celles qui vont lui succéder pour des raisons indissociablement scientifiques et éthiques. L’observation fine du langage de l’enfant qui y est consignée indique déjà que le langage n’est pas sur le même plan que les autres aptitudes, à commencer par l’aptitude motrice. Le langage est par excellence ce qui est intéressant chez l’enfant, ce qui le distingue parmi les vivants. La manière dont M. Bréal rend compte de cet apprentissage en relation avec ses théories linguistiques conduit à l’idée que l’enfant est en même temps un créateur et un héritier : il recommence l’opération d’invention de la langue, de sa propre initiative, et en cela M. Bréal rejoint les autres penseurs qui vont à la fin du XIXe siècle multiplier les observations du langage de l’enfant. Cependant, parler implique immédiatement un commerce avec autrui qui est en même temps un commerce avec une civilisation donnée et l’appropriation d’un héritage historique. Là s’enracine l’intérêt profond, et pas seulement de circonstances, porté par M. Bréal à l’éducation et à la pédagogie. Aussi loin que l’on remonte, pour lui, on trouvera que la langue est une création et pas seulement l’expression pure et simple de capacités psychiques progressant avec l’adaptation vitale. Toutefois, la relation à cet artefact relève d’une appropriation active et pas d’une transmission autoritaire. Qu’elle s’effectue dans l’univers familial ou à l’école, elle réclame la confrontation à un usage effectif de la langue, et pas à un ersatz conçu uniquement dans un but pédagogique.

C’est ce qui fait les conséquences éthiques de l’anthropologie de M. Bréal, quant à la relation à l’enfant. L’enfant ne peut être totalement objectivé, il ne peut être l’« objet » de la psychologie de l’enfant ; il n’est pas appréhendé dans un progrès psychologique mais comme un témoin de l’effort nécessaire pour conquérir la langue, en même temps que comme un interlocuteur, situation qui lui permet l’apprentissage de la langue. Il est aussi appréhendé en tant qu’individu singulier, situé dans le monde et dans la généalogie, et qui pour cette raison ne peut qu’avoir un rapport singulier à la langue. C’est pourquoi les considérations familiales et subjectives qui se mêlent à la description « scientifique » du développement de l’enfant dans le Journal ne doivent pas être perçues comme des reliquats d’une mentalité passée qui parasitent en quelque sorte l’effort scientifique du savant. Elles sont intrinsèquement liées à l’idée qu’il se fait de l’enfant, non pas objet mais sujet, non pas matériau expérimental mais interlocuteur.


Notes

[1TAINE Hippolyte, « Note sur l’acquisition du langage chez les enfants et dans l’espèce humaine », Revue Philosophique de la France et de l’étranger, 1876, I, p. 5-23 et p. 252- 259 ; traduction anglaise partielle in Mind, avril 1877).

[2DARWIN Charles, « A biographical sketch of an infant », in Mind, Juillet 1877, p. 285- 294, Tr. fr. Charles Darwin, « L’esquisse biographique d’un petit enfant », Revue scientifique de la France et de l’étranger, 1877, n°2, p. 25-29.

[3Michel Bréal, « Mémoires de mon fils Édouard Auguste Bréal », Catalogue de l’exposition 29 sept-12 oct. 1997 tenue à l’occasion du colloque « Bréal et le sens de la sémantique », CORAL, Université d’Orléans, Centre Charles Péguy 11 rue du Tabour Orléans, Dir. Marc Décimo, t II, p. 38-76.

[4Voir Michel Bréal, le don de la parole, textes présentés par Sophie Statius, INRP Bibliothèque philosophique de l’éducation, 2005

[5Mémoires, op. cit., p. 64.

[6Mémoires, op. cit., p. 38.

[7Voir Patrick Tort, Évolutionnisme et linguistique, Paris, Vrin, 1980.

[8Mémoires, op. cit., Notes du 29 novembre 1869.

[9Ibid., p. 43.

[10Sur ce point, voir Michel Bréal, le don de la parole, op. cit., introduction de Sophie Statius. p. XXX : la grammaire est instinctive, contrairement au vocabulaire forgé par histoire. A l’époque, cela pose le problème de l’autonomie contre la règle, la grammaire scolaire étant accusée de favoriser l’autoritarisme et le dogmatisme.

[11Voir Michel Bréal, le don de la parole, op. cit., p. 41.


Pour citer l'article

Dominique Ottavi« L’observation du jeune enfant entre description et invention. À propos de Michel Bréal », in Tétralogiques, N°17, Description et explication dans les sciences humaines.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article247