André Sauvage
Maître de Conférence, LARES, Ecole d’architecture, Rennes 2
La Charge de témoin, ou le témoin à charge ? Destins croisés et description sociologique
Mots-clés
description | enquête | explication | logement | sociologie |
« Personne et histoire », un objet qu’on aborde ici « par la tangente », celle des rencontres improbables de l’enquêteur avec son « informateur ». Le sociologue vise à décrire des fragments sociaux, s’organise pour élaborer des savoirs nécessaires pour causer le monde, sans une part trop large faite au mythe. Rencontres improbables parce que le sociologue tente de capter et détourner les personnes enquêtées engagées dans leur histoire pour tirer d’elles des connaissances pertinentes. Comment faire en sorte qu’elles éclairent et rendent compte de manière fidèle et légitime de situations, d’événements, de conditions que l’enquêteur pose d’emblée comme indiscutables ? Il s’agit d’exploiter les conceptions médiationnistes, déconstructrices, pour questionner autrement les modes de descriptions des sociologues. Une herméneutique de la production sociologique reste à faire, tout à fait autre chose que les préoccupations de pure méthode dans lesquelles se sont épuisées autant l’histoire que la sociologie. Je n’aborde pas ici la question de l’explication, mais celle de la description sociologique, si tant est que la première peut être dissociable de la seconde. Car elle supposerait qu’il n’y ait pas de circularité dans les sciences humaines, autrement dit que les questionnements n’orienteraient pas, plus ne seraient pas formateurs des observations, tout comme les explications ne seraient fortement orientées par les hypothèses échafaudées préalablement. Nous ne voyons que ce que nous nous sommes préparés à voir. Marie Curie et d’autres témoignent de la pertinence de cette assertion de Poincaré. C’est en trois étapes que l’on va parcourir l’essentiel du raisonnement 1) l’ouvroir 2) le témoin, 3) la fracture structurale.
L’ouvroir sociologique
Le problème premier : les situations de recherche auxquelles on se confronte, en pratiquant la sociologie, font que l’on ressent un fossé permanent entre des méthodes sociologiques nécessaires (pour connaître, décrire) et les formulations théoriques que la théorie de la médiation, la psychanalyse nous permet d’affirmer. Par exemple, nous échouons en permanence dans l’entreprise du dire ; le malentendu tapisse le fond de nos échanges ; la langue parle en nous… Et le propos va consister à présenter comment nous procédons, dans le doute, et en même temps soulever quelques questions.
L’observation sociologique (l’enquête) s’établit au carrefour : d’une demande, d’une formulation de questions, d’une problématique, et d’hypothèses dans le cadre de discussions-séminaires, l’élaboration de stratégies pour permettre la faisabilité de la description et de l’observation.
Comment décrire ? Si la commande de résultats de recherche prend un tour méthodologique (qui consiste à s’assurer d’une description canonique, légitime, bien fondée, qui fait mouche dans les débats publics), les modes de description sont contractualisés avec les commanditaires ; ils trouvent là garantie d’un fondement légitimé des connaissances élaborées. Le registre de descriptions suit un protocole qui fait appel à des enquêtés pertinents, à des témoins et à des expérimentations.
Le sociologue n’échappe pas à la perspective historique qui le traverse, le conditionne de part en part dans ses choix descriptifs ; dans la trousse du parfait petit sociologue-enquêteur, on trouve en particulier deux grands types d’outils politiquement situés aux antipodes l’un de l’autre. Mais il peut aussi décider d’emprunter une troisième voie, épistémologique.
1° Envisagée dans une politique de majesté/notoriété, l’enquête privilégie la biographie, l’égo-histoire, l’entretien, l’interview
La relation d’événement. La procédure qualitative cherche à saisir, par la description d’un « autre », les processus, les événements, les situations utiles à l’explication. On le sait, il s’agit non d’un fait, mais d’une relation d’une personne historienne, dans l’histoire (qui échoue à dire ce qu’elle veut dire, qui est prise dans un statut et un rôle d’enquêté, dont le message est adéquat soit à l’émetteur soit au récepteur). C’est aussi un compte rendu qui prend encore la forme d’histoires que l’enquêté raconte.
Comment le choix de ce dernier se fait ? Il faut repérer dans une classe (sociale) l’unité ethnique qui compte ; le notable ou position est bien cette « grandeur finie servant dans la combinaison de base à la mesure des autres ». C’est la définition négative, de l’unité ethnique qui justifie des choix d’enquêtés. Pour partie, la personne retenue l’est pour elle-même mais aussi pour l’exemplarité, qu’elle peut représenter, le sociologue la construit, la déclare représentative...
Le sens du récit. Sur le mode bien souvent de la narration, l’enquêté décrit, c’est-à-dire qu’il nous raconte un événement qu’il organise à sa manière, des conditions personnelles dont le sens implicite est de nous transmettre comment lui, enquêté donne un sens à son histoire, comment il oriente son destin par le traitement de la (sa) dette, s’apitoie sur la catastrophe ou se réjouit de ce qui s’est passé.
2° L’enquête dans une perspective politique de majorité : le questionnaire
Mythes… Il s’agit d’ une méthode qui est retenue comme privilégiant les mathématiques et le quantitatif, donnant une forme positiviste de la connaissance de la société. Jean Gagnepain a largement critiqué cette caution qui peut déboucher sur une quantophrénie mythique (Sorokin), dès lors que les chiffres ne sont pas capables de rendre compte rigoureusement des histoires, des personnes et que la manipulation statistique apparaît comme garante d’une description bien-fondée ; les chiffres non seulement inscrivent dans la rationalité logique, mais aussi participent d’une production de donnés qui s’inscrit dans une succession de manœuvres programmées ; les mises en chiffres morcellent, découpent, peuvent permettre une certaine relativisation mais sans définir ce que capte le questionnaire : les statuts, les rapports sociaux, les choix d’un produit… bref, la société (composite) c’est, si l’on pastiche la formule émise par les psychologues à propos du test, ce que mesure le questionnaire ! Nous sommes ainsi aux portes d’un tour de passe-passe magique.
Et expérimentation. Car le questionnaire en comporte aussi une part. Des questions peuvent permettre de mettre en situation, de vérifier si l’enquêté répond de façon reflet. C’est ce que l’on essaie de faire : piéger les questionnés pour éviter de rester dans une sorte de réponse reflet/réflexe et de réception polie ou naïve. La doxa incorporée par l’enquêté peut être autre que celle déclarée verbalement. Ainsi, quand on parle d’oiseaux vus, on montre une planche qui met à l’épreuve la capacité/fiabilité de repérage et l’exactitude de la désignation, du référent.
3° le test : une autre perspective ?
On l’a expérimenté sur des manières d’habiter. Là aussi, priorité à l’élaboration a priori d’un phénomène, par hypothèse déduite d’un modèle. La question posée à une association mancelle, Adgesti a conduit à procéder autrement. L’enjeu auquel l’association devait répondre peut ainsi être posé : il faut choisir de façon mieux fondée, plus pertinente, plus discriminante des candidats au logement social adapté. Opérer un classement plus pertinent pour mettre la personne qu’il faut dans le logement qu’il faut ; ce service social tient à ce que les organismes HLM n’ont plus les possibilités pour des raisons de coûts, de renommée, etc. d’accueillir les personnes en grande difficulté (psychologiques voire psychiatriques) en logement social, ouvert. Les bailleurs ont fait beaucoup d’efforts et mis de la bonne volonté, achetant des logements individuels, les aménageant au mieux. Parfois, ils se sont lourdement et coûteusement trompés. Désemparés devant la montée d’une démédicalisation ces bailleurs sociaux se sont adressés à Adgesti. La demande s’est progressivement précisée : faire des propositions pour orienter au mieux ces cas-limite (précarités visibles : psychologique, économique…) venus dans le réseau Fond Social du Logement. Après échanges avec H. Guyard, J.-J. Mahé et N. Houeix , nous avons pris l’initiative de nous lancer dans un projet de tests. Et là nous nous sommes trouvés devant une montagne de problèmes, tout en faisant référence à quelques principes médiationnistes. Le travail de validation n’est pas terminé, mais schématiquement le développement théorique a permis d’inventer deux batteries de tests posées comme nécessaires à partir du modèle d’habiter (décliné de la théorie de la médiation) que nous avions formulé : l’un concerne l’utilisation du logement (volet ergologique de l’habiter) comme machine à habiter, l’autre l’usage (volet sociologique qui se rapporte aux relations instaurées par le truchement du logement).
En deux mots, présentons ces deux batteries.
La première porte sur la manière d’utiliser le logement ; on demande de mettre en relation des activités, des outils, des pièces dans le logement (où ces activités et outils doivent classiquement se trouver). Toujours dans le même souci d’exploration de l’utilisation du logement, on situe les rythmes d’habiter (sur une échelle de temps), on indique à quelles périodes des 24 heures se déroulent diverses activités : faire la lessive, passer l’aspirateur… Enfin, dernier test d’utilisation, il met en situation des pannes et propose des réactions et une personne correspondante à interpeller.
La seconde vise à approfondir la question des usages. Elle s’appuie sur un dérivé du test du village. Les adaptations faites : 1) les composants de construction (complétés), et le savoir faire dans l’espace (plus ou moins grande dextérité à disposer dans le site et faire du stéréotype, de l’original…) 2) la mise en concurrence/en relation : ce n’est pas un, mais trois villages qui se construisent sur un même support, dans le même temps. Les temps de production révèlent des conflits, des tensions, permettent ou non des négociations pour le partage/l’accaparement des pièces de construction, les orientations, les articulations et les coupures/protections dans la composition etc., la demande au bout d’un temps de prendre en compte une situation et de composer spatialement (une autoroute doit être construite, un grand établissement employeurs…) 3) le mode d’observation (avoir des yeux qui évitent de troubler la relation – là nous avions pensé à la caméra cachée).
Pour non pas collecter mais élaborer des données en vue de décrire des processus, il s’agit de bricoler des outils, instaurant des situations contrôlées. Il faut entendre par situations contrôlées celles dont on conserve la maîtrise, l’appréciation de la part de conditionnement que l’opérateur expérimentateur introduit dans celle-ci, afin d’échapper en partie à une circularité qui consisterait à produire des phénomènes qui décalqueraient l’expérimentateur à son insu. Certes, le monde de l’expérience est largement construit à son image, mais il ne faut pas que les résultats soient égocentrés. Bref, ce que produit l’expérience ne doit être ni une pure manipulation (qui tournerait en rond), ni le résultat implicite des circonstances (ne faire surgir que des traits personnels aléatoires) mais rendre bien visibles des manifestations (phénomènes) discriminantes de la personne.
1- Le témoin
Toute proportion gardée, le sociologue (comme l’historien) élabore ses descriptions de fragments du monde, ses corpus avec l’appui des témoins (échantillon témoin, cas témoin, document témoin). Le témoin est rarement identifié, au sens de situé sociolinguistiquement.
1° A priori, on postulera qu’il se positionne comme l’interprète
Le sociologue enquêteur admet (implicitement) qu’il est un informateur objectif, si possible indiscutable. Il cherche par son intermédiaire à accéder à un monde, à des situations, des événements auxquels il n’a pas eu accès directement. Il tente seulement de savoir par son appui, par son service comment les choses ont vraiment été. Et au bout du compte, ce qui se sera effectivement passé, ou bien l’état d’une situation, c’est ce que les sociologues autorisés, compétents (ou par délégation, les journalistes) présentent, construisent et apprécient comme vrai. Or si la vérité est entendue comme le plaisir tiré de l’exactitude, on peut se demander si cette vérité n’est pas acquise au rabais, c’est-à-dire à partir du fait que l’enquêteur découvre des éléments qu’il ne soupçonnait pas et qui lui donnent le sentiment agréable, excitant de découvrir un pan du monde qui lui était jusqu’alors caché et qui converge aux attentes qui l’habitent.
2° Les niveaux de malentendu
Bien souvent, l’enquêteur fait comme si le témoin s’exécutait dans le désir de l’enquêteur. Celui-ci le fait exister comme une personne neutre, qui lui permet d’atteindre à l’ensemble des faits advenus fidèlement, rigoureusement. Comme si le témoin, se muant en pur passeur, s’absentait à lui-même dans la relation sur l’événement et en donnait une recension totale, du point de vue attendu par le sociologue. C’est ce jeu de masque qui est au fondement du malentendu.
1) La description de la situation intervenue ne peut faire abstraction d’une interrogation sur les modalités personnelles de la présence à l’événement. Sur cette présence personnelle s’élabore le présent, la situation. Et cette élaboration (négativité du temps naturel, des rythmes) tient à la totalité personnelle qui s’approprie, à sa manière, cet événement et ce moment, à la limite si singulière que seule la face banale, acceptable audible serait échangeable.
2) Ce présent rapporté est un rapport qui n’échappe pas à la destinée dans laquelle chaque personne s’inscrit et instaure comme tension visant à se libérer de sa dette sociale. Le présent n’a de sens que comme récapitulation d’une histoire tendue vers ce destin. Ainsi le témoin peut éprouver dans l’exercice d’enquête l’occasion de rendre service, de traiter de sa dette. En même temps, cette relation sociale va révéler comment, performantiellement, l’interprète instaure du lien ; est-il alors dans la fusion, l’adhérence avec l’enquêté ou à l’inverse l’autolyse, la fuite sociale ?
L’exemple célèbre d’Oscar Lewis, gringo qui avait enquêté au Mexique, auteur des Enfants de Sanchez témoigne magistralement de ce malentendu. Après trente ans d’enquête et de nombreux ouvrages publiés, il s’est convaincu que les enquêtés lui fournissaient des réponses reflets, convenues qu’il attendait ! Mais, dans le même mouvement, parler de l’événement, décrire n’échappe pas au conflit, à l’altérité et aux négociations et compromis à l’insu de l’enquêteur : parler avec l’enquêteur participe de la reconnaissance, peut favoriser l’obtention d’une légitimité...
3) L’interprète qui a une mission auprès d’une institution par l’inscription dans le métier peut mettre en œuvre cette capacité personnelle de s’absenter de l’échange (par communication, en assumant l’office), d’être seulement transmetteur des messages. Dans ce métier, il tend à rendre parfaitement adéquat le message au récepteur sans l’affecter trop comme vecteur-traducteur et par anachorèse, par exercice et inscription dans une déontologie, il échappe à des interférences mal maîtrisées dans les rapports de personnes.
Mais, le témoin, comment l’inscrire lui dans une telle communication, une telle mission ? Des modalités sont utilisées parfois pour ne pas l’instaurer seulement dans un rapport de prédation descriptive (par laquelle le sociologue ramasse la relation des événements et se considère comme délié de toutes dettes), mais pour l’inscrire dans un échange non plus léonin mais contractuel. Il s’agit sociologiquement de traiter de la partie, d’une unité déontique, segment contractuel, « restructurer l’ensemble des rôles qui composent la scène autour du contrat » (J.-L. Brackelaire) et ceci par des formes de rémunérations financières et symboliques.
4) Mais, ce témoin qui atteste se fait dans l’entretien le chroniqueur de son destin. Il parle de la situation (l’événement) à sa façon, lui donne forme dans le langage et selon un mode d’exubérance et de réticence qui fabrique du discours orienté de façon opposé. Pensez par exemple que si pour notre témoin, l’événement représente une forme d’assomption à un bonheur, il pourra se complaire à l’évoquer, c’est-à-dire re-susciter l’événement, le faire revivre par des mots fulgurants, des images chocs. À l’opposé, si ce dont il faut parler (la commande de l’enquêteur) constitue pour le témoin un événement désagréable ou une catastrophe dans sa destinée, alors il pourra procéder par invocation, euphémisation, détournement comme pour jeter un voile sur un événement, une situation dont la réapparition lui serait pénible, insupportable.
2- Expérimenter
Dans cette entreprise, nous sommes au pied de la montagne, et tel Sisyphe, nous devons trouver dans le fait que le rocher retombe inéluctablement, stimulation et vertu pour poursuivre la recherche en sachant que l’on ne peut jamais remonter le rocher définitivement, telle est notre condition.
1° Irréductibilité
La fracture structurale est inhérente à notre accès à la culture ; l’on sait avec Jean Gagnepain que nous sommes dans l’analyse de l’analyse et que la forme incorporée parle, fait, vit ou restreint en nous à notre insu. De même que le sème ne colle pas à la chose, le témoin ne colle pas à une situation sociale qu’il rapporterait comme en écho. Ainsi, le témoignage, l’assertion resterait pour partie un éclairage de l’obscur par l’aussi obscur, mais le sociologue doit traiter du sociologue, du socionome implicites qui opèrent dans le témoin. Le sociologue n’a pas accès à la chambre noire, le référent reste un inaccessible. Dans la face analytique, l’absence et l’abstinence (la réticence) prédominent ; négativité et fracture implicites mais profondément irréductibles s’attachent à notre être de culture ; seule la perfor-mance permet de la dépasser sans jamais en effacer le sceau sous-jacent.
2° Dans quelle direction orienter les travaux de Sisyphe ?
Le chemin vers une connaissance sociologique ne saurait être relativiste. Il nous faut poursuivre résolument sur trois orientations :
1) La mise au point beaucoup moins laxiste et essayiste des hypothèses. Dans la perspective claire d’un principe de circularité indépassable dans toute démarche scientifique qu’il faut prendre au sérieux, il faut mettre en œuvre les dispositifs que la théorie de la médiation nous offre pour formuler méticuleusement a priori ce que nous postulons observer socialement. Ce temps de l’hypothético-déduction reste souvent trop approximatif, notamment à cause des tiraillements que nous avons signalés.
2) L’expérimentation. Loin de tout psittacisme, elle constitue le prolongement de la formulation hypothétique. Mais aussi, elle doit être vraiment une mise à l’épreuve, non l’occasion de l’expression d’un talent littéraire. Dans l’exercice sociologique, le sociologue ne peut être clinicien... sauf à penser autrement la clinique et l’expérimentation. L’expérience ou l’expérimentation, très limitée dans sa portée, doit par ailleurs permettre de mesurer un phénomène, c’est-à-dire porter en elle une capacité discriminante essentielle. La métrologie constitue un paramètre essentiel de l’expérience. Pour y réussir, on distinguera :
– la face scientifique, celle de la cause qui se situe au plan du langage. La face scientifique est celle qui fait la démarche de retour au modèle explicatif et qui tire les conséquences de l’expérience sur le modèle (confirmé, infirmé, déplacé, amendé, complété... ) ;
– la face technique de l’expérience relève de l’art du bricolage ; il se peut que l’expérience soit mal construite, elle ne peut alors prétendre à la pertinence par rapport au modèle.
Au-delà de ces remarques, sans penser que l’expérimentation suppose reproduction de résultat, on peut se demander si, en sociologie, elle ne prendrait pas deux directions : l’une clinique relative à l’instance, l’autre en situation historique qui devrait intégrer dans ses hypothèses les éléments invariants instanciels dans des mises à l’épreuve performantielles aux paramètres autres.
3) Le moment critique s’appuie sur les postulats de départ et ne saurait bien sûr se contenter de récits. Mais c’est nous qui élaborons le savoir sociologique et notre propos n’est pas de découvrir ailleurs des légitimités légitimantes, ni non plus de jeter l’éponge dans un relativisme total. Il reste que cela interroge grandement la construction des corpus sociologiques pertinents, qui ne peut échapper à la circularité. Le témoignage doit être lui aussi traité, élaboré, dans des processus de pannes, de crises pour mieux éclairer des processus. Il s’agit moins de hiérarchiser les diverses démarches scientifiques que d’élaborer la personne (la manière dont elle s’approprie différentiellement le lieu, le temps, selon qu’elle s’origine, se dégrade) des hypothèses qui démontrent ses transformations et ses déformations. Ceci nous conduit à privilégier des phénomènes démographiques contemporains : les impossibilités d’habiter, l’adolescence et les conduites à risques, le vieillissement avec le cortège des maladies, des pathologies du corps, etc. constituent des thèmes, proposent des « pannes » ou de troubles qui peuvent éclairer autrement ce que faire société veut dire.
À conclure
En passant de la sociologie à la socionomie, on pourrait retenir ce propos de Bourdieu : « Dans le champ scientifique, comme dans les rapports de classe, il n’existe pas d’instance à légitimer les instances de légitimité ; les revendications de légitimité tiennent leur légitimité de la force relative des groupes dont elles expriment les intérêts ; dans la mesure où la définition même des critères de jugement et des principes de hiérarchisation est l’enjeu d’une lutte, personne n’est bon juge parce qu’il n’est pas de juge qui ne soit juge et partie » [1]. Dans ce combat pour la naissance des sciences humaines pour lequel Jean Gagnepain nous a aussi vacciné, ce propos de Pierre Bourdieu peut-être entendu comme une invitation à transformer la théorie en « mouvement » convaincant pour renforcer la capacité à modifier les critères du jugement de la scientificité sociologique.
Notes
[1] Pierre Bourdieu, « Le champ scientifique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2-3, juin 1976, p. 92.
André Sauvage« La Charge de témoin, ou le témoin à charge ? Destins croisés et description sociologique », in Tétralogiques, N°17, Description et explication dans les sciences humaines.