Jacques Laisis

Professeur, LIRL, Sciences du langage, Rennes 2

De Pierre Perret à Jean Yanne

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Ceux qui se sont donné la peine de prendre connaissance de ce qui s’y avance savent que la théorie de la médiation, telle que nous la devons à Jean Gagnepain, conclut de la déconstruction du langage à la diffraction de la rationalité et de la formalisation incorporée à la circularité anthropologique, laquelle devient définitoire de ces sciences que l’on dit humaines. C’est bien entendu de ces deux principes que je vais m’autoriser dans ce qui suit, qui vise à préciser comment je comprends le statut anthropologique de la question posée par l’intitulé de ce colloque.

Avec le principe de la formalisation incorporée Jean Gagnepain affirme que tout phénomène humain contient réellement présente en lui la détermination abstraite qui le rend intelligible et scientifiquement spécifiable. Combien de fois n’a-t-il pas rappelé que travailler dans les sciences humaines c’est faire l’analyse d’une analyse toujours d’avance impliquée dans l’ordonnancement du phénoménal constatable ; que le phénomène dont traitent les sciences humaines est déjà, de lui- même, analyse et que l’analyse en quoi il consiste est phénoménalement attestable, qu’elle cesse donc d’être opposable au réel pour en devenir l’une des dimensions. Combien de fois n’a-t-il pas pris exemple de Freud démontrant que le rêve était une énigme, certes, mais une énigme contenant sa propre clé, interprétable parce que constituant déjà d’elle-même une interprétation. Cessant d’aller chercher le « cens » du rêve en dehors de lui dans la référence à une prétendue « réalité » qui ne serait jamais qu’un autre fantasme ou, pire encore mais c’est le cas le plus fréquent, le fantasme de quelqu’un d’autre, Freud en a fondé l’interprétation sur le recours à une méthode dite des associations libres qui, travaillant à la levée du refoulement, se définit de reproduire d’aussi près que possible l’agencement même de l’affabulation onirique.

La théorie de la médiation reprend ainsi à son compte l’argument qui, depuis la fin du XIXe siècle, définit les phénomènes considérés comme « humains » en opposant leur spécificité à toute tentative de réduction naturaliste et en affirmant leur réalité phénoménale contre toute tentative d’abduction spiritualiste. On n’y insiste jamais assez, surtout aujourd’hui que se multiplient les attitudes participant de ce qu’on peut qualifier de résurgences dualistes, qui sont, de notre point de vue, épistémologiquement parfaitement régressives : même informatiquement outillé et se donnant de ce fait les allures galiléennes d’un physicalisme, un spiritualisme reste un spiritualisme. Pour illustrer cette rupture épistémologique, on peut songer d’abord à Saussure excluant toute phonétique, toute logique et toute chose premières en affirmant que non seulement la langue ne connaît que son ordre propre mais qu’elle ne saurait être, de surcroît, expliquée par ses propres conséquences puisque c’est le Signe qui est le principe instaurateur de ce qui est phonétiquement, sémantiquement et/ou réellement discernable et dénombrable. Comme on le sait, prétendre rendre compte phonétiquement du signifiant est une forfaiture, invoquer les catégories d’une logique préalable pour rendre compte du signifié c’est s’exposer à convoquer des fantômes, hallucinant les catégories de la langue maternelle de celui qui les invoque. Sauf à succomber encore à un réalisme sommaire, on sait enfin que rien comme « objet » ou comme « chose » ne saurait préexister – dans le monde, tel que nous nous le représentons – à l’abstraction qui, le construisant, le livre comme résultat à notre conscience : c’est le point de vue qui crée l’objet, on connaît l’adage, auquel Saussure lui-même ne fut pas toujours fidèle parce qu’il n’est pas facile d’éradiquer tout retour à un réalisme autrement plus confortable. Mais on peut songer aussi à l’obstination avec laquelle Durkheim proclama le caractère sui generis d’un social dont il revendiqua l’inscription dans la réalité attestable en demandant – au risque de tant de contresens – qu’on le traitât comme on le ferait d’une chose. On peut penser encore à la difficile conquête par Freud, contre l’objectivisme régnant, de ce qu’il a promu sous le nom de réalité psychique avec tous les problèmes afférant à l’indépassable du fantasme et ce que cela entraîne quant au statut d’une éventuelle vérité.

Comme le souligna Georges Devereux, ce qui spécifie une science comme « humaine » ne tient pas à ce qu’on y parle de nous : qu’on puisse nous mettre sur une balance ou qu’on procède à une analyse de notre sang montre assez que nous pouvons être physiquement traités comme des « graves » et biologiquement comme des « veaux ». Scientifiquement l’humain ne commence qu’avec le refus et le dépassement du dualisme de la matière et de l’esprit qui caractérise la pensée occidentale depuis la Renaissance, quand il ne l’inspire pas aujourd’hui encore. Négliger cette spécificité, c’est nier l’existence même des sciences humaines pour n’en plus faire que les chapitres supplémentaires d’une physique (fût-elle de l’âme, fût-elle sociale) renouant avec le rêve matérialiste du XVIIIe siècle. Mais en toute proclamation matérialiste sommeille un onirisme souvent méconnu. Cela oblige d’ailleurs à renverser la discussion habituelle, qui voit les sciences dites molles (humaines) snobées par les thuriféraires des sciences dites dures, et à faire reconnaître qu’il n’y a de science qu’humaine, en ce sens qu’en toute science – quelle qu’elle soit, fût-elle de la « nature » – s’affirme un anthropomorphisme indépassable : les « sciences de la nature » sont elles aussi œuvres humaines, et tout ce que nous supposons de la « nature » est conjecturalement tributaire de toutes les dimensions anthropologiques, discernables dans ce que Jean Gagnepain proposa d’appeler la « culture » en rappelant avec insistance qu’il n’était donné à personne de sortir de cet animisme dont le positivisme, un peu trop fier de lui, avait cru pouvoir se débarrasser, en voulant à tout prix le réserver aux seuls primitifs. Pour mémoire et pour le réhabiliter un peu au passage, n’oublions pas que sans l’homo faber il n’est point de physique, que le physicien est un bricoleur d’univers, que le fait physique est toujours un artefact et que, produit d’une observation toujours outillée, il participe d’une phénoméno-technique qui n’obtient son statut spécifié en anthropologie qu’avec l’ergologie initiée par Jean Gagnepain et qui, développée par Philippe Bruneau et son équipe, « renverse » les analyses d’André Leroi-Gourhan. Cela conduit ensuite à revendiquer comme fondatrice cette circularité réflexive, spécifique aux sciences humaines, contraintes d’assumer le faitqu’elles sont toutes, comme sciences, régies par le déterminisme même qu’elles se donnent pour objet. La formule est de Husserl, qui en réservait le champ d’application à la seule logique, mais il est facile d’en retrouver le souci et la mise en œuvre en sociologie avec Pierre Bourdieu comme en psychanalyse avec Jacques Lacan.

C’est au nom de cette circularité anthropologique qu’il faut refuser que quoi que ce soit – qui relèverait de l’explication ou de la description puisque c’est de cela qu’il s’agit en la circonstance – se fonde sur un quelconque en-dehors transcendant ou transdescendant selon qu’on est d’humeur spiritualiste ou naturaliste – en-dehors dont on se demande d’où on le sortirait et comment on y participerait. Il s’agit, bien au contraire, d’affirmer ici que, pour autant qu’entre autres choses il y ait de l’explication et/ou de la description, cela ne tient qu’aux propriétés anthropologiquement définitoires de l’humain telles qu’elles sont scientifiquement investigables parce qu’effectivement mises en œuvre à tout moment et en toutes circonstances. Autrement dit, il est exclu de disposer d’avance de procédés (explicatifs et/ou descriptifs) que l’on appliquerait ensuite à ce qui fait l’objet des divers champs scientifiques, y compris ceux qui relèvent des sciences « humaines ». Il faut au contraire rappeler que l’explication et/ou la description sont des comportements eux-mêmes humains, qu’il s’agit de rapporter au déterminisme qui les rend intelligibles, eux aussi, à l’instar de tous les autres comportements humains. Cela revient à faire du comportement « scientifique » un comportement aux propriétés anthropologiques d’autant plus banales qu’on pourra, bien entendu, les retrouver toutes dans des comportements qui n’ont rien de « scientifique ». Pour n’en pas parler plus loin sinon par exclusion, je souligne au passage qu’il en va de même, axiologiquement, de cette fameuse Méthodologie à toutes fins si volontiers invoquée, sur un mode quasiment mystique, en périodes de réorganisation des cursus où l’on voit certains tenter de l’imposer comme un préalable extérieur à toute entreprise discursive particulière alors qu’elle n’en présente jamais – au mieux – que certains ressorts au demeurant mutilés d’être figés dans un contenu procédurier parce que coupés de l’heuristique qui seule construit leur légitimité toujours relative et provisoire. Un discours de la méthode n’est jamais qu’un discours de circonstances disait Gaston Bachelard, demandant que l’on ne confondît pas l’esprit de la démarche scientifique avec les résultats refroidis de la science faite. Là comme ailleurs il faut se méfier des inspecteurs des travaux finis... On sait que l’on passe très vite de l’appareillage scientifique à l’apparat scientiste et qu’axiologiquement il ne faut jamais désarticuler la relation réciproque qui va du gage au titre ni non plus, pour le dire en des termes assez freudiens, confondre le processus d’affabulation plus ou moins critiquée qui gouverne discursivement la démarche avec le matériel (conceptuel, industrieux, doxique) qu’elle investit en se rendant manifeste. Mais il est clair qu’à emprunter précipitamment un dispositif expérimental pour empocher le plus vite possible le bénéfice de sa légitimité socialement reconnue (sa notoriété), on se livre à ce que l’on peut considérer comme un authentique abus de confiance. Le scientisme est certes un intégrisme souvent proclamé mais il fournit souvent un alibi commode à beaucoup de malfaiteurs épistémologiques qui singent dérisoirement des apparences de scientificité dans des simulacres de rigueur.

Mettre en œuvre la diffraction de la rationalité telle qu’elle résulte de la déconstruction du langage, c’est par ailleurs cesser de confondre et de superposer 1° la problématique de la désignation dont traite la glossologie, 2° la problématique de la dénomination dont traite la sociologie à la double condition d’en déverbaliser le principe et de l’intégrer à l’ensemble beaucoup plus large des comportements d’appropriation conflictuelle qui sont de même genre qu’elle et dont elle est inséparable et 3° la problématique de la discursivité dont traite l’axiologie à la double condition là encore d’en déverbaliser le principe et de l’intégrer à l’ensemble beaucoup plus large des comportements qui sont de même genre qu’elle et dont elle est inséparable en ce qu’ils concourent tous à l’obtention conditionnelle d’une satisfaction légitimement éprouvable, agréable d’avoir reçu l’agrément d’une critique. C’est nanti de ces deux principes majeurs auxquels la théorie de la médiation doit l’architectonique de son raisonnement que nous répondrons à la question qui donne son intitulé au colloque en soulignant qu’expliquer et décrire sont des comportements qui relèvent tous deux d’un principe anthropologique sous-jacent, mais pas du même : expliquer est un comportement purement glossologique relevant d’une théorie du Signe pendant que décrire participe de l’ensemble des comportements d’appropriation relevant d’une théorie de la Personne.

À condition en effet que l’on lève l’hypothèque axiologique qui pèse traditionnellement sur ces questions et qui caractérise, en cette matière comme en tant d’autres, l’option philosophique– un concept n’a pas à être légitimé pour en être un et l’explication n’a pas à être justifiée pour en être une –, à condition donc que l’on dés-« affecte » la mise en perspective, la rendant seulement glossologique en la débarrassant – pour le reverser à la perspective axiologique – de ce qui fait le souci typiquement normatif de celui qui ne parle que d’espérer qu’il satisfait aux conditions restrictives qui le mettent discursivement en droit de dire ce qu’il dit et de le dire comme il le dit – alors on peut comprendre pourquoi et à quelles conditions Jean Gagnepain a toujours souligné que parler c’est causer, c’est-à-dire introduire dans le monde, tel que nous nous le représentons, le principe même de l’objectité de l’objet pour le dire comme Husserl ou la choséité de la chose pour reprendre la formule de Heidegger. Tout locuteur, précisément parce qu’il parle et qu’il ne parle que contraint par une grammaticalité implicite, introduit la dimension de l’analyse – taxinomique de différenciation, générative de segmentation – dans le monde qu’il se représente comme d’emblée constitué en choses, lesquelles ne sont telles que d’être par lui abstraitement instaurées. Réaliste spontané et résistant parce qu’il ne s’entend pas parler, le locuteur ignore le plus souvent totalement la présence constitutive de cette opération analytique d’abstraction dans la chose qu’il croit lui être extérieure alors même qu’il la désigne. C’est pourtant cette abstraction implicite qui lui permet de dépasser l’infinie diversité et l’infinie multiplicité de ce qui lui est perceptiblement accessible en l’ordonnant catégoriellement c’est-à-dire oppositionnellement, en y introduisant de la similarité et de la solidarité toujours nécessairement relative puisque ne se soutenant que de la différenciation et de la segmentation. Apprécié dans la perspective glossologique, parler c’est introduire dans le représenté un principe de discernement qualitatif constructeur d’identités qui ne sont telles que d’être taxinomiquement différenciée et un principe de dénombrement quantitatif constructeur d’unités qui ne sont telles que d’être générativement segmentées. Tout locuteur, parce qu’il parle en sèmes et en mots, cause, c’est-à-dire pose de la chose en introduisant des relations de cohérence et de cohésion entre des manifestations perceptibles qu’il intègre dans des ensembles pourvus d’identité et d’unité. On comprend pourquoi taxinomiquement la chose est toujours au-delà de ce qui n’est jamais que l’une de ses occurrences possibles, exactement comme le sème est polysémiquement toujours au-delà de l’effet de sens circonstancié dans lequel rhétoriquement on le rencontre investi. Il est remarquable que la chose soit–sur le modèle du mot – générativement décontextualisable parce que toujours susceptible de s’extraire « atomiquement » (d’un seul coup, avec l’ensemble de ses composantes entre lesquelles on ne peut pas couper) de sa participation à la complexité de telle ou telle situation circonstanciée. Changeant d’exemple et abandonnant cette fois les errements de ceux qui croient encore que la représentation de la couleur est réductible à notre appareillage sensorio-perceptif et n’ont toujours pas compris que son sort se décide dans les items d’un vocabulaire ou dans les tubes d’une mallette de peintre, nous nous rassurerons de savoir que, si nous pouvons écraser un chat, nous ne pouvons pas en faire autant de la chatité ou de la chatitude, c’est-à-dire de ce qui nous permet de savoir que c’est un chat (et pas un lapin) que nous avons écrasé. Ce qui nous permet d’identifier la victime – pauvre chat ! – c’est aussi ce qui nous permet de savoir que nous n’avons écrasé que l’un des divers participants de la même espèce, laquelle du même coup, et heureusement, est loin d’être en voie de disparition. Ce qui nous rend possible d’en établir générativement le constat – j’ai écrasé un chat – tient, par contre, à la capacité de détaler qui caractérise à mes yeux tout matou et qui seule me permet de penser que ce sur quoi j’ai roulé n’est pas une tache sur le bitume. Abandonnant les lieux, en quittant leur agencement circonstanciel pour grimper à un arbre par exemple, le chat démontre en effet qu’il s’ajoute au bitume, comme une chose amovible et supplémentaire, qui peut en être retranchée sans pour autant qu’on emporte la voie avec lui.

Ce n’est pas le scientifique mais le locuteur qui introduit l’abstraction de l’analyse dans le réel représenté. Le scientifique n’en entreprend qu’une sorte d’élaboration secondaire quand il procède à l’explicitation métalinguistique de cette première analyse, quand il entreprend de redire le dit, de dire ce qu’il dit quand – sur le modèle du sème – c’est /x/ qu’il dit dans sa différence d’avec /y/ aussi bien que dans sa séparation générative d’avec ce qui ne constitue pas son accompagnement nécessaire, dont il est dès lors – sur le modèle du mot – décontextualisable. Il est essentiel de retrouver la présence de ces deux dimensions de l’analyse dans ce qui construit le statut d’existence d’une chose, quelle qu’elle soit et dans quelque message que ce soit, où elle se trouve d’être énoncée. Expliquer c’est alors poser dans le réel représenté des facteurs discernables et des éléments dénombrables, que l’on va construire en choses au gré des relations d’identité et d’unité concevables. Le jour où ma fille m’a expliqué que les garçons ont les yeux bleus – comme c’est le cas de son père et de son frère – alors que les filles ont les yeux marron comme sa mère et elle, j’ai su qu’elle était potentiellement capable de « science » et de « mathématique » puisqu’elle n’observait ce qu’elle voyait que corrélativement à une règle qui la rendait capable d’analyse factorielle de correspondances. Pratiquant d’ores et déjà la projectivité des axes qui inaugure toute morphologie et toute syntaxe, elle était en mesure de distribuer des qualités discernées sur des éléments dénombrables, porteurs de plusieurs propriétés. Que la proposition ainsi avancée soit difficilement généralisable et difficilement compatible avec d’autres, c’est un problème qui n’est déjà plus glossologique parce qu’il est déjà axiologique : on ne peut pas faire le pari de penser sans s’exposer au risque de se tromper – cogito ergo boum – qui fait la hantise de l’axiologue ; mais n’oublions pas la réciproque, qui stipule que, pourpouvoir se tromper, il faut avoir l’occasion de le faire et donc (entre autres) penser, ce qui suffit à occuper le glossologue. Bonne ou mauvaise, une idée est une idée, ce dont le glossologue rend compte, en toute indifférence axiologique. C’est le logicien et le philosophe qui n’abordent la question du langage qu’à le mettre en pénitence en annonçant qu’il est mal fait, du moins tel qu’il se présente à nous dans les langues « naturelles » ! Et c’est à eux, bien entendu, qu’il revient d’en entreprendre l’éventuelle rédemption, pour autant qu’il soit possible – en suturant la négativité de la Norme – de combler le manque instaurateur de la discursivité.

Changeant de registre de rationalité, il est maintenant possible d’introduire la question de la description en prenant prétexte de l’existence des ouvrages de ces deux linguistes – Pierre Perret et Jean Yanne – qui sont suffisamment marginaux pour qu’on se demande s’ils sont vraiment du métier. Le ton humoristique qu’introduit ce recours est propice à l’euphémisation des relations qu’entretiennent les tenants de la théorie de la médiation et les représentants de certains autres courants – s’inscrivant néanmoins, en toute divergence épistémologique, dans le cadre institutionnel d’une même discipline aux contenus très hétérogènes, ce dont il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’étonner : fondée sur la division socio-professionnelle des compétences, répartissant le savoir en spécialités dont on fait métier, une discipline « contient », dans un même cadre institutionnel, des pratiques dont le contenu « scientifique » est conflictuellement divergent.

Comme vous le savez sans doute, Pierre Perret a un jour décidé qu’il fallait absolument réhabiliter certains usages linguistiques jusque-là injustement tenus à l’écart par les grammairiens patentés. Du même coup créateur d’emplois en Sciences du Langage, il a parrainé les enquêtes de « terrain » conduisant à un Dictionnaire des Métiers recensant des usages verbaux socio-professionnellement caractéristiques mais totalement absents des ouvrages traitant d’une francophonie qu’il faut bien qualifier d’officielle. D’où un florilège de formules dont le pittoresque et le croustillant, entraînant étonnement et amusement, correspondent tout à fait à ce que l’on connaît du talent de son initiateur, qui nous fournit en quelque sorte une nouvelle mouture de son célèbre tout, tout, tout, vous saurez tout sur (le français). Fidèle à son personnage et toujours enclin à faire partager son goût pour le malicieux voire l’égrillard, il nous livre un ouvrage plein d’esprit et du même coup remarquablement exempt de la « frigidité » habituelle aux traités de sémantique ou de lexicologie. Ayant constaté que nulle spécialité, hormis quelques métiers où les gens travaillent généralement seuls (horlogers, opticiens, etc.), n’échappait à la loi du ludique parler corporatif qui interdit à n’importe quel non-initié de décoder tout ce que disent les gens du même métier, qui ne concerne que leur univers clos et qui ne peut être compris ou « traduit » simultanément que par eux, Pierre Perret commença de recueillir ces « mots réservés » – ces mots ou ces locutions que les professionnels gardent jalousement pour eux et ne formulent jamais devant un tiers non informé – avant de se faire assister par une équipe de jeunes « linguistes » encadrés par Gabrielle Quemada. À n’en pas douter, c’est à sa réputation – propice à l’établissement d’une connivence qui ne peut pas rester seulement « verbale » que Pierre Perret doit d’avoir pu surmonter la résistance qu’il rencontra chez certains enquêtés refusant de lui révéler certaines expressions qu’ils gardent secrètes, ce qui permet de comprendre qu’il ne lui fut pas toujours facile de les débusquer et qu’il n’en obtint souvent l’aveu qu’accompagnées de mille recommandations... ce qui l’amène à souligner au passage – ce que les linguistes ne font pas tous ! – une réserve et une réticence à coup sûr inhérentes à la relation interlocutive mais dont la publication du dictionnaire – en authentique abus de confiance – constitue socialement l’effraction et, axiologiquement, la trahison !

À ceci près qu’elle investit – et c’est son mérite – une dimension du social relevant de l’institué de la Personne, dirait Jean Gagnepain, assez peu représentée dans des études (socio)linguistiques plus volontiers vouées aux manifestations relevant de l’instituant, la démarche qui conduit à l’élaboration puis à la publication de ce dictionnaire est assez illustrative d’un mouvement qui a conduit certains à croire que, renouant avec une pratique dialectologique tout compte fait assez traditionnelle, ils révolutionnaient la linguistique générale en devenant (socio)linguistes. Commentant une entreprise qu’elle encadra « scientifiquement » et dont à juste titre elle déclare qu’elle revient à lutter contre l’ostracisme et la méconnaissance bien construite dont fut victime le parler populaire, véritable parole confisquée, Gabrielle Quemada souligne à quel point pénétrer dans le dédale des métiers, c’est d’abord se trouver confronté à des réalités hétérogènes, mais toujours concrètes ou précises avant d’affronter le fait que le savoir, le savoir-faire et le savoir dire y sont en perpétuelles interactions. Ce faisant, elle esquisse – mais est-ce vraiment le projet délibéré de son propos – les deux arguments (défaut d’homogénéité et donc d’identité, défaut d’autonomie et donc d’unité) sur lesquels repose le raisonnement qui conduit, dans le cadre de la théorie de la médiation, à la déconstruction critique de cette langue dont tout le monde entérine pourtant l’existence. Théoriquement déconstruite et replacée dans le cadre d’une théorie qui conteste qu’elle puisse encore constituer l’objet d’une explication scientifique possible, la langue – pour autant qu’il soit encore tenable de parler d’elle – reçoit, dans le cadre d’une théorie de l’institué et donc du Métier – le statut purement sociologique de prestation de service. La corporation est d’autant moins prête à accepter de perdre la langue que ce service qu’elle rend constitue sa raison d’être. La résistance à la déconstruction met du même coup en lumière le corporatisme que vient déranger une théorie qui, dissociant ce qui procède du Signe et ce qui procède de la Personne, cesse d’assimiler grammaticalité et usage et cesse de les rabattre l’un sur l’autre. La Glossologie de Jean Gagnepain n’est décidément plus une Linguistique, et la théorie de la médiation nous permet en retour, mais en changeant de registre de rationalité, de comprendre le mode d’existence et de fonctionnement de cette discipline à laquelle elle ne se rattache encore que très difficilement, et pour des raisons purement administratives.

La langue semble pourtant s’offrir à la description en tant que chose dans le monde, appelée à devenir l’objet d’une discipline à vocation « scientifique » (la linguistique), et ce, sur un mode d’évidence tel qu’il est à peine envisageable de le discuter. On peut néanmoins soupçonner qu’à l’inverse de ces convictions aussi courantes que « réalistes » – les évidences « premières » ignorent toujours à quel processus inconscient elles doivent leur force – c’est à ce qui caractérise la pratique descriptive comme pratique sociale, de surcroît professionnalisée, qu’il faut rapporter le fait que quelque chose s’apprésente dans l’être, dont un linguiste se fait le témoin en le nommant la langue et en entreprenant de rendre compte de ce qu’il est. Contrairement aux apparences et aux accoutumances, on peut et on doit contester qu’il y ait d’abord la langue et, mais dans un second temps seulement, ensuite sa description. Renversant le réalisme de la démarche, on rappellera que l’être de la langue ne peut pas précéder son institution, qu’on peut et qu’on doit donc discuter cette évidence en retournant à l’acte de dénomination qui socialement la construit. Par les temps qui courent, on s’expose certes à sortir dangereusement de l’univers de vraisemblance tolérée qui caractérise une discipline qui, universitairement mise en péril par son ministère de tutelle, n’a récemment sauvé sa tête que de retourner – d’une manière pour nous extrêmement révélatrice – à une inféodation à la perspective didactique dont la réflexion sur le langage eut tant de mal à s’émanciper il y a quelques quarante ans. Conjoindre « linguistique et didactique », ce n’est franchement pas prononcer une nouveauté ; c’est épistémologiquement énoncer un pléonasme : la linguistique (de la langue) fut-elle jamais autre chose qu’un propos sur le langage anticipant la posture didactique dont il procède, tout en ignorant ce que cela y pré-construit ? Alors, à l’opportunité socialement réussie de cette ré-inscription des « sciences du langage » dans le cadre – rétabli – d’une linguistique des langues, on peut opposer que certaines des raisons de son échec scientifique ont déjà été discernées. Il faut ainsi faire droit à ce que Michel Pêcheux annonçait, dès 1981, en publiant chez Maspero La Langue introuvable, aussi bien qu’à la dénonciation, au même moment par Pierre Bourdieu, des deux illusions – communiste et pragmatique – auxquelles le « linguiste » est accusé d’avoir succombé en ignorant à quel point c’est l’abstraction scolaire qui à son insu gouverne son rapport au langage ; ce qui le rend incapable de comprendre comme il le faudrait « ce que parler veut dire » et lui fait ignorer – deux fois : dans son objet et dans sa démarche – ce qui spécifie l’acte social de dénomination.

Rappelant que cet ostracisme dont est victime le parler populaire est lié dès le XVIIe siècle à notre histoire socioculturelle, Gabrielle Quémada nous indique bien dans quelle direction il faudrait aller pour faire une sociologie, non pas tant et en tout cas pas seulement de la langue – du vernaculaire – comme s’en satisferait aujourd’hui un sociolinguiste, mais aussi et surtout – faisant passer le raisonnement en quelque sorte à la puissance 2 – pour faire la sociologie de cette production savante qu’est la production de travaux dits « linguistiques », travaux où la question même de la langue s’institue, c’est-à-dire advient à l’existence. On ne peut pas faire la sociologie du « linguistique » sans entreprendre – au carré – celle de son « spécialiste », cet homo academicus qu’est le « linguiste ». Quand elle fait remarquer que plus s’affinaient les règles de « la langue », plus les emplois non admis, ou non reconnus, se trouvaient marginalisés, et que donc tout concourait à élargir le fossé entre certaines catégories d’usages : les institutions (l’Académie en particulier), les débats sur des problèmes de langue, les œuvres littéraires ajoutant au prestige du français classique, Gabrielle Quémada nous permet d’ailleurs d’apprécier à sa juste pertinence – même si c’est seulement a contrario dans son propos, et même si cela reste un peu trop dans l’implicite du raisonnement – la reconnaissance du principe, déontologique dirait Jean Gagnepain, implicitement constructeur de ce qu’usuellement l’on entend tacitement par la langue : annoncer que c’est faute de grammairiens pour légiférer que la « langue » des métiers s’est développée hors tutelles normatives et en marge de la langue dite générale à laquelle on a coutume de l’opposer, avancer que c’est pour cette raison que chaque métier a pu ainsi affirmer sa personnalité et sauvegarder, dans ses usages familiers, la spontanéité d’invention si caractéristique du parler populaire, c’est tout de même bien avouer que c’est à un corps de métier (parmi les autres) – celui des spécialistes des usages écrits, littéraires de préférence – qu’il faut renvoyer la responsabilité de l’invention de cette langue, dont on affirme qu’elle est dotée de qualités unanimement reconnues alors même qu’elle repose sur l’éviction d’une bonne partie de ses emplois réels. Il faut donc prendre en compte le fait que ceux qui ont pour métier de rendre compte de l’usage (ici« linguistique »), en refusant de reconnaître à la pratique des métiers une portée culturelle, sont ceux qui se sont crus autorisés à en isoler les vocabulaires en en faisant dépréciativement des « jargons » ou des « argots » longtemps soustraits à toute étudede spécialiste ! Ce qu’entreprend le Dictionnaire des Métiers – au travers même de leur description et de la publication de cette description – c’est bien une Défense et Illustration de certains parlers, répétant l’ancienne mais qui, œuvrant à son inverse, réhabilite certains usages « linguistiques » réprouvés et évincés. A commenter cette opération qui relève d’une authentique résistance linguistique, le propos se voit contraint de la réintégrer, quoique d’une manière encore très hésitante, au cadre social dont on ne saurait plus longtemps la séparer. Et l’on devine au passage l’embarras d’un « linguiste » malgré tout décidé à rester « linguiste » – donc à ne pas devenir carrément sociologue – et à persister dans la confusion et la superposition du grammatical et de l’usuel sur laquelle repose l’existence de sa propre discipline. Confondant ce que la théorie de la médiation travaille à dissocier aussi radicalement que possible, superposant désignation et dénomination, sens et acception, se cramponnant à un « verbal » qu’il isole du reste du social, le « linguiste » se saisit de certains usages minoritaires mais supposés représentatifs de la langue. En en décrivant les caractéristiques verbales manifestes, il ampute du même coup ses perspectives d’analyse et se prive de tout recours possible à ce qui formalise la situation sociale dans sa totalité : les énoncés spécialisés révèlent bien peu à qui n’en possède pas les clés. Nous souscrivons d’autant plus volontiers à cette proposition que nous contestons que ces clés soient à chercher uniquement dans les mots (formes, sens et emplois). Intégrant la relation interlocutive à l’ensemble des paramètres sociaux de la relation interpersonnelle, nous comprenons volontiers que priorité a été donnée à la communication entre praticiens, seuls dépositaires des connaissances théoriques ou empiriques requises pour donner un sens aux énoncés observés. Mais – sans même discuter plus avant ce clivage de l’intra- et de l’extra-linguistique, pour la théorie de la médiation complètement désuet – nous nous étonnerons de cet étrange retournement qui veut que le lexical est ici induit de l’extra-linguistique même si, au final, le lexical lui ravit la vedette, au propre et au figuré. Alors même que le linguiste reconnaît que la liberté dont ont joui les hommes de métier en échappant à la tutelle des grammairiens ne les dispensait pas de se soumettre aux contraintes, pragmatiques mais non moins impératives d’une communication professionnelle aux charges multiples, comment pourrions-nous manquer de relever l’ambiguïté de l’apparition du terme « pragmatique », que l’on peut suspecter de maintenir ici une séparation scientifiquement contestable au moment même où il laisse au contraire apparaître la dépendance du comportement « verbal » à des contraintes d’un autre ordre. On voit ici se refermer la clôture fondant disciplinairement « la linguistique » au détriment de son ouverture épistémologique à la confrontation d’une réflexion du genre de celle à laquelle « invite » Pierre Bourdieu, pour dire de façon euphémisée ce que cette invitation a de périlleux pour le « linguiste » qui s’y rendrait : on comprend qu’il n’ait pas nécessairement envie de tenir compte d’un propos qui, prononçant ostensiblement l’annexion du « linguistique » – dans son entier – à l’analyse sociologique, œuvre du même coup à sa disparition comme « spécialiste ». Il y a péril en la demeure et l’invitation tourne au rendez-vous, vous êtes cerné !

Alors si l’on doit effectivement prendre en compte le fait qu’il fallait, dans le cadre de chaque corporation, assurer l’intercompréhension, limiter les risques d’équivoque, recevoir puis conserver l’aval de sa communauté et évoluer en gardant la maîtrise des niveaux d’usage ou des réseaux parasynonymiques, on doutera qu’il soit vraiment possible de faire de l’aval de la communauté corporative, de la maîtrise des niveaux d’usage (voire de l’existence même de ces réseaux « parasynonymiques ») des phénomènes de statut encore « linguistique ». N’est-ce pas plutôt une façon de récupérer subrepticement, dans un raisonnement où leur prise en compte s’impose pourtant, les effets de déterminations sociales qui n’ont rien de « grammatical » quand bien même elles se manifesteraient jusque dans la manière de parler des gens. Ces manières de parler s’inscrivent dans une telle dépendance au cadre social, et l’on voit la relation interlocutive procéder tellement de la relation inter-personnelle dont elle est inséparable, que cela rend scientifiquement suspecte l’autonomie pourtant proclamée du « linguistique », telle que nous l’impose, dans l’acte de description lui-même, cette pratique tellement usuelle. Ceux qui ne s’y livrent pas – d’avoir un tout autre objet – s’exposent au risque de se voir refuser jusqu’au label attestant de l’appartenance à la discipline : la théorie de la médiation, ce n’est pas « de la linguistique » ! Ben oui, et alors... a-t-on envie de rétorquer en demandant en retour à savoir un peu mieux en quoi consiste d’en faire !

L’existence même de ce dictionnaire – avec tout ce qu’elle suppose – a ainsi le mérite, que nous ne lui refusons nullement bien au contraire, d’aider à rendre manifestes et caractérisables les difficultés que rencontre toute entreprise de description « linguistique » depuis qu’il est des grammairiens voués à l’établissement de l’usage linguistique. Plus largement, elle fournit l’occasion de repérer, à l’œuvre, le processus éminemment social d’institution et donc d’appropriation personnelle qui s’effectue en toute entreprise descriptive, quel qu’en soit le contenu. Elle devient dès lors démonstrative du statut anthropologique de cette pratique, qu’elle soit « savante » (comme c’est le cas avec le « linguiste ») ou qu’elle soit « spontanée », puisqu’elle n’est nullement réservée aux professionnels du compte-rendu. On peut en effet considérer que l’élaboration et la publication de ce dictionnaire ne font, tout compte fait, qu’ajouter une péripétie supplémentaire au cauchemar dans lequel la linguistique est irrémédiablement entraînée dès qu’elle entreprend de rendre compte de cette langue dont elle annonce d’autant plus obstinément l’existence comme chose participant de la constitution de la réalité qu’à l’affirmer, elle joue l’emprise de sa propre existence comme discipline : précisément parce qu’elle tente de rendre compte de l’usage « linguistique » en lui donnant un contenu substantiel, la description qu’entreprend le linguiste va se heurter à une résistance obstinée, qu’il va tenter de dénier alors même que s’y manifeste une propriété inhérente au social. Vouée à l’établissement de l’usage en déclinant le contenu positif de ce que la langue est supposée être, la pratique habituelle du linguiste ne peut pas éviter de rencontrer, comme un obstacle dirimant frôlant pour elle l’irrationnel, ce qui s’oppose à son entreprise descriptive. La sociologie nous permet, par contre, de comprendre que cet obstacle rend manifeste d’une façon parfaitement rationnelle une propriété statutaire, inhérente au social. Il y aurait dans l’usage « linguistique » – au moins, mais on peut envisager d’en généraliser la proposition à l’ensemble du social – quelque chose qui par définition résisterait à la positivation qu’entreprend la description. Ce qui révélerait – une fois renversée la démarche – l’engagement personnel que l’on doit y discerner avec l’investissement politique qui s’y accomplit.

Parce qu’il ne peut pas se saisir de l’usage autrement qu’en inscrivant son travail dans les effets de la diaschize qui institue le social comme tel – exactement comme, dans un autre ordre de rationalité, le phonéticien ne peut pas se saisir d’un son autrement qu’en s’inscrivant dans le cadre de pertinence oppositionnelle et négative qu’inaugure le signifiant – le linguiste est, pour commencer, d’avance condamné à ne décrire, de l’usage que des partiels. C’est à la rupture ethnique qui les institue que ces partiels d’usage doivent leur existence politiquement toujours plurielle et conflictuelle : peu importe que la rupture sous la contrainte de laquelle on inscrit l’étude soit diatopique, diachronique ou diastratique ; qu’il s’agisse de la construction d’une territorialité géographique par rupture dans la contiguïté spatiale, de la construction d’une périodisation historique par rupture dans la continuité temporelle ou de la construction d’un milieu d’appartenance ségrégative par rupture dans la grégarité ; peu importe encore qu’il s’agisse de l’institution, par la division sociale du travail,des prestations de service dans leur diversité et leur multiplicité, ce qui les rend socio-professionnellement concurrentes... Tout cela, qui contribue à faire être du social – cela vaut autant pour ce qui relève de l’instituant que pour ce qui relève de l’institué de la Personne – se manifeste dans l’explosion sociale de l’usage en usages ; cela va donc faire immanquablement la menue monnaie du travail linguistique, toujours condamné à en rabattre quant à sa prétention à rendre compte d’une langue dont il continue d’annoncer – en théorie – qu’elle est communautaire, alors même qu’il avoue (quand il le fait, ce qui est loin d’être toujours le cas !) qu’elle est en pratique introuvable et qu’il doit se contenter de l’étude de parlers toujours minoritaires, socialement circonstanciés parce qu’ethniquement restreints. Le linguiste à l’ancienne, grammairien traditionnellement lié à l’administration scolaire de la Langue Nationale, s’attachera à promouvoir comme représentatif du « français » un parler qui ne renvoie en fait qu’à l’infime minorité de ces quelques rarissimes sorbonnards de surcroît parisiens de souche que de manière assez étrange on essaiera de faire passer pour les « français moyens » en qui la langue est supposée s’incarner dans la positivité de son exercice ; le (socio)linguiste contemporain, au départ par contestation et par inversion militantes,échangeant les minorités sans rien changer de son rapport descriptif à la langue, répondra, en les réhabilitant du même coup, d’usages plutôt dominés, plutôt provinciaux mais toujours aussi restreints : au centre de la grande ville, il préférera la campagne ou les banlieues ! Et on multipliera d’autant plus facilement ces études que – sans le reconnaître épistémologiquement – on profitera de toutes les oppositions où se construit et se manifeste un social qui n’est pas avare de clivages : on ira des marins-pêcheurs de Douarnenez au petit Toulonnais illustré en passant par les paysans ancrés dans les traditions du bocage – ça nous change des jardins du Luxembourg – ou par les petits beurs des banlieues dont le parler présente par ailleurs l’avantage inestimable d’une obsolescence propice à la répétition de l’étude ; on n’oubliera ni les hommes et leur machisme ni les femmes linguistiquement « battues » ; on se préoccupera un peu des jargons socio-professionnels – mais ils sont tellement rebutants dans leurs spécificités « techniques » qu’on sera vite tenté d’en déléguer la description aux responsables des enseignements professionnels correspondants : rares en effet sont les « linguistes » qui s’y aventurent es qualité ! Et on ira jusqu’à rendre compte du langage d’un enfant de six ans... comme si on pouvait faire des soixante-douze mois parcourus par un môme un paramètre pertinent d’analyse ; on a cependant le droit de soupçonner la présence, en sous-main, d’une référence autrement plus opportune : six ans, ça ne veut pas dire grand chose de consistant en matière d’apprentissage du langage, mais c’est l’année socialement fatidique de l’entrée au CP ; ça mérite bien qu’on s’en préoccupe et qu’on se donne des points de repère, puisqu’il va falloir administrativement gérer l’apprentissage de l’écriture et de la lecture par une population d’enfants, qui ne seront de même « âge » – ça tombe bien – que de partager la même « classe » !

Autant d’occasions de voir comment la démarche descriptive s’instruit chaque fois de paramètres qui circonscrivent socialement l’usage partiel dont elle entreprend de rendre compte, paramètres de délimitation qui n’ont strictement rien de « linguistique » mais qui lui livrent néanmoins le cadre implicite de son investigation au moment même où elle les dénie et les exclut de l’explicite de son travail : continuant d’affirmer le caractère « communautaire » d’usages dont elle ne peut rendre compte qu’en en restreignant l’amplitude sociale parfois jusqu’au ridicule, elle réduit l’échange à ses manifestations « verbales », qu’elle désocialise en les isolant et en les convertissant en faits de langue grammaticalement analysables. On va ainsi du confinement synchronique au fétichisme de la langue qui caractérisent le travail linguistique. On ne peut d’ailleurs pas refuser à Saussure d’avoir eu comme le pressentiment de cette double difficulté, qu’il a tenté de forcer. Pressé d’exprimer la spécificité de son objet, il a recours, lui aussi, au seul argument disponible à l’époque, et ne peut fonder la non-naturalité définitoire du Signe que dans une arbitrarité socio-historique dont il était d’emblée difficile de réserver le champ d’application à la seule langue. D’où l’inscription de la linguistique et des faits dont elle traite dans l’ensemble autrement plus vaste des phénomènes dont rendrait compte une «  sémiologie » (CLG 35). Autant dire que la proclamation de l’ordre propre de la langue n’allait pas de soi ! Quant aux précautions qu’il prend dans son recours à la perspective synchronique, on peut dire qu’elles anticipent déjà la chasse à l’état de langue à laquelle se livrent tous ceux qui veulent décrire, condamnés qu’ils sont à conjurer les effets pour eux désastreux de cette diaschize qui réintroduit sans cesse de la variation et de la frontière dans un usage décidément insaisissable parce que jamais communautaire : contraint d’affronter ce qui n’est effectivement pas toujours facile à concevoir – par exemple qu’il ne suffit pas de rencontrer quelqu’un dans un couloir pour participer ipso facto de la même époque historique que lui – contraint donc de préciser que l’étude synchronique n’a pas pour objet tout ce qui est simultané, mais seulement l’ensemble des faits correspondant à chaque langue, Saussure ajoute immédiatement que la séparation ira si nécessaire jusqu’aux dialectes et aux sous-dialectes. Au fond, le terme de synchronie n’est pas assez précis ; il devrait être remplacé par celui, un peu long il est vrai, de idiosynchronie (CLG 128). La longueur des termes n’ayant pas grand chose à voir avec leur pertinence épistémologique, nous y verrons l’expression à peine euphémisée de son embarras devant le problème que lui pose la saisie de cetétat de languedont il annonce malgré tout encore l’existence. Cet embarras, qui nous donne envie d’allonger le terme d’un /t/ irrévérencieux, ne trouve sa résolution que dans ce qu’il faut bien considérer comme un coup de force : un état absolu se définit par l’absence de changements ; et comme malgré tout la langue se transforme, si peu que ce soit, étudier un état de langue revient pratiquement à négliger les changements peu important, dit Saussure avant d’ajouter que cela équivaut à faire ce que font les mathématiciens qui négligent les quantités infinitésimales dans certaines opérations, telles que le calcul des logarithmes (CLG 142) . Autant dire qu’en linguistique statique, comme dans la plupart des sciences, aucune démonstration n’est possible sans une simplification conventionnelle des données (CLG 143), ce qui est étonnant à plus d’un titre : supposer résolu le problème de la synchronie par l’éviction de tout ce qui y réintroduirait le désordre de la variation, n’est-ce pas mettre dans les hypothèses ce dont on est censé démontrer l’existence ? Recourir, à l’appui de cette procédure de simplification, à quelque chose qui serait de l’ordre de la convention dans le savoir, n’est-ce pas, dans le déplacement du vernaculaire à la doxa, invoquer son existence au moment même où l’on se débat avec la difficulté qu’on rencontre à l’appréhender ? Et puis surtout : procéder à l’élimination de ces variations résurgentes, est-ce seulement neutraliser les effets d’une variable négligeable parce que vraiment secondaire dans le raisonnement, ou n’est-ce pas plutôt s’arranger un peu trop commodément de la difficulté en installant la fiction d’un « état » ? N’est-ce pas plutôt la description qui construit elle-même ce qu’elle prétend constater, cet état de langue, où se projette, dans une réalité en définitive assez imaginaire, la double opération à laquelle elle se livre : la mise en étal (par confinement synchronique) et la mise en texture verbale (jusqu’au fétichisme grammatical) de l’usage social, qui (ne) résultent (que) de sa propre initiative ? Affirmant que, simple expression d’un ordre existant, la loi synchronique constate un état de choses de même nature que celle qui constaterait que les arbres d’un verger sont disposés en quinconce (CLG 131), Saussure n’est-il pas redevenu subitement « réaliste » quand il introduit sa deuxième dichotomie (synchronie/diachronie) ? Il a pourtant souligné (en introduisant la première), à quel point la langue est une construction abstraite ne se soutenant que de son opposition à la parole, et à quel point aucun fait de langue ne saurait émaner d’une prétendue empirie et précéder ainsi son obtention théorisée. Là comme ailleurs, rien n’est jamais donné, parce que là comme ailleurs il n’y a que des obtenues, dont la construction est réglée par l’argumentation que soutient le raisonnement. Aussi peut-on opposer Saussure à lui-même en rappelant avec lui qu’il est vrai qu’une certaine attention est nécessaire pour faire des distinctions de ce genre. Aussi dans chaque cas on posera la question de la nature du phénomène, et, pour la résoudre, on observera cette règle... (CLG 43). Déduits de ce qui les oppose aux faits de parole, dans la distinction et la séparation qui s’impose de deux points de vue qui créent chacun une méthode distincte (CLG42/43), les faits de langue n’existent qu’hypothétiquement, pour autant donc qu’on en fasse ainsi le pari et qu’on réussisse à le justifier en les établissant à la mesure d’une élaboration dont on est théoriquement responsable, d’un bout à l’autre de la démarche. Le Saussure non réaliste de la première dichotomie permet donc de contredire le Saussure de la deuxième, et, nous rendant soupçonneux, de repérer le coup de force auquel il se livre et qu’il dissimule sur le mode réaliste du constat auquel, candidement, se livrerait un linguiste ayant la chance inouïe de voir son objet se présenter de lui-même et s’étaler devant lui, simple spectateur « objectif » !

Faire ressortir ce coup de force, c’est faire ressortir ce que Saussure méconnaît doublement, dans son objet aussi bien que dans sa démarche, quand il recourt à la conscience du sujet parlant pour préciser aussi bien le lieu où résiderait la synchronie que la méthode que doit emprunter une linguistique pour s’en saisir et en rendre compte. La première chose qui frappe quand on étudie les faits de langue – souligne-il, non sans raison d’ailleurs, mais la question, justement, est de savoir de quel genre de raison il s’agit ! – c’est que pour le sujet parlant leur succession est inexistante : il est devant un état. Que cette « conscience de l’état » repose sur une méconnaissance, c’est ce qu’il avoue quand, l’élevant à la dignité d’un principe de méthode, il appelle le linguiste qui veut comprendre cet état à faire table rase de tout ce qui l’a produit et ignorer la diachronie. Il ne peut entrer dans la conscience des sujets parlants qu’en supprimant le passé (CLG 117). Qu’en toute candeur un tel sujet parlant, interlocuteur ordinaire banalement ignorant de l’histoire de sa langue maternelle, puisse la vivre de cette manière, ce n’est effectivement pas contestable et cela fait même partie des phénomènes dont il faut rendre compte dans le cadre d’une théorie de la Personne. Succombant à un authentique réalisme de l’interlocution, on voit ce sujet parlant ignorer – dans ce qu’il dit aussi bien que dans ce qu’il entend – l’omniprésence de l’altérité et donc du néologisme qui en résulte et qui, en en faisant un « créole », caractérise tout « vernaculaire » : convaincu que les « mots » sont pour les autres ce qu’ils sont pour lui, convaincu par conséquent de l’existence d’un code communautaire dans le cadre duquel tous les interlocuteurs parlent avec les mêmes termes des mêmes choses, ce sujet parlant succombe à l’illusion communiste que dénonce très bien Pierre Bourdieu. Il confond donc ce qui est dit (par l’autre) et ce qu’il en entend, de se l’être déjà approprié en l’ayant d’emblée traduit à sa manière propre. Ne pouvant pas voir midi ailleurs qu’à sa porte, il confond la langue avec l’appropriation qu’il en effectue sans même s’en rendre compte : ce que l’autre (lui) dit n’existe pour lui que pour autant qu’il l’ait entendu. C’est cette appropriation personnelle, méconnue par le sujet parlant, que Saussure ne repère pas au moment même où il va la répéter en en faisant, hélas, le principe dont s’autorise sa linguistique synchronique. Il en a pourtant pressenti la présence quand, cherchant une comparaison éclairant la démarche à suivre, il affirme qu’il serait absurde de dessiner un panorama des Alpes en le prenant simultanément de plusieurs sommets du Jura (CLG 117). Est-il possible d’imaginer comportement plus égocentré, caractéristique d’un rapport encore très euclidien à l’espace ? Dessiner un panorama, n’est-ce pas ne parcourir l’espace qu’à partir de la place qu’on y occupe soi-même ? Consulter une table d’orientation, comme on en rencontre en certains lieux particulièrement remarquables, n’est-ce pas tout simplement faire le tour de soi-même ? C’est d’ailleurs ce qu’indique un « vous êtes ici » qui vous inscrit au centre du monde en vous agrippant le regard d’une façon assez comminatoire… Faute d’en analyser les présupposés, Saussure est condamné à reproduire malgré lui, mais en la promouvant « scientifiquement » à la dignité de méthode, cette appropriation qui, en toute inconscience, construit la conscience du sujet parlant. Sa linguistique ne peut dès lors que répéter ce réalisme de l’interlocution et le convertir au nom de la « science linguistique » en réalisme du service, de ce service qu’il rend déontologiquement à la société puisque c’est en décrivant la langue qu’en spécialiste parmi d’autres il contribue à la (bonne) marche de la cité. On peut donc s’attendre à ce que, fondée sur l’appropriation imaginaire du sujet parlant qu’elle reproduit sans la critiquer, la linguistique saussurienne soit d’avance condamnée à voir son hypothèse sans cesse contredite par une (dure) réalité qui, elle, n’a décidément rien d’imaginaire : la peau rétractile de la synchronie fera le chagrin du linguiste !

Nous rejoignons ainsi ce qu’affirme Pierre Bourdieu quand, accusant Saussure de l’avoir ignoré dans son « objet », il promeut une analyse purement sociologique de l’acte de dénomination, que la théorie de la médiation ne rapporte, elle aussi, au principe instaurateur du social qu’en le dissociant par contre totalement de l’acte glossologique de désignation... ce que, sociologue militant pour l’expansion de sa propre discipline, Pierre Bourdieu ne peut pratiquement pas envisager, tant cela l’obligerait à sortir du sociologisme monopolistique qui le conduit à reverser et à réduire le tout de l’humain à la seule perspective qu’ouvre l’explication qu’il propose. Il se contente d’une référence à la Philosophie des Formes Symboliques d’Ernst Cassirer, à laquelle il n’emprunte que ce qui lui épargne du même coup d’avoir à affronter la dissociation des déterminismes et la diffraction de la rationalité qui résultent de la poursuite de la déconstruction du langage. Résistant à ce réductionnisme unidimensionnel et renvoyant Saussure et Bourdieu dos à dos en refusant le positivisme sociologisant qu’ils partagent avec tant d’autres, la théorie de la médiation stipule en effet que, dans le champ des sciences humaines – dont il faut quand même bien assumer le pluriel autrement qu’en en faisant les différents chapitres d’une sociologie décidément bien gloutonne – puissent co-exister des procédures d’explication qui, tout en n’étant ni naturalistes ni transcendantales, ne sont pas de rationalité socio-historique pour autant. A cette réserve près, qui n’est pas mince puisqu’elle refuse au sociologue Pierre Bourdieu l’annexion totale du « linguistique » en soustrayant l’ensemble des phénomènes glossologiques de désignation à son appétit disciplinaire, nous souscrirons d’autant plus volontiers à l’analyse de l’acte socialde dénomination que, comme lui,nous considérons qu’elle s’applique nécessairement à son tour – en toute circularité réflexive – à l’acte de dénomination savante que constitue l’acte de dénomination « linguistique ». Demandant nous aussi que l’on repère l’effet de théorie qui s’y joue et qui ne peut pas manquer de faire être ce dont il traite, nous le rapporterons nous aussi au cadre ministériel dont il n’est dès lors que la manifestation. Comme on le sait, Pierre Bourdieu ne se contente pas de dénoncer l’illusion communiste à laquelle a succombé la linguistique, il la réinterprète sociologiquement, accusant l’invocation de la synchronie de dissimuler, en le présentant à l’état accompli, le travail politique de transformation de l’usage auquel contribue l’enseignant quand il entreprend – ainsi que le veut son ministère dans une République toujours aussi jacobine– de réduire la diversité des parlers et de « synchroniser » les inter-locuteurs en les ordonnant au même usage de référence, mission à laquelle participe le linguiste en lui apportant, positivé par sa description, l’usage de référence dont il a besoin. De la même manière, l’illusion pragmatique n’est pas seulement accusée d’extraire le « linguistique » de son cadre social en imputant indûment aux « mots » des propriétés « performatives » qu’ils ne manifestent que d’être pris dans le conflit d’appropriation qui a pour enjeu la représentation doxique de ce qu’est le monde. Cette erreur d’analyse, constitutive du fétichisme de la langue, est réinterprétée, elle aussi, et renvoyée à l’abstraction scolaire, c’est-à-dire à la division sociale du travail qui, en la construisant comme un espace socialement séparé de contribution à la marche de la cité, institue du même coup l’école. Ses enseignants et ses matières enseignées, dont la langue.

Ignorant à quel point il œuvre à faire être « performativement » ce dont il parle en étant lui-même pris dans le conflit des prises de positions et des tentatives d’appropriation qui caractérise socialement une relation interlocutive dont prétend rendre compte alors même qu’il en méconnaît le fondement social, le linguiste ferait bien de devenir enfin attentif aux manifestations de sa propre présence dans l’observation de faits de langue... pour autant qu’on puisse encore en poser l’existence. On peut en douter et considérer que toute l’histoire de la linguistique montre à quel point la démonstration reste à faire : les contorsions auxquelles se livrent les linguistes en tentant encore de les décrire relèvent plutôt de la démonstration par l’absurde. A-t-on vraiment exorcisé le confinement par trop « parisien » et par trop « sorbonnard » de l’usage ultra-minoritaire qui, au travers des traités de phonétique, sert de référence pédagogique à l’enseignement du français quand, dans un bel effort de démocratisation, on élargit l’échantillon de référence à vingt-trois citoyens – certes encore souvent universitaires, mais accueillant des conjoints qui ne le sont pas tous–que de surcroît on prétend dé-parisianiser en invoquant leur participation aux fonctions sociales de direction qu’ils assument dans la haute administration de l’Etat ou dans les grandes entreprise privées, ce qui leur fait parcourir en tous sens le territoire national ? N’a-t-on pas plutôt, changeant de paramètre à l’intérieur d’une contrainte sociale décidément impossible à évacuer, échangé un confinement géographique devenu trop voyant pour un confinement d’un nouveau genre : élire ces nouveaux parisiens délocalisés parce que mobiles, n’est-ce pas tout simplement inventer la linguistique du TGV ou d’Air France qui correspond à l’existence de ces nouveaux personnages sociaux que sont les cadres, tels qu’ils émergent à l’époque de l’enquête ? Ce dont on cherche à se débarrasser en le mettant à la porte revient décidément par la fenêtre ! Cela permet au moins de comprendre à quel point la fuite en avant dans une (socio)linguistique qui se consacre à l’examen de tous les particularismes que l’on voudra imaginer ne fait que rendre manifeste la difficulté que rencontre la linguistique quand elle cherche à honorer dans la réalité l’hypothèse de l’existence de la langue qui soutient son entreprise. Conservant l’objet « linguistique » en ne le déconstruisant toujours pas et se contentant le plus souvent, dans un cadre épistémologiquement maintenu, d’inverser la relation majoritaire/minoritaire, la (socio)linguistique n’est que le symptôme – c’est son mérite – d’un problème qu’elle ne peut pas résoudre, c’est sa limite. Changer de côté à la mi-temps, c’est encore jouer au même jeu –pour reprendre une formule chère à Jean Gagnepain ; et le (socio)linguiste n’est jamais, en miroir, qu’un linguiste réformé, n’échappant à l’emprise idéologique de l’étatisme grammairien qui l’a précédé que d’en régionaliser le champ d’application. C’est son mérite, que je lui contesterai d’autant moins que c’est pour cette raison – contestataire – qu’il y a quarante ans (comme le temps passe, mais l’esprit de Mai 68 est déjà bien oublié !), je suis entré dans ce qui était en cours d’élaboration et qui, n’en restant pas là, a débouché sur cette théorie de la médiation qui me permet de tenir ce propos. Mais c’est aussi sa limite et l’on est en droit de faire remarquer au (socio)linguiste d’aujourd’hui que son opposition à la linguistique n’est qu’une sorte de révolution de palais à l’intérieur de la même discipline. Il est pris dans une contre-dépendance pour nous caractéristique en ce qu’elle atteste que les (socio)linguistes sont encore des linguistes – ce que je rends graphiquement manifeste en écrivant ainsi leur nom – et qu’institutionnellement, ils n’ont pas changé de discipline en n’étant toujours pas devenus sociologues. Il est de ce point de vue remarquable que seuls les linguistes fassent de la (socio)linguistique, ce qui n’est pas le cas des sociologues patentés. Le (socio)linguiste ne peut s’opposer à la linguistique traditionnelle qu’en constituant une nouvelle variante de ce même rapport à la réalité sociale, qui consiste à y établir des faits qu’il considère lui aussi comme étant de langue, ce qui ne l’empêchera nullement, parce qu’il en maintient les procédures tout en changeant seulement d’échantillon social, de buter répétitivement sur la même impossibilité. On peut donc, comme Monsieur Jourdain découvrant qu’il fait de la prose, s’apercevoir, sur le tard, qu’on fait depuis longtemps de la (socio)linguistique. A -t-on d’ailleurs jamais fait autre chose que de la (socio)linguistique depuis que – sous le nom de « linguistique » – on assigne des faits de langue au cadre social d’une arbitrarité socio-historique réduite par la coercition d’une convention ?

Reste que Pierre Perret, concluant son propos en relevant un phénomène qu’il qualifie d’amusant : bon nombre d’enquêtés dans certaines corporations, ne connaissent pas la moitié ou le dixième des mots ou locutions recueillis en d’autres lieux auprès de quelques-uns de leurs confrères, nous permet d’avancer encore un peu en mettant le doigt sur le tour de passe-passe qui se dissimule dans tout travail de description linguistique. Ce constat mérite beaucoup mieux qu’une petite remarque, faite en passant, et risque de ne pas amuser tout le monde : essentielle à nos yeux elle anticipe la reconnaissance de la mystification à laquelle se livre le linguiste pour obtenir – fictivement – la réalité de qu’il nomme, quand il parle de la langue et quand il dit qu’elle est (supposée) être. Cette petite remarque révèle insidieusement à quel point le linguiste est aujourd’hui encore pris dans la contradiction que comporte déjà la démarche saussurienne quand elle promeut un recours à la conscience du sujet parlant difficilement conciliable avec les formules qui, au début du Cours, tâchent d’approximerce qu’est la langue. On connaît la proposition – qu’on retrouve aussi bien sous la plume d’Émile Durkheim qui l’applique au social en général – qui veut que la langue – ce trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même communauté, ce système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau ou plus exactement dans les cerveaux d’un ensemble d’individus – ne soit complète dans aucun puisqu’elle n’existe parfaitement que dans la masse. En ajoutant que c’est celui qui pourrait embrasser la somme des images verbales emmagasinées chez tous les individus, qui toucherait le lien social qui la constitue (CLG 30), Saussure a le mérite de nous permettre de deviner qui est ce personnage : c’est le linguiste lui-même qui s’installe dans la position très originale qu’occupe celui qui cesse (apparemment) d’intervenir interlocutivement au nom d’une « neutralité » scientifiquement requise cessant ainsi de parler à sa manière et pour son compte propres pour mieux entreprendre la description de la manière de parler des autres. De cette manière de parler dont il efface l’engagement dans le conflit d’appropriation où se noue la relation inter-personnelle, il ne retient que ce qui est grammaticalement analysable, ce qui revient à évacuer tout ce que comporte d’autre la situation sociale dans laquelle les interlocuteurs sont inscrits.

S’il est effectivement le seul qui est susceptible de connaître toutes les images verbales en usage dans une communauté qu’il aura préalablement pris soin de restreindre drastiquement, s’il est également le seul qui est susceptible de ne prendre en compte que les manifestations « verbales » d’une relation interpersonnelle, c’est qu’il se conforme à ce que prescrit déontologiquement le service qu’il rend à ses concitoyens par délégation ministérielle : la langue, c’est ce qu’il décrit, d’en effectuer le recensement dans une pratique cadrée par les deux conditions que nous avons déjà soulignées. Le linguiste est effectivement le seul qui soit à même de ramener au même, c’est-à-dire à lui-même, la masse des observations qu’il peut rassembler dans son enquête de terrain, en les projetant ensuite dans le même d’une synchronie fictive qui additionne des usages, socialement disparates puisque ne participant jamais du même capital symbolique comme l’aurait dit Pierre Bourdieu. Avec sa petite remarque amusante, Pierre Perret attire notre attention sur ce qui préside à l’invention de la fiction de la synchronie : le dictionnaire qu’il parraine présente, corporation par corporation, des listes de termes ou de locutions ; outre qu’elle ne présente que ce qui a exotiquement surpris l’enquêteur, chaque liste comporte la propriété très étrange de n’être connue, comme telle, par aucun des professionnels démarchés. Le seul sujet parlant pour qui tous ces termes et toutes ces locutions méritent d’être relevés pour co-exister dans le cadre d’une même compétence linguistique, c’est l’auteur du dictionnaire, et lui seul. Parce qu’elle excède le capital linguistique propre à chacun des témoins sollicités par l’enquête, chaque liste ne peut se soutenir, comme liste, que de la totalisation « descriptive » que l’enquêteur effectue lui-même de ses propres surprises : il établit ainsi ce qu’il prétend seulement constater. Consubstantielle à l’entreprise descriptive, cette manœuvre n’accède pourtant que très rarement à l’explicite dans la pratique d’un linguiste qui ne la mentionne – quand il le fait – que dans la marge de son propos. Nous saluerons donc la perspicacité irrévérencieuse de Jean Yanne mettant tout cela au clair en publiant son propre dictionnaire sous le titre, pour nous très évocateur, de Dictionnaire des mots, il n’y a que moi qui les connais ! Mais il est difficile, pour le linguiste qui vient de construire un corpus dont il espère qu’il reste malgré tout représentatif de l’usage dont il prétend rendre compte, de devoir avouer que toutes les précautions qu’il a apportées à sa construction n’ont pas réussi à éradiquer complètement les effets de la diaschize, en cela désastreuse qu’elle réintroduit sans cesse l’altération c’est-à-dire le devenir-autre de l’usage, suscitant de la variation jusque dans l’état décidément bien précaire d’une synchronie dont il avait pourtant déjà tellement restreint l’amplitude sociale.

Et l’on va voir le linguiste (post)saussurien s’arranger de cette situation contradictoire et se compromettre épistémologiquement en reniant la définition négative et oppositionnelle qui a été donnée du signe jusqu’à confondre synonymiquement phonème et habitude articulatoire dans le compromis d’un tableau « phonético-phonologique » qui présente une liste d’oppositions dont il doit encore avouer qu’elles ne sont pas pratiquées toutes par tous les témoins d’un échantillon pourtant drastiquement réduit à vingt-trois francophones. Seul le retour à un substantialisme (phonétique) peu compatible avec la définition « structurale » du signifiant permet d’ignorer que, n’entrant pas dans le même inventaire d’oppositions, tel « son » – bien que de prononciation presque semblable – n’est pas le « même » phonème d’un interlocuteur l’autre. Caractéristique de l’illusion synchronique, cette ignorance de la négativité peut seule autoriser l’inscription dans une même liste d’items qui ne sont approximativement semblables que dans la positivité phonétique de leur prononciation alors même que, comme phonèmes, ils diffèrent formellement. Sans doute trop subtile, une telle précision dans l’appréciation de la diversité de ce qui se dit sera d’autant plus facilement négligée qu’il s’agit, « pragmatiquement », de rendre à autrui la prestation de service qui caractérise l’entreprise de description « linguistique » : le linguiste est un professionnel de la langue, qui se met en position de faire accéder les consommateurs de ses travaux – qu’ils soient étrangers ou provinciaux – à des usages « linguistiques » qu’ils ignorent. C’est en leur nom et pour être efficace auprès d’eux que, passant par-dessus la négativité oppositionnelle du grammatical autant que par dessus la négativité de la diaschize, il retourne à la positivité du dit qui rend l’usage descriptivement présentable. N’inversons pas les termes de la discussion : la positivité n’est pas la condition de possibilité de la description, c’est la description qui est positivante, dans les deux perspectives déjà signalées, n’assumant qu’un partiel verbalement sectorisé de l’usage. Comme l’a bien souligné Pierre Bourdieu, une pratique descriptive est toujours aussi prescriptive, œuvrant performativement à l’avènement de ce dont elle rend compte : l’état de langue n’est – pour autant qu’il soit – que de résulter de l’opération qui l’établit, et qu’effectue une description, elle-même nécessitée par le ministère didactique qu’exerce le grammairien. On comprend ainsi pourquoi les ouvrages traitant de la prononciation du « français » ont toujours été écrits pour venir en aide aux étrangers et aux provinciaux. On appréciera le dévouement... tout en étant extrêmement réservé quant à leur ambition déclarée qui est de présenter cette prononciation du français ... dans son usage réel !

Après l’avoir éprouvée – encore faut-il en accepter la coûteuse reconnaissance – on peut raisonner à partir de la résistance que l’usage social oppose à son enregistrement « linguistique » et rendre ainsi manifeste ce qui sous-tend implicitement l’entreprise descriptive elle-même : c’est l’ombre portée du ministère que l’on retrouve dans les deux illusions dénoncées, qui ne font que révéler a contrario ce qui spécifie le cadre déontologique à partir duquel le linguiste procède à l’appropriation de ce qu’il appelle la langue et qui constitue sa raison d’être dans la division sociale des compétences spécialisées. Le fétichisme de la langue, qui conduit à l’illusion « pragmatique » qui accompagne la séparation selon nous insoutenable de l’intra-linguistique et de l’extra-linguistique, trouve ainsi sa raison disciplinaire dans l’institution de champs de compétence savante professionnellement répartis ; l’invocation de l’état communautaire qui conduit à l’illusion « communiste » exprime de son côté, en en présentant la prétendue réussite, la contribution du linguiste à l’administration didactique de l’usage quand il lui apporte, positivé par sa description, le commun dénominateur auquel on référera tous ces futurs con-citoyens que sont les enseignés. Ainsi considérée, la description perd totalement le caractère anodin qu’on lui prête si souvent quand, sur le ton de la fausse modestie hypocrite et putschiste de l’empirisme ordinaire, on vante ses prétendues vertus d’objectivité que l’on oppose si volontiers aux chimères partisanes des élaborations « théoriques ». Les prétentions d’empirisme ne sont jamais que les plumes d’un paon qui croit pouvoir dissimuler sa prise de position personnelle en se pavanant dans l’impersonnel fictif d’une « objectivité » qui n’est jamais qu’un réalisme sommaire. Ce que révèlent les difficultés rencontrées par le linguiste à faire état de l’usage verbal, est tout le contraire d’une passivité contemplative : c’est l’engagement professionnel qui soutient l’entreprise de description et qui contribue ainsi à la bonne marche de la Cité. Le souligner n’a, en tant que tel, rien de péjoratif : j’envisage difficilement de reprocher à qui que ce soit d’être enseignant ! Mais je conviens par contre que je reproche au « scientifique » que le« linguiste » ambitionne d’être d’ignorer à quel point cette inscription dans le registre professionnel pré-construit son rapport à « l’objet » dont il traite. Ceux qui l’ont lu savent que c’est sur cette affirmation que Pierre Bourdieu ouvre l’argumentation qui l’amène à refuser tout droit d’existence scientifique à la linguistique !

Participant de l’appropriation de ce qui est supposé être et accomplissant cette appropriation dans l’établissement d’une positivité dont nous avons vu qu’elle reste fictive quelles que soient les précautions prises, la description est une entreprise d’autant moins anodine que, procédant de ce qui définit socialement l’existence de son auteur, elle est nécessairement exposée au conflit des appropriations qui caractérise l’acte socialement toujours engagé de dénomination. Comme en d’autres circonstances, la question est ici de savoir de quoi on parle et comment on le dit. Puisque c’est en en parlant d’une certaine manière qu’on établit l’existence de la matière dont on traite, il est essentiel de savoir à qui il appartient d’en décider. Comme il n’est jamais donné à qui que ce soit de se rendre définitivement maître de ce qui est dans une appropriation qui ne peut être totale que de forclore toute altérité, ce conflit des tentatives d’appropriation ne trouvera sa résolution – toute contingente – que dans le compromis précaire d’une relation de pouvoir, plus ou moins bien tolérée parce que toujours encore contestable. Dire de quoi il faut parler quand on ambitionne de dire ce qui est et dire comment il faut le dire, voilà ce qui fait l’enjeu de la prise et de la reprise de parole, qui montre à quel point la relation inter-locutive est prise dans la trame conflictuelle des relations inter-personnelles. La description qu’entreprend le linguiste est donc une tentative de prise d’être, dont il faut faire ressortir qu’elle s’effectue sous l’emprise de ce qui caractérise professionnellement sa discipline : spécialiste du vernaculaire, le linguiste est doublement concerné par ce qui définit l’acte de dénomination puisqu’il est dans la doxa, en tant savant, celui à qui incombe, par délégation, la responsabilité déontologique de dire ce qu’est ontologiquement la langue.

L’acte de décrire doit donc être considéré comme un comportement social impliquant en permanence la relation à autrui : on ne décrit pas pour son propre compte, on décrit pour autrui, que l’on prend stratégiquement à témoin de ce que l’on affirme de l’être, à moins qu’à l’inverse, dans le conflit des appropriations et pour se donner autoritairement raison, on tente d’invoquer je ne sais quel savoir de l’être en soi sur le mode de l’ argument de réalité. Ce pseudo-argument ne tranche dans le conflit des opinions divergentes que de reposer sur l’inégale distribution du pouvoir de décider qui, régnant sur toute situation sociale, règne donc aussi sur toute relation interlocutive. Tentant d’exorciser la contingence toujours discutable d’une prise de position, cet « argument » n’invoque l’absolu d’une « réalité » – naturelle ou transcendantale peu importe, les deux font l’affaire, qui toutes deux introduisent l’inéluctable d’un on n’y peut rien, c’est comme ça, ça ne saurait changer, il faut faire avec – que de forclore toute discussion dans un rapport de pure autorité : comme le disent volontiers les grands-parents, c’était déjà comme ça avant que tu sois né, alors... ce qui, mine de rien et le plus affectueusement du monde revient au tais-toi, c’est à nous de dire qu’ils sont généalogiquement en position d’imposer à leurs descendants ! Pour autant donc qu’interlocutivement la question se pose de savoir ce qu’il en est de l’être, elle ne trouve sa résolution, dans le conflit des tentatives d’appropriation, que dans l’invocation d’un quelconque contenu positif de l’être. C’est ce parti-pris que l’on essaie de dissimuler dans le recours à une « réalité » que l’on convoque en tiers dans le débat, tiers prétendument impartial parce que réputé s’imposer à tous dans son universalité « objective ». Les faits parlent d’eux-mêmes prétendent certains, à coup sûr réalistes. Mais on sait bien que les faits ne disent jamais que ce qu’on veut bien leur faire dire, puisqu’ils ne sont ce qu’ils sont, comme faits, que d’être construits par celui qui les invoque. Il tente ainsi, en l’escamotant frauduleusement, de soustraire sa propre prise de position à la contestation d’une autre. A prétendre solliciter l’arbitrage des faits pour surmonter l’arbitraire des prises de position en débat, on ne démontre jamais autre chose que cette tentation d’échapper à la discussion en occupant à la fois la position du juge et celle de l’une des parties du débat. Le réaliste est un violent et un tricheur, l’arbitre qu’il appelle à venir à son secours est toujours « acheté », et les faits qu’il invoque sur le mode « empirique » constituent un authentique coup d’état.

Avec sa théorie de l’absence de la Personne, Jean Gagnepain nous permet de comprendre, par contre, que – pris dans le conflit des appropriations, ce qui le rend par définition irréductible à l’une quelconque d’entre elles – l’être à la fois se dérobe, comme enjeu, dans la négativité de l’absence et s’apprésente dans une positivation provisoire qui ne peut être qu’une appropriation « politiquement » partisane. Pour la théorie de la médiation comme pour la sociologie de Pierre Bourdieu, la positivation de l’être est un acte politique d’appropriation : invoquer quoi que ce soit de positif dans l’être, c’est, en établissant l’étant, tenter de se rendre maître de la situation interlocutive. Mais – à moins qu’on le supprime, comme le fait le « positivisme » très psychotique d’Auguste Comte – on reste exposé à la désappropriation conflictuelle que « l’autre » introduit interlocutivement, renvoyant du même coup au néant, de n’y pas souscrire, ce que l’on avait tenté d’établir. Il est tentant de jouer ici sur les mots et de résumer le scénario de la mise en état de l’être en soulignant l’état-blissement qu’accomplit son appropriation, laquelle ne pose son existence qu’à en conjurer l’ex-sistence. A le caractériser, nous montrons du même coup en quoi consiste la description, qu’elle porte sur du « linguistique » ou qu’elle porte sur tout autre chose.

Passer de la question du vernaculaire à celle de la doxa, c’est, élargissant le propos, retrouver le même problème d’appropriation conflictuelle, s’appliquant cette fois à la totalitéce que l’on tente d’instituer comme étant (la « réalité »). Les idées ou les représentations n’importent ici qu’en tant qu’elles sont ou non socialement reçues dans le conflit où se construisent des opinions rapportables chaque fois aux prises de position dont elles contribuent à rendre manifeste l’engagement. C’est cela qu’a fort bien compris Jean-Luc Brackelaire quand il fait ressortir analogiquement à l’illusion synchronique qu’il a d’abord rencontrée dans le domaine linguistique – l’illusion sur laquelle risque de reposer la description benoîtement monographique d’un village bahianais aussi longtemps qu’on ne comprend pas qu’irréductible au point de vue de chacun des différents acteurs sociaux qui le traversent, le village l’est aussi à celui d’un sociologue qui, à ignorer ce fait, succomberait à l’illusion scolastique que dénonça Pierre Bourdieu. Cela oblige à conclure que ce village n’existe pas positivement puisqu’il s’évanouit, de n’ex-sister que dans l’au-delà à jamais indescriptible qui résulte de l’affrontement transactionnel des appropriations auxquelles se livrent conflictuellement des protagonistes socialement divers et multiples. Le terrain qu’invoquent si volontiers certains sociologues risque d’être aussi fuyant que la langue après laquelle courent les linguistes. Il n’est donc de village qu’imaginaire puisque le village partagé n’est pas plus réductible au village habité par chacun de ses membres que ne l’est ce qui est échangé à ce qui a été dit ou à ce qui a été entendu par l’un et l’autre protagonistes de la relation interlocutive. On est ainsi de même langue non pas parce qu’on participerait tous du même vernaculaire positivement attestable dans une description – nous avons vu ce que cela a d’insoutenable – mais parce qu’on entre à son endroit dans le conflit d’appropriation qui seul nous réunit dans sa négativité. Rappelant que nous nous étions résignés à ce que les Anglais soient des Anglais et ainsi échappent à nos remontrances, Jean Gagnepain a toujours souligné que la frontière sociale de l’étrangeté se reconnaît à ceci justement que l’on renonce à s’affronter à l’autre en l’abandonnant à son propre sort, c’est-à-dire à sa propre histoire. Voilà qui nous permettrait de conjoindre une théorie de l’état de langue et une théorie de l’État tout court. L’institution ethnique de ces frontières n’empêche nullement, bien au contraire, la transaction néologisante de l’emprunt dont témoignent les « faux amis » de manuels scolaires aussi bien que la « traîtrise » de toute traduction qui jettent le pont politique du malentendu – de l’autrement entendu – sur la douve d’altérité que l’on vient de creuser, pour reprendre à notre façon une formule de Georg Simmel. De la même manière, on est de même monde non pas parce qu’on participe, dans l’expérience et le savoir que l’on en a, d’universaux – qui se retrouveraient identiques à eux-mêmes, sous-jacents à chacune des versions qu’en donnerait chaque civilisation – mais parce qu’en s’opposant à son propos, on partage comme question et comme enjeu l’appropriation de ce qu’il est supposé être. Ce que montre fort bien Francis Zimmermann quand, restituant la résistance qu’oppose la tradition ayurvédique à un esprit occidental qui tente d’en surmonter l’étrangeté pour lui assez radicale, il refuse autant d’invoquer un monde commun auquel tout un chacun serait appelé à se conformer un jour – n’en déplaise aux Occidentaux et à leurs convictions impérialistes que le monde est et ne peut être que le leur – que d’enfermer chaque civilisation dans une clôture quasiment monadique. Confirmant ce que Jean Gagnepain a toujours refusé à certaines théories linguistiques recourant à de prétendus universaux, Francis Zimmermann montre en effet que c’est la rencontre qui crée elle-même ses « universaux provisoires », qui ne sauraient donc en constituer le préalable : ils en résultent, bien au contraire, mais dans la contingence paradoxale de leur contenu où s’inscrit leur participation à la singularité d’une histoire. On voit chacun remanier son monde au nom de ce qu’il a cru comprendre du monde de l’autre, dans 1’altération créative du malentendu : pendant que le médecin ayurvédique retrouve – dans le schéma anatomique de la circulation sanguine que lui propose le manuel anglais – la rizière qui emblématise les propriétés de filtration que « sa médecine » reconnaît au corps – pour autant que ce terme puisse être ici avancé – les Occidentaux emprunteront à une tradition qui en ignore le clivage le non-sens qui leur permet de s’enrichir « psycho-somatiquement » en médecines « douces »... Bien entendu, chacun sera chaque fois convaincu que c’est de la même chose qu’il s’agit, dont l’être transcenderait les civilisations. Mais ces tenant-lieu d’universaux sont construits, dans leur performativité pratique, par l’histoire toujours singulière qui résulte de la rencontre de « l’autre ». On ne saurait donc les en extraire pour les projeter dans l’absolu inhumain de la structure profonde d’on ne sait quelle transcendance, d’on ne sait quelle nature. On sait que certaines théories linguistiques, solidement réalistes, n’hésitent pourtant pas à recourir à de « la chose en soi » pour s’assurer d’une péréquation des étiquettes qui confond traduction et synonymisation générale des langues. Collégiens, c’est de cette manière que nous avons appris les langues – mais, à ce compte-là, sont-elles encore « étrangères » ? – dans ces petits manuels qui nous présentaient « la réalité » mise en image dans une planche et nous en déclinaient les deux versions dans une correspondance terme à terme que seuls venaient troubler les bien nommés « faux amis ».

Il faut donc éviter de substantialiser l’être dans une positivité qui l’aliène à l’unilatéralité d’une appropriation et, comprenant qu’on est autant de fois étranger qu’il y a de rencontres possibles. Reconnaître la négativité qu’y introduit l’absence qui caractérise paradoxalement la Personne. On pourra par exemple s’étonner qu’existe un français langue étrangère, dont on a récemment publié la liste des expressions les plus difficiles d’accès, comme s’il était possible de ramener à l’unicité d’un inventaire – que seul un enseignant expérimenté est en position defaire – la multitude indéfinie des surprises et donc des difficultés que réserve notre langue maternelle à chacun des étrangers qui s’y confronte. Si ces surprises et ces difficultés ne tiennent qu’aux caractéristiques respectives des vernaculaires qui se rencontrent et interfèrent, on est en droit de se demander comment le français pourrait être identiquement étranger à des étrangers aussi différents les uns des autres que peuvent l’être, par exemple, des Américains, des Japonais ou des Burkinabe. Mais le Service des Étudiants Étrangers, faute d’avoir les moyens de spécifier les stratégies didactiques en fonction de la provenance de ses auditeurs, les rassemblera tous par commodité obligée dans la même salle de classe et les ramènera tous à un enseignement du français qui devient par là-même – à égalité de traitement – leur dénominateur commun. De la même manière, les listes de termes que présente le Dictionnaire des Métiers n’expriment-elles finalement rien d’autre que ce qui se déduit de la rencontre des professionnels démarchés et d’enquêteurs qui, concentrés sur ce qu’ils découvraient, ont réservé leur attention à ce qui les surprenait et négligé de relever tout ce qu’ils avaient le sentiment de connaître déjà et qui appartient pourtant aussi indéfectiblement aux propos qu’ils entendaient. C’est à se demander ce que d’autres visiteurs auraient tenu pour« notable ».

Lié au paradoxe qu’introduit l’absence de la Personne, ce conflit entre appropriation positivante et désappropriation néantisante est à poursuivre en chacune de ses manifestations : je suis certes capable d’entrer en relation avec tel ou tel dans une situation socialement définie en adoptant, en sa présence, une tête de circonstance. Je me donne alors un contenu existentiel en approximant dans une manière d’être celui que je dois être dans cette situation ; je le fais en empruntant à ce que m’ont appris les relations que j’ai déjà traversées et c’est toujours à ce capital que je recours pour anticiper conjecturalement la ligne de conduite de celui auquel je me confronte actuellement. Mais je suis tout autant capable de m’évader de cette relation pour entrer dans une autre en devenant l’autre moi-même qu’elle sollicite. Jamais réductible à celui que je suis, circonstanciellement, d’être inscrit dans l’ici et le maintenant d’une présence, j’ai toujours la tête ailleurs, dans une ubiquité qui témoigne de l’absence de la personne à l’intérieur même de la présence du sujet. On rapporte au principe du tiers ce qui nous arrache à ce qu’aurait d’aliénant une relation qui resterait exclusive et c’est à lui qu’on rapporte ce qui nous rend capables aussi bien de nous inscrire dans autant de relations que de nous évader de toutes. L’absence à laquelle je dois mon ex-sistence me rend ainsi irréductible à ce que je (ne) suis (que) d’être actuellement pris dans telle relation avec tel ou tel ; mais je suis toujours virtuellement susceptible d’entrer dans une autre existence puisque je suis toujours capable de rencontrer un autre « autre », ce qui ne manquera pas de remanier mon être en enrichissant mon histoire d’un épisode supplémentaire. On sait que cette histoire ne peut même pas trouver son terme dans la disparition biologique d’un sujet auquel jamais la Personne ne se réduit : c’est cette non-coïncidence qui s’affirme jusque dans la mort.

Introduire la négativité de la Personne et l’excentration de l’être qu’elle implique permet donc de caractériser a contrario la centration qu’effectue le descripteur qui n’entreprend le recensement de ce qui est que de le ramener à son propre point de vue. Il devient du même coup possible d’en faire l’homologue de l’origination tout aussi onto-centrique qu’effectue le conteur dans la récapitulation de ce qui fut. C’est par cette origination que le narrateur se nantit du passé dont il a besoin pour attribuer un « sens » à l’histoire, laquelle n’a d’autre « fin » que de s’arrêter en lui. Le narrateur ne raconte qu’en introduisant le fil rouge d’une continuité dans des événements dont il surmonte le disparate en en devenant le dénominateur commun. Il les réunit comme autant d’épisodes d’une même histoire, dont il confisque le sens en s’installant à son terme : c’est du présent de cette position qu’il entreprend son pèlerinage, exactement comme le descripteur s’installe au centre du monde qu’il décrit. Le passé est effectivement plein d’avenir, comme l’avait malicieusement fait remarquer Friedrich Nietzsche puisqu’il ne correspond jamais qu’à une appropriation de l’histoire toujours susceptible d’être recommencée. Et c’est bien le retour au néant de ce que la description appelle à la positivité du constat que l’on retrouve dans la complainte de ceux que leur âge dé-saisit de l’autorité – surtout dans une société pratiquant le « jeunisme » – et que l’on entend se lamenter du fait que les choses ne sont plus ce qu’elles étaient... Mais c’est cela, l’histoire a-t-on envie de rétorquer, en soulignant à quel point l’altérité historique des protagonistes entraîne l’altérité des mondes dont ils témoignent chacun. A la difficulté que présente pour nous-autres­ Occidentaux l’accès au monde ayurvédique, on peut ainsi faire correspondre la difficulté que présente pour nous-autres-aujourd’hui l’accès au monde galiléen par exemple. Georges Canguilhem résume fort bien le principe égocentrique sur lequel repose cette difficulté, inhérente à l’entrée en histoire, quand il affirme que le premier devoir d’une commémoration est un devoir d’oubli, et qu’il dénonce l’illusion rétrospective qui, ignorant l’altérité, installerait d’emblée Galilée dans un monde qui, de se confondre avec le nôtre, ferait de lui un débutant de bien peu de mérite. On pourrait poursuivre avec Alexandre Koyré en s’interrogeant sur ce qui reste du monde d’Aristote dans le nôtre, ce qui reste de sa physique dans la nôtre. Et demander à Lavoisier ce qu’il a fait du phlogistique : on ne le trouve plus...

Que l’on ait affaire à l’ailleurs de contemporains ou que l’on ait affaire à l’autrefois de prédécesseurs, c’est toujours à l’indépassable de l’altérité que l’on est renvoyé, et c’est toujours elle qui se manifeste dans la résistance de l’être à notre tentative d’appropriation. Est-il même envisageable que nous puissions nous effacer de cette relation aux « autres » de notre passé aussi bien qu’aux « autres » de notre présent et nous déprendre totalement de ce qui nous constitue ici et maintenant en constituant du même coup ce qu’est le monde pour nous ? C’est parce qu’ils en partagent la méconnaissance que l’on peut renvoyer dos-à-dos l’évolutionnisme passionné de continuité et le synchronisme passionné de communauté qui caractérise ce que l’on a appelé le structuralisme. Loin de s’opposer comme on l’a si souvent prétendu, ils constituent les deux manifestations d’un même réalisme de la Personne, que l’on voit triompher dans le pseudo-positivisme d’Auguste Comte que Saussure eut la malencontreuse idée de reprendre à son compte dans ses fameuses dichotomies. Cette homologie peut s’illustrer sur le terrain de l’épistémologie : l’historicisme rend ostensible cette appropriation dévoreuse d’altérité, en posant les jalons d’une évolution qui triomphe en celui qui la conte, convaincu qu’il est que c’est en lui qu’elle s’achève. Dans cette caricature d’histoire, que sa confiscation a convertie en destin, s’exprime l’auto-promotion pure et simple de quelqu’un qui ne peut pas imaginer que le progrès puisse promettre aux autres – dont on sait qu’ils sont en voie de développement – d’autre avenir que de devenir un jour ce qu’il est déjà lui-même. Quand Louis Hjelmslev entreprend la généalogie de sa propre discipline en récapitulant les différents points de vue auxquels on s’est successivement placé pour rendre compte du langage, il est certes en droit de faire remarquer qu’aucun d’entre eux ne fournit la base autonome d’une science du langage et d’affirmer qu’on ne saurait constituer une authentique science du langage en se contentant de l’agglomérat d’éléments hétérogènes auquel aboutissent les analyses antérieures. Mais quand il propose de compléter la linguistique logique, historique, physiologique etc., par une linguistique spécifiquement linguistique concevant enfin le langage comme un tout en soi, une unité autonome, une totalité d’une nature particulière, et désormais en mesure de conférer à chacun de ces points de vue particuliers sa justification et sa limitation relatives on ne peut pas manquer d’observer comment il convertit ses prédécesseurs en précurseurs en rétro-projetant sur eux le souci d’une « linguistique » dont on peut douter qu’ils l’aient eu. Pensons ici à la colère de Georges Gusdorf devant le contre-sens historique que constituait ,selon lui, la dédicace faite à Descartes par la linguistique générative de Noam Chomsky. Faut-il soupçonner, derrière cette référence, une révérence avantageusement promotionnelle : à révérer les grands ancêtres qu’on se donne, ne s’assure-t-on pas surtout des quartiers de noblesse ? L’on voit ainsi Louis Hjelmslev, en Zorro épistémologique, arriver « à point nommé » et mettre un terme à l’histoire de sa discipline en la faisant coïncider enfin avec sa propre essence dans l’émergence magnifiquement tautologique d’une linguistique spécifiquement linguistique. Mais il s’accorde à l’occasion le privilège pour le moins étourdissant d’être celui à qui revient d’avoir enfin aperçu le point de vue qui a été jusqu’à présent toujours négligé alors que c’est celui qui semble le plus important et le plus naturel. L’irruption de cette linguistique devenue enfin elle-même dans une histoire qu’elle couronne nous montre comment une pensée de l’évolution se construit sur une captation d’héritage. Et si elle « récupère » en les additionnant, en les redistribuant et en les hiérarchisant les « acquis » de toutes les analyses antérieures, elle ne le fait qu’à partir de la position pré-éminente qu’elle s’arroge dans le savoir au nom d’un argument de réalité dont on reconnaîtra une fois de plus le rendement autoritaire. On peut vraiment se demander ce qui a rendu si étourdis tous ces prédécesseurs... Ce coup de force historiciste dans la relation à nos prédécesseurs n’a d’égal que le coup de force qu’entreprend Georges Mounin dans la relation qu’il entretient avec ses contemporains dans le savoir. Dissimulant derrière un encyclopédisme décidément très accommodant ce que la générosité de sa prise de position pluri-disciplinaire peut avoir d’ambigu, il se montre relativement peu cohérent avec son propre rappel du fait que toute description scientifique répond au choix d’un certain point de vue déterminé, cohérent, qui ne change pas en cours de route et que, par conséquent, un trait descriptif est dit pertinent s’il appartient au point de vue choisi par une science. On le voit en effet concéder, sur un mode très réaliste, que les mêmes objets peuvent être décrits selon des points de vue différents, égaux en dignité scientifique. C’est ce réalisme de bon sens – qui laisse exister des objets extérieurement et préalablement à toute analyse – qui lui permet de déclarer, magnanimement, que le langage pourra être décrit valablement par l’acousticien, le physiologiste, le phonéticien, le psychologue, le psychiatre, le phoniatre, l’oto-rhino-laryngologiste, le psychanalyste ou le philosophe, dans un inventaire où manque toute référence à la sociologie et à l’histoire ; ce qui sonne comme un aveu : le recours à la « pertinence communicative » qui caractérise selon lui le point de vue « linguistique » ne rend-il pas superflue toute analyse de cet ordre, en ce qu’il incorpore d’emblée à son objet tout en le séparant de ses autres manifestations le déterminisme qui fait l’objet du sociologue ou de l’historien ? Il faut décidément relire Marcel Mauss et retrouver dans le don la prise dont il est le corollaire : cette charité magnanimement « pluridisciplinaire » qui « offre » le langage en partage à toutes les analyses est une charité qui est aussi bien ordonnée qu’à l’accoutumée puisque, commençant par elle-même, elle se réserve d’entrée de jeu le meilleur morceau du festin auquel elle invite les représentants des autres disciplines quand elle s’accorde d’être, de toutes les analyses envisageables, celle qui assume le principal : quand le linguiste observe des faits de langage, ne sont pertinents pour lui que les traits qui contribuent à assurer une fonction de communication, ajoute Georges Mounin, sur un ton dont l’apparente modestie ne dissimule pas longtemps le fait que cette fonction a été aperçue comme étant la fonction première et centrale du langage en tant que tel. Curieuse union que cette union des travailleurs de la preuve, qui est orientée de telle manière qu’elle conforte le linguiste dans sa position de puissance invitante s’emparant du centre de la question du langage – qu’elle conserve du même coup – et reléguant à sa périphérie la contribution de ses différents collègues dans le cadre encyclopédique d’une pluri-discipline où ils seraient subitement devenus complémentaires et respectueux les uns des autres. Nous sommes confrontés à un conservatisme corporatiste qui ne recourt à la pluri-discipline que pour éviter d’avoir à reconnaître de jure ce qu’il avoue pourtant de facto, à savoir que la question qu’il pose encore – celle du langage – n’a plus aucun statut scientifiquement recevable. Là où la démarche pluri-disciplinaire invite à pratiquer l’addition de points de vue étrangement présentés comme complémentaires autour d’un objet que cela lui permet de préserver dans son intégrité et son intégralité, la théorie de la médiation, à l’exact inverse, pratiquera la déconstruction et obtiendra soustractivement des faits et des registres de rationalité foncièrement différents et séparés les uns des autres. Refusant le conservatisme pluri-disciplinaire, Jean Gagnepain revendiquera une « indiscipline » qui en est épistémologiquement l’exact contraire en ce qu’elle vise à assumer les conséquences novatrices du conflit qui oppose les unes aux autres les disciplines que sont la linguistique, la sociologie et la psychanalyse. D’en contester les frontières, qu’elle renvoie à un état périmé de la répartition du savoir en spécialités, la théorie de la médiation rompt ainsi avec la démarche « linguistique » dont elle est pourtant historiquement issue : elle en rectifie complètement la définition et, contestant que le Signe trouve sa raison dans l’argument d’arbitrarité qui est l’argument positiviste par excellence, refusant aussi que l’analyse grammaticale trouve son critère dans le recours à la pertinence communicative, elle construit des faits qui cessent d’être « linguistiques » parce qu’ils sont devenus « glossologiques », ce qui ne revient pas du tout au même.

Peu importe finalement qu’on se place à la fin de l’histoire ou qu’on s’installe au centre du problème, peu importe que l’on raconte ou que l’on décrive : on reste, dans les deux cas de figure, également confronté à l’altérité et au problème que pose l’appropriation conflictuelle de l’être. Je propose donc de rectifier l’intitulé même de ce colloque qui, proposant de dissocier entre explication et description, oublie d’associer la narration à la description dans leur commune différence au principe sur lequel repose l’explication. L’explication met en relation des données perceptives et des catégories logico-grammaticales. La description et la narration ont en commun d’impliquer, de leur côté, des relations de personne à personne. Ce sont deux problèmes qui relèvent de déterminismes anthropologiques que la théorie de la médiation distingue et sépare d’autant plus fermement que cela lui permet, par ailleurs, d’honorer ce dont témoigne la clinique : parce que les troubles qu’elle nous présente sont toujours focalisés et sélectifs, la clinique nous confronte, d’un côté, à des aphasiques qui continuent de décrire et/ou de raconter alors qu’ils ne sont plus en mesure de désigner de manière cohérente, et, de l’autre, à des psychotiques qui, tout en étant parfaitement capables d’énoncer grammaticalement, sont incapable de soutenir aussi bien un récit qu’une description. Nous pouvons tirer parti de ce que nous apportent ces deux pathologies aux effets distincts mais croisés – je vois Olivier Sabouraud acquiescer à cette proposition mais je n’oublie pas que nous lui devons de pouvoir l’avancer – en comprenant que ce qui rend les aphasiques compréhensibles en situation, quel que soit leur trouble aphasique, tient à la capacité de Personne qui persiste en eux et leur permet de soutenir encore la stratégie qu’impliquent tout récit et toute description : capables de relation à l’autre, ils sont capables de relation interlocutive et ils le prouvent en introduisant le fil rouge d’une identité de démarche dans la récapitulation de ce qu’ils ont fait pendant les vacances ou le recensement de ce qui figure sur l’image de la place du village qu’on vient de placer sous leurs yeux. Les aphasiques assument la variété et la multiplicité des occurrences dans une stratégie qui prend l’autre à témoin de façon très cohérente. C’est, à l’inverse, ce lien à l’autre et la cohérence qu’il induit qui font défaut et qui rendent difficilement compréhensibles les propos des psychotiques – mais cela vaut pour l’ensemble de leur conduite – alors qu’ils sont pourtant grammaticalement capables de logique. On sait qu’ils en abusent souvent, dans l’évitement d’une relation à l’autre qui présente trop de risques, comme on sait qu’ils entretiennent une relation privilégiée à la question du Savoir, déchirés qu’ils sont par son impossible appropriation. Mais il est cliniquement attesté que tout trouble concernant le Sujet (comme dans l’asomasie) ou la Personne (comme dans la psychose) retentit autant sur la narration que sur la description, que l’on ne saurait donc séparer l’une de l’autre. C’est ce qui rend illisible le Président Schreber, aussi peu capable d’exposer son « cas » que de raconter ses « mémoires », en dépit du titre que la traduction française confère à ses Denkwürdigkeiten... Quant à Auguste Comte, relisez-le en appréciant ce qui donne à son « cours » des apparences de philosophie... « positive » !

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Pour citer l'article

Jacques Laisis« De Pierre Perret à Jean Yanne », in Tétralogiques, N°17, Description et explication dans les sciences humaines.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article244