Attie Duval-Gombert

Présentation. Si je puis dire

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C’est un honneur pour moi de vous présenter le thème du colloque de ces deux jours, dont le titre est Description et Explication dans les Sciences Humaines. C’est donc avec beaucoup de plaisir que je vous le présenterai.

Dans le programme se trouve une phrase qui dit bien la particularité du thème choisi. Je la cite « Si les sciences humaines sont des sciences, elles ont à expliquer les phénomènes dont elles traitent, et pas simplement à les décrire ». Or, l’explication et la description elles-mêmes ne sont pas exclues de cette règle exigeante-là, et ne peuvent donc pas s’expliquer ni se décrire, ni s’employer « en tant que telles » non plus. Voilà l’intérêt de ce colloque.

Dans la phrase citée se trouve un passage qui m’a fait réfléchir un peu ; c’est l’idée que la description se fait « simplement ». Mais est-il si simple de décrire, de dénommer, c’est-à-dire, de dire ce qu’on voit, ou plutôt pense voir ? Vu les titres des interventions le thème de cette année aura fait couler non seulement beaucoup d’encre, mais j’en suis sûre aussi beaucoup de sueur !

Citons seulement quelques titres qui montrent bien les préoccupations des auteurs : « Décrire et expliquer : statut sémantique », ou « Description et explication en ethnologie », « Personne et histoire : description et explication », « Propriété de la proposition ». Il y a même un thème cher au Chat de Philippe Geluck : « Qu’aurait fait Newton, si, au lieu de voir tomber les pommes, il avait regardé monter les bulles de savon ? », en passant par un « Pierre Perret et Jean Yanne » mystérieux, vers « La conversion de St Augustin », ou encore l’exemplarité de l’image, le jeune enfant, ou le patient cérébrolésé, les phénomènes de traduction, bref, on voit défiler toute l’humanité !

Ce n’est pas uniquement avec du plaisir mais aussi avec une certaine mélancolie, que je vous annonce le programme de ce colloque, car aujourd’hui c’est la première fois que M. Jean Gagnepain n’est pas des nôtres.

Nous pensons à lui très fort. Sans lui, sans sa rencontre avec M. Olivier Sabouraud, il n’y aurait pas eu de théorie de la médiation, et nous ne serions pas là non plus ensemble aujourd’hui. Il nous manquera, car nous n’entendrons pas cette fois-ci les petites remarques, dont il a le secret et qui peuvent donner une tout autre direction à une recherche, à un texte, ou à une discussion ! Imaginons donc ce qu’il aurait pu dire en écoutant tous ces intervenants.

Avant de leur passer la parole et pour vous mettre un peu dans l’ambiance de la thématique, je voudrais vous raconter deux histoires, pour vous montrer que le lien entre description et explication (ou l’inverse), n’est pas toujours si évident que ça, et que donc le thème choisi a toute sa légitimité à être mis en discussion.

Une première histoire pour vous montrer que « décrire quelque chose, nommer cette chose, n’est jamais chose facile ». Ce n’est pas un constat des sciences humaines de maintenant. Ce fut aussi le cas, par exemple, au XVIe siècle, lorsque les premiers navigateurs allaient s’aventurer « au-delà des mers », pour trouver d’autres continents que les vieux dont ils connaissaient déjà les contours, méditerranéens surtout, et qu’ils nommaient à la suite des anciens Grecs : l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Or, on pense souvent que les continents sont des faits géographiques tellement naturels que leur existence est une évidence aussi naturelle que le fait de respirer l’air ou de boire de l’eau. Comment définir un continent ? Selon le Robert : « Un continent est une étendue de terre limitée par un ou plusieurs océans ». Bref, il est un espace très étendu de « terre ferme ».

Mais on n’a pas toujours divisé le monde en continents comme on le fait depuis le XVe et le XVIe siècles. Déjà la découverte de l’Amérique a littéralement désorienté les cartes telles qu’on les faisait au Moyen Âge, où on plaçait toujours l’Est en haut de la carte, et cela par rapport à Jérusalem, considéré comme le centre du monde. La découverte de l’Amérique a non seulement désorienté les cartes, mais aussi relativisé l’importance « théographique » dans la dénomination des territoires. C’est ainsi que sur les nouvelles cartes du XVIe siècle on voit apparaître une nouvelle « terre continente », baptisée d’après le nom de son découvreur humain, Amerigo Vespucci. Il s’agissait d’une autre façon de décrire les choses, qui, comme par hasard, étaient nouvelles, elles aussi ! Ni les lois d’Athènes, ni celles de Rome ni de Jérusalem ne servaient encore de modèle pour parler des terres du monde.

Simultanément, les savants de l’époque avaient plus ou moins accepté le modèle théorique que la terre était ronde et tournait autour de son axe. Ils pouvaient métaphoriquement comparer cette situation à celle d’une bille, ou d’une boule ou encore d’un boulet de canon, objets qui faisaient partie de leur vie de tous les jours. Ils savaient comment roulait une bille, une boule, et surtout ils savaient comment il fallait les fabriquer, et ils avaient remarqué que les deux demies sphères d’une boule devaient être identiques, de même forme, et surtout de même poids, sinon la boule basculait et ne tournait plus « rond », et le boulet n’atteignait pas sa cible. Dans ce domaine aussi, le modèle pour expliquer et décrire les phénomènes de la terre était devenu humain, technique.

A la suite de toutes ces découvertes scientifiques et expérimentales, stimulantes, les puissants occidentaux, dans un but commercial et politique, ont donc continué à envoyer des explorateurs reconnaître le monde, et plus particulièrement les continents de l’hémisphère sud. Cela ne se faisait non plus par terre, comme l’avait fait Marco Polo, qui tout en découvrant des mondes inconnus, était resté néanmoins dans le même continent, mais par bateau, pour trouver des terres « au-delà » des mers. Or, pour faire ce genre de voyages les navigateurs avaient besoin de cartes.

Ainsi, en fonction du savoir sur la fabrication des boulets et des billes, les gouvernants organisateurs de ces voyages ont fait dessiner des cartes représentant l’hémisphère sud avec des « terres continentes » hypothétiques, résultat cette fois non pas d’une exploration déjà faite, mais de deux idées, deux hypothèses. D’abord celle venant d’une déduction : l’analogie du mouvement rotatif de leurs boulets avec la forme et le mouvement du monde. Puis une autre idée, héritée des Grecs celle-là. Selon leur théorie dite « des éléments », la terre, c’est-à-dire « de la terre », un morceau de terre fait de roche de sable et de boue, bref, « la terre ferme », était bien plus lourde que l’eau qui coulait entre les doigts.

En fonction donc de ces deux hypothèses, les cartographes ont dessiné leurs cartes de l’hémisphère sud, comme une réplique, une situation en miroir de la situation connue de l’hémisphère nord, avec la même quantité de terre et d’eau, puisqu’elle semblait toujours tourner bien rond ! Et c’est comme ça que les navigateurs sont partis, confiants en la science de leur époque, avec des cartes où les nouvelles terres étaient déjà prescrites et prénommées par les modèles théoriques qui avaient expliqué certains phénomènes propres au fonctionnement du monde.

Imaginez donc un peu, d’abord leur étonnement, puis leur énervement, puis leur lassitude et leur angoisse, lorsqu’au lieu de ces terres australes, ces terres du sud, qu’ils étaient censés découvrir, les capitaines et autres matelots ne rencontrèrent que des étendues d’eau, et cela pendant des mois et des mois ! Et pas de terres, jamais de la terre… Comment auraient-ils pu parler de ce qu’ils voyaient, ces marins, autrement qu’en termes d’étonnement, d’ennui, d’énervement et d’angoisse ? Puisque les terres théoriquement pourtant « déjà là », en réalité n’apparaissaient jamais à l’horizon ?

Lorsqu’ils trouvèrent enfin de la terre dont la surface à parcourir – à pied ou à cheval –, leur semble suffisamment grande pour avoir le droit d’être dénommée, décrite, par le nom de « continent », ils l’ont donc appelée « Australie », terre du sud.

D’aucuns diraient, vu l’ancienneté de la théorie des éléments : « C’est normal, quelle idée ils avaient eu de ne pas avoir attendu, ni entendu Newton expliquer la rotation de la terre avec sa théorie de la gravité universelle ! ». Oui, c’est vrai, mais quelle idée aussi de ne pas avoir changé la dénomination de ces bouts de terre à la suite de ces idées newtoniennes, car quels problèmes de description cela n’a-t-il pas soulevé par la suite ! Il suffit de regarder qu’à partir de cette vieille théorie des quatre éléments on récolte encore aujourd’hui des problèmes descriptifs – et du coup explicatifs – pour le moins embarrassants ! Des problèmes qui sont un mélange de géologie, de géographie, et de géopolitique.

Certains ont dit par exemple, pour des raisons géopolitiques : « en ce qui concerne la terre ferme d’Australie, peut-on admettre, qu’il y a coïncidence entre un pays et un continent ? Peut-on donner à un pays le statut de continent ? ». Ils le disaient d’autant plus volontiers, que ce pays était une colonie d’une nation qui ne faisait qu’une toute petite partie d’un autre continent !

Ensuite, d’autres encore se sont demandés si la surface réelle de ce bout de terre était suffisamment grande pour être nommée, décrite comme « continent ». Ne fallait-il pas mieux lui donner le statut d’île ?

Devant ces questions théoriques épineuses, on a adopté une solution nouvelle et originale. En raison des connaissances géographiques actuelles du monde, on a agrandi le terrain du continent australien, en y incluant d’autres îles ou groupes d’îles du Pacifique, comme la Polynésie, la Mélanésie. On a créé ainsi un nouveau continent qui bien sûr a reçu aussi un nouveau nom : l’Océanie. Mais… il s’agit d’un continent pour le moins très particulier, un continent « incontinent » si je puis dire, puisque c’est le seul continent qui contient plus d’eau que de terre ferme ! Bref, un continent qui en contredit la définition même.

Morale : Même si une théorie est ou paraît révolutionnaire – ici : « la terre est une sphère et tourne autour de son axe » – dans l’application expérimentale de cette théorie, d’anciennes idées, venant d’autres théories, y ont la vie bien plus dure et bien plus longue qu’on ne soupçonne.

La deuxième histoire est un peu plus courte, mais elle me tient particulièrement à cœur. Il y a quelques années, nous voyions régulièrement en consultation en neurologie un patient qui avait un comportement assez particulier, difficilement saisissable, donc explicable et descriptible, et au sujet duquel, par la suite, nous avons publié quelques articles. En fonction du modèle de la théorie de la médiation, nous étions arrivées à la conclusion, que ce qu’il présentait comme difficultés, pouvait bien concerner la « gestaltisation boulique », situation analogue à l’agnosie. Un jour nous avons montré des enregistrements vidéo à M. Jean Gagnepain. Il les a regardés avec beaucoup d’intérêt. Lorsque les séances ont été terminées, il nous a dit : « C’est bien ça. Cela ne peut être qu’une “aboulie”, mais jamais je n’aurais imaginé que ça pouvait se présenter comme ça ! ». Sachant ce qui est dit dans le Du Vouloir Dire à propos d’une hypothétique aboulie, je suis restée un peu étonnée, mais surtout admirative devant la franchise et l’humilité de la réponse…

Comment donc voir ce lien entre explication et description ?


Pour citer l'article

Attie Duval-Gombert« Présentation. Si je puis dire », in Tétralogiques, N°17, Description et explication dans les sciences humaines.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article238