Bernard Robinson
Docteur en psychologie, psychanalyste.
Le rapport à la parole et les dispositifs de transmission
Résumé / Abstract
L’éducation et l’enseignement sont des dispositifs de transmission. Dans l’histoire, des stratégies, des structures d’éducation et d’enseignement, des évaluations se sont modifiées en fonction des mouvements de la civilisation vers une plus grande importance de la liberté et de l’individualisation. Si précédemment il s’agissait surtout de faire accéder l’enfant, l’élève ou le jeune en formation aux savoirs, aux valeurs, aux usages, aux techniques, aux discours dominants, il s’agit davantage maintenant de permettre à chacun d’accéder à soi-même, à ses ressources inexploitées, réputées étouffées par l’éducation.
Les psychothérapies sont apparues comme des dispositifs de transmission permettant à chacun de développer ses propres ressources en atténuant les obstacles intérieurs à l’épanouissement. Paradoxalement, c’est possible en instaurant un certain rapport à la parole et en régressant vers un état du Moi plus collectif, plus anonyme. Chacun, individuellement ou collectivement, peut être mis en contact avec les richesses potentielles de notre humanité commune. Les limites s’élargissent, le temps n’est plus compté.
Cette structure de transmission, propre à la psychanalyse et au psychodrame, se retrouve aussi dans des situations de travail social avec des errants ou d’atelier créatif socio-éducatif dans un collectif d’habitation protégée dans le cadre d’une prise en charge psychiatrique. Ce moment dionysiaque est possible dans un atelier théâtral, pictural, ou musical. Il permet une transmission qui devrait pouvoir trouver sa place aussi dans l’enseignement et la formation.
Education and teaching are transmission techniques. Historically strategies, educational and teaching structures, assessments have evolved following civilizational changes towards a greater stress on freedom and individualization. While the key question previously was how to have the child, the student or the teenager in training get access to the values, uses, techniques and discourses, the focus nowadays is on allowing everyone to get access to themselves, their potential resources, which are supposed to be stifled by the educational process.
Psychotherapies have revealed themselves to be transmission techniques enabling everyone to develop their own resources while overcoming mental blocks and inner obstacles to self fulfillment. Paradoxically this is possible by creating a new relationship to speech and by regressing to a state of the Ego which is actually more collective and anonymous. Everyone, individually or collectively, can access the potential riches of our common humanity. Limits are pushed back, time is no longer of the essence.
This transmission structure which is specific to psychoanalysis and psychodrama, is also found in situations of social action with homeless people who have no more ties with anybody or social and educational workshops, as well as in groups in a sheltered environment within the framework of psychiatric therapy. This dyonisiac moment is possible in a theatre, pictural or musical workshop. It enables a type of transmission which should also be present in teaching and training.
Mots-clés
Education | psychanalyse | psychodrame | psychothérapie | transmission |
Articuler le singulier et le collectif
Éducateur, enseignant, formateur, thérapeute, parent, voilà des fonctions sociales différenciées, ou des métiers, mieux : des services. Cela indique que les rôles se répartissent dans l’organisation sociale, ils se distinguent, se complètent, se définissent, se séparent, voire s’opposent ou s’excluent. Éventuellement, ils défendent leurs territoires, leurs droits, leurs compétences propres, leurs devoirs, leurs limites. Mais après tout, d’un point de vue anthropologique, celui d’une anthropologie clinique [1], ces fonctions humaines ont en partage une autre fonction essentielle : la transmission. Anthropologiquement, il est clair que les humains n’ont de cesse de transmettre au groupe social, à tout nouvel entrant et d’une génération à l’autre, d’un individu à un autre selon de multiples dispositifs, leurs langages, leurs inventions, leurs usages, leurs valeurs, leurs identités, leurs techniques, leurs lois, leur histoire, tout ce par quoi ils se reconnaissent « homme instituant faisant partie d’un même groupe social ». Les dispositifs qu’ils mettent en œuvre et revendiquent, méconnaissent le plus souvent les mécanismes profonds et cachés qui la permettent. D’abord ceux des arcanes collectifs par lesquelles chacun s’articule à une dialectique ethno-politique, mais aussi, en psychanalyse, celui où le Moi conscient et raisonnable s’évanouit dans un moment fragile et magique pour permettre que s’articulent en nous le singulier et le collectif (qui de toute façon nous constituent) et que des pans occultes de notre histoire et de notre structure adviennent dans le présent. C’est la note bleue de l’improvisation en jazz. Naître à soi-même, dira le poète, ou mieux, naître à la musique, à l’ambiance musicale. En cela ces métiers partagent avec les arts et les artistes un point commun : découvrir le mystère à partir des sensations, le dés-occulter et le laisser agir. C’est ainsi que Claude Troisfontaines parlait d’une peinture de René Magritte : « Le Thérapeute » dans un hommage à ce grand philosophe qu’était Alphonse De Waelhens [2].
On peut dire qu’il y a dans l’éducation deux dimensions, une apollinienne et une dionysiaque. Comme il y a, dans les psychothérapies, ces deux dimensions, une centrée sur l’adaptation sociale, l’autre sur l’épanouissement de la personne. Nietzsche l’a montré dans « La naissance de la tragédie » et, à sa suite, Dominique Barrucand [3]. Ces deux dimensions renvoient à deux figures de guérisseurs mythiques : Apollon le purificateur et Dionysos le guérisseur.
Apollon se présente comme le dieu qui écarte le mal, le détourne (apotropaios), et le purificateur par excellence (katharsios). Les vertus apolliniennes impliquent une idée du bien et donc l’ordre social : sérénité, respect pour la loi et l’ordre, divine harmonie. C’est qu’Apollon lui-même est un meurtrier. Après le meurtre de Python, il a dû être purifié. C’est sans doute à ce titre qu’il illustre, après Zeus, le plus radicalement, la distance infinie qui sépare l’homme des dieux. La purification dont il est question ici est celle qui touche à la souillure (miasma) du crime d’homicide. Son culte et son pouvoir cathartique renvoient donc à ce qui menacerait le fondement social, le meurtre, mais en même temps cela renvoie au meurtre qui fonde le lien social de filiation. Apollon est devenu le modèle du gardien de la cité. Il est bien une divinité de l’intérieur, dieu fondateur de la cité.
Dionysos, quant à lui, est présenté comme le dieu étranger. Soi-disant venu de Thrace, le pays de l’orgiasme ; il est en réalité un dieu qui signifie l’ailleurs et qui désigne l’Autre. Il n’est jamais entièrement inscrit dans la cité. Il est plus souvent devant la cité qu’au-dedans. Il est donc en relation privilégiée avec la nature non civilisée, avec les puissances du monde sauvage. Venu tardivement, il menace la religion olympienne et ses institutions ; il contredit l’univers harmonieux des valeurs apolliniennes, proposant une expérience religieuse absolue qui nie le reste : équilibre, personnalité, conscience, raison. Il est donc persécuté et refoulé hors de la cité. Il apparaît soudainement, et disparaît par la suite mystérieusement. Ces épiphanies et ces occultations périodiques situent Dionysos parmi les dieux de la végétation. Il est en rapport avec la totalité de la vie, l’alternance de la vie et de la mort, finalement, pourrait-on dire, avec le flux pulsionnel.
Nietzsche situe cette opposition d’abord et surtout comme l’opposition de deux principes esthétiques. Les divinités, en l’occurrence, expriment dans des formes distinctes et convaincantes les vérités de la croyance esthétique des Grecs, reposant sur le contraste entre l’art sculpteur ou art apollinien, et l’art non sculptural de la musique celui de Dionysos. Cette lutte entre les deux esthétiques trouve sa solution dans la tragédie attique [4].
Si l’éducation est avant tout une « élévation » de l’enfant immature vers le social, elle apparaîtra aussi, et plus particulièrement à notre époque, comme une naissance à soi-même, au mystère de l’autre en soi, du non encore advenu. Il est clair que dans la naissance et l’évolution des méthodes psychothérapeutiques on retrouvera les deux courants, la psychanalyse, surtout depuis Lacan, accentuant l’aspect ascétique, les thérapies comportementales plutôt l’aspect adaptatif.
À partir des significations mythiques, Nietzsche explicite deux principes, en tension dialectique. Principes esthétiques, d’abord, qui s’articulent dans un art fécond, la tragédie. Principes moïques aussi, semble-t-il, bien que ce ne soit pas explicite dans cette œuvre de jeunesse de Nietzsche. On peut cependant deviner cette dialectique moïque dans les termes mêmes du texte.
« Apollon lui-même serait la divinité superbe qui incarne le principe d’individuation et dont le geste et le regard expriment tout le bonheur, toute la sagesse de « l’apparence » et toute sa beauté par surcroît. » [5] Il y a là comme la constitution d’un espace intérieur, d’un monde interne, monde du rêve qui se substitue au monde extérieur et résout, ou supporte, toutes les contradictions. Rêver, c’est se faire son propre monde, c’est s’individualiser à outrance. À la limite c’est le principe même de l’individuation qui s’énonce ici, condition de possibilité de la conscience de soi. À l’opposé, l’expérience dionysiaque nous livre au rapport avec le monde extérieur. « Soit par l’effet du breuvage narcotique dont parlent dans leurs hymnes tous les hommes et les peuples primitifs, soit à l’approche puissante du printemps qui émeut de désir la nature entière, on voit s’éveiller ces émotions dionysiaques qui en s’intensifiant amènent le sujet à perdre toute conscience de soi » [6].
Non seulement le lien se renoue d’homme à homme, mais même la nature étrangère, asservie ou hostile se réconcilie avec l’homme. « Dans cet évangile de l’harmonie universelle, non seulement chacun se sent uni, réconcilié, fondu avec son prochain, mais il se sent identique à lui, comme si le voile de Maïa se déchirait et ne flottait plus qu’en lambeaux autour du mystère de l’Unité originelle » [7].
S’opposent ainsi chez Nietzsche deux faces de ce qu’on pourrait appeler un principe d’obtention de soi-même (Selbsterhaltung) : une qui ouvre la voie de la pensée inflative, et une, participative, qui est un refus de penser. Les extrêmes de ces positions sont l’ascèse et l’orgie. De la mesure à la démesure. Apollon est une divinité éthique. Il exige de ses fidèles qu’ils gardent la mesure, c’est-à-dire qu’ils commencent par se connaître eux-mêmes. C’est la voie socratique, ascétique, à laquelle on assimile trop vite la cure psychanalytique et Freud. Platon privilégiera la narration plutôt que la mimêsis. Mimêsis et principe dionysiaque peuvent être manifestement associés, de même que narration et principe apollinien. Ce qui est rejeté par Platon, c’est en quelque sorte la catharsis par la possession au profit d’une catharsis d’épuration ; privilège de la réflexion sur le vécu. Ces deux dimensions de la purification, qui sont deux dimensions de l’esthétique nietzschéenne, peuvent nous apparaître donc aussi comme deux dimensions de la dynamique et de la structure du moi : obtention de soi inflative et participative. Mais, à y regarder de plus près, ce sont aussi deux modalités de rapport social. Deux perspectives d’éducation.
Dans la perspective apollinienne on aurait affaire à une société organisée, avec ses lois, ses valeurs, ses coutumes, ses chefs, sa hiérarchie, comme dans la République. Chacun a sa place, et nul ne peut remplir deux rôles différents. L’individu s’est contraint ascétiquement à renoncer à être tout ; ce renoncement est la condition de sa purification dans le monde des idées. Cette perspective comprend l’inhibition, mais permet d’affirmer sa différence [8].
Dans la perspective dionysiaque on aurait affaire à une participation collective dans laquelle l’individualité disparaît : une masse émotive, une foule inorganisée. Chacun peut jouer tous les rôles, et la toute-puissance magique de la pensée et de l’action est la règle. Chacun a renoncé à son individualité ; ce renoncement est la condition de la purification. Cette perspective comprend la désinhibition, mais paradoxalement permet d’affirmer sa ressemblance.
Indirectement, par l’intermédiaire des thèmes religieux et artistiques en Grèce, Nietzsche nous ouvre la voie d’une analyse du rapport social sous la question de la dialectique de la ressemblance et de la différence. Autrement dit, pour être soi-même il faut renoncer à être tout, mais on accède à l’universalité des idées, ou il faut renoncer à être soi, mais on accède à l’universalité du monde sensible. L’école de la république privilégiera la dimension apollinienne, mais les méthodes actives feront fleurir les moments dionysiaques.
On peut s’apercevoir que si une société s’élabore facilement sur la première perspective, la seconde apparaît d’emblée comme contestataire ou subversive. Il s’agit en effet de modifier, de déconstruire les rapports sociaux. Il s’agit de rendre tout le monde semblable, uni dans une communion mystique, alors qu’une société structurée accentue les différences. Mais sans doute, il ne faut pas choisir. L’espace social est de toute façon traversé par les deux courants, par les deux forces qui le constituent inévitablement. « Le bouillant Dionysos n’a pas de frontières », dit Maffesoli [9]. Certains moments sociaux sont dionysiaques. L’excès peut être la voie de la sagesse, et la passion fait le lien social. La figure archétypale de Dionysos est cela même qui permet de ruser avec « l’institué » [10] et sa pesanteur.
Dans cette archéologie divine, l’histoire de l’éducation croise l’histoire des psychothérapies. Formant des éducateurs, des assistants sociaux, des logopèdes (orthophonistes), des infirmiers, des psychologues, des enseignants, des psychomotriciens, des médecins, j’ai été amené, avec les étudiants, à tenter de penser « différents champs relationnels » en les différenciant [11]. Sans m’en rendre compte, ne connaissant pas spécialement le travail de Gagnepain à l’époque, j’anticipais sur ce que j’apprendrai de la dialectique de la Personne dans « Du vouloir Dire ». En effet, il s’agissait de distinguer différentes façons de se mettre en rapport avec « un client », non pas à partir d’une idéologie humaniste, mais en fonction du mandat professionnel, de sa compétence et de ce qui pouvait s’engager du client et du professionnel dans ces différents champs. Éduquer un enfant, n’est pas la même chose qu’enseigner ; soigner un malade n’est pas la même chose qu’écouter en psychanalyse. Pour faire bonne mesure, j’y avais adjoint un « champ social commun » et un « champ amoureux » puisque le transfert dans le rapport thérapeutique m’y incitait.
Nous avons déjà récusé l’expression « approche globale » à laquelle font aujourd’hui référence nombre de psychomotriciens [12]. Essayant de dépasser la louable intention humaniste de s’intéresser à l’entièreté de la personne, j’insistais à la fois sur l’impossibilité de ne pas rencontrer l’entièreté de la personne, et sur le fait, de plus en plus clair avec la psychanalyse, et désormais avec les médiations dialectiques, que c’est la personne elle-même qui a le pouvoir de se découper, et que tout rapport social opère aussi ce découpage. Il n’y a pas que la république ou la médecine qui découpe. En effet, en s’engageant dans un rapport social, quel qu’il soit, il est codifié et institué, et chacun de nous laisse au portemanteau une partie de soi-même, n’engageant dans la relation, par convention sociale implicite et réciproque, qu’une partie de soi ; celle qui est précisément sollicitée, requise et conviée par le type de rencontre définie par la situation sociale dans laquelle on se trouve. Il serait mal venu, pour un instituteur, de s’intéresser de près à l’ambiance affective entre les parents de ses élèves. Cela ne le regarde pas ! Même si, bien entendu, la capacité de l’élève de se concentrer en classe dépend aussi de cette ambiance affective. Mais cela ne fait pas partie de son mandat. Par contre, qu’un psychologue clinicien consulté pour troubles affectifs interroge son patient sur sa vie sexuelle est une chose délicate mais attendue. Et cependant on ne peut nier qu’à chaque coup, dans chaque rencontre, l’entièreté de la personne soit bien présente, avec toute son histoire, et donc son inconscient.
Mes avancées en psychanalyse et en psychodrame m’ont amené à poser que les dispositifs thérapeutiques sont aussi des espaces de transmission, comme l’éducation, la formation, l’enseignement, et bien d’autres dispositifs. Les psychothérapies, et spécifiquement la psychanalyse et le psychodrame, me paraissaient être d’autant plus des dispositifs de transmission qu’à notre époque les transmissions semblaient en panne. Dans certains passages de franchissement en éducation, dans l’enseignement ou dans la formation, il y a sans doute aussi parfois cette possibilité d’un moment où le sujet n’est plus tout à fait le même après un temps de fragilisation. Un ange passe, quelque chose s’est transmis. Nous devrions même sans doute distinguer deux pôles de transmission : un pôle collectif, qui intéresse particulièrement l’école, et un pôle individuel, singulier où il faut pouvoir « naître à soi-même ». Ce pôle, central dans les psychothérapies, intéresse aussi l’école. Chaque élève doit pouvoir individuellement émerger au savoir et se transformer.
Et, dès lors, pourquoi ne pas faire retour sur l’éducation, la formation et l’enseignement et envisager ces dispositifs de transmission à partir de ce que j’avais découvert en psychothérapie psychodramatique : le dispositif de la mise en scène et du jeu, pivot de la transmission en psychodrame, opère un passage d’une demande singulière par un collectif. La scène est en même temps singulière, mais en re-présentation (une scène concrète de l’histoire du protagoniste) et collective (une problématique que nous rencontrons tous, d’une façon ou d’une autre), pour devenir « imaginaire » sur la scène du psychodrame. Ceci est du jeu, ce n’est pas du réel. Ce passage par une négation me paraît capital.
Du singulier au collectif et inversement : n’est-ce pas la structure même des transmissions humaines ? L’étape suivante était de montrer qu’en psychanalyse il en était de même : le moment fragile du transfert et de l’interprétation ( qui fonctionne comme un espace de jeu : tout se passe comme si...) convoque la multitude des identifications et quelque chose d’une vérité, de l’histoire et de la structure, se transmet. « Ethniquement, disait Gagnepain, la personne n’est pas plus individuelle que collective » [13].
Ayant travaillé sur les processus de formation des psychanalystes et des psychodramatistes, j’avais souhaité modifier mon enseignement de la psychopathologie et de la psychologie clinique en « dialectisant » le dispositif : d’une part un cours en amphithéâtre relayé par un livre qui sert d’appui et de relance, mais surtout d’autre part un dispositif de formation en petit groupe dit « atelier clinique » dans lequel chaque étudiant pouvait s’engager plus personnellement dans une exploration de sa propre histoire familiale et sociale et de ses compétences relationnelles d’empathie, en devenant en quelque sorte « un acteur-client » pour un de ses condisciples dans des jeux de rôles de situations concrètes, réelles ou imaginaires. Le même dispositif était utilisé avec des médecins généralistes désireux d’explorer en groupe Balint leur implication personnelle dans la relation au malade. Le dispositif devait évidemment être parfaitement sécurisé et distinct de l’inévitable question de la sanction des examens le cas échéant. On ne peut échapper à son mandat. Avec Chantal Nève, nous avons utilisé le même dispositif avec des groupes qui nous étaient inconnus. Mais nous avions préalablement assisté ensemble à une représentation théâtrale ou cinématographique. Le dispositif permettait que se transmette pour chacun quelque chose de ce qui se trouvait enfoui dans l’œuvre. Quelques fois un ou l’autre acteur ont participé à l’expérience, à leur grand étonnement [14]. Ils ne se doutaient pas que le jeu psychodramatique pouvait amener dans l’espace d’échange des ressources insoupçonnées du texte et du jeu théâtral des acteurs.
Avec les étudiants ou les médecins, il s’agissait de retrouver un accès à la parole de sa propre histoire, dans le dispositif même de formation. Des infirmiers en psychiatrie m’ont demandé de les aider à comprendre leur implication dans leur relation aux malades. L’insistance des symptômes et les effets de groupe dans la salle les laissaient sans ressources. J’ai suggéré qu’assistent aux supervisions aussi les animateurs d’ateliers auxquels étaient conviés les malades dans la clinique. La médiation de supervision, avec le jeu de rôles, permettait de trouver des traces de parole des malades que personne n’avait entendues. Quelque chose se transmettait.
Élargissant mes pratiques thérapeutiques du côté de la précarité et de l’errance d’une part, et d’autre part du côté des ateliers thérapeutiques en habitations protégées, je m’apercevais que le psychanalyste y était aussi convié, pour faire percevoir que dans ce rapport particulier à la parole on pouvait entendre un sujet qui cherche à se dire à lui-même quelque chose, malgré lui, et que quand c’est entendu le sujet n’est plus tout à fait le même.
Je vais donc explorer ces deux lieux d’intervention thérapeutique comme lieux particuliers de transmission. Ils partagent avec les psychothérapies d’être des lieux (espace-temps) d’initiation, au sens d’initiation aux mystères, mais aussi dans le sens de commencement. Cela peut être d’autant plus riche d’enseignement pour l’éducation, la formation et l’enseignement que ce sont des situations extrêmes où il n’y a pas de demandes, pas de mandat explicite. Ce sont des intervenants non-thérapeutes qui ont créé ces situations d’intervention socio-éducative, ou simplement de travail social, puis qui ont sollicité un psychanalyste pour avancer plus loin. Il s’agit de créer un dispositif de transmission sur mesure en fonction d’une urgence sociale ou institutionnelle [15].
Des dispositifs « thérapeutiques » de transmission
Si les psychothérapies, l’éducation, l’enseignement et les formations sont aussi des lieux d’initiation, leur source profonde se trouve dans les phénomènes religieux lorsqu’il s’agissait de surmonter collectivement les angoisses suscitées par les aléas de la vie et ses mystères. Les humains étaient portés par la parole collective.
Individuellement nous naissons sans avoir accès directement à la parole. Les premiers vagissements et borborygmes en sont les prémices. Néanmoins, nous naissons dans un univers de langage et de parole qui nous précède et déjà nous y désigne sans que nous soyons capables d’y consentir. Et notre destin est d’avoir accès au signe, à l’outil, à la personne et à la norme. Nous naissons dans une histoire. Cris, plaintes, bruits, notre univers sonore en tant que producteur, est rudimentaire. Par contre, en tant que récepteur, le son, la musique, le rythme, la cadence, l’intensité, la mélodie du parler humain, son sens, ne cessera de nous baigner, de nous charmer ou de nous faire souffrir. Fusion et séparation scandent et supportent notre émergence à la parole. Nous sommes programmés pour y advenir. Si nous sommes d’abord pris dans la parole de l’autre (le parent), il y a un temps où nous advenons à notre parole, mais nous restons toujours pris pour partie dans la parole « des autres », celle du parent en nous et tous ses substituts, mais aussi celle des réseaux sociaux auxquels nous nous attachons. Avoir la parole, donner la parole, prendre la parole, ne pas avoir droit à la parole : la parole est un enjeu des rapports sociaux, des rapports de classes et de domination.
L’éducation et l’enseignement favoriseront, selon les époques et les écoles, tantôt la réception de parole, tantôt sa production, ou les deux. On connaît des styles d’éducation et d’enseignement, ou des systèmes d’organisation sociale et de pensée, dans lesquels seule la voix de son maître est intéressante. Il faut s’y soumettre. Les pédagogies actives ont toutes privilégié le contraire, comptant sur l’expérience, la découverte, l’étonnement, l’observation, la lecture et le groupe pour s’immerger dans la parole comme producteur-récepteur. Depuis Freud, puis Lacan, la psychothérapie a privilégié la parole en acte à quelqu’un qui se consacre à son écoute. La psychothérapie devient « psychanalyse ».
En 1348, Boccace imagine dix jeunes femmes fuyant la peste et la mort, se retirant de Florence vers un lieu enchanté, suspendant le temps au quotidien ; elles se racontent des histoires [16]. La fiction, le récit, leur permettent de s’éloigner de la béance et de faire taire le silence, « celui de la peur, peur de la peste, mais aussi de l’angoisse, plus diffuse, arrimée à nul objet particulier, sinon la vulnérabilité essentielle d’un être qui se sait mortel » [17]. S’éloigner de la béance et faire taire le silence. A la fin du XIXe siècle, en réponse à certaines formes de souffrance dont ont à se plaindre les humains, à un moment précis de l’histoire de la médecine et plus particulièrement de la psychiatrie, Freud a initié une forme de réponse, de traitement, qui progressivement allait se centrer sur l’acte de parole dans l’interlocution. La production de parole et l’écoute sont mises à l’avant-plan. C’est un moment décisif dans l’histoire des dispositifs de transmission. Pour s’inscrire dans ce dispositif de parole, il faut pouvoir accepter une rencontre avec un psychanalyste et évidemment y consentir.
La psychanalyse a imaginé le dispositif de la cure-type [18]dans lequel, en passant par un provisoire et fugace « évanouissement » du Moi, une parole venue d’ailleurs peut advenir et le sujet parlant s’y reconnaître. C’est un dispositif de transmission particulier, mais l’analysant doit consentir à ce que sa parole libre compte. Aristote nous avait familiarisé avec l’idée du théâtre comme dispositif social de transmission. En somme, il en est de même avec toutes les formes d’art. Comme la clinique nous impose de constamment réinventer la psychanalyse, parce qu’elle ne se transmet pas telle quelle, nous avons créé un dispositif psychanalytique en empruntant le psychodrame à Moreno. J’ai moi-même imaginé un dispositif d’accueil des errants en précarité. La rencontre avec un psychanalyste peut produire des effets : un arrêt, une suspension de l’errance, une pensée, une décision, un désir. Peut-être, un récit, une histoire. Freud a sorti la psychothérapie de la médecine pour en faire une « science de l’Homme. » [19].
Qu’ont en commun le transfert et l’interprétation avec le dispositif groupe-jeu en psychodrame ? J’ai suggéré, au-delà du fait qu’ils s’instaurent dans un espace « sacré » délimité à l’écart du « profane », que ces dispositifs permettent une régression topique par laquelle le sujet peut se mettre en rapport avec le collectif du groupe ou du transfert, avec le collectif en soi-même, la collection des identités et des formes d’être au monde. Pour désigner cet état du Moi que permettent le transfert, le jeu et le groupe, j’ai utilisé la référence au vecteur du contact dans le schéma pulsionnel de Szondi, qui implique une participation (p-) ou position personnelle de base indéfinie selon les développements de Jacques Schotte : le « on » ou le « il », le « ça », comme dans « il pleut » ou « ça neige » [20]. Mais cela implique aussi un accrochage avec l’immédiateté de l’ici et maintenant du transfert, du jeu et du groupe (m+), d’accepter de laisser monter les affects durs de base, comme la haine ou la rage (e-), et un besoin de fusion avec les protagonistes présents (h+). C’était, anthropologiquement, renouer avec des dispositifs ancestraux de transmission, ceux qui utilisaient les états de transe.
La transe comme modèle de passage du singulier par un collectif en psychanalyse et en psychodrame, et pourquoi pas dans d’autres dispositifs de transmission ? [21]
La transe est un état second ayant à la fois une dimension psychologique et une dimension sociale. Une analyse linguistique du mot (transe, transir, passer...) indique que des limites peuvent être franchies qui ouvrent un autre monde, une autre réalité, une autre identité. Un autre rapport à soi, au corps, et à l’autre, à son histoire, au monde. Sortir de l’identité dans laquelle on se trouve enfermé, sortir du collectif quotidien, pour découvrir d’autres mondes, d’autres identités, d’autres collectifs. On voit bien le double sens à la fois spatial, élargir ses limites, et temporel, défier le temps qui passe. Il évoque cette possibilité qu’ont les hommes de rêver outrepasser les limites de l’espace et du temps et donc celles de l’identité.
Dans la transe collective, l’enthousiasme qui s’empare d’un danseur, le rythme partagé avec d’autres, donne le sentiment d’être intensément vivant, unifié, de ne pas être seul, de participer du groupe, connecté à une unité plus vaste que soi, un Autre. Le rythme qui porte le sujet, l’ordonne, l’harmonise et le relie aux autres. Dans les pratiques de guérison, la transe transforme le Moi en un collectif. Souvent le collectif social y participe, accompagnant le chaman, ou le sorcier, soutenant le malade, par exemple le mari de la femme qui est en train d’accoucher. Et de façon paradoxale la transe unifie les différentes parties du moi ; le moi dispersé, se réunifie dans la globalité de l’événement.
Comment est-on passé des transes culturelles dans les rites de possession ou le chamanisme aux transes individuelles spontanées ou provoquées ? Durkheim et Lacan s’étaient alarmés du déclin de la fonction paternelle qui doit être le pivot de la transmission. Ce qui est interrogé dans la foulée, mais implicitement, ce sont les modes actuels de transmission, au moment où la démocratie est devenue une exigence d’espace de liberté, de singularité, d’égalité, de droit à la différence. Que transmettre quand les technologies progressent à un point tel qu’on peut être rapidement dépassé ? Comment articuler le passé, le présent et l’avenir, alors qu’une économie de l’objet nous fixe à l’immédiateté ? Comment enter le singulier sur le collectif et le collectif sur le singulier, alors que la crainte de l’étrangeté de l’autre nous confine dans un individualisme casanier ? La psychanalyse n’est-elle pas venue suppléer à la question de la transmission ? Mettre en place une éthique du procès subjectif, du lien social et de la transmission, qui se différencie des éthiques dominantes, celles qui semblent orienter une économie de l’objet, et à sa suite certaines formes du lien social inspirées des lois marchandes de l’offre et de la demande ?
Freud réintroduit dans sa métapsychologie, et dans la pratique qu’il invente, l’importance de la dimension symbolique. Il disait « Le symbolisme constitue peut-être le chapitre le plus remarquable de la théorie des rêves » [22]. La signification des symboles des rêves nous vient de diverses sources, des contes et des mythes, de farces et facéties, du folklore, c’est-à-dire de l’étude des mœurs, usages, proverbes et chants de différents peuples, du langage poétique et du langage commun... « Je n’affirme pas que le rêveur sache tout cela, continue-t-il, […] il n’a pas besoin de le savoir [...] Le rêveur a à sa disposition le mode d’expression symbolique qu’il ne connaît ni ne reconnaît à l’état de veille […] . » Les rapports symboliques n’appartiennent pas en propre au rêveur... On a l’impression d’être en présence d’un mode d’expression ancien, mais disparu.
Nous voilà confrontés, dans ces « passages », individuels ou collectifs, selon qu’il s’agit de thérapie, d’éducation, de formation ou de « travail social », non seulement aux obscures questions qui fondent et orientent notre humanité : l’origine de la vie et du désir, la différence des sexes et la différence des générations, la toute-puissance et la mort, mais aussi au fait que « tout cela nous échappe ».
Lacan renchérissait : « L’inconscient est cette partie du discours concret en tant que transindividuel qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours conscient », ou « L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs » (Lacan, 1966, pp. 319 et suivante).
L’introjection et le déclin de la fonction paternelle
Au XIXe siècle, les conflits éthiques ont été presque complètement intériorisés, on pourrait dire « introjectés » pour reprendre un concept de Ferenczi, au moins dans la bourgeoisie européenne et occidentale. L’espace psychique s’est donné un théâtre privé. Ferenczi oppose projection (paranoïaque) et introjection (névrotique). Dans la névrose, nous observons un processus diamétralement opposé à la projection : le névrosé cherche à inclure dans sa sphère d’intérêt une part aussi grande que possible du monde extérieur, pour faire l’objet de fantasmes conscients et inconscients. Développant la pensée de Szondi, Schotte proposera d’envisager différentes positions personnelles : l’impersonnel, la troisième personne, la deuxième personne, la première personne. D’une certaine façon, c’est l’approfondissement du Freud de 1921 Psychologie des masses et analyse du Moi. En foule, le Moi se collectivise. S’appuyant sur Gustave le Bon, il indique que la foule, l’hypnose et l’amour ont en commun de mettre le sujet dans un état particulier : il n’est plus tout à fait conscient de ses actes, certaines facultés, le raisonnement, la logique, la critique, s’évanouissent, et d’autres facultés sont exacerbées : l’enthousiasme, les émotions, la haine, l’exaltation. L’hypnose est une foule à deux, dit Freud, et de l’état amoureux à l’hypnose, la distance n’est pas grande.
La découverte du transfert a donné accès à cette « collectivisation » du Moi. On ne parlera plus de transe. Le dispositif du divan vise à faire « oublier » le Moi et laisser parler l’Autre à travers lapsus, jeux de mots, rêves et associations d’idées : ils sont produits en état de transe passagère, où, dans l’effacement du moi, l’inconscient peut se manifester. Encore faut-il « l’entendre ».
Dans cette interlocution particulière, qu’en est-il de l’analyste ? Il y a sa propre analyse (il est passé par là) et surtout son attention également flottante. Qu’est-elle d’autre qu’un état de transe lui permettant de se « brancher » sur l’écoute de cet autre ordre de discours, qui tantôt fait irruption dans la parole du patient, tantôt s’entend à bas bruit entre ou sous les mots qu’il prononce. C’est ici que se noue une structure relationnelle particulière : alors que le psychanalyste assume la paternité du dispositif qu’il mène et garantit, dans l’attention flottante et dans le transfert, il est lui-même pris dans la parité de la rencontre [23]. Paternité et parité le font passer du munus au nexus [24]. Cette structure relationnelle est à l’opposé exact de la structure relationnelle classique du formateur, de l’enseignant, de l’éduquant, qui eux sont, le plus souvent, branchés sur l’objet à transmettre. Alors que le parent, autre « transmetteur », Quentel l’a montré, porte toujours l’enfant en lui. Je suggère qu’une pédagogie puisse aussi laisser advenir des dispositifs de ce type où le munus et le nexus sont concomitants, dans lesquels « l’objet se transmette de lui-même ». Le pédagogue « initiateur ».
Moreno, quant à lui fait, sortir le patient du cabinet du psychanalyste, pour le confronter au groupe et au jeu. Le groupe et le jeu deviennent un dispositif de passage du singulier à un collectif : par les rôles, les acteurs, les doublages, les échos du groupe... pour autant que le metteur en scène laisse se dérouler la logique du jeu en abandonnant la maîtrise.
Dans le creuset du transfert et du jeu, il y a quelque chose comme cela : on ne sait plus très bien qui est qui, on ne sait plus qui parle, qui agit. Stupeur du Moi dans l’après jeu de ce qui vient de se passer, de ce qui vient de passer. Stupeur dans le transfert d’entendre quelque chose qui est soi, bien que ça vienne d’ailleurs. Un ailleurs qui est soi. « Nous avons essayé d’expliquer ce miracle en supposant qu’il est dû à ce que l’individu renonce à son Idéal du Moi en faveur en faveur de l’idéal collectif... », dit Freud. [25]
Je considère qu’en psychanalyse et en psychodrame ce moment de passage fragile est un moment de transmission. Le psychanalysant et l’acteur protagoniste en psychodrame sont comme le soliste de jazz. C’est le moment fragile du soliste. Au moment de l’improvisation le soliste est seul, mais soutenu par la section rythmique. Il se lance dans des contrées sonores encore inexplorées en cherchant la note bleue. Des forces musicales et corporelles sont maintenues dans le creuset bouillonnant de la session musicale.
En psychodrame le groupe et le jeu, et en psychanalyse le dispositif de l’association libre sur le divan, le silence de l’analyste, le transfert, les interprétations, forment le creuset d’une parole d’analysant qui advient à lui-même.
Transmission et précarité : quand dignité et responsabilité sont flouées [26]
L’expérience que j’ai proposée à des personnes en « errance » de « rencontrer un psychanalyste » m’a convaincu qu’on pouvait adapter le dispositif d’écoute pour qu’une transmission s’opère. Cette structure de transmission qu’a permis la psychanalyse, Serge Gaudé est le premier à l’avoir élucidé dans le dispositif de psychodrame (1998). Dans son analyse il tente de comprendre comment les échanges langagiers entre les participants d’un groupe de psychodrame vont s’articuler de telle sorte qu’ils traduisent le travail d’un sujet à la recherche d’un sens par la parole. Si le psychodramatiste y met du sien, cette recherche peut devenir discours, discours de séance. À deux conditions, dit Gaudé :
a. qu’il y ait adresse à quelqu’un (ce qui pour les lacaniens renvoie à l’autre ou à l’Autre, sans lesquels nulle transmission n’est possible).
b. que le questionnement fasse auditoire (il n’y a pas de transmission sans un collectif, ce qui renvoie en même temps à l’universel de la structure).
C’est ce que j’appelle le rapport à la parole. Lorsque j’ai voulu proposer ces rencontres aux errants, j’étais bien conscient qu’il fallait inventer un dispositif particulier de transmission, puisque leur rapport à la parole n’était pas le même que ceux qui viennent nous voir en psychanalyse ou en psychodrame. Néanmoins, je voulais aussi tester l’hypothèse de cette structure de transmission : du singulier au collectif et réciproquement, de telle sorte que quelque chose advienne de l’ordre d’une vérité. Si je parvenais à créer un dispositif adéquat, je ne voyais pas pourquoi les errants ne pourraient pas se transmettre quelque chose à eux-mêmes qui fasse qu’ils ne sont plus tout à fait au même point après ce passage.
J’avais préparé cette expérience en consultant toute une série d’écrits sur cette question ; j’ai pu constater que ces personnes ne sont pas en manque de symbolisation, que la parole libre fonctionne très bien, alors même que je m’y prends de la même façon : accueillir, rencontrer, écouter ce qu’ils ont à dire. Il fallait imaginer un contexte de rencontre.
Penser psychanalyse et précarité implique qu’on renonce à penser la précarité en termes classiquement sociologique, ou politique. Face à cette réalité sociale incontournable — il y a des pauvres et il y a des riches —, les psychanalystes, convaincus d’avoir inventé une anthropologie clinique se sont très vite souciés d’essayer d’offrir la psychanalyse aux plus démunis, fut-ce en l’adaptant. Encore fallait-il imaginer un dispositif qui rende la rencontre crédible et efficiente. Dès 1908, Freud et Ferenczi ont l’idée d’une polyclinique pour personnes défavorisées. « Budapest a préparé, Berlin exécuté, Vienne espère succès », dit Freud dans un télégramme, cité par Michelle Moreau-Ricaud. On associera « l’influence éducative à l’influence analytique » : l’« or pur » de l’analyse sera amalgamé avec le cuivre de la suggestion directe, ou parfois de l’hypnose. Sans « parti pris » [27]. On est entré pleinement dans la question politique, dans l’aspect « politique » de la personne. On suppose donc que les gens pauvres ne sont pas dans le même rapport, non seulement à l’argent, mais aussi à leurs symptômes, à la souffrance psychique, au consentement nécessaire et à la privation pour accéder aux racines inconscientes de leurs souffrances. Ils ne sont pas dans le même rapport au monde, aux objets de désir, à eux-mêmes et aux autres. Évidemment « pauvres » et « errants », ce n’est pas la même chose. Néanmoins, cette remarque de Freud laisse deviner qu’il a compris ce qu’est cette déchéance de l’errance ou de la pauvreté, et que ces personnes ne sont plus dans le même rapport au collectif social que ceux qui n’errent pas.
Dans une thèse de décembre 2016 [28], Olivier Jan propose le concept plus large « d’errance essentielle ». Il le définit « comme une dynamique existentielle pathologique issue d’un contexte traumatique précoce ayant remplacé la possibilité normale d’accès au vivant par une condition apparaissant définitive de survie fondée sur l’impossibilité d’accroche vraie à l’autre. L’errance essentielle fait vivre paradoxalement, de façon mortifère, en condamnant son porteur à ne pas acquérir, à ne pas (se) développer, à ne pas construire, le maintenant dans des non-liens, des non-sens par lui seulement acceptables, à une vie sans projet, sans désir, dans laquelle la subjectivation n’advient que très partiellement. Organisée autour de ce vide fondamental, de cette survie, l’errance essentielle conduit très sûrement à la désocialisation extrême, à la marginalisation grave, raccourcit la durée de vie. »
Ce qui me paraît intéressant c’est, d’une part qu’il insiste sur l’évanescence, voire la disparition d’un espace de transitionnalité. Cela indique clairement qu’il faut construire une clinique avec les moyens du bord, pour tenter de créer des espaces dans lesquels une transitionnalité pourrait advenir. Les phénomènes transitionnels, évoqués par Winnicott, impliquent exactement cet espace transitionnel qui permet une transmission. C’est ce que je tente de cerner ici. [29] A ma connaissance Winnicott ne parle pas de transmission. Et dans le prolongement de ce qui m’intéresse ici, en éducation, pour qu’il y ait transmission, il faut constituer des espaces de transitionnalité. C’est ce qu’ont préconisé les innovateurs des pédagogies actives : Freinet, Fröebel, Steiner, Decroly, Pestalozzi, Neill à Summerhill, et d’autres comme l’école Loczy à Budapest ou l’école décrite par Tolstoï... L’intitulé l’indique bien : l’élève doit être « actif » et non plus passif. Personnellement, j’introduis plutôt le concept de « consentement », que j’emprunte à Quentel. Comme le patient du psychanalyste ou du psychodramatiste, l’élève doit « consentir » à s’engager à une rencontre dans cet espace particulier de la transmission qui passera par un « collectif » et une perte de maîtrise du Moi. De même que le « formateur » doit consentir à quitter sa position de Maître du Savoir pour « rencontrer » son pair.
Cette façon de construire la situation clinique particulière de l’errance permet facilement de prévoir un développement théorico-clinique du côté du vecteur du Contact, dans le schéma pulsionnel de Szondi, revu et développé à Louvain par Schotte et ses élèves. On y retrouve cette nécessité de construire des dispositifs adaptés chère à Tosquelles à Saint Alban, puis à Oury, Gentis et les autres dans d’autres lieux de psychothérapie institutionnelle.
Fort de ces réflexions préliminaires, je me suis installé aux Resto du Cœur de Liège, qui dispose d’une cour intérieure fermée par une grille, avec des locaux, dont le resto, distribués tout autour de la cour. Différents services sont proposés : un petit déjeuner le matin, un déjeuner à midi, des douches, un lavoir, un dispensaire médical et pharmaceutique, et un bureau de travail social. On m’a réservé un petit local, qui sert parfois de cafétéria. J’y dispose d’une table et de quelques chaises. La porte vitrée est ouverte sur la cour. Je m’assieds face à la porte et j’attends. On a informé les usagers de la présence d’un psychanalyste deux ou trois heures par semaine. Des personnes, qui sont venues chercher leur colis, ou qui sortent du resto, passent la tête, disent bonjour, regardent curieusement, poussent un pied à l’intérieur, me demandent s’ils peuvent venir. J’accueille. Parfois quelqu’un parle, debout dans l’ouverture de la porte. Deux minutes et puis s’en va. Un autre me demande s’il peut parler. Il finit par s’asseoir et parle tout seul en me regardant. Il débobine son histoire ; mais ce sont des évènements, accolés les uns aux autres. Défilent des personnages de son histoire, mais il n’y a pas d’histoire : des personnes les unes à coté des autres, sans liens, des évènements mis bout à bout. Je comprends que toute la misère du monde lui est tombée sur le râble. Je souris. Il n’y est pour rien. Il se lève et s’en va. Il reviendra demain ou après. Pendant ce temps-là quelqu’un a poussé la tête. Je lui ai demandé de bien vouloir patienter un peu. Quand le premier est parti, je vais voir dans la cour. Je repère celui qui a poussé sa tête : « vous voulez me parler ? » « Pourquoi pas, dit-il. » Il entre et s’assied. D’autres nous observent.
Tout se passe dans l’immédiateté, sans « rendez-vous ». C’est très anonyme. Cependant je note dans un grand carnet tout en écoutant. Je leur demande s’ils peuvent me donner un prénom, n’importe lequel. « Vous voulez mon prénom ? » Il sourit. « Pourquoi pas ? ». Il existe désormais dans mon carnet : c’est Jean-Pierre ! Cette sorte d’anonymat semble leur convenir pour n’avoir pas à supporter leur destin. Ne pas être fixé à un domicile, ne pas être fixé à un nom, n’être que dans l’instant, dans un lieu, pour le quitter immédiatement. Ils vont et ils viennent, d’un point d’accrochage à un autre, sauf si quelque chose d’autre les arrête. Le lendemain, peut-être ma porte ouverte les arrêtera. Ils viendront voir s’il y a quelqu’un ; ils attendront quelques minutes dans la cour. Reviendront pousser la tête pour voir si je peux les recevoir. Ou repasseront la semaine suivante. Un lien se tisse avec moi, le psychanalyste. Leurs litanies d’événements qui leur sont tombés dessus, sans que cela les concerne en propre deviennent récit. Dans un récit, ils existent, ils ont un rôle, éventuellement une responsabilité. Il y a donc aussi un avenir. Pour un ce sera d’essayer d’aller voir sa fille à Stavelot. Pour exister à ses yeux. Pour un autre d’aller dire à son bienfaiteur qu’on n’aurait pas dû se fâcher comme cela, ce qui a coupé les ponts d’un lien de protection indispensable. Il me dit qu’il s’était senti humilié dans cette dispute. C’est déjà une histoire. « Ce n’est pas parce que j’ai tout raté qu’il faut m’humilier ! » Après cette séance il avait décidé de fermer les portes de sa maison pour que tous les drogués ne puissent plus rentrer. Il a mis des frontières, des limites. Il s’est fait « exister ». Celui-là, qui était venu souvent me voir pendant quelques mois, m’a un jour rencontré dans un bistrot, dans la vraie vie sociale. On a bu un café ensemble. Il ne comprenait toujours pas ce qui lui était arrivé pour en arriver à l’errance. Une autre, rencontrée dans le quartier au retour du resto du cœur, m’appelle : « Je suis retournée aux Urgences à la Citadelle ; je commence une cure demain ». Il y a un demain. « Merci ». Des bribes d’histoire. Un troisième, au festival de jazz, me saute au cou : « Oui, je sais, je devrais aller en Tunisie, voir mon oncle. On en a parlé. Mais je n’ai pas encore le courage ». Des bribes d’histoire qui n’errent plus. Des points d’accrochage. Et Polo l’Africain, qui errait dans la ville sans pouvoir se décider à rentrer en Afrique. Il avait accumulé assez de diplômes pour rentrer auprès de sa famille, fier, celui qui a réussi. Mais en Afrique ses diplômes ne valent rien, et en Europe personne ne veut de lui. Que faire ? Errer dans d’autres facultés, pour d’autres diplômes ? Les Européens ne veulent plus de lui. Tentative de défenestration, recueilli par un autre Africain. Amené au Resto du cœur, sans ressources. S’il va aux Urgences Psychiatriques, il a peur de la machine qui va le ramener en Afrique malgré lui. En errant, il ne décide pas, et il se sent coupable de ne pas être à la hauteur de cette épreuve. C’est déjà une histoire qu’il vient me raconter par bribes, presque tous les jours de mes permanences, quelques minutes. Il est patient, il peut attendre dans la cour que celui qui me parle se lève pour me quitter. Parfois, c’est moi qui me lève pour qu’il ne parte pas, qu’il vienne quelques minutes pour parler. Il a fini par appeler l’urgence psychiatrique.
Qu’est-ce que je fais dans ces rencontres ? Du travail social ? De l’éducation ? De la psychanalyse ? Du « socio-éducatif » ? Du « thérapeutique » ? Peu importe après tout, mais le dispositif semble fonctionner : un espace en retrait, un accueil, une écoute particulière, du dire qui passe par « du collectif » et puis du « singulier » qui apparaît.
Pour ce type de clinique Freud, s’appuyant sur Ferenczi, préconisait d’être plus actif. En fait cela veut dire s’engager autrement dans la rencontre. Non seulement en accueillant, mais surtout en se déplaçant sur leur territoire, au beau milieu de leur territoire. Comme des éthologues. La différence est que les éthologues « dans le milieu » cherchent à se faire oublier. Moi je propose de venir parler avec un psychanalyste. Bien entendu, je reste psychanalyste, je me fais oublier d’une certaine façon. Je n’ai rien à leur dire, surtout pas.
J’ai présenté mon travail à des collègues psychanalystes. « Tu ne viens pas avec rien, me dit un collègue, tu es là avec ton éthique, tes idées sur l’inconscient, la parole et la responsabilité subjective, et c’est cela qui oriente ton écoute, et donc sans doute aussi c’est cela qu’ils viennent te dire ».
Gagnepain distinguait « parler avec » et « parler à ». Les paramètres ne sont pas ceux du « message », mais de « l’usage » [30]. L’anthropologie psychanalytique m’a appris qu’elle est une expérience de franchissement. L’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss avait déjà compris que des choses se jouent en deçà du langage, ce dont on ne peut pas parler. Sauf à ménager un espace de dire, ou scène de représentation, qui permette des « franchissements », des transmissions. La transmission n’implique-t-elle pas toujours un franchissement ?
L’atelier comme médiation thérapeutique
Une autre expérience me permet d’illustrer mon propos. Est-ce du travail social, du socio- éducatif, de l’éducation ? On l’appelle « atelier à médiation thérapeutique ».
Comment penser la fonction d’un atelier thérapeutique dans ce dispositif appelé « habitations protégées » ? Les malades y résident en communauté de cinq ou six, sous la « protection » d’une équipe d’intervention psychiatrique éducative et psychosociale [31].
Qu’ont à gagner des résidents à se laisser prendre par l’invitation à dessiner, peindre, danser, musiquer gribouiller, chanter, etc. ? Qu’ont-ils à attendre de cette ambiance particulière d’un atelier où on les invite à explorer la matière et les formes, le mouvement et la couleur, les sons et les sensations, leurs gestes, leur corps, leurs histoires ? Ce moment de création, qui peut arriver dans cette ambiance particulière de liberté et de silence, est un moment fragile, parfois magique, parce qu’il donne accès à quelque chose de soi encore impensé, encore enfoui dans les méandres des affects, des pulsions et des symptômes.
Penser l’atelier comme médiation thérapeutique, c’est dans le même mouvement penser l’œuvre dans l’art, le solo en jazz, l’inspiration en poésie, qui sont des moments de fabrication, de production de « quelque chose » et de soi-même. Dans ce moment magique, la fabrication est plus importante que l’objet produit. Dans ce sens un atelier, dans une institution de soin, est un acte politique.
Il s’agit de mettre la matière à l’épreuve de la manière de faire, ou, inversement, la manière de faire à l’épreuve de la matière. Il y a donc un rapport avec l’art. L’atelier est en connivence avec l’art, mais pas avec l’industrie. Si l’artisan est à l’origine de son œuvre, s’il est lui-même la cause de ce qui lui arrive, ce n’est pas le cas de l’ouvrier d’industrie. Cela nous renvoie au rapport entre la psychothérapie et le destin pathologique. On espère toujours en psychothérapie que le patient devienne lui-même l’auteur de sa guérison. C’est ce qu’on espère aussi dans l’éducation des enfants, dans l’enseignement et dans les formations. On connaît l’adage : « il vous faudra oublier tout ce que vous aurez appris ! »
C’est aussi ce qu’on espère dans l’atelier thérapeutique, que le pratiquant soit lui-même la cause de ce qui arrive avec ses mains, son corps, les outils et les matières, les sons, les couleurs, les formes, le groupe, l’ambiance. Mais c’est dans l’expression « qui est la cause de » que réside l’énigme. Est-il lui-même la cause de sa maladie ? Sera-t-il lui-même la cause de l’œuvre réalisée en atelier ? La question de la médiation prend tout son sens. Dans un atelier un combat est mené contre les démons, pour leur donner une forme, des couleurs, des mouvements, un cadre. Le fait que ces peintures, ces sculptures des patients, nous parlent, nous émeuvent ou nous inquiètent, indique à suffisance que ces forces démoniaques nous disent aussi quelque chose. Elles ne nous sont pas complètement étrangères [32].
Dans son ouvrage désormais classique « Art et Thérapie – Liaison dangereuse », Jean Florence déclare, pour couper l’herbe sous le pied des cohortes d’artistes qui s’instituaient thérapeutes : « L’art n’est pas thérapeutique » ! Alors même que depuis Freud on a saisi le rapport intime entre l’art et la pathologie psychique, alors même que les œuvres d’artistes ont permis à Freud, à Lacan et à d’autres de mieux comprendre notre inconscient, « l’art n’est pas thérapeutique en soi ». Jean Florence récuse, avec Jean Dubuffet, l’association art-thérapie parce que les termes sont en contradiction : l’art suppose une désadaptation qui peut permettre de trouver du nouveau, de l’impensé, de l’inouï, de l’irreprésentable, de l’inconcevable ; alors que la thérapie est censée favoriser une meilleure adaptation.
Il continue : « Si c’est l’acte artistique qui est comme tel le médiateur thérapeutique, comme il est dès l’origine le médiateur entre les hommes, la terre, l’enfer et le ciel, c’est avec une grande précaution qu’on fera appel à ses pouvoirs, pouvoirs lumineux et occultes, pouvoirs exaltants et imprévisibles. L’art libère, émancipe, sème le trouble et le désordre, il détruit et construit, inquiète et transporte, divise et rassemble... Loin d’être l’émanation du seul sujet psychologique, génial, possédé, fou, isolé ou entouré, méconnu ou reconnu, il est l’œuvre et l’effet de mille réalités ou dimensions » [33].
Dans cet espace sacré que devient un atelier, les instruments, les sons, les crayons, les pinceaux, les couleurs, le groupe, l’animateur, font médiation entre nous tels que nous nous percevons habituellement, je dirais avec notre habit de dimanche, et des parts de nous-mêmes encore inconnues, encore inexplorées, étranges, mais en même temps familières. D’une étrange familiarité. « Unheimlichkeit », disait Freud, « inquiétante étrangeté », disait-on avec Jean Laplanche dans son dictionnaire de psychanalyse.
Le moment fragile
L’objet de réalité disparaît. Il laisse la place. Que cache l’objet, que dissimule-t-il ? L’objet capte la pulsion, la vision l’éloigne, la met à distance. Quand Freud, aidé par une patiente, comprend que de répondre aux questions, raconter son histoire, essayer de comprendre ou d’expliquer, nuit à la psychanalyse, il cesse d’importuner les patients et invente « l’association libre ». Je pense qu’un atelier d’expression, bien cadré, bien construit dans le temps et l’espace, avec un animateur suffisamment formé, peut produire de tels effets thérapeutiques, de tels moments fragiles. À condition que puisse fonctionner l’indispensable silence des objets préétablis. Le dispositif divan - fauteuil implique l’indispensable silence de l’analyste. Le dispositif d’atelier, pour que la médiation thérapeutique puisse opérer, implique un indispensable silence de tout objectif préalable en termes d’objet à produire, de représentation du réel, de copiage d’un modèle, de consignes, ou de but d’adaptation. Seuls doivent agir, les mains, les oreilles, les pinceaux, les matières (pierre, bois, tissus, terre), les couleurs, les sons, les sensations, le rythme du corps, l’espace, la respiration, etc. Il y a dans ce dispositif de médiation comme une séparation du quotidien commun, une perte des points de repère de tous les jours, un abandon des exigences d’adaptation, pour laisser venir, « parler » les matières guidées par la main.
Il peut y avoir dans l’atelier à médiation thérapeutique quelque chose comme cela : stupeur de voir, d’entendre, de sentir, ce que la main produit, ce que les sons évoquent, ce que le corps produit comme sensation. De qui s’agit-il ? De quoi s’agit-il ?
C’est que quelque chose de très archaïque vient d’accéder à une forme, à un objet inattendu, à des sensations imprévisibles. Quelque chose que les mots ne peuvent pas cerner vient de passer la rampe pour s’ex-primer, se faire voir, se faire entendre, se faire sentir. Et on ne sait pas trop ce que c’est : « c’est du soi qui n’est pas soi ». C’est une rencontre imprévue, imprévisible mais où le sujet est sommé de répondre, d’en répondre, ne fut-ce qu’en achevant l’œuvre, en terminant le moment magique, en clôturant l’improvisation musicale, en donnant un nom à son œuvre. Il faut clôturer cette irruption, la ponctuer. Si on était dans une classe d’élèves, ou dans un atelier de formation, c’est la responsabilité du formateur de saisir ce moment, d’en parler, d’en faire parler, c’est-à-dire de rendre audible ou visible au groupe ce qui est fugace, déjà en train de partir et dont le papier, la terre, ne garderont qu’une trace de ce passage.
Je terminerai avec Jean-Michel Vivès et Frédéric Vinot dans leur livre « Les médiations thérapeutiques par l’art ». Je cite : « […] si tout du Réel ne peut être pris en charge par le symbolique, comme le propose Lacan, alors l’œuvre peut être envisagée comme ce qui, dans le même mouvement, révèle et voile le Réel, laissant pressentir qu’un autre type de rapport à cet indomptable est envisageable ; là où le symptôme suture, l’art fait rupture et, dans le meilleur des cas, ouverture. »
L’expérience des rencontres médiatisées par l’art indique qu’il est possible de faire autrement avec ce qui résiste et résistera à la symbolisation...
Conclusion
Les dispositifs de la cure psychanalytique et du psychodrame se sont révélés être des dispositifs de transmission. Les patients, chacun dans son rapport singulier à la parole, y trouvent l’occasion, en passant dans une sorte de creuset où le Moi s’évanouit provisoirement, d’être mis en contact avec des traces inouïes de vérité cachée dans leur histoire ou dans la structure humaine qu’ils partagent avec leurs semblables. Ce passage implique un mouvement du singulier au collectif et réciproquement par lequel, comme dans les associations d’un rêve, des bribes d’impensé provoquent un émoi, un étonnement, une surprise. Quelque chose est passé qui fait qu’on n’est plus comme avant. Cette structure de transmission à soi-même, en passant par d’autres, implique une case vide, comme dans le jeu du taquin. C’est la tâche des thérapeutes (des formateurs, des enseignants ?) de créer et maintenir ces dispositifs de telle sorte qu’une case vide soit maintenue. Quand on laisse aller les choses selon leur pente naturelle, toutes les cases se remplissent, justement pour éviter d’en savoir trop. C’est la tentation de l’enseignant de savoir tout. C’est la tentation des groupes informels de boucher tous les trous, d’éviter « l’ange qui passe ».
Cette structure des dispositifs de transmission peut être élucidée comme une régression à la position participative-projective du Moi, qui implique la dimension contactuelle de l’existence, comme au commencement de la vie : besoin de s’accrocher à l’ambiance, besoin de fusion, montée des affects archaïques et moi participatif impersonnel.
« La problématique du contact est celle d’un sujet qui est seulement en train d’accéder à la première base de la personnation. La sphère du contact est celle de la participation primordiale au grand rythme de la vie, moment d’une première individualisation dans la dialectique de la consistance et de la mobilisation, du clair et de l’obscur, etc. ; tout ce qui est en corrélation avec les grands rythmes vitaux. » [34]
Peuvent surgir alors, dans le transfert, ou dans les rôles du jeu et du groupe une multiplicité, une collectivité de facettes de la personne, qui sont à la fois des traces de notre histoire psychique et de notre structure humaine. Au commencement de la vie, il n’y a personne : il y a du corps, il y a des sensations, des variations, des rapprochements, des éloignements, comme dans la palette de couleurs ou les gammes de sons, ou les traces de signes, des ébauches de mouvements.
Dans cet « évanouissement » du Moi, Jean-Luc Brackelaire voit une immédiateté d’un rapport d’ordre végétal. [35] On retrouve la végétalité du dionysiaque. Deux expériences cliniques de psychanalyste, qui sont en fait du travail social ou socio-éducatif, permettent de se rendre compte que cette structure de transmission peut produire ses effets en dehors du champ psychothérapeutique proprement-dit, et donc aussi dans des dispositifs d’éducation, d’enseignement ou de formation. Il est indispensable de renoncer à la définition préalable d’objet d’apprentissage ou d’enseignement ou de performance, de créer et maintenir un dispositif qui laisse du vide, tout en garantissant une sécurité et une ambiance « suffisamment bonne ». Il est impératif que le formateur, enseignant garantisse cette sécurité, et fasse silence sur les objets à produire, mettant à disposition les outils indispensables à la parole ou à la production. Il est recommandé finalement que le formateur clôture cet espace particulier de rencontre de soi et de l’autre, en ponctuant dans un dire interprétatif, avec les membres du groupe, ce qui lui paraît avoir été abordé des thématiques communes à tous les humains. Pour le reste, c’est chacun pour soi.
Références bibliographiques
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Réédition numérique par l’Institut Jean Gagnepain
https://www.institut-jean-gagnepain.fr/œuvres-de-jean-gagnepain/
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Notes
[1] Celle de Louvain avec Schotte et Szondi, ou celle des médiations dialectiques avec Gagnepain et Quentel.
[2] In Qu’est-ce que l’homme - Hommage à Alphonse De Waelhens (1982).
[3] La catharsis dans le théâtre, la psychanalyse et la psychothérapie de groupe (1970).
[4] Op. cit., p 23.
[5] Op. cit., pp 24-25.
[6] Op. cit., p. 25.
[7] Op. cit., p. 26.
[8] Op. cit.
[9] Maffesoli M. (1982), p 32.
[10] Terme utilisé par Maffesoli dans un autre sens que chez Gagnepain. Pour Maffesoli, Dionysos résiste à tout ce qui est “institué”.
[11] J’ai esquissé cette démarche dans mes différentes publications, mais elle est développée dans le dernier chapitre de mon livre Corps & Psychomotricité (2014).
[12] Ibid.
[13] (1991), p. 45.
[14] Après avoir reçu le Prix spécial du jury au Festival de Cannes en 2022 Luc Dardenne disait : « On voit toujours les films deux fois. Une première fois au ciné et l’effet se produit ; une deuxième fois au bistrot où, en en parlant avec d’autres, l’effet s’accomplit. » Transmission ?
[15] Dans un espace plus familial de transmission, pendant la période Covid, j’ai inventé pour mes petits-enfants des contes dont j’étais le héros, sous différents déguisements. Lors de la seconde vague, j’ai écrit plusieurs nouvelles, dont chacun à sa mesure est devenu le héros.
[16] Boccace, Il decameron (1349-1353).
[17] Johann Chapoutot (2021), p 19.
[18] Maurice Bouvet, La cure type (1954) in La cure psychanalytique classique, Paris, Puf, 2007. Selon Alain de Mijolla, la notion de « cure-type », reste « proche encore d’une description de type médical qui caractérisait les manuels dans les années cinquante ». Cette notion fut nuancée par des « “variantes” (Lacan, J., 1955) », et fut ensuite remplacée par celle de « “cure classique”, voire “orthodoxe” pour ceux qui s’estimaient libérés de ses contraintes formelles » (A. de Mijolla, dir., « Cure psychanalytique », dans Dictionnaire international de la psychanalyse , 2 vol., Hachette, éd. revue et augmentée, 2005, p. 412). Les psychanalystes s’entendent sur l’essentiel : le transfert doit être analysé.
[19] C’est la thèse défendue en 1972 par Antoine Vergote, Herman Piron et Winfrid Huber dans leur ouvrage “Psychanalyse, science de l’homme”, Pierre Mardaga éditions, Liège.
[20] La transmission clinique (2020).
[21] Exposé fait à Tunis à l’occasion du colloque « Transformations », du 25 au 26 octobre 2019.
[22] Freud S. (1965), pp 168 et suivantes.
[23] J’ai assisté plusieurs fois à des séances de psychodrame conduites par J.-L. Moreno. Il était véritablement le metteur en scène du jeu à partir du groupe, le démiurge, presque thaumaturge. Mais dans la préparation du jeu avec le protagoniste, il était aussi très proche de lui, l’accompagnant vers la scène, pour par la suite s’en éloigner et laisser faire le jeu avec les acteurs. Père et pair.
[24] Cf. Quentel, J.-C., (2001), p 85.
[25] Op. cit.
[26] Cf. Bernard Robinson, La transmission clinique, op. cit.
[27] Moreau Ricaud, M., (2010).
[28] Jan O., Ce qu’errer veut dire. Étude psychopathologique, Thèse, Université de Rouen.
[29] Voir Christophe Janssen (2013), et aussi Jean-Luc Brackelaire (2011).
[30] Du Vouloir dire, II. De la norme - De la personne », op. cit., p 146.
[31] J’ai été amené à superviser une de ces équipes à Aubange. Lors de l’anniversaire de 10 ans de fonctionnement, ce travail a débouché sur cette communication dans un colloque.
[32] C’est Jean Dubuffet qui a sensibilisé Raymond Queneau, Picasso, Paul Éluard, Jean Paulhan et bien d’autres à « l’art brut ».
[33] Jean Florence (2014), p. 29.
[34] Schotte J. (1990), p. 135.
[35] (1995), p. 121.
Bernard Robinson« Le rapport à la parole et les dispositifs de transmission », in Tétralogiques, N°28, Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation.