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Patrice Gaborieau

Maître de Conférences en Sciences du langage, LiRIS EA 7481, Université Rennes 2, pgaabor chez yahoo.fr

« (Se) parler/(se) classer : les catégories et leur ambiguïté »

Résumé / Abstract

Note de lecture : Malo Morvan, Classer nos manières de parler, classer les gens, Rennes, Éditions du Commun, 2022, 263 p. ISBN : 979-10-95630-52-4. 16 €.


Le concept de langue apparaît comme une évidence au savoir courant. Il y a une langue qui s’appelle le français ; une autre le breton. Il existe des langues. Comme toutes les évidences, celle-ci requiert d’être interrogée. Au risque de devoir en faire son deuil, et qu’il faille renverser l’intérêt qu’on porte à la langue, d’une description des catégories linguistiques à la considération des statuts et positions sociales depuis lesquels le concept est formulé. C’est ce à quoi s’attelle dans cet ouvrage Malo Morvan, maître de conférences en sociolinguistique à l’université de Tours formé notamment en Sciences du langage à l’université Rennes 2. Ancré dans la discipline sociolinguistique, il s’y revendique du courant « critique » : un courant qui insiste sur les effets politiques des assignations identitaires et s’engage dans l’intervention à cet égard. Ce dont témoigne, outre l’argumentation, le choix des exemples comme le recours extensif à l’écriture « inclusive ».

L’avant-propos (pp. 14-15) montre l’auteur également débiteur de la pensée de Jacques Laisis, récemment disparu. Il se place sous le patronage de ce Professeur à l’université Rennes 2, dont on reconnaîtra nombre des thèses parfois iconoclastes, en particulier dans les deux premières parties du livre. C’est à la rencontre, étudiant, avec cet enseignant qu’il doit, écrit-il, sa première interrogation de « la langue », et par là l’ébranlement des certitudes militantes du milieu bretonnant dont il était issu. Si l’ouvrage ne se réclame pas de la théorie de la médiation, le travail clinique déconstructif effectué par Gagnepain, Sabouraud et leurs collaborateurs est cependant mentionné dans un encart (p. 96), et l’épistémologie qui en découle se retrouve dans une partie du raisonnement mené. L’auteur, du reste, prévient-il d’emblée, entend moins faire œuvre de nouveauté que synthétiser et prolonger les analyses produites par la sociolinguistique des dernières décennies, qui restent trop méconnues hors du cercle universitaire, et sont largement absentes du débat public.

Ce parti-pris vis-à-vis du lectorat explique la clarté rédactionnelle de l’ouvrage, qui en fait une lecture plaisante, si ce n’est aisée pour un public non familier de ces thèses – la présentation non plus que la critique des concepts sociolinguistiques ne sacrifient en effet à la rigueur intellectuelle. Le livre vise un public plus large que ce type d’ouvrages ne le fait d’habitude, ce que montre la ponctuation du texte principal par un certain nombre d’encarts développant avec concision des aspects périphériques au raisonnement – sur la pensée saussurienne, la métaphore biologique appliquée aux langues, la politique linguistique ébauchée à la Révolution française, l’hypothèse Sapir-Whorf, etc. Les deux premières parties constituent à cet égard un excellent manuel de sociolinguistique, qu’il faut recommander d’autant plus que l’éditeur met à disposition gratuitement l’intégralité du texte sur son site en version HTML. Son positionnement politique affiché en fait également, en quelque sorte, un précis d’auto-défense à destination d’un public militant désireux de s’affranchir d’assignations identitaires vécues comme une minorisation.

Cette pluralité des publics visés entraîne peut-être une des faiblesses de l’ouvrage, qui n’en tirerait pas tout le parti possible de son opération épistémologique initiale, et revient même sur une partie des conclusions auxquelles cela aurait dû le mener. C’est problématique pour un lectorat formé à l’anthropologie clinique médiationniste, mais aussi à la sociologie.

L’ouvrage se compose de trois parties, qui respectivement 1) mettent en évidence les insuffisances du concept de langue ainsi que ses présupposés, 2) présentent les solutions forgées par la sociolinguistique pour tenter de les pallier sans parvenir, est-il argumenté, à le faire de façon convaincante, 3) reviennent sur ce en quoi consiste une catégorisation – et c’est là que son propos est ambigu.

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Quels que soient les critères retenus pour définir « une langue », tous sont aisément contredits par l’observation (p. 26). Si la détermination de « langues » les unes par rapport aux autres entraîne un effet de discontinuité (par exemple géographique) qui paraît à certains égards artificiel par rapport à la gradation des différences d’usage (p. 41), il n’en reste pas moins que le présupposé d’homogénéité des usages à l’intérieur de ces frontières est une fiction, comme sont relativement arbitraires les limites tracées entre des dialectes ou le choix des informateurs (souvent réduit à un seul locuteur). La supposée succession les unes aux autres des langues au cours de l’histoire occulte le caractère évolutif des usages (p. 42), et la diastratie opère les mêmes simplifications, méconnaissant notamment la circulation des usages entre les milieux, qui contredit l’étanchéité implicite des séparations qu’elle opère.

Cette hétérogénéité des usages n’empêche pas l’existence, par ailleurs ou en même temps, d’une convergence entre eux : ce sans quoi il n’y aurait pas d’interlocution (p. 49). Un processus dialectique, dont l’auteur remarque les prémisses chez Saussure avec ces deux mouvements opposés que sont « l’esprit de clocher » et « la force d’intercourse » (p. 54) – des concepts qui n’ont pas connu la fortune d’autres formulés par le linguiste genevois.

La seconde illusion sur « la langue » est celle de l’immanence du linguistique, qui serait hors social. Pourtant, « les mots ne voyagent pas tout seuls » (p. 57), et les normes linguistiques ne sont non plus jamais établies selon des critères qui seraient strictement de cet ordre. Fruit des interactions sociales dont elles constituent un des aspects, elles manifestent les « places respectives » qu’y occupent les uns et les autres. Les usages linguistiques changent parce que changent les parties prenantes des interactions – les emprunts témoignant ainsi de la plus ou moins grande considération accordée à qui on emprunte selon leur destination (un usage valorisé ou non). Mais le travail de description linguistique lui-même n’est bien entendu pas exempt de cette inscription dans le monde social, et constitue lui aussi « une action institutionnelle sur la langue » depuis une position de pouvoir (p. 65).

Le double constat de l’hétérogénéité des usages et de leur production sociale fait qu’il serait naïf de considérer que tous se valent sur les « marchés linguistiques ». Chaque situation d’interlocution a ses « attentes implicites », et il y a de ce point de vue une « pluralité des contextes normatifs » (p. 80), qui peut aller jusqu’au renversement de la valorisation la plus habituelle, « dans des milieux spécifiques, qui produisent leur propre hiérarchisation » (p. 82). L’auteur focalise cependant son attention sur les formes linguistiques valorisées par les institutions de pouvoir (« le français institutionnel-scolaire » par exemple) ; leur influence est prépondérante et les usages qu’elles promeuvent confortent des positions sociales déjà privilégiées.

Ces réflexions conduisent entre autres choses à battre en brèche la façon dont est comprise d’habitude l’idée populaire de « mort des langues » (p. 85). L’auteur montre qu’il est bien plus pertinent de porter son attention sur l’évolution des contextes d’interlocution, et l’adaptation concomitante des pratiques. Ce qui permet en outre de faire remarquer qu’il y a autant de nouvelles pratiques qui apparaissent pour répondre à de nouveaux contextes qu’il n’y en a qui disparaissent avec les leurs – sauf qu’on y fait moins attention, du fait de leur caractère émergent et de ce qu’elles sont la plupart du temps produites par des fractions peu privilégiées de la population. Un tel changement de perspective permet de ne plus essentialiser des usages sous un nom comme celui de « la langue », comme de patrimonialiser sous cette appellation certains d’entre eux parce qu’ils ont fait l’objet d’une codification ou ont acquis un certain prestige – cette pratique relevant sans doute d’un attachement à ses propres usages, ce qu’on peut juger, ajouterons-nous, aussi banal qu’inéluctable (p. 88).

Malo Morvan clôt cette première partie en appliquant le raisonnement à un cas qui le regarde de près : l’affaiblissement de la pratique du breton depuis le XIXe siècle (p. 89). Au rebours de « la narration la plus fréquente » qui en fait la simple victime d’un état français jacobin, il met en avant l’évolution des contextes, principalement socio-économiques, et en interroge à nouveaux frais les conditions d’un renouveau de la pratique dans le contexte tout différent d’une francophonie unanimement partagée : quelles situations d’échange pour que perdure un tel usage ? Ces réflexions, comme l’analyse des difficultés de sa propre situation par rapport au militantisme breton pour une « langue » dont il critique la réalité et, d’une certaine façon, l’impérialisme par rapport aux usages effectifs, permettent à l’auteur de montrer un cas précis de ce à quoi conduit la mise en évidence de la caducité d’un tel concept (pp. 89-95).

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La seconde partie de l’ouvrage développe la créativité conceptuelle des courants successifs de la sociolinguistique pour décrire les usages une fois fait un sort au concept de « langue ». Qu’il s’agisse de tenir compte de l’hétérogénéité constatée ou de rendre compte des contacts permanents entre usages, elle montre que malgré leur intérêt, ils ne conduisent jamais qu’à reconduire l’aporie sous de nouvelles formes. C’est donc l’ambition même de ce type de classification qui, scientifiquement, pose problème.

De la dialectologie à la reconnaissance de l’hétérogénéité sociale, du variationnisme initié par Labov à la formulation du concept de diglossie, les usages linguistiques ne sont pas détachées des situations sociales vécues, et « l’hétérogénéité ne se laisse jamais enfermer dans des catégories » (p. 149). Les facteurs de variation sont multiples et en constante interaction. Mais même les réflexions qui tiennent compte de ce fait – celles auxquelles on doit les concepts d’emprunt et de code switching, l’opposition véhiculaire/vernaculaire ou la théorisation des « créoles » – tendent à y reproduire des cases : ces « autres langues » auxquelles on emprunte, comme ces « codes » entre lesquels on « switche » (pp. 155-187). On ne peut se départir de l’impression que les « cases » produites par la description sont « avant tout conçues pour l’agrément des linguistes » (p. 124). Qui s’approprient ainsi en les substantialisant toujours quelque peu les usages d’autrui, ajoutera-t-on, serait-ce « pour la bonne cause ». L’auteur insiste d’ailleurs sur la vigilance méthodologique requise par la recherche en sciences sociales (p. 130), à la suite de Labov comme de Bourdieu, tout en se faisant le défenseur des usages quotidiens et de leur caractère nécessairement mouvant. Ce n’est ainsi jamais qu’en terme de processus qu’on peut penser les phénomènes sociolinguistiques. In fine, c’est l’acte classificatoire lui-même qui devient à interroger : c’est l’objet de la troisième partie du livre.

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Pourquoi, en effet, continue-t-on à faire usage de catégories que l’expérience invalide ? Avant tout pour leur performativité politique, répond l’auteur. Ce sont autant d’ « interventions sociales » (p. 224), émanant de positions de pouvoir, dont il entend mettre en évidence les effets, positifs comme négatifs, tout en adoptant une thèse constructiviste égalitariste – un des problèmes du raisonnement : l’inéluctable axiologisation du processus de catégorisation grève sa compréhension.

Dans le premier cas cela permet la revendication d’un statut – en particulier s’il est victime d’un rapport de force défavorable et « invisibilisé » (un des exemples développés est celui de la « communauté » LGBT, pp. 203-204). « Nommer un groupe, écrit-il, peut constituer un ressort politique vital afin de visibiliser un enjeu de domination structurelle et revendiquer une reconnaissance » (p. 206).

Dans le second cas cela entraîne la stigmatisation (éventuellement réappropriable de façon positive – cela renvoie alors au premier cas). Sont mentionnés notamment la dénomination « patois » ou la minorisation d’usages s’écartant de la norme scolaire (p. 216 et suiv.). Le caractère injonctif de la catégorisation produit, argumente-t-il, de l’assignation identitaire et des effets de hiérarchisation intégrés par les parties prenantes – toutes choses bien étudiées par la sociolinguistique (ch. 7).

Le propos ainsi présenté paraît simple ; il correspond à des idées répandues. Une lecture attentive donnera cependant du fil à retordre à un lectorat sensibilisé à la théorie de la médiation comme à la sociologie. Ce que sont les « catégories », et à quoi il convient de les imputer devient en effet beaucoup moins clair à cette aune, et paraît fondre en un plusieurs processus différents. Qu’est-ce qui fonde leur(s) existence(s) ? Là se situe la limite de l’ouvrage.

Tout humain est nécessairement à tout instant interlocuteur. Ce qui veut dire qu’il (se) classe, comme l’auteur le souligne – « lui » comme « les autres ». Ces classements ou catégories sont tout simplement la marque de la personne et même ce qui la constitue instantiellement ; ce sont eux qui se trouvent tout en même temps contredits dans la conjoncture politique. On ne peut sociologiquement y échapper. C’est le propre d’une dialectique de la divergence et de la convergence telle qu’exposée au début du livre. Mais cette dernière partie est problématique pour deux raisons. D’abord en ce qu’elle ne lève pas, il me semble, une ambiguïté entre ce qui relève respectivement 1) du langage introducteur de causalité, 2) de la socialité introductrice de conflictualité – sans que celle-ci soit du reste présentée en tant que telle malgré l’appel fait ponctuellement à la sociologie. Ensuite parce que sur ce point, le raisonnement peut aller jusqu’à donner l’impression d’une négation même de ce qui fonde la socialité.

L’ambiguïté tient d’abord, à ce que l’auteur continue de se situer dans une position professionnelle où catégoriser reste nécessaire au travail de description – c’est du moins ainsi que je le comprends. Dans cette perspective, « une description approximative mais acceptable des situations à étudier » (p. 198) peut être nécessaire. Mais elle ne peut plus qu’être mythique et non scientifique, puisqu’elle revient sur les acquis conceptuels précédents (catégoriser est impossible). C’est dès lors comme action politique qu’il convient de comprendre le recours qui persiste à y être fait. C’est explicite avec une formule telle que « le rendement rhétorique » d’une catégorie (p. 220) ou le fait d’assumer d’être dans « une logique d’intervention sociale ».

Fait de socialité ou fait de langage ? Cela manque de clarté. Comme si c’était la déclaration – c’est-à-dire la formulation conceptuelle – qui produisait la catégorie. Ainsi de l’évocation du « mot d’ordre » qui agrégerait un groupe (p. 200). De même lorsque l’auteur considère que les catégories sont simplement « un moyen pratique de regrouper des ensembles de personnes et de pratiques ayant des points communs pour pouvoir les nommer et les faire exister socialement » (pp. 210-211). Ou lorsqu’il donne comme exemple d’affirmation de soi (une réponse au « Qui suis-je ? ») le fait de dire « Je parle Z » (p. 200), comme si était pertinent le fait de le formuler, et sous la forme d’une revendication politique, et pas l’analyse sociologique produite par la personne elle-même. Trop de « linguistique » et pas assez de « socio- » ? On peut se demander s’il n’y aurait pas là un effet du métier de sociolinguiste.

Le chercheur, se faisant, est contraint d’admettre la nécessaire « imprécision » (p. 239) des catégories qu’il formule, et qui homogénéisent conceptuellement une réalité extra-linguistique qui refuse de s’y réduire. Question de langage. La difficulté, inhérente à ce que de l’humain soit son objet, c’est que celui-ci est lui-même déjà analyse (sociologique ici), ou catégorisation, mais pour laquelle l’idée d’un degré de précision n’a pas de sens. Un problème en résulte si le même mot « catégorisation » est utilisé pour concevoir deux choses différentes.

L’ambiguïté paraît redoublée en ce que la catégorisation politique semble souvent se réduire, dans l’ouvrage, à une revendication ou une assignation qui seraient dites – tant il est vrai que revendiquer, au moins, passe la plupart du temps par une formulation : « les noms que l’on donne aux groupes (et aux manières de parler) constituent un enjeu politique conflictuel » (p. 206).

La difficulté majeure, cependant, c’est qu’on se demande si le raisonnement n’entraîne pas l’ouvrage sur la pente d’une remise en question de cela même qui fonde la socialité pour la sociologie. Dans les termes de la théorie de la médiation, cela reviendrait à une politique sans ethnique, une performance sans instance, soit un retour sur ce qui fonde la spécificité humaine.

Dire, par exemple, « Je parle le z », « Je suis x », c’est une revendication politique. De ce fait, c’est la manifestation conjoncturelle d’une analyse qui lui est sous-jacente (ou d’un classement, d’une catégorisation). De ce fait, il paraît difficile d’en faire un simple « moyen pratique » : elle est tout simplement ce qui fait advenir la personne comme être qui n’est plus seulement naturel. La nomination est toujours une appropriation, donc en retour une « assignation d’identité ». Tout interlocuteur (se) classe, et produit en cela une « intervention sociale », qu’il serait plus juste de désigner comme politique – quelle que soit son éventuelle discrétion. Essentialisation politique mise à part, c’est donc problématique de refuser que les catégories « désigne[raient] réellement quelque chose » (p. 211). Sociologiquement, elles produisent du classement, et donc de la stratification comme de la hiérarchisation. Et c’est bien ce dont est constitué le réel sociologique.

Si « la langue » (« telle langue ») n’est en effet jamais circonscriptible comme objet par manque d’identité et d’unité conceptuelle, il existe bien quelque chose que l’on nomme ainsi dès lors que sociologiquement l’analyse l’institue, et la distingue par là même d’autres pareillement instituées dans l’opération (ce avec quoi l’auteur est bien entendu d’accord). La question de la « précision » d’une telle catégorie ne peut se poser : elle existe. C’est simplement par ses frontières qu’elle se constitue. Cela conduit à une identification et une unification de ce qui, réinvesti politiquement, continue bien d’être hétérogène. De ce point de vue, croire à une « validité descriptive » reviendrait bien à se placer hors conflit social et donc hors de ce dont c’est censé rendre compte ; d’où la pertinence de considérer les positions sociales pour expliquer les propos tenus dans une interlocution. Ils en sont la marque.

Mais imaginer qu’on pourrait s’abstenir de classer serait tout autant se situer hors social. On peut le regretter ; on peut viser à un universalisme qui tendrait à en amoindrir les effets – et c’est la position de Malo Morvan. Mais une inclusion sans exclusion reste une impossibilité anthropologique : cela signifierait une socialité dont tout conflit social aurait été écarté, et qui donc se nierait elle-même, en quelque sorte. L’analyse inclut parce qu’elle exclut. Or si faire usage d’une catégorie peut être considéré comme reconduisant « des discours d’autorité, d’exclusion, de hiérarchisation » (p. 211), cela fait de cette opération seulement l’alternative politique à l’universalisme, encourant de ce fait une possible réprobation morale. Mais occulter le fonctionnement dialectique spécifique de la socialité serait une désarticulation de la personne qui ne peut être soutenue.

C’est pourtant bien la catégorisation elle-même que l’ouvrage semble déplorer, devant concéder que « l’usage des catégorie semble inévitable dans un monde social où la définition par l’appartenance à des groupes semble omniprésente » (p. 212). Peut-être faut-il y lire une concession à un potentiel lectorat militant. Mais on ne voit pas ce qu’il y a à gagner à se situer dans une telle situation de porte-à-faux par rapport à ce qui fonde la sociologie. Ce qui n’empêche en rien, politiquement comme méthodologiquement, qu’on doive faire appel à une « vigilance critique » sur ses propres présupposés – l’auteur mettant d’ailleurs un terme à son ouvrage en s’interrogeant sur les bénéfices que lui-même tirerait de sa démarche.

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On lira avec profit cet ouvrage pour connaître les principaux concepts de la sociolinguistique, présentés avec rigueur et clarté : il s’agit en cela d’un manuel très recommandable. On y trouvera également une critique rigoureuse du concept de « langue », renvoyé à sa dimension mythique. Cela invite à retourner la réflexion vers les processus sociologiques qui expliquent sa persistance, et fait entrer dans un tout autre univers de savoir.


Pour citer l'article

Patrice Gaborieau« « (Se) parler/(se) classer : les catégories et leur ambiguïté » », in Tétralogiques, N°28, Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article213