Jean-Yves Dartiguenave

Maître de Conférence, LARES, Sociologie, Rennes 2

Vers un déplacement de la « querelle des méthodes »



Armel Huet a fait allusion dans son article à une « querelle des méthodes » comme on a coutume de le dire en sociologie, sur laquelle je voudrais revenir un instant tant elle me paraît lourde d’enjeux par rapport au thème de ce numéro. Je rappelle ainsi que, dès les débuts de notre discipline, des divergences sont apparues quant au statut épistémologique à conférer à l’explication et à la description.

Nous savons que Durkheim hérite du positivisme comtien son ambition de rompre avec les considérations spéculatives de la philosophie sociale pour établir une science empirique reposant sur la production de faits observables et démontrables, soit une véritable science expérimentale : la sociologie.

Nous savons également que pour asseoir la scientificité de la démarche sociologique, Durkheim préconise – selon sa formule devenue célèbre tant elle a fait couler beaucoup d’encre – de « traiter les faits sociaux comme des choses », c’est-à-dire en fait d’appliquer aux « faits sociaux » les règles méthodologiques en vigueur dans les « sciences de la nature ». Cette position de Durkheim s’explique par sa conviction que l’autonomie de la sociologie tient à la spécificité de son objet et non de sa méthode.

Durkheim n’avait évidemment pas la naïveté de croire en l’identité des phénomènes physiques et des « faits » sociaux. C’est une des raisons pour laquelle il tempérait son naturalisme épistémologique en considérant, notamment, que l’expérimentation conçue dans les « sciences de la nature » ne pouvait être appliquée, telle quelle, en sociologie. En même temps, il estimait que le recours à la description, telle qu’elle est pratiquée, par exemple, dans la monographie, se révèle insuffisant pour fonder une explication de type causal. Il croit alors trouver dans la méthode des variations concomitantes (qui permet d’établir les variations simultanées et proportionnelles de phénomènes à partir d’un traitement statistique), sinon une quasi-expérimentation, du moins un substitut à l’expérimentation.

Max Weber et ses épigones vont s’opposer au « positivisme naturaliste » de Durkheim. Ils reprochent implicitement à ce dernier d’avoir « plaqué », en quelque sorte, des règles méthodologiques issues des « sciences de la nature » sur un objet proprement culturel réclamant une méthodologie appropriée à cet objet. C’est ce qui va notamment conduire Weber à tenter d’opérer un discernement entre l’approche causale et la démarche compréhensive. Nous disons bien tenter, car il nous semble précisément que ce discernement demeure, sur un plan épistémologique, ambigu, comme nous allons le voir plus loin. Weber ne va pas moins s’attacher à compléter, voire à tempérer, l’approche causale (surtout dans sa version monocausaliste) par la méthode compréhensive. Cette méthode « vise à saisir les motifs des actions humaines et à interpréter la signification que les individus leur donnent » (Valade, 1996, p. 373). Si, pour Weber, la compréhension n’est pas nécessairement antinomique de la consécution causale, elle ne s’y réduit jamais. Pour lui, « la signification ne découle pas de l’explication causale, elle est l’œuvre du rapport aux valeurs qui est précisément de l’ordre de la compréhension. Autrement dit, c’est la subjectivité même du rapport aux valeurs qui impose la méthode compréhensive » (J. Freund 1984, p.211). Il faut préciser que les motifs des actions et les significations que les individus donnent à leur activité concrète relèvent toujours, chez Weber, d’une intersubjectivité.

Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur cette notion de compréhension notamment du point de vue de la confusion qu’établit Weber entre le « sens » et la « valeur ». Mais ce qui nous importe, ici, ce sont les incidences qu’elle induit dans la manière d’élaborer une intelligibilité scientifique. Comme l’a bien montré Julien Freund, il y a un rapport direct, chez Weber, entre la démarche compréhensive et l’invention de « l’idéal-type ». Pour aller vite, celui-ci se présente comme un procédé méthodologique permettant d’avoir une idée aussi précise que possible d’une réalité historique et empirique. Mais il s’agit bien d’un « procédé utopique », c’est-à-dire dans l’esprit de Weber, d’une construction conceptuelle pour rendre compte du déroulement du réel et non d’une copie du réel. Comme le dit lui-même Weber, « on ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie ». Ainsi, là où Durkheim écartait la description au profit d’une démarche explicative fondée sur ses fameuses « règles de la méthode », Weber la réintroduit dans une perspective, faut-il bien préciser, qu’il veut malgré tout explicative, c’est-à-dire conforme à sa démarche compréhensive.

Que retenir dans le cadre de notre propos de cette « querelle des méthodes » trop rapidement brossée ?

Il nous semble d’abord que cette « querelle des méthodes » repose en partie sur un malentendu. On a reproché à Durkheim son positivisme naturaliste. S’il est difficile de nier que Durkheim ait été un positiviste et qu’il ait été pétri d’un certain naturalisme, il convient de préciser qu’il s’agit essentiellement d’un naturalisme méthodologique. On doit reconnaître à Durkheim la tentative majeure de fonder la discipline en la démarquant à la fois d’une physique et d’une métaphysique pour l’inscrire dans les sciences de la culture. Il nous semble que Durkheim a bien plus cédé à un positivisme logique, avec des accents pré-kantiens, en considérant que la réalité des faits sociaux nous est donnée à saisir immédiatement, cette réalité étant objective par elle-même. On comprend dès lors qu’il n’y ait guère de place chez Durkheim pour la description, fut-elle explicative, que cela soit celle des acteurs sociaux sous la forme socialisée et historicisée du récit, ou celle du sociologue s’attachant à expliciter sa démarche, puisque « la manière dont les faits sociaux se présentent ne dépend pas du sociologue, de la tournure particulière de son esprit, mais de la nature des choses ». (J. Freund, 1984, p.280).

Il est clair que Weber rompt résolument avec ce positivisme logique ou cet objectivisme. Le procédé même de l’idéal-type prend acte de l’écart irréductible entre le dire et la chose à dire. En outre, nous avons vu que, pour Weber, la démarche compréhensive impose de prendre en compte et d’analyser le point de vue des acteurs pour saisir le sens subjectivement visé par ces derniers au cours de leur activité. Autrement dit, Weber prend acte de la « construction sociale de la réalité » par les acteurs, pour reprendre une expression de Berger et Luckmann qui fera florès. Ce n’est pas par hasard, par conséquent, qu’il soit une des sources majeure des sociologies constructivistes. Si Weber ouvre ainsi, contrairement à Durkheim, la voie d’une analyse de l’analyse, c’est-à-dire de l’analyse par le sociologue de l’analyse que les acteurs sociaux font de leur réalité, il n’est pas sûr pour autant qu’il ait échappé à tout positivisme. Mais il ne s’agit plus ici d’un positivisme logique mais d’un positivisme proprement sociologique qui a pu passer, pour ses détracteurs, pour un subjectivisme ou un relativisme radical. Il tend en effet à rabattre et à clôturer l’explication sur l’arbitrarité sociale et historique ou encore la causalité sur la légalité. Il écrit ainsi : « Dès qu’il s’agit de l’individualité d’un phénomène, le problème de la causalité ne porte pas sur des lois, mais sur des connexions causales concrètes ; la question n’est pas de savoir sous quelle formule, il faut subsumer le phénomène à titre d’exemplaire, mais à quelle constellation il faut l’imputer en tant que résultat. Il s’agit d’une question d’imputation » (Essais, p. 163). Cette conception de la causalité n’est pas sans poser question. De deux choses l’une : ou l’on admet qu’il n’existe que des causalités concrètes et l’on renonce alors à la possibilité d’établir des lois générales ; ou l’on considère – et c’est la position de Weber – qu’il existe à côté de lois générales des causalités concrètes, il y a alors une causalité de trop, sauf à distinguer – ce que précisément ne parvient pas à faire Weber – entre la construction logique de l’objet et la construction sociale de réalité qu’opère tout acteur.

Quoi qu’il en soit, nous retiendrons la tentative de Weber de réintroduire dans une visée explicative l’expérience « subjective » des acteurs sociaux qui laisse, cependant, ouverte la question de l’expérimentation et de sa généralisation ainsi que de la vérification ou encore « de l’administration de la preuve » dans l’élaboration de la connaissance scientifique, toutes choses dont on sait qu’elles ont été le souci majeur de Durkheim.

La théorie de la médiation nous paraît en mesure d’offrir des perspectives permettant de dépasser cette « querelle des méthodes », en nous invitant à reconsidérer le statut épistémologique de l’explication et de la description/ compréhension sur la base d’une déconstruction de la rationalité humaine.

Nous savons que, pour la théorie de la médiation, le registre de l’explication ressortit exclusivement au plan logique du « sens », ou mieux, de la connaissance des déterminismes qui constituent la réalité – non pas au sens substantialiste de ce qui préexisterait à la formalisation que l’on en fait mais à celui, relativiste, de ce qui est construit logiquement comme objet scientifique. L’explication repose ici sur une démarche d’analyse fondée sur « l’objectité », c’est-à-dire sur l’analyse de l’identité et de l’unité de l’objet en référence au déterminisme qui le fonde.

Le registre de la description/compréhension renvoie, quant à lui, au plan sociologique de la « construction sociale de la réalité » mettant en jeu l’altérité conflictuelle et l’historicité de toute relation « inter-subjective ». En effet, la moindre description témoigne de l’appropriation personnelle d’un dire visant à prendre autrui à témoin le situant ainsi dans une relation inter-locutive. De la même façon, il n’est pas de compréhension sans une opération de traduction du dire de l’autre dans « un autrement dit » témoignant, par-là, de cette même relation appropriative au fondement de tout échange social. Ainsi, ce n’est pas le « sens » qui est en cause ici mais la manière qu’on a socialement et historiquement de se l’approprier, manifestant ainsi une capacité plus générale à singulariser et à historiciser notre être social.

On ne saurait donc dans cette perspective rabattre, comme tend à le faire Weber, le principe explicatif sur la légalité sauf à dissoudre précisément « l’objectité » dans une « subjectité », pourrait-on dire, consistant à appréhender l’identité et l’unité de l’objet uniquement à travers la construction sociale que l’on en fait, cédant ainsi à un impérialisme sociologique d’autant plus masqué qu’il se pare des vertus du « pluralisme causal ». Et, de fait, cette « subjectité » ne peut que déboucher sur une variation infinie de causes puisque celles-ci se confondent avec la manière non moins infinie de construire historiquement et socialement l’objet. Weber n’a pas été sans le voir lorsqu’il postule l’impossibilité de la méthode dite de la « régression causale ». Mais, en même temps, ne pouvant se résoudre à séparer explication et description (il utilise ainsi parfois de manière significative le terme de « compréhension causale »), sous peine d’ôter toute validité épistémologique à sa méthode compréhensive, il émet le postulat selon lequel « aucun fait ne peut s’expliquer uniquement dans son ordre explicatif ». Autrement dit, son « pluralisme causal » nous paraît révéler l’aporie à laquelle il s’est heurté : comment asseoir la portée explicative de la compréhension tout en fondant son irréductible autonomie par rapport à l’explication ?

En réalité, il n’y a pas d’issue logique à une telle interrogation si l’on ne postule pas une distinction épistémologiquement fondée entre le registre de l’explication et de la description/compréhension, ou si l’on préfère, entre le registre du « sens » et le registre de « l’échange ». Mais, on ne saurait non plus, d’un autre côté, rejeter la description/compréhension dans l’analyse proprement sociologique des phénomènes en revenant à un positivisme logique faisant fi de l’expérience du monde social acquise par les acteurs sociaux mais aussi de toute socialisation de la connaissance dans des savoirs historiquement constitués. Il n’est plus possible aujourd’hui, ni de considérer les acteurs comme des « idiots culturels », selon la célèbre formule de Garfinkel, ni de prôner une connaissance docte qui s’élaborerait en dehors des cadres de socialisation d’une société et d’une époque données. Cela n’enlève rien au fait que la construction logique de l’objet ne se confond pas avec la manière dont il est co-produit socialement de sorte que la visée scientifique passe sans doute par l’effort toujours renouvelé d’une confrontation entre l’une et l’autre perspectives… autre manière de dire « l’anthropologie réciproque ».


Pour citer l'article

Jean-Yves Dartiguenave« Vers un déplacement de la « querelle des méthodes » », in Tétralogiques, N°17, Description et explication dans les sciences humaines.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article243