Patrice Gaborieau
Maître de Conférence, LIRL, Sciences du langage, Rennes 2.
Savoir et modélisation en clinique. À propos d’un cas d’aphasie-atechnie
Mots-clés
aphasie | atechnie | clinique | clinique expérimentale | description | épistémologie | explication |
Introduction
Le propos du présent article est d’exposer un problème qui se pose à l’observateur en clinique, et d’indiquer, si possible, une piste pour le résoudre. Pour détourner quelque peu le thème de réflexion proposé, « description et explication en sciences humaines », on pourrait dire que l’on lira ici une description et une tentative d’explication des réactions de l’observateur néophyte déstabilisé par la clinique, observateur néophyte que j’ai été. C’est donc ma propre expérience que je vais évoquer : on comprendra, de ce fait, le choix, fait souvent, d’abandonner le « nous » académique pour la première personne du singulier dans ces pages. Le cours de la réflexion reformulera plutôt, cependant, la dichotomie description/explication en la dissociation suivante : savoir et modélisation. Ce dernier concept relève de la glossologie, en tant qu’il concerne l’élaboration de l’objet ; c’est à lui que s’attachera particulièrement la dernière partie du développement – qui se trouve respecter, par ailleurs, une certaine chronologie, puisqu’il est également récit d’une expérience. Le savoir, ou « savoir sur la théorie », concerne, lui, le plan de la personne.
Mes réflexions sont issues de l’observation d’une patiente en clinique durant neuf mois, en 2003-2004, Service Neurologie (Professeur Gilles Édan) du CHU de Pontchaillou, à la consultation aphasie, en collaboration avec Christine Le Gac ; ma compréhension du problème de l’observateur doit donc beaucoup aux discussions que nous avons eues, ainsi qu’à celles avec Attie Duval. La spécificité du problème envisagé ici fait qu’il n’a pas semblé nécessaire de décrire en préambule et en détails les difficultés de la patiente : la question porte sur les conditions de l’élaboration d’une explication permettant une telle description du trouble, sur la façon dont on peut mettre des mots sur ce qu’on voit. Il s’agit, par ailleurs, d’un travail en cours ; mais peut-être l’est-il aussi et surtout parce qu’un tel travail ne peut être qu’en cours.
1. L’éblouissement des manifestations observables
L’éblouissement de l’observateur néophyte face aux performances d’un malade en clinique est un phénomène particulièrement remarquable, et qui ne peut se réduire à celui provoqué par la seule rencontre avec des manifestations pathologiques forcément spectaculaires au premier abord. La situation de mon premier contact avec l’observation pouvait pourtant apparaître comme simple. Il s’agissait d’observer une patiente dont le trouble avait été diagnostiqué – comme une aphasie de Wernicke, associée à un trouble atechnique (l’article prend appui particulièrement sur ce dernier point). J’abordais cette observation pourvu d’un certain savoir, d’un bagage théorique sur ce à quoi correspondent de tels troubles, notamment pour avoir mené un travail théorique en ergologie auparavant – ce savoir n’était cependant que livresque, obtenu par la fréquentation de la littérature spécialisée, mais sans aucun contact avec des patients. Le fait que ce savoir n’avait pas été acquis dans un cadre clinique a bien entendu son importance pour le propos. Il peut être caractérisé de la façon suivante :
– un savoir sur la façon dont le trouble se manifeste (ce qui est censé s’observer) ;
– un savoir sur la façon dont, dans la théorie de la médiation, la théorie de l’outil en fournit une explication.
J’arrivais par ailleurs avec un objectif double :
– voir s’appliquer les concepts de la théorie, ainsi que la façon dont elle s’articule (dans les manifestations d’un patient – in situ en quelque sorte –et plus seulement dans un texte, nécessairement conclusif) ; trouver la confirmation de la théorie, pour le dire autrement ;
– partir de ces éléments pour en préciser quelques uns, et, par là, produire un savoir nouveau – dans une conception classiquement cumulative de l’activité scientifique.
Il se trouve – et le déroulé de l’exposé amènera à comprendre qu’il ne pouvait en être autrement – que j’ai été conduit à voir cette double attente déçue, et donc à critiquer sérieusement cette conception, sans doute naïve, mais compréhensible : la théorie dont j’attendais de voir la confirmation est en effet issue d’une expérimentation clinique, qui a engendré la modélisation donnant lieu à cette théorie. Il semblait donc couler de source qu’armé de la dite théorie, on devait pouvoir en repérer les constituants « de façon expérimentale » dans les manifestations d’un patient souffrant d’une atteinte sur le plan concerné. L’attente était ainsi celle de constater « l’adéquation empirique de la théorie », pour reprendre une expression forgée dans un autre contexte par le philosophe des sciences de la nature Bas van Fraassen.
Mais cette application attendue de la théorie ne se produit pas du tout. Et comme observateur, je me suis trouvé totalement déstabilisé par ce à quoi j’assistais, et donc dans mes certitudes théoriques. La théorie, en effet, présente « les choses » (ces « choses » dont l’observateur néophyte suppose que la clinique va lui permettre de les voir) de façon claire, à la fois comme résultant d’une formulation logique, et comme renvoyant à des manifestations cliniques identifiées. C’est en fait nettement plus problématique ! Ce savoir théorique n’entraîne pas du tout, ou très peu, à saisir ce à quoi on se trouve confronté comme observateur. Ce qui fait qu’on commence par se retrouver même complètement hors savoir. Il y a un éblouissement quasi total face à ce qui « se donne » à voir au cours des tests – au-delà, cependant, de l’attestation possible d’une aphasie de Wernicke et d’un trouble lié à l’outil. De ce fait, il n’y a presque pas de mots à mettre sur ce qu’on voit ; pas de relations logiques qu’on soit en mesure d’établir. D’où une incapacité à maintenir une problématique cohérente dans le questionnement, et une identique difficulté à reconstruire la « manière de faire » de la patiente. Bref, quoi observer ? où porter son attention, et comment ?
2. La disjonction entre savoir et observation clinique
Les tests effectués avec un patient ne « montrent » pas les concepts de la théorie ; ils ne permettent quasiment pas de les « retrouver » à l’œuvre alors même que c’est grâce à eux qu’on observe et qu’on essaie de formuler de la cohérence. La correspondance est totalement problématique entre le savoir préalable qu’on a sur la question, et ce qu’on observe lors des exercices effectués. Tenter d’appliquer les concepts de la théorie m’a conduit en particulier à des hésitations continuelles sur le caractère facial du trouble (mécanologique ou téléologique ?), et même – ce qui peut sembler plus étonnant – sur sa caractérisation axiale (est-il taxinomique ou génératif) ! Alors même que je résistais, bien sûr, à l’idée que le trouble puisse ne pas être taxinomique, puisque la patiente présentait manifestement une aphasie taxinomique. C’est par ce dernier point que l’on commencera en montrant quelques exemples de productions et l’embarras qu’ils peuvent provoquer chez l’observateur. La première caractérisation du trouble ergologique de la patiente était donc liée au diagnostic du type de son atteinte aphasique. Il est essentiel de le souligner. Parce qu’à ce stade, il s’agissait purement d’un fait de théorie, lié à une transposition du modèle du signe à celui de l’outil, pour un observateur qui ne l’avait certainement pas démontré de façon clinique ; cela ne signifie bien entendu pas qu’une telle démonstration n’ait pas été faite lors de travaux antérieurs, mais ce n’était nullement le cas lors de l’observation qui nous occupe. Les exemples qui suivent, extraits des productions de la patiente visent à donner une illustration de ces hésitations, et, si possible, à les faire voir au lecteur.
2.1 Une hésitation sur l’axialité du trouble
Dans ce premier exercice, il avait été demandé à la patiente de copier jusqu’au bout de la ligne des figures qui lui étaient proposées une à une.
Figure 1 :
La patiente manifeste ici une nette tendance à fractionner son tracé, à procéder en plusieurs fois pour exécuter une figure. Les nombreux traits parasites (comme dans les tentatives 6, 8 et 10) témoignent de ses hésitations le stylo bille en main, comme si elle se demandait comment enchaîner à un petit morceau de tracé le petit morceau suivant (tentatives 2, 4, 6, 8, 9, 10). La même chose paraît devoir s’observer dans la copie de la figure suivante :
Figure 2 :
De telles manifestations peuvent être comparées à celles de malades décrits, dans la littérature, comme atteints d’un déficit d’analyse générative. Dans le cas ci-dessous (fig. 3), la patiente procède systématiquement en deux fois dans sa copie de la figure. J’aurais pourtant voulu penser que l’unité mécanologique, qu’elle était censée avoir conservée si l’on était en présence d’un trouble taxinomique, allait l’aider – en particulier par le recours à ce que Hubert Guyard et Attie Duval-Gombert ont appelé le ductus dans « Du pied de la lettre au pied de nez ». La patiente ne procède en fait que par petits tracés, donnant l’impression de ne jamais savoir où elle va.
Figure 3 :
Dans la troisième tentative, on voit ainsi la patiente hésiter sur le choix de l’extrémité du tracé déjà effectué pour continuer, ainsi que sur l’orientation à donner à ce tracé. Une telle manière de procéder s’observe également de manière très intéressante dans la seconde tentative de la figure 1 ci-dessus : la patiente commence par effectuer un tracé en demi-cercle du haut vers le bas ; on aurait pu s’attendre à ce qu’entraînée par le ductus, elle « poursuive le mouvement » ; mais après une longue hésitation dont témoignent les petits traits parasites à la jonction des deux parties de la figure, elle part dans l’autre sens, de gauche à droite, dans une rupture de la conduite – ainsi que dans une rupture par rapport à sa « façon de faire » lors de la tentative précédente, dont on pouvait pourtant penser également qu’elle y adhérerait.
Dans les tracés de la figure 4, ce changement d’orientation du tracé est continuel d’une production à l’autre. Et le fractionnement des tracés donne l’impression d’une difficulté à « composer » les éléments en un ensemble. Là encore, cela semble cohérent avec un tableau d’atechnie générative.
Figure 4 :
L’hypothèse absolument inverse était tout autant formulable ; la patiente serait entraînée par le ductus, la conduite induite par l’unité mécanologique, sans contrôle taxinomique d’une exactitude des traits, sans sélection sur cet axe. Ce qu’il est peut-être possible d’observer dans la première production copiée de la figure 1, où la patiente produit, au bas de l’arrondi qu’elle a dessiné, une sorte d’appendice constituant en fait la fin de son premier tracé (qui ressemblait donc à un > S <), après lequel elle est revenue sur ses pas pour remonter, comme si elle était allée « trop loin » : ce qu’on pourrait interpréter comme un problème de maîtrise de l’exactitude en traits. Cela pourrait se retrouver également dans ses nombreux commentaires du type : « c’est bien parti, et puis après… » ou « il ne faut pas que je pense » lorsqu’elle se retrouvait bloquée de n’avoir pas réussi à effectuer un tracé en une seule fois. Cela se remarquait notamment lorsqu’au cours d’un exercice, il lui était demandé de passer d’une écriture cursive à des lettres capitales – un changement de style qui lui posait toujours énormément de difficultés – et où elle présentait une très forte tendance à persévérer dans la graphie cursive.
L’exercice dont sont issues les figures suivantes (fig. 5) consistait à soumettre à la patiente des figures à copier une à une. La même hésitation sur « quoi y voir » pour l’observateur néophyte se fait jour. On pourrait penser à un problème génératif, qui la ferait procéder trait par trait avec le problème de savoir comment enchaîner.
Cela pourrait notamment s’observer dans la copie de la cinquième figure, où la patiente commence par effectuer le tracé horizontal, avant de longuement hésiter sur la façon de poursuivre, en considérant alternativement les deux extrémités de son tracé, comme si elle se demandait « par quel bout » continuer pour enchaîner. Un phénomène qui se retrouve très fréquemment dans ses productions, par exemple dans le cas 7 de cette figure 5. Elle commence par y tracer un premier trait vertical (celui qui se retrouve en haut une fois la figure achevée), trace ensuite le trait horizontal, puis hésite très longuement, marquant la feuille de petites marques de stylo témoignant d’une sorte de piétinement, et d’une analyse qui ne se fait pas, avant de tracer le dernier trait vertical. La première hypothèse formulée est alors celle d’un problème de « cohésion » de l’ensemble de ce qui est à faire.
Figure 5 :
Bien sûr, si l’on conserve l’hypothèse, formulée au départ, d’un trouble taxinomique, de telles considérations de la part de l’observateur ont toutes chances d’être fausses. Mais c’est un fait que l’observation en tant que telle a tendance à tellement éblouir que des hypothèses de ce type viennent tout autant que les hypothèses inverses, et qu’il ne m’apparaissait pas possible de rendre les unes ou les autres suffisamment cohérentes pour trancher, et être en mesure d’attester quoi que ce soit qui puisse fournir un « soubassement » à la poursuite du questionnement.
2.2. Une hésitation sur la facialité du trouble
Il était possible, tout autant, de formuler l’hypothèse inverse d’un trouble taxinomique. Celui-ci se caractériserait alors par un manque d’exactitude, ou une perte de la chose à faire, un déficit de l’analyse en tâche – et c’est d’abord cela qu’il faudrait regarder. Cela pourrait correspondre à bon nombre des performances présentées dans les figures 1 à 4, qui situent, dans ce cas (l’hypothèse du déficit taxinomique guidant le raisonnement), l’hésitation plutôt sur le fait de savoir si le trouble concerne la mécanologie ou la téléologie. Au trouble téléologique pourrait correspondre l’impression donnée par la patiente que ce qui est à faire paraît à chaque fois complètement nouveau pour elle. Les figures à copier sur la ligne (1 à 4) pourraient l’illustrer : il semble qu’il n’y a, pour elle, nulle « capitalisation » du travail effectué auparavant ; l’analyse est (presque) toujours à refaire en entier. Cela serait alors cohérent avec ce qui semble parfois relever d’une absence de polyergie de la tâche.
Lors d’une séance, il lui avait ainsi été donné à lire des items écrits en capitales, mais dont une des lettres était déformée. Par exemple > VERT < écrit avec le > V < à l’envers. Et alors même que la patiente était dans « la chose à lire », puisqu’il ne s’agissait pas du premier item que nous lui proposions de lire dans la séance, elle demanda : « C’est quoi ce petit truc, là ? », en montrant ce tracé initial, « on dirait un truc pour partir en vacances ». Cela laisse entendre qu’elle ne parvenait pas à analyser ce tracé aussi comme lettre potentielle. J’avais initialement pensé que le problème de l’analyse ou non de l’orientation des lettres par la patiente pouvait être une piste importante à explorer pour comprendre le trouble, et, par là, la structure de la faculté technique ; l’échec de cette tentative illustre donc également comment positiver des manifestations ne mène à rien : dans certains cas – comme celui-ci – une orientation inadéquate de la lettre entraînait sa non-lecture, ou sa confusion avec une autre (sur la consigne de copie de l’item, elle analysa d’ailleurs le tracé comme un > A <.> V < la lettre retournée – par exemple lors d’exercices avec des étiquettes mobiles ou des lettres du jeu de Scrabble.
Figure 6 :
L’hypothèse inverse à nouveau, celle d’un trouble mécanologique, semblait encore soutenable. La théorie enseigne en effet que, pour les patients atteints d’un tel déficit, savoir ce qui est à faire constitue en général une aide, puisque cela pallie leur déficit d’analyse des moyens. À propos du tracé 12 de la figure 5, découvrant le modèle, la patiente s’exclame : « mais c’est un H qu’on fait ! ». Mais de le « savoir » ne lui procure aucune facilité pour tracer la figure. Il en était de même pour les > 8 < reproduits figure 3. Malgré le fait qu’elle ait dit qu’il s’agissait d’un 8, elle n’en continuait pas moins à procéder de façon fragmentaire, donnant l’impression d’une difficulté non dépassée de « la chose à faire », et donc d’une non-analyse technique de ce qu’elle avait pourtant « reconnu ». L’hypothèse en perdait dès lors en pertinence, quand elle en retrouvait lors des séances où la malade présentait les plus grandes difficultés à retrouver une lettre indiquée dans un petit ensemble de lettres extraites d’un jeu de Scrabble – ce qui correspondait bien au tableau du trouble « alexique », donc mécanologique…
Cette brève revue d’exemples illustrant la difficulté rencontrée, entendait montrer la façon dont peuvent s’accumuler les conjectures les plus contradictoires, d’autant plus que les manifestations, formellement, sont très variables, toujours particulières.
Par-delà cette exemplification, avec les limites inhérentes à ce type de procédé d’exposition, ce que je souhaitais mettre en avant était que l’observation n’est justement pas une exemplification de la théorie. Il est notable qu’on ne voit pas, en clinique, ce qu’on est censé voir d’après la théorie que l’on utilise justement pour élaborer ce qu’on voit. Et quand bien même, ici, c’est l’observation qui avait « entraîné » la formulation des hypothèses.
Il est bien sûr possible d’émettre un certain nombre d’objections à une telle présentation. La première est une possible insuffisance de la connaissance de la théorie par l’observateur ; ce n’est pas à rejeter, et c’est d’ailleurs la première explication qui vient à l’esprit de l’observateur lui-même. La seconde est la positivation des concepts de la théorie – qui conduit à leur faire dire ce qu’ils n’ont jamais prétendu dire. Pour donner quelques exemples d’un tel travers éventuel, considérer (figure 5) l’enchaînement des tracés comme un fait génératif peut consister en une positivation de l’abstraction désignée par ce concept. Certes. Je ne pense pas, d’une part, que ce soit toujours le cas (il y a une part d’artéfact lié à la présentation des exemples) ; il y a, d’autre part, toujours la nécessité de lutter méthodologiquement contre le positivisme qui nous guette, si l’on peut dire.
Ce positivisme est ce qu’on retrouve, sur un terrain ici plus nettement sociologique, dans une certaine attirance pour le spectaculaire (c’est ici lié aussi à un artéfact de présentation, puisque c’est principalement ce que j’ai montré. En même temps, cela reste illustratif de la façon de raisonner qu’entraîne la tentative d’application à l’observation des concepts de la théorie. Je vais y revenir). On se retrouve alors à considérer les manifestations moins dans leur cohérence « interne » que dans une référence au « normal » qu’on se considère être, en tant qu’observateur non atechnique, et on se retrouve à ne guère plus mesurer que de l’écart à soi- même, c’est-à-dire de la différence – ce que Jacques Laisis appelle une « confiscation de l’être ». Cela peut notamment entraîner à voir un manque chez le patient, quand ce manque est avant tout ressenti par l’observateur, et que le problème n’est pas là, de toute façon. On a beau penser avec un modèle (une théorie) – en l’occurrence celui de l’anthropologie clinique –, on n’en reste pas moins aussi participants d’autres usages, ou savoirs, qui participent à donner sa forme particulière à l’usage que nous faisons de l’élaboration conceptuelle.
Au-delà de ces problèmes, qui, malgré leur intérêt intrinsèque, semblent pouvoir être regardés comme contingents pour le présent propos, il semble que l’on puisse avancer que cette impossibilité de l’application de la théorie tient simplement à ce que ce n’est pas possible ! Les performances du patient y font résistance à la mise en mots. Les certitudes théoriques se trouvent donc mises en pièces justement par ce qu’il y a à expliquer avec cette théorie. On cause, ou fait exister (selon le cas) quelque chose qui n’existe pas. Quelque chose dont la clinique montre que c’est inattestable en les termes. On croit être dans une démarche d’explication, mais ce n’est sans doute pas dans un tel processus qu’on se trouve.
Il faut d’ailleurs noter ici que ce travers méthodologique a encore beaucoup plus de chances de se produire quand on raisonne sur le non-pathologique, même s’il semble qu’il faille veiller à ne pas positiver non plus la clinique, ni en avoir une vue trop étroite : on court le risque de se retrouver à jouer uniquement avec des « effets de théorie », et, glossologiquement, la conceptualisation ne s’opère dès lors qu’en direction de sa propre cohérence interne et non aussi en direction de l’objet. On est dans la positivation du produit de la modélisation. La clinique met donc invariablement la théorie en question, et c’est le fait important ici. Elle ne peut en être le lieu d’illustration ou de validation. L’adéquation empirique de la théorie, de ce point de vue, est partiellement fictionnelle ; c’est une manière de science-fiction. D’où la nécessité d’un renversement de perspective.
3. Réfuter la dissociation clinique/théorie
La clinique, en effet, n’est pas le lieu de la positivation de ce qu’on sait déjà. « Cela » ne s’observe jamais ainsi. Elle est au contraire le lieu même de la théorie, ou, pour ne pas jouer sur les mots, de la modélisation. D’où la dichotomie choisie, « savoir et modélisation ». Il n’y a pas de dissociation entre la clinique et la modélisation, une dissociation qui est implicitement contenue dans l’idée que l’on va appliquer de la théorie. La clinique est le lieu, au contraire, où s’élabore le questionnement. Elle est le lieu même de la problématisation.
En tant qu’il est objet d’explication scientifique, l’objet nous échappe – d’où la nécessité où l’on est de l’élaborer. Alors qu’il était déjà là, qu’il n’y avait donc (apparemment) nulle raison de l’élaborer, lorsque j’essayais d’appliquer la théorie à mes observations. La notion d’élaboration de l’objet est donc à comprendre ici dans un sens légèrement différent de celui avec lequel il est le plus couramment entendu en anthropologie clinique (tout objet de dire est le fruit d’une élaboration conceptuelle). En fait, c’est même plutôt du processus d’objectivation qu’il s’agit. Cela n’est pas sans faire penser à la dichotomie effectuée par Bachelard dans Le Rationalisme appliqué (55) entre l’objet désigné et l’objet instructeur. Le premier – « savoir » dans les pages qui précèdent – s’appuie sur des résultats plus que sur la science dans son actualité ; il est « un passé de connaissance (…) incrusté dans un nom » – sauf que cet objet désigné se révèle même insaisissable ici. L’objet instructeur, en revanche, qui est celui auquel correspond le processus d’objectivation évoqué plus haut, en est un « pour lequel on n’a pas achevé le processus d’objectivation ».
Si la lecture de Bachelard m’a permis de mettre des mots sur ce problème rencontré lors de l’observation, elle ne m’en a pas pour autant permis d’en mettre sur le trouble de la patiente, bien sûr. Il s’est cependant installé au fil des séances, après cette première période décrite de « trouble complet » ressenti en tant qu’observateur, une certaine « prévisibilité implicite » des performances de la patiente. J’ai fini par m’attendre plus ou moins à ce qu’elle allait faire dans les exercices qui lui étaient soumis – dans l’esprit sinon dans « la lettre », les manifestations restant constamment singulières. Cette prévisibilité opérait comme à la périphérie du champ visuel, pour m’exprimer à la manière de Peter Sloterdijk, sans qu’il soit encore possible de le cerner, de bien dire ce que c’était.
Et l’intéressant est que j’ai finalement commencé par mieux l’observer hors des exercices explicites proposés : dans l’ensemble de la conduite de la malade. Il m’a fallu du temps pour le comprendre ; mais à partir du moment où un patient atteint d’un trouble lié à l’outil est confronté à de l’outil, il y a test. Parce qu’il y a problème.
Cela s’observait ainsi dans la façon dont la malade utilisait son agenda pour retrouver la page de la date du rendez-vous suivant (qu’elle avait pourtant indiquée à l’aide d’une carte postale – ce qu’elle n’analysait donc plus comme tel) ; dans la façon dont elle adhérait ensuite aux exercices effectués durant la séance lorsqu’il s’agissait de marquer cette date au stylo – avait-on tracé des croix, elle traçait une croix, avait-on fait des cercles, elle en traçait un malgré la proposition qui lui était faite d’inscrire une croix. Cela s’observait dans la façon dont elle enfilait son manteau : une opération qui ne présentait pas tellement de problème apparent de conduite, mais qu’elle commençait néanmoins une fois sur deux par la mauvaise manche, dans la mesure où le repérage d’un orifice appelait l’insertion d’un bras. Un exemple rapporté par Christine Le Gac fut également révélateur : dans le bus, la patiente se retrouva en peine pour composter son ticket, confondant la fente prévue à cet effet avec la rainure marquant, sur le dessus, la jointure des deux parties de la boîte du composteur. Cela s’observait encore, dans cet exercice du labyrinthe qui lui fut proposé : plutôt que d’y répondre de la manière attendue (sortir du labyrinthe en traçant une ligne avec le stylo), elle se mit à compléter tous les vides à l’aide de traits de crayon – peut-être piégée par la polyergie. Tout cela laissait en tout cas supposer un problème d’efficacité, un trouble « de la chose à faire ».
Bien sûr, et cela n’a rien qui doive étonner, cela ramène à une caractérisation qui n’est pas très loin des travaux cliniques précédents sur le même sujet, quoiqu’en retrait en termes de précision. La théorie, en effet, demeure comme une sorte d’horizon ; ou pour reprendre cette autre comparaison avec l’esprit et la lettre, la théorie demeure « à l’esprit » lorsqu’on cherche une explication. On ne peut en revanche la suivre « à la lettre », ce que l’échec d’une telle démarche (lorsque je cherchais à simplement l’appliquer) a révélé.
Mais si mes aperceptions se rapprochaient d’analyses précédemment faites, il y avait néanmoins une différence fondamentale par rapport à ma première façon d’envisager des constats qui pouvaient sembler similaires, différence liée à ce renversement de perspective évoqué. Il ne s’agissait certes pas d’ignorer de telles ressemblances avec les observations mentionnées dans des travaux antérieurs ; mais de ne plus en faire un préalable qui permettrait de faire l’économie de l’élaboration d’un objet. On ne reconstruit pas conceptuellement le « raisonnement » du patient (en l’occurrence plutôt son « mode opératoire ») en ne faisant que broder sur la théorie existante – parce que ce n’est alors pas le patient qu’on regarde.
Sociologiquement, cela n’exclut pas la « dette épistémologique », pour reprendre l’expression de Laisis ; mais il s’agit d’une opération de réappropriation qui, glossologiquement, passe par une re-conceptualisation. Qu’est-ce, en effet, que cette prévisibilité implicite qui se fait jour à mesure que l’observation se poursuit ? C’est une logique qui s’instaure ; une cohérence qui se met en place peu à peu. Donc une explication qui s’élabore. Et s’il y a encore de la difficulté à mettre des mots dessus, c’est bien qu’il ne s’agit plus de la même chose que lorsque j’essayais d’appliquer la théorie existante. Retrouver de la chose ne peut donc que passer par son élaboration : ce que je savais, mais dont l’observation clinique m’a permis de me rendre compte. La chose n’est créée que par ce processus d’expérimentation glossologique.
L’intérêt premier de cette expérience introductive à l’observation clinique est que celle-ci m’a permis d’expérimenter en quelque sorte sur moi-même ce que j’avais lu ou appris – moins sur l’ergologie que sur ce que représente la clinique – ; et de comprendre que ce qu’on teste, c’est moins le malade que la valeur de notre propre explication.
Longtemps, je n’ai pas compris les propos de Jean Gagnepain, lorsqu’il déclarait que la théorie de la médiation n’était pas une théorie comme les autres. Elle constituait un instrument suffisamment puissant, bien sûr, dans une certaine mesure, pour proposer une explication du lieu où d’autres étaient réfutables – ce dont mon propre travail s’est abondamment servi. Mais pour le reste, je ne pouvais m’empêcher de considérer une telle prise de position comme étant un peu dogmatique. C’était en fait le contraire, et c’est la confrontation avec la clinique qui m’a permis de le comprendre.
Références bibliographiques
Bachelard Gaston, 1949, Le Rationalisme appliqué, Paris, P.U.F.
Barberousse Anouk, Kistler Max, Ludwig Pascal, 2000, La Philosophie des sciences au XXe siècle, Paris, Flammarion.
Duval-Gombert Attie, GUYARD Hubert, 1986, « Du pied de la lettre au pied de nez », Tétralogiques 3, Rennes, P.U.R.
Duval-Gombert Attie, Le Gac-Prime Christine, 1997, « Du Modèle. Théorie et clinique. La nécessité de leur réciprocité » Tétralogiques 11, Rennes, P.U.R.
Laisis Jacques, 1991, Apport méthodologique de la linguistique structurale à la clinique (neurologique et psychiatrique), thèse pour le doctorat d’État, non publiée, université Rennes 2.
Sabouraud Olivier, 1995, Le Langage et ses maux, Paris, Odile Jacob.
Patrice Gaborieau« Savoir et modélisation en clinique. À propos d’un cas d’aphasie-atechnie », in Tétralogiques, N°17, Description et explication dans les sciences humaines.