Dominique Ottavi
Professeur émérite de Sciences de l’éducation à l’université de Paris Nanterre.
dominique.ottavi chez parisnanterre.fr
La nature dans l’éducation et la disparition de l’enfance
Résumé / Abstract
Si l’éducation veut se fonder sur la nature, il faut savoir sur quelle nature et sur quels fondements s’appuyer ? L’humanisme de la Renaissance avait un idéal de nature et l’éducation, la connaissance, devait permettre d’émanciper l’homme des fausses autorités. Plus tard, l’avenir de l’homme est apparu ouvert au changement, au progrès. La théorie de l’évolution laissait espérer sa modification, et l’éducation, tournée vers l’avenir, plaçait l’enfance au centre de ses préoccupations. La psychologie de l’enfant voulait permettre à l’éducation de respecter le développement de l’enfant afin de favoriser son apprentissage. Aujourd’hui, c’est le développement individuel qui est visé par l’éducation tout au long de la vie, et l’apprentissage doit avoir un but utilitaire et professionnel. La réduction des ambitions de l’éducation, facilitée par une certaine utilisation des sciences cognitives, conduit à la disparition de l’intérêt pour l’enfant.
If education wants to be based on nature, it is necessary to know which nature and on what grounds to rely on ? The humanism of the Renaissance had an ideal of nature and education, knowledge, had to allow to emancipate the man from false authorities. Later, the future of man appeared to be open to change, to progress. The theory of evolution led to hope for its modification, and education, turned towards the future, placed childhood at the center of its concerns. Child psychology wanted to allow education to respect the child’s development in order to promote learning. Today, it is individual development that is targeted by lifelong education, and learning must have a utilitarian and professional goal. The reduction of the ambitions of education, facilitated by a certain use of cognitive sciences, leads to the disappearance of the interest for the child.
Le succès de l’idéal d’une éducation naturelle ne se dément pas aujourd’hui, entre les appels à respecter les lois naturelles de l’enfant [1], la proclamation de son bien être comme cause prioritaire (remarquons la disparition du « bonheur » à cette occasion), la quête d’une vraie science capable d’organiser les apprentissages, rendant obsolètes des méthodes nouvelles du XXe siècle, jugées aventureuses bien qu’elles aient été, elles-mêmes, animées du désir de se conformer à la nature… Pendant ce temps, le sentiment d’une crise et d’un échec de l’éducation s’est étendu aussi bien chez les professionnels qu’au-delà, le décrochage scolaire étant peut-être l’un des inquiétants symptômes d’une perte de sens des institutions éducatives. Les enseignants [2], les parents et même les dépositaires de l’autorité administrative sont devenus des adultes fragiles. [3] Faut-il interpréter également la désaffection spectaculaire pour les concours de recrutement des enseignants de la même manière ? Probablement, c’est un des facteurs d’un problème brutalement concrétisé, et qui ne relève plus simplement de circonstances passagères ou d’observations subjectives. Dans un contexte dominé par d’autres crises, pour des raisons notamment géopolitiques, économiques, environnementales, une certaine anomie du projet éducatif de nos sociétés se trahit le langage technique ou les polémiques. Si la référence à la nature a structuré la pensée de l’éducation, jusqu’à ce que, comme une soudaine altérité, la nature bouscule des représentations inadéquates, il est peut-être temps d’interroger la confiance placée dans cette nature par l’éducation. Qu’il s’agisse d’un concept ou de représentations, la nature est fluctuante, alors qu’une réalité obstinée finit toujours par démentir les illusions de maîtrise. En amont de nos modes de pensée et de nos représentations, et des fameuses valeurs davantage invoquées que définies aujourd’hui, nous voudrions distinguer trois moments constitutifs de la modernité éducative : un moment humaniste tel qu’il est analysé par Claude Lefort, un moment de centration de l’éducation sur l’enfant, auquel succède, à présent, un moment d’effacement du lien intergénérationnel, toujours au nom de la nature, et aussi au nom de la science.
Cependant, selon la dernière phrase de la nouvelle post-apocalyptique de Philip K. Dick, « Le dernier des maîtres », « on ne sait jamais, les temps pourraient changer ». [4]
I Le moment humaniste
L’idéal humaniste de l’éducation, étudié notamment par l’historien Eugenio Garin, n’est pas un sujet comme un autre dans l’histoire de l’éducation, si tant est que l’on puisse hiérarchiser ces questions. Il représente un moment clé de l’élaboration d’un idéal pédagogique, et la mise en place de pratiques d’éducation et de formation. Bien que caractérisant la civilisation occidentale, il est permis de voir dans cet idéal une forme de réponse à une exigence anthropologique, qui concerne la place de l’individu au sein de la collectivité qui le précède. Une certaine idée de la nature humaine, de l’essence de l’homme et du pouvoir de sa pensée s’est dressée contre les évidences en vigueur et en particulier contre l’autorité religieuse, en conférant à la culture et à l’éducation une finalité : attendre cette essence, par un certain type de travail, de mode de vie et de comportement, l’idéal humaniste impliquant un engagement dans la cité, un lien de la connaissance avec l’action, loin de la contemplation dans une tour d’ivoire.
Claude Lefort remarque que, contrairement à une présentation répandue de ce tournant, une certaine disposition à agir et le travail sur soi, davantage que les contenus de savoir, le caractérisent ; l’université médiévale avait, en effet, déjà exploré la littérature antique et différencié les disciplines, pratiquant le latin comme langue vivante. La nouveauté humaniste réside également, pour C. Lefort, dans l’institution d’un rapport au temps, bien avant l’apparition des philosophes de l’histoire : identifier l’Antiquité comme telle, la poser comme altérité, permet en retour d’identifier le présent comme nouveauté, ouverture de possibilités et création. Que la nature humaine se nourrisse de ce passé ne l’empêche pas de s’épanouir en elle-même, enrichie de ce dialogue des morts que les traductions fidèles et les commentaires qui restituent les œuvres dans leur vérité poursuivent. C’est ainsi que C. Lefort parvient à une théorie concernant le sentiment de l’enfance et l’éducation qui diffère de celle de Philippe Ariès. Pour Ariès, l’affection pour l’enfance et l’investissement dans son avenir cheminent de concert pour donner à l’éducation une importance centrale. Lefort insiste sur la « différence des temps » qui produit un ordonnancement des générations et une différence des places : si l’humanité effectue, au présent, un travail sur soi, et se forme en s’appropriant les œuvres du passé, elle tend aussi vers un avenir différent incarné par les nouvelles générations. S’ouvre là l’espace de la pédagogie, animée d’une nouvelle finalité par rapport à la transmission médiévale des savoirs. L’adulte qui a parcouru ce chemin peut devenir le passeur des connaissances dont il est l’héritier mais aussi de l’hexis de la formation, à la fois sur le plan des connaissances, sur le plan éthique et esthétique. Cette problématique de la formation ordonne les générations d’une manière symbolique, d’où l’importance de la figure du Père, qui ne se réduit pas à une sédimentation de mœurs patriarcales : le père désigne une source d’inspiration comme Aristote peut être qualifié de père de la philosophie, sa descendance n’étant pas tant invitée à l’imiter qu’à se situer dans cette chaîne où la valeur de l’individu et de sa génération s’inscrit entre celle de ses prédécesseurs et celle de ses successeurs, ce qui fait peser sur eux, au passage, une attente et une exigence importante, tout à fait distincte de l’amour étudié par Philippe Ariès. Les conséquences s’étendent à la nature des connaissances à transmettre : si les « humanités » désignent en priorité la culture classique et les langues anciennes, on peut y voir aussi ce qui contribue à cette formation de l’humanité, et recevoir alors un sens plus étendu. Les connaissances qui contribuent à l’émancipation intellectuelle. [5]
Les théories pédagogiques du XXe siècle ont-elles erré, en rejetant cette mise en place d’un rapport à la culture, cet accomplissement de la nature humaine dans le temps, en faisant retours vers l’ici et maintenant d’une nature biologique ? C’est ce que pense Claude Lefort, qui voit la nouvelle émancipation pédagogique, réclamée par une autre idée de nature, une nature devenue transparente à elle-même, une forme d’aliénation :
« Un assujettissement peut être plus ou moins sensible. Certes, on le perçoit quand on entend des discours tombant impunément d’en haut qui prononcent la sélection aux dépens des moins favorisés. Mais l’aliénation peut être plus subtile, moins visible, plus rusée, lorsqu’elle passe par des discours pseudo émancipateurs, qui font croire que l’ouverture sur le monde extérieur, selon la formule à la mode, que l’enseignement vivant, l’apprentissage naturel, la bonne communication sont les vrais moyens de l’éducation, alors que c’est seulement là où il y a des repères symboliques, différence non dissimulée des places, possibilité d’identification — au père, au maître, mais aussi à l’institution — et, du même coup, possibilité d’opposition et de critique, que l’éducation peut prendre son plein sens » [6].
II Impermanence de la nature et inversion de la paternité
La transparence d’une éducation qui « collerait » à la nature est dénoncée par Claude Lefort, une éducation qui permettrait d’annuler les scories de l’histoire, d’émanciper les enfants, de lever les contraintes et les artifices d’une éducation imposée par les adultes. Si en effet, les méthodes dites nouvelles diffèrent tellement entre elles qu’on ne peut en avoir une définition unitaire, elles partagent cependant le projet d’émanciper l’enfant au nom de sa nature [7], émancipation qui justifie une rupture par rapport au passé, à l’autorité, à l’apprentissage contraint. Les pédagogies nouvelles se sont notamment nourries des théories évolutionnistes qui ont envisagé que le développement spontané, physique et psychique, bientôt découpé en stades et nourri d’observations et d’expérimentations, devait être la base d’une éducation entièrement repensée. Au passage, l’enfant, en particulier, le très jeune enfant, est devenu l’objet d’une attention nouvelle, en tant que représentant de cette nature encore intouchée, organisme pourvu d’un comportement entièrement spontané, voire humain primitif à même de nous faire remonter le temps.
Au lieu de l’ordonnancement mis en évidence par Claude Lefort chez les humanistes de la Renaissance, s’affirme une métaphore particulièrement riche de prolongements : celle de l’enfant considéré comme le père de l’homme. On assiste là à un renversement, un basculement du passé vers l’avenir, comme si, au lieu que l’adulte éduque les jeunes, il devait apprendre et recevoir d’eux. [8] L’Institut Jean-Jacques Rousseau, fondé à Genève au début du siècle par Edouard Claparède, portait significativement la devise : discat a puero magister. Le vers du poète Wordworth, dont le sens a été infléchi par Granvelle Stanley Hall, fondateur de la psychologie génétique aux États-Unis, dit la même chose, en élargissant le propos du maître à l’homme : « L’enfant est le père de l’homme ». [9] Là où Wordsworth cherche en lui-même l’authenticité de l’enfance qui perdure, G.S. Hall lisait le mouvement d’une évolution biologique inachevée, qui rend illisible la fin ultime de l’éducation, puisque un avenir différent de l’humanité est déjà inscrit dans les jeunes générations, qui de ce fait engendrent l’homme.
C’est qu’entre-temps, les sciences expérimentales et la biologie ont annexé cette nature, jusqu’au psychisme, jusqu’à l’enfance. Une nouvelle philosophie pas toujours explicite, a délégitimé toute position morale ou d’affirmation de valeurs, au nom du donné et des faits. C’est le problème auquel s’attaque Jacques Ulmann, dans son ouvrage La nature et l’éducation, publié en 1964. [10] Il considère qu’il faut mettre au jour, même derrière les pratiques réputées les plus objectives, les plus pragmatiques, une philosophie de l’éducation. Quand la philosophie de l’éducation est implicite, elle peut contenir des approximations ou les contradictions qu’il faut révéler. Ainsi, la pédagogie empiriste n’a-t-elle pas inauguré une contradiction de la modernité en faisant fond sur une nature qu’elle voulait modifier ? [11] L’ouvrage montre l’insuffisance de la dénégation de l’idéal et de la finalité de l’éducation, au nom de la nature restituée par la science, supposée capable de la fonder objectivement, à partir de données incontestables. L’ouvrage procède à l’explicitation, à l’examen détaillé des différentes déclinaisons de l’idée de nature dans les formes historiques de l’éducation, pour établir une typologie. [12] Plus qu’une histoire des idées et des pratiques, la typologie permet de repérer les blocages intellectuels qui compromettent une éducation, devenue si centrale dans la civilisation occidentale. C’est ainsi que J. Ulmann mentionne une inflexion, dont la manifestation discrète au XVIIe siècle se prolonge jusque dans les projets de réforme du XXe siècle. Au départ, la notion de « coutume », telle que l’envisage Pascal chez une humanité déchue, de qui « la vraie nature étant perdue, tout devient sa nature » [13] est plus importante qu’il y paraît :
« Pascal, si proche de Montaigne, le dépasse et ouvre la voie à un ensemble de spéculations qui ne tendront à rien moins qu’à faire de la nature un produit de la coutume…/…La nature de l’homme n’est pas seulement recouverte pas la coutume. La coutume la détruit et la remplace ». [14]
Un possible anachronisme ferait le lien entre théologie pascalienne et psychologie moderne, mais c’est d’une idée plus générale, la permanence de la nature, qu’il est question :
« Les théories philosophiques et religieuses de Pascal ne sont donc pas à l’origine des thèses biologiques selon lesquelles la nature, essentiellement mouvante, tire son être des influences qui s’exercent sur elle. On ne peut même pas dire qu’elle les prépare ou les rende recevables à des âmes chrétiennes. Mais elle procède du même effort de pensée, constitue peut-être la première tentative pour éliminer la permanence d’une nature ». [15]
Selon cette analyse, les conditions seraient alors réunies pour l’émergence du concept de développement, en particulier autour de l’opposition qui s’est dessinée à partir du XVIIe siècle, entre la préformation et l’épigenèse. La préformation, dominant les débuts de l’embryologie définit le développement comme révélation successive de possibilités déjà présentes dans le germe. L’épigenèse implique en revanche que l’organisme peut croître en fonction des circonstances, acquérir pendant son développement des éléments nouveaux, dus, par exemple, à l’expérience ou au milieu ambiant. D’un côté une fixité de la forme d’un organisme se révèle progressivement, de l’autre, elle se modifie au cours du temps. En amont des théories évolutionnistes proprement dites, l’idée de nature inscrite dans le changement, révélée ou construites de manière progressive, a laissé sa marque sur les sciences humaines. Dans le sillage de Rousseau ou d’Auguste Comte, c’est encore un développement préformé qui commande l’histoire. En revanche, au-delà des différences concernant les mécanismes de l’hérédité, entre les théories lamarckienne et darwinienne, l’idée d’une transformation des espèces et de l’humanité elle-même s’est imposée jusqu’aux sciences humaines.
Ces différences influencent les savoirs sur l’enfant, au premier rang desquels la psychologie, et les pédagogies inspirées par les connaissances nouvelles. Les théories éducatives ont conservé jusqu’au XXe siècle la trace de cette déstabilisation d’une nature en face de laquelle l’homme pourrait poser ses artefacts, sa culture, ses valeurs, au profit d’une attente envers l’enfant, réceptacle du devenir humain.
Le critère du concept de développement, pour J. Ulmann, permet de distinguer des types de théories éducatives, des familles de pensée qu’il rapproche de manière parfois inattendue. D’un côté, il place Condorcet, et malgré l’écart tant géographique qu’historique qui l’en sépare, ainsi John Dewey. Ils seraient du côté épigénétiste, ne se prononçant pas pour une « fin » déterminée de la nature humaine De l’autre, il rapproche Auguste Comte et Edouard Claparède et son l’école de Genève, rangés du côté préformationnisme. En effet, pour Condorcet, le règne de la raison doit engendrer un progrès indéfini, dont il est inutile d’anticiper la forme. Tant du point de vue des sciences que de la citoyenneté, l’individu, libéré des chaînes de l’obscurantisme et des pouvoirs arbitraires, participe d’un progrès collectif dont l’avenir est ouvert. Quant à Dewey [16], il imagine une école idéale où les enfants, soustraits à l’influence nocive de la ville et d’une civilisation industrielle qui ignore leurs besoins, s’épanouiraient dans des lieux proches de la nature, avec une pédagogie qui laisse libre cours à leur activité. L’attente envers la spontanéité préservée des apprentissages s’étend à leur participation libre à une société démocratique, notion au demeurant assez indéterminée, sinon que cette société serait conforme à la nature librement développée ; ce qui fait dire à J. Ulmann que pour Dewey, les adultes ne sont que de grands enfants… Ces conceptions d’une nature ouverte à tout possible, évitent la question des fins et proposent en quelque sorte une éducation sans fin, voire une éducation vide, en attente des surprises de l’avenir, que la nature de l’enfant, peut-être nous réserve.
Malgré les points communs entre Dewey et Claparède, qui valorisent tous deux l’activité de l’enfant par rapport à une éducation autoritaire, J. Ulmann estime qu’ils empruntent une tout autre direction. Une vision préformationniste persiste du côté de l’école de Genève, jusqu’à Piaget qui la prolonge. Malgré la référence à Jean-Jacques Rousseau, dans le nom même de l’institut de pédagogie expérimentale de Genève, Auguste Comte et son concept de développement préformé en serait le lointain inspirateur : la loi des trois états fait passer de l’enfance à l’adolescence, puis à l’âge adulte, l’individu comme la société. La dimension historique conférée ainsi à l’éducation est finalisée par l’avènement de l’âge positif, l’âge adulte de l’humanité, contenu virtuellement dans ses premiers stades. Chez Claparède, physiologiste de formation, c’est l’idée de fonction qui ferme l’horizon de la pédagogie : s’il est important de respecter l’activité et les intérêts de l’enfant, et si l’école doit être un lieu dédié à cette activité, c’est parce qu’il faut veiller à ce qu’elle soit fonctionnelle, qu’elle débouche sur des conquêtes et des comportements efficaces, et pour finir, on l’oublie parfois, sur le repérage des aptitudes individuelles et l’orientation professionnelle. Ambivalent à l’égard du jeu, Claparède se méfiait d’ailleurs des activités simplement « attrayantes », qui ne servent à rien. [17] Sa « révolution copernicienne » [18] qui consiste à mettre l’enfant au centre du système éducatif, et à régler la pédagogie sur la psychologie scientifique, peut donc être considérée comme un avatar du positivisme de ce point de vue : l’adulte actuel, représentant de l’humanité contemporaine, est un modèle normatif vers lequel tendent ces théories. L’adaptation au présent par l’obéissance à la science donne l’alpha et l’oméga de l’éducation…
Si le développement tend vers un futur indéterminé, l’éducation risque donc le vide, tandis que le développement articulé au progrès conduit rapidement à la normalisation.
III Un développement sans l’enfance
Ce repli sur l’individu au nom de son émancipation, ce resserrement de l’imaginaire [19] éducatif sur le déterminisme scientifique et l’adaptation au présent, la période contemporaine en hérite à son tour, au détriment de l’enfance. En apparence, rien n’a changé : l’éducation et l’enfance sont toujours l’objet des plus grands espoirs et de la plus grande sollicitude ; pourtant, le lien entre enfance et éducation s’est modifié.
L’enfant moderne, surtout depuis le XIXe siècle, était intéressant pour les savants et les pédagogues parce qu’on le pensait naturel, parce que ses actions spontanées renseignaient sur ses apprentissages, voire parce qu’à travers lui, on espérait ouvrir une fenêtre sur nos origines. Ces représentations ont véhiculé leur lot d’illusion ; on peut toutefois mettre à leur actif d’avoir attiré l’attention sur les besoins et les intérêts des enfants, et d’avoir permis plus de légèreté dans la relation éducative.
Un autre legs de cette période est la prolifération des savoirs experts sur l’enfant, la tendance de plus en plus grande à s’en remettre au déterminisme scientifique en lieu et place de la responsabilité, et même de l’affectivité. Laurence Gavarini a mis en évidence une certaine contradiction entre ce mouvement et l’exaltation du sentiment de l’enfance qu’elle nomme « passion » de l’enfant. Elle n’est pas l’approfondissement du sentiment de l’enfance et de la découverte de l’amour au sein de l’intimité familiale étudiés par Philippe Ariès, [20] mais plutôt le symptôme d’une barrière dressée entre générations. La passion de l’enfant est aussi bien l’amour jusqu’à ses perversions, que la souffrance engendrée par les enfants auxquels on ne sait plus s’adresser, et qui se signalent de plus en plus à la société sous la forme du problème, qu’il s’agisse de troubles « dys », de décrochage, d’hyperactivité ou autres pathologies. Ces troubles sont-ils des plaintes qui signalent, au terme de la crise, la difficulté de trouver une place pour l’enfance, de tenir compte de sa spécificité ? En effet, l’éducation doit composer maintenant avec des visions de la nature humaine et du développement bien différentes, parmi lesquelles, la théorie du capital humain, la notion de développement personnel, et la réduction de l’apprentissage à l’activité cérébrale.
Le projet européen intègre la philosophie du capital humain, formalisée notamment par Gary Becker [21] et dont les conséquences ont été étudiées [22]. Les potentialités de l’individu doivent être considérées comme un capital à rentabiliser, à l’image de l’entreprise, un bien à développer, à gérer. L’individu est alors invité à faire les choix rationnels qui optimiseront sa productivité et ses gains, ses retours sur investissement, en termes de rémunération notamment. En tout cas, les résultats de choix autonomes de l’individu ont vocation à être évalués, mesurés. Cette philosophie revendique l’individualisme et se pare de libéralisme, de tolérance, de l’assouplissement des hiérarchies et de l’autorité, au point que c’est le sujet lui-même qui se fait l’auteur de l’évaluation de ses apprentissages et de sa réussite, en mettant en pratique ce que le philosophe évolutionniste Herbert Spencer avait annoncé : l’individu n’a vocation qu’à se comparer à lui-même. Sauf que, bien sûr, l’enjeu de ce type de développement est un univers concurrentiel, auto légitimé par la sélection naturelle.
Cette orientation se prolonge dans un certain nombre de pratiques qui s’imposent au nom d’un progrès nécessaire, en entraînant une souffrance qui peine à s’exprimer. L’éducation tout au long de la vie tout d’abord, en déploie les ambiguïtés. Promesse de libération du verrou scolaire, elle entraîne également l’obligation de gérer ses apprentissages, entre autonomie et contrainte. L’injonction s’étend virtuellement à tout âge, la totalité de l’expérience ayant vocation à être évaluée. C’est ainsi que le recul de l’âge de l’instruction obligatoire à trois ans, en France, de même qu’à la fin de l’enseignement secondaire, l’instauration du système « Parcoursup », qui invite les lycéens à ressaisir leur acquis dans un dossier traité par algorithme, s’inscrivent dans cette logique où tout compte, où tout doit être projeté sous la lumière crue de l’intelligence calculatrice, artificielle ou non… À cela s’ajoute un usage utilitariste des neurosciences, prolongées en neuropédagogie, qu’a exposé notamment Christian Laval [23]. L’étude du cerveau qui n’a pas à être critiquée en elle-même, promet la révolution de l’éducation, déjà formalisée dans des manuels pour enfants et d’autres publications de développement personnel : le fonctionnement du cerveau mis à portée du commun des mortels et même des jeunes élèves, doit permettre notamment de mieux diriger son attention, de mieux contrôler ses émotions, d’optimiser ses performances.
Outre la responsabilité précoce, voire très précoce, qu’elle fait peser sur les individus, cette orientation conduit à une nouvelle configuration des rapports entre générations, dans laquelle, de fait, l’enfance ni peut-être l’adolescence n’ont de place. Elle étend devant l’individu depuis sa naissance la perspective d’une éducation sans fin, éventuellement hors école mais pas hors de tout dispositif de formation ou d’évaluation, et qui ne porte pas forcément d’émancipation, en reconduisant sournoisement ce que dénonçait Ivan Illich : la perte d’autonomie liée à la scolarisation de la société [24]. Elle réalise finalement les risques mis en évidence par J. Ulmann dans les doctrines modernes de l’éducation selon leurs conceptions du développement : d’une part, des perspectives de progrès indéterminé, et dans les deux sens du terme, une éducation sans fin. Et, dès le début de la vie, une fermeture des possibles, l’obligation de rejoindre le modèle de l’adulte du temps présent, celui du moins dont l’évaluation assure de la réussite. Entre l’abandon à une évolution fatale, et le pari de l’adaptation, les adultes non experts sont finalement voués à être abandonnés en rase campagne devant leur responsabilité éducative vis-à-vis d’enfants enserrés dans les institutions éducatives censées connaître et « optimiser » leur nature.
La crise de l’éducation est pour partie due à cette relation troublée à l’enfance, qui suscite, après la curiosité scientifique envers sa nature et les nouvelles pédagogies, une vraie indifférence, dissimulée sous l’hybris pédagogique dans ses formes récentes, à laquelle on pourrait ajouter l’hybris du désir adulte qui fait revendiquer un « droit à l’enfant » [25]. Pour Leandro de Lajonquière, l’enfant aujourd’hui est devenu « une machine capable de fabriquer un avenir dans un monde sans passé » : un avenir qu’on ne projette pas peut, en effet, être attendu plus facilement d’un automatisme, d’une éducation rationalisée sur la base d’une nature organique parfaitement maîtrisée. L’autiste, objet de discours sur les troubles du « spectre autistique », en devient la figure par excellence : les autistes, du moins ceux à qui l’on reconnaît un haut potentiel, ne sont-ils pas capables d’apprendre tout seuls, indifférents à cette parole qu’il est devenu si difficile de tenir ? Et de nous surprendre par des compétences inédites ? [26] À ce nouvel imaginaire tyrannique de l’enfant parfait ne faut-il pas continuer à opposer, sous des formes à revisiter, la composante humaniste de notre histoire éducative ? Roland Gori, déplorant l’assujettissement de la recherche aujourd’hui, par les supposées objectivité et rationalité des procédures numériques, prend ainsi acte de la page tournée en défaveur de l’héritage humaniste et de ses prolongements, toujours porteurs d’émancipation individuelle par rapport à des forces normalisatrices dont l’atout est la non-pensée :
« Ce sont les connaissances traditionnellement les plus rétives à la raison calculatrice, psychanalyse et humanités en tête, qui, aujourd’hui, font l’objet d’un jeu de massacre des pouvoirs. Elles en sont la cible privilégiée, l’objet de toutes les censures : leur fréquentation de la langue, leur proximité avec la littérature menacent depuis toujours l’ordre social existant. » [27]
Mais parmi les « pouvoirs » ici désignés, le propos de R. Gori est de montrer qu’il y a des formes de servitude volontaire. La croyance en des algorithmes auxquels on abandonne raison et progrès, la « spiritualité numérique », qui produit l’abdication des subjectivités réduites à se plier aux « données » en font partie. Du point de vue de l’éducation, elles engendrent le renoncement à reconnaître la spécificité de l’enfance, la nécessité de l’ordre générationnel, en refusant les aléas d’une éducation que Freud reconnaissait impossible, en même temps qu’il est impossible de s’y soustraire.
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Notes
[1] Selon le titre de l’ouvrage de Céline Alvarez publié en 2016 aux éditions Les arènes.
[2] https://etudiant.lefigaro.fr/article/les-professeurs-denoncent-l-abandon-de-leur-hierarchie-avec-le-hashtag-pasdevague_461736b6-d5d2-11e8-996b-eba59119ab1e
[3] Jean-Pierre Boutinet, Où sont passés les adultes ? Routes et déroutes d’un âge de la vie, Paris, Tétraèdre, 2009.
[4] Dick P. K., Nouvelles complètes, Gallimard, 2020.
[5] Ottavi D., « Le Nouvel humanisme, une critique du progressisme éducatif », 2019.
[6] Lefort C., « Formation et autorité : l’éducation humaniste », 1992.
[7] Jacques Ulmann, 1964, La nature et l’éducation, l’idée de nature dans l’éducation physique et dans l’éducation morale, 1964.
[8] Ottavi D., De Darwin à Piaget, 2009. Question explorée par David Auclair, Moralité, autorité, normalité : fondements épistémologiques et politiques des transformations éducatives dans les sociétés occidentales depuis le milieu du XIXe siècle, à paraître.
[9] « The Child is father of the Man-And I could wish my days to be-Bound each to each by natural piety ». William Wordsworth (1770-1850), tiré du poème « My Heart leaps up ».
[10] Jacques Ulmann, op. cit.
[11] Jacques Ulmann, op.cit., p.105.
[12] Jacques Ulmann, op.cit., p. 46.
[13] Pascal, Pensées et opuscules, petite édition Brunschvicg, fragment 426, p. 520 (Lafuma 397), cité par Jacques Ulmann, p. 258.
[14] Jacques Ulmann, op.cit., p. 258.
[15] Jacques Ulmann, op.cit., p. 258.
[16] Jacques Ulmann, op.cit., p. 212 sq.
[17] Claparède É., L’éducation fonctionnelle (1931).
[18] Ottavi D., « La révolution copernicienne de la pédagogie », 2005.
[19] Nous faisons référence à l’imaginaire créateur tel que l’entend Cornélius Castoriadis.
[20] Gavarini L. La passion de l’enfant, 2001.
[21] Becker G., Human Capital. A Theoretical and Empirical Analysis with Special Reference to Education, 1964.
[22] Laval C., L’École n’est pas une entreprise : Le néo-libéralisme à l’assaut de l’enseignement public, 2004. Le Goff J.-P., La barbarie douce, la modernisation aveugle des entreprises et de l’école, 1998.
[23] Blay M., Laval C., Neuropédagogie. Le cerveau au centre de l’école, 2019.
[24] Illitch I., Une société sans école, Seuil, 1971. Il faut rappeler qu’Hannah Arendt, dans La crise de la culture, 1961, invite à différencier les formations professionnelles et l’éducation qui, pour elle, relève de la manipulation si elle s’adresse à l’âge adulte.
[25] Quentel J.-C., Dartiguenave J.-Y., « Tous parents ! Le mariage entre nature et culture », 2014.
[26] de Lajonquière L., « De l’éducation au temps de l’autisme : un nouveau rapport à l’enfant », Le normal et le pathologique à l’école aujourd’hui , à paraître.
[27] Gori R., La fabrique de nos servitudes, 2022.
Dominique Ottavi« La nature dans l’éducation et la disparition de l’enfance », in Tétralogiques, N°28, Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation.