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Laurence Beaud

Linguiste, LiRIS, EA 7481, Université Rennes 2, laurence.beaud chez univ-rennes2.fr

Emprunts à l’anglais et appropriations néologiques. Note de lecture

Résumé / Abstract

À propos du Vocabulaire de l’éducation et de la recherche, Ministère de la culture, 2022.


Les mutations de l’éducation et de la formation concernent également les mutations des façons d’en parler. Faut-il parler anglais pour être innovant dans l’enseignement et la recherche ? Le Vocabulaire de l’éducation et de la recherche établi par la Commission d’enrichissement de la langue française, mis à jour en 2022 et publié au Journal Officiel [1], répond par la négative. Il offre l’occasion de réinterroger les fondements de la glottopolitique française et la conception du fonctionnement d’une langue qu’elle présuppose. C’est l’objet de cette note de lecture qui prendra modestement la forme d’un état des lieux en la matière.

La commission dont le Vocabulaire émane, placée sous l’autorité du Premier ministre et présidé par Frédéric Vitoux [2], est composée pour moitié en moyenne de personnalités nommées issues de l’enseignement, principalement supérieur (Quillot 2021). Le collège de spécialistes qui a élaboré le dictionnaire était présidé par Franck Neveu (linguiste). Il s’adresse aux professionnels de l’enseignement et de la pédagogie (« qui ont un devoir d’exemplarité dans la rédaction des textes en français », présentation), aux élèves et étudiants (« à commencer par les plus jeunes d’entre eux ») ainsi qu’à leurs parents.

Le Vocabulaire contient 156 termes et définitions qui concernent des « notions nouvelles dont la plupart n’avaient pas encore de désignation en français » mais uniquement en anglais. Il s’agit donc d’un dictionnaire qui propose de traduire en français des vocables anglais en usage dans le domaine de l’enseignement et de la recherche. Il présente plus précisément dans l’ordre l’entrée lexicale française (catégorie et genre), son domaine d’application (éducation-enseignement supérieur, éducation-travail et emploi, communication, formation-communication, information-télécommunication, édition et livre, tous domaines), ses synonymes éventuels, sa définition et enfin son « équivalent étranger ». À cette partie lexicographique s’ajoutent des « Recommandations sur les équivalents français » qui s’inscrivent dans un dispositif plus général de contrôle de la néologie terminologique française dont le jalon législatif pour la période contemporaine est la loi dite Toubon (1994). Elle assure la primauté de l’usage de termes francophones sur les anglicismes dans les services et établissements publics de l’État. Le « Dictionnaire des termes officiels de la langue française » paru en 1994 propose des traductions françaises de mots anglais en usage dans de nombreux domaines. La plateforme France Terme l’enrichit depuis régulièrement. La législation en la matière s’appuie sur la Constitution française selon laquelle « La langue de la République est le français » (art. 2 ajouté en 1992).

La politique linguistique interministérielle coordonnée par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (qui dépend du Ministère de la culture), comme la politique internationale de la francophonie, à commencer par le Québec (loi 101), consiste à franciser les termes étrangers, principalement anglais. Si les emprunts manifestent l’influence qu’exercent certains groupes sociaux anglophones sur d’autres, non anglophones, la francisation est une forme d’appropriation néologique qui vient contredire cette influence. Ce sont donc les deux pôles d’une dialectique sociologique générale entre convergence et divergence qui sous-tendra mon propos inspiré par la théorie de la médiation. Cette dialectique est à l’œuvre également quand l’État français, constitutionnellement monolingue, légifère sur les usages publics, communs, mais que l’usage fait également loi. Une politique linguistique étatique ne peut qu’en tenir compte tout en incitant à dire en français plutôt qu’en anglais. Si la langue française est l’affaire de l’État, de l’école, elle est aussi celle de ses interlocuteurs qui, par leurs pratiques toujours diversifiées (dans le temps, l’espace, les milieux socioprofessionnels et selon les situations de communication) sont nécessairement polyglottes, et peuvent se soustraire aux recommandations officielles.

Plus récemment, le second article de la loi dite Fioraso (2013) porte sur la place respective du français et des langues étrangères, principalement l’anglais, dans l’enseignement public et privé, les examens et concours, ainsi que les thèses et mémoires. Réaffirmant la primauté du français, la loi de 2013 élargit toutefois les possibilités d’enseigner dans d’autres langues que le français au nom de l’attractivité de l’enseignement supérieur [3]. L’anglo-américain est la langue (du moins l’un de ses usages) qui incarnerait actuellement cette attractivité vis-à-vis des étudiants internationaux non-francophones, tout en permettant la mobilité des étudiants francophones.

1. Des enjeux lexicologiques aux enjeux sociolinguistiques

Les « notions nouvelles » décrivent selon le Vocabulaire les pratiques pédagogiques innovantes (carte heuristique / mind map ; facilitation graphique / graphic facilitation ; jeu sérieux / serious game...) ; les spécificités du monde universitaire et de la recherche (classe de maître [4] / masterclass, données FAIR / FAIR data...) ; la part prise par le numérique dans l’éducation d’aujourd’hui (badgeothèque / backpack, classe d’immersion numérique / CLOM...) ; les enjeux auxquels doit faire face le système éducatif (Culture de l’effacement / cancel culture ; haineur, -euse / hater).

Le vocabulaire évolue ainsi « au gré des mutations de la société, sous l’impulsion des politiques éducatives, ou encore grâce à l’engagement et à la créativité des enseignants » (Paul de Sinety, délégué général à la langue française et aux langues de France, préface). L’emprunt, en lui-même, est le plus souvent justifié par la nécessité de désigner de nouvelles réalités techniques, scientifiques, sociales, économiques ou autres. Il vient généralement combler ainsi une « lacune » lexicale et sémantique de la langue qui emprunte.

Ce travail terminologique et néologique vise moins cependant à « adapter notre langue aux évolutions techniques et scientifiques » ou à « désigner toutes les réalités du monde contemporain » (présentation), qu’à limiter les anglicismes. La justification lexicale et sémantique qui est mise en avant (offrir « un vocabulaire français clair et intelligible », « clair et précis », « conforme aux règles de formation des mots en français, facilement compréhensible ») masque des enjeux d’usage et de pouvoir avant tout sociolinguistiques, à la fois internes et externes : d’une part maintenir l’idéologie illusoire d’une langue homogène et unique, la même pour tous (on peut lire dans la présentation que « La langue est un « bien et [un] lien communs à nos concitoyens ») ; résister ou échapper à l’influence de l’anglo-américain sur la langue française d’autre part. Le Vocabulaire lutte contre l’idée que seul l’anglais puisse traduire la modernité en particulier.

Dans les deux cas, l’enjeu est celui du plurilinguisme, de la diversité, face à deux formes d’homogénéisation ou d’unification linguistique, celle due à la prépondérance, dans certains domaines d’activité, de l’anglais sur le français, et celle d’un certain français sur d’autres manières de parler et de penser (l’éducation en particulier) possibles en France.

Le Vocabulaire fonctionne en effet comme un emblème de l’État et d’unification du champ lexical français de l’Éducation nationale. La lexicographie, qui préside à l’élaboration de tout dictionnaire, sélectionne les mots qui constituent selon le lexicographe le patrimoine, éducatif ici, d’une communauté qui se reconnaît par distinction d’autres communautés (Alain Rey 1987, p. 3). L’enseignement n’échappe pas aux effets de cette idéologie d’une langue commune, supranationale, légitime et écrite puisqu’il en est un des lieux étatiques de promotion et de diffusion, toujours justifiées par l’intercompréhension et l’intégration sociale, professionnelle en particulier.

Un dictionnaire bilingue comme le Vocabulaire ne se réduit donc pas à une liste de synonymes qui repose sur l’identité partielle des concepts. Il témoigne des rapports de force entre des populations qui parlent des langues différentes [5], et ont des savoirs différents, selon un double mouvement d’autonomisation/séparation externe et d’unification/inclusion interne. Le français, au sens national du terme, s’est construit et institué historiquement par autonomisation et exclusion d’autres langues : le latin, les langues régionales autres que le francien, l’anglais aujourd’hui pour résumer. Si toutes les langues s’identifient et se définissent ainsi, seules les glottopolitiques étatiques changent selon qu’elles sont coercitives ou libérales, centralisatrices ou délégatrices.

Force est de constater cependant que la recherche, ou l’ingénierie pédagogique – pour s’en tenir au domaine académique, se fait et se parle en anglais. Les innovations pédagogiques décrites dans le dictionnaire se rapportent principalement au domaine des technologies que les Américains exportent avec leurs dénominations. Claude Hagège (2012, p. 97 et suiv.) estimait que les années 1990 marquaient le début de la forte pression qu’exerce l’anglais dans un enseignement « ouvert à la mondialisation ». Les productions américaines étaient synonymes de progrès mais aussi de profit financier. Les Grandes écoles, les institutions privées puis les universités publiques ont alors proposé des formations (non linguistiques) en anglais sous le prétexte de s’ouvrir aux langues étrangères et aux étudiants étrangers [6]. Le linguiste y voyait une motivation commerciale qui faisait de l’enseignement supérieur une marchandise comme une autre. Et l’auteur de constater que les filières concernées étaient souvent articulées aux « aspects matériels de l’existence ». L’anglais distingue de façon emblématique les universités des écoles de commerce et d’ingénieurs, où il prédomine. Langue commerciale internationale, il est le vecteur d’une idéologie néolibérale qui répond aux lois du marché (p. 11). Cette logique marchande – le marché de la connaissance – conduit les établissements d’enseignement à proposer une offre susceptible de rencontrer la demande dont elles dépendent pour leur financement (Conseil de la langue française et de la politique linguistique Belge, 2015). Elle participe par conséquent à la concurrence entre établissements. Ce qui se jouerait (dans l’exception concédée dans la loi de 2013 notamment) « c’est l’intégration autoritaire de l’enseignement supérieur dans le libre marché mondial de l’éducation. » (Monla, 2014). Autoritaire au sens également où l’anglicisation est présentée comme nécessaire, acquise et inexorable, évidente ou naturelle en somme : « Si la mission a pu relever dans les différentes universités visitées l’hostilité de quelques rares enseignants à la perspective d’une anglicisation rampante, ces derniers seront inexorablement contraints de suivre le mouvement compte tenu de l’importance prise par l’anglais dans la plupart des disciplines académiques » (Bilan des enseignements non francophones). L’autre argument en faveur d’un enseignement universitaire (non linguistique) en anglais est son atout sur le marché de l’emploi. Cela interroge également la mission qui est attribuée aux universités de répondre à des exigences d’employabilité et non de former les étudiants à se former intellectuellement. Si parler anglais est bien un capital, il n’est cependant pas le seul, et ne l’est pas pour tout étudiant (notamment pour ceux qui ne se destinent pas à une carrière internationale). L’usage de l’anglais participe bien d’une homogénéisation due à l’acceptation de l’hégémonie relative de certains acteurs et auteurs (anglo-saxons) de la production culturelle et intellectuelle.

2. La dialectique de la prise et du don

Le Vocabulaire est l’occasion de réfléchir plus généralement au mode de fonctionnement dialectique d’une langue, quelle qu’elle soit. La sociolinguistique permet de constater que tous les mots d’une langue résultent d’emprunts à des époques différentes, lointaines ou récentes, des pays différents, lointains ou proches, des milieux ou champs sociaux différents, selon les péripéties des rencontres, guerrières ou non, et des échanges économiques (cf. les ouvrages d’Henriette Walter). Les langues ne préexistent pas à leurs interférences parce que les personnes ne préexistent pas à leurs échanges (Jean-Yves Urien, 1989, p. 35). Il n’existe donc pas de langues « pures », c’est-à-dire sans interférences ou métissages d’usages d’origines étrangères, que cette étrangeté soit spatiale, socio-professionnelle ou temporelle. Et ceci est valable dans tous les domaines de notre vie sociale. À une échelle nationale, ce sont les influences, plus ou moins conflictuelles, économiques, politiques et culturelles qu’exercent certains pays sur d’autres qui expliquent les emprunts. Ils témoignent en cela des rapports de pouvoir entre des groupes de personnes à un moment donné de leur histoire. L’anglophonie actuelle s’explique par le pouvoir des pays qui parlent cette langue et l’interdépendance des économies (la globalisation). Et parler anglais, pour un non-anglophone, est un capital aujourd’hui présenté comme indispensable pour faire une carrière académique, ou pour exercer tel emploi. Une langue commune facilite en outre les échanges et l’anglo-américain joue aujourd’hui le rôle de langue véhiculaire internationale que le français a joué au siècle des lumières ou la lingua franca (un mélange de langues romanes) parlée pendant des siècles autour de la Méditerranée (Truchot, 2005). Un pidgin n’étant la langue première d’aucun des interlocuteurs qui l’emploient, il est simplifié. Le globish pour le cas de l’anglais montre à quel point une langue peut être réduite à un simple médium de transmission d’informations basiques : « enseignants et étudiants n’ont pas besoin de parler la langue de Shakespeare, l’anglais devant être considéré comme un “code”, un outil, un véhicule et non une finalité. » (Bilan des enseignements non francophones, 2015). Dans le domaine académique, l’anglais est la langue quasi exclusive des publications dans le domaine des sciences naturelles et des technologies et elle est majoritaire dans celles en sciences humaines et sociales aujourd’hui. Plus de 80 % des articles en sciences humaines indexés par la base de données Web of Science et publiés entre 1980 et 2014 en France, sont écrits en anglais. Les articles publiés en anglais obtiennent en moyenne trois fois plus de citations (critère bibliométrique qui prévaut dans l’évaluation de la recherche et les classements internationaux des universités) (Larivière et Desrochers, 2015). Ce qui se prétend universel parle aujourd’hui en anglais, « même lorsqu’il s’exprime dans un lexique formellement français ou allemand ou japonais » selon Bourdieu (2001, p. 48), car les manières de parler sont aussi des manières de penser et de savoir. Et le sociologue de se demander alors si accepter l’usage de l’anglais, c’est ne pas « s’exposer à être anglicisé dans ses structures mentales » (Bourdieu, ibidem). Ce serait souscrire à une version forte ou radicale de l’hypothèse de Sapir-Whorf du déterminisme linguistique que la théorie de la médiation, notamment, permet de relativiser grâce à une conception dialectique de l’universel et du singulier.

Sans aller plus avant sur ce sujet qui dépasserait les limites de cette note, rappelons que loin de se réduire à un phénomène purement linguistique, l’emprunt est la conséquence de l’influence / domination qu’exerce des pays dont la culture et l’économie sont florissantes et rayonnantes. Nous empruntons plus fréquemment aux langues qui jouissent d’un grand prestige : ce fut l’arabe au Moyen Âge, l’italien au XVIe siècle, le français au XVIIIe même s’il commence à emprunter à l’anglais, l’anglais depuis le XIXe siècle. Mais une grande partie du vocabulaire anglais d’aujourd’hui provient d’emprunts au normand d’abord ou directement au latin, puis au français ensuite. Le processus s’effectue souvent à sens unique à un moment donné de l’histoire. L’emprunt à l’anglais ne cessera de s’accroître, à mesure de l’augmentation des rapports outre-Atlantique. L’influence culturelle, économique et militaire des États-Unis après la seconde guerre mondiale explique l’incorporation du lexique anglo-américain afférent au sein du français. De façon générale, ce sont donc les peuples dominants (conquérants ou non) qui donnent, lèguent le plus de leurs mots aux peuples dominés plutôt que l’inverse. Parfois le mot est « rendu » ou plus précisément il connaît des allers-retours dans le temps à tel point que son origine se perd et que l’on ne sait plus qui a emprunté à qui. Une langue emprunte un mot à une autre langue qu’elle lui avait elle-même, auparavant, emprunté. Certains mots sont originaires de la langue qui les réimporte. Ainsi, l’histoire des langues et de leurs emprunts n’est aucunement linéaire et parler français, c’est finalement toujours parler une autre langue.

Mais comme le précise le dictionnaire Le Robert, « l’emprunt est une manière de prendre ailleurs et faire sien ». D’un côté, nos manières de parler et de penser viennent des autres. Il n’y a que des noms pris à d’autres ou reçus (hérités). D’un autre côté, et souvent dans le même temps, ils sont pris autrement. Toute langue obéit à ce processus paradoxal : « Notre parole, c’est-à-dire nos énoncés (...), est remplie des mots d’autrui, caractérisés, à des degrés variables, par l’altérité ou l’assimilation, caractérisés, à des degrés variables également, par un emploi conscient et démarqué. Ces mots d’autrui introduisent leur propre expression, leur tonalité des valeurs, que nous assimilons, retravaillons, infléchissons. » [7] Emprunter, c’est donc aussi rendre propre à soi, singulariser, altérer, au sens de rendre autres, les mots pris. Passant de l’un à l’autre, les mots changent de forme sociale d’existence (comme le disait mon collègue Jacques Laisis). Et l’appropriation des uns va de pair avec la désappropriation des autres. Il est donc difficile de dire dans de nombreux cas que le terme emprunté est encore « un mot anglais » par exemple. C’est le cas du fameux « parking » (comme dancing...) que l’usage français rend méconnaissable par un anglophone. Nous en sommes les auteurs. C’est pourquoi la francophonie passe également par l’emprunt. Les modifications / appropriations s’observent à tous les niveaux de fonctionnement d’une langue (cf. Pruvost J., Sablayrolles J.-F., 2019), qu’ils soient phonologiques (anglicismes prononcés « à la française » par exemple) ; sémantiques (les mots changent de sens ou recouvrent un champ sémantique qu’ils n’avaient pas dans la langue empruntée) ; morphologiques (le terme emprunté est intégré aux catégories grammaticales, flexions et dérivations propres à sa langue) ; graphiques et orthographiques. On transforme le vocabulaire de la langue à qui l’on emprunte (francisation de l’anglais), comme les emprunts transforment en retour la langue emprunteuse (anglicisations du français). Une langue fonctionne grâce à cette transformation réciproque (mais qui est rarement simultanée dans le temps). Elle peut aller jusqu’à l’assimilation totale, où l’on ne reconnaît plus qu’un mot a été emprunté. L’emprunt n’est alors reconnaissable que par des spécialistes ou des interlocuteurs érudits en histoire. Ces emprunts intégrés côtoient les xénismes, mots dont l’altérité (y compris lexicale et sémantique) est reconnue et acceptée par les interlocuteurs.

3. Purismes conservateur et progressiste

Un dictionnaire offre une description homogène d’usages divers et pluriels, et une image statique d’une réalité sociolinguistique dynamique. Le Vocabulaire adopte ce que l’on pourrait appeler un purisme conservateur (ou une politique anallactique [8]) qui maintient l’ordre, historique en particulier, de la langue dans un état lexical de différenciation/séparation par rapport à ce qui est étranger, ordre considéré comme acquis, immuable, et échappant aux acteurs-interlocuteurs. Il conduit à rapporter une langue à son histoire (d’où le recours fréquent à l’étymologie), dans une perspective panchroniste, et à son monde, celui que l’on connaît, dans une perspective ethnocentrique (qui cache en réalité un universalisme puisqu’il s’agit de faire coïncider le monde de l’autre avec le sien) [9].

Le processus général consiste à adapter les autres à soi et à maintenir ses traditions notamment linguistiques, quels que soient les changements de situation de communication. En proposant des équivalents français aux termes anglais, le Vocabulaire effectue autrement dit une traduction dite cibliste. La langue étrangère est transformée pour se conformer à sa propre façon de parler et de penser et la rendre ainsi compréhensible (par réduction de l’altérité d’autrui). La politique linguistique française, à l’intérieur de ses frontières, fait d’un certain usage du français le seul valable, central, pour tout le monde, marginalisant les autres usages. Les locuteurs doivent corrélativement accepter ce conservatisme et intégrer l’ordre social (le savoir majoritaire), adopter sans résistances les comportements verbaux que les institutions attendent d’eux. De la même façon, elle défend la primauté du français sur l’anglais. Mais il s’agit aussi de refuser une certaine aliénation sociolinguistique au nom de son indépendance. Le purisme peut alors se concevoir comme une sorte de séparatisme sociolinguistique tout à fait compréhensible et légitime.

Si ce mouvement s’applique au vocabulaire, un autre purisme semble être à l’œuvre quand l’objectif est de développer l’aisance linguistique en anglais des étudiants francophones – comme des enseignants – dans un processus continu depuis l’enseignement secondaire jusqu’à l’enseignement supérieur ou encore quand il s’agit de s’ouvrir aux étudiants et enseignants non francophones. Le purisme progressiste (ou la politique synallactique), à l’inverse du précédent et de façon générale, s’ouvre à l’étranger et accompagne les changements linguistiques, intègre les apports qu’offrent les échanges avec les langues étrangères. Il s’agit de parler comme l’autre pour parler avec l’autre. Il défend l’idée que l’on peut changer, assouplir, réviser les lois de la société, ses institutions, ou l’offre de langues, pour permettre à un maximum d’interlocuteurs différents d’y participer, pour répondre et s’ajuster à la demande. C’est ainsi que la traduction dite sourcière de son côté entend être attentive à « l’auteur » étranger et la culture « de départ ». En amenant le « lecteur » à « l’auteur », elle tend à respecter « l’original », la langue « source » par réduction cette fois de sa propre altérité [10]. C’est nous alors, francophone, qui devons changer nos façons habituelles de parler et de penser pour se conformer à autrui, anglophone en particulier, qui ne change pas de son côté (il n’est pas demandé par exemple aux étudiants étrangers d’apprendre la langue du pays d’accueil). Ce « nous » réfère peut-être davantage aux jeunes générations qui adoptent plus facilement les usages verbaux (et non verbaux) venus d’outre-Atlantique que les générations précédentes. C’est pourquoi le Vocabulaire s’adresse principalement « aux plus jeunes ». Mais la démarche qui consiste à internationaliser (en anglais surtout) les universités semble davantage répondre à une demande économique qu’à un enjeu pédagogique, intellectuel ou sociolinguistique (valoriser la diversité culturelle) car l’accueil des étudiants et chercheurs étrangers constitue une source importante de financement, comme nous l’avons précisé plus haut. Par ailleurs, les pays qui ont basculé le plus vers l’usage de l’anglais dans l’enseignement supérieur ne sont pas nécessairement ceux qui accueillent le plus d’étudiants étrangers (États des lieux, 2015).

4. Une morale casuistique

La commission « recommande », « encourage », « conseille », « préfère » les termes français et « déconseille », « écarte », « limite » les anglicismes. Si elle n’interdit pas explicitement, elle s’interdit en revanche de nommer l’anglais. Il n’est pas anodin de constater que l’anglais est en fait très peu nommé dans le texte. La loi de 2013 ne se donne pas la peine non plus de le nommer. Il s’agit de promouvoir le français, en le mettant en tête des notices, sans être accusé d’être contre l’anglais en particulier.

Elle reconnaît que nombre des expressions anglaises contenues dans le Vocabulaire sont fréquentes voire se sont imposées dans l’usage des professionnels concernés. La norme sociologique n’est donc pas le critère principal mais bien un idéal axiologique du français, celui que les auteurs imaginent et désirent, autrement dit c’est d’une autre norme qu’il s’agit. Le purisme sociolinguistiquement conservateur est aussi, mais axiolinguistiquement parlant [11], celui qui condamne tout changement par nostalgie souvent d’un passé mythique idéalisé associée à la crainte d’un futur forcément décadent. Croire qu’un mot possède un sens originel immuable d’un côté et que les anglicismes appauvrissent ou feront disparaître le français de l’autre en sont des exemples verbaux.

Sa critique porte essentiellement sur les interférences que sont les calques et les doublets. Parmi les calques sont cités par exemple l’usage du préfixe e- (pour électronique), déconseillé car il s’agit d’un « néologisme hybride entre lettre, mot et concept, porteur de difficultés de tous ordres » (phonétiques et sémantiques) ; le mot-valise webinar, associant les mots web et seminar, transformé en webinaire dans l’usage français, car trop « obscur » pour la commission qui recommande conférence (en ligne), cyberconférence, visioconférence, voire audioconférence, téléconférence, ou encore séminaire (en ligne) dans le cas d’une réunion interactive prenant la forme d’un séminaire. Contre les doublets, elle recommande l’usage des morphèmes et lexèmes « déjà en usage », « disponibles » en français à la place de ceux en anglais. C’est le cas du préfixe cyber- « peu satisfaisant sur le plan étymologique », qui pourrait être remplacé par télé- ; ou école supérieure, école de telle ou telle discipline, école magistrale et doctorale, au lieu de graduate school.

Reconnaissant que les emplois fluctuent tout de même et qu’il « n’existe pas de solution uniforme pour donner un équivalent adéquat dans chacun des cas », le Vocabulaire développe une morale casuistique, au cas par cas (ou catégorie par catégorie), en fonction des contextes et des réalités désignées.

Conclusion

La Commission générale de terminologie et de néologie est devenue la Commission à l’enrichissement de la langue française en 2015. L’enrichissement provient de la néologie française et non des anglicismes, considérés comme une forme d’appauvrissement de la langue. Le mot étranger fait intrusion dans la propriété privée que constitue pour certains le français, qui en perdrait alors son identité nationale, sa pureté. L’emprunt semble moins accepté quand il apparaît massif, global et par conséquent glottophage, allant de la réduction du dialogue intellectuel au seul champ scientifique à dominante anglo-saxonne jusqu’à la supplantation potentielle d’une langue. C’est la question de sa transmission et du savoir qu’elle permet, qui est en jeu : « si l’enseignement était fait en anglais, alors il est à craindre que les terminologies françaises ne soient plus transmises aux jeunes générations, qui se retrouveraient rapidement dans l’incapacité de parler de leurs connaissances dans leur langue maternelle » (Frath, 2011, p.3). L’emprunt est aussi rejeté quand existe un équivalent dans sa propre langue (un doublet) qui rend possible de dire la réalité désignée en français, parfois même avec plus de précision. Dans ce dernier cas, il ne faut pas sous-estimer le mimétisme, l’effet de mode ou de modernisme, de l’emprunt en raison du prestige accordé à l’anglais et à son profit attendu (qui fait imiter par exemple les universités anglophones, sans en avoir les mêmes moyens). Les raisons sont à chercher dans les services, les profits, que rend actuellement l’anglais dans la vie sociale et économique. L’hostilité envers les anglicismes apparaît aussi dans un contexte inégalitaire où l’anglais est en position de donner aux autres ses mots et moins d’en recevoir. Ce sont les autres qui sont ainsi réduits à uniquement recevoir. Mais comme on l’a vu, la « réception » est en même temps appropriation et le mélange des langues, ou des usages de ce qui est considéré comme étant une même langue, s’avère constitutif de leur fonctionnement et de leur évolution. Les français ont en fait toujours parlé le fran- quelque chose et donc le franglais (Jacques Laisis, 2004, conférence inédite). Il n’en reste pas moins que les langues nationales (premières) pourront être perçues comme archaïques et passéistes face à un usage anglo-américain prédominant, moderne, international, pour une formation qui se prétend d’excellence. Comme les langues régionales l’ont été par rapport au français dans les années cinquante où devenir moderne supposait de les abandonner pour un usage nationalement prédominant, au service de la distinction sociale. Le Vocabulaire, vitrine de la politique linguistique française envers l’anglais, a le mérite d’afficher une position divergente tant en entérinant paradoxalement le franglais, par appropriations néologiques des emprunts aux travers desquelles « une plus ou moins grande différence d’existence entre interlocuteurs se manifeste et se résout simultanément » (Duval, 1999). Il est douteux cependant que tous les acteurs-interlocuteurs concernés s’approprient ces propositions.

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Notes

[1Et dans le Bulletin officiel du ministère de l’Éducation nationale. Il est téléchargeable à cette adresse : https://www.culture.fr/franceterme/Librairie

[2Écrivain et critique littéraire, membre de l’Académie française.

[3Articles L121-3 du code de l’Éducation, modifié par l’article 2 de la loi relative à l’enseignement supérieur et à la recherche : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFARTI000027735167. Les exceptions sont « des nécessités pédagogiques, lorsque les enseignements sont dispensés dans le cadre d’un accord avec une institution étrangère ou internationale tel que prévu à l’article L. 123‐7 ou dans le cadre d’un programme européen » ainsi que : « le développement de cursus et diplômes transfrontaliers et multilingues ».

[4Interpellée par le genre de l’expression « La CELF laisse le lecteur ou la lectrice libre de choisir la féminisation qui lui convient ».

[5« Le dictionnaire bilingue canadien reflète en réalité cinq cultures différentes, qui fondent son identité : « nord-américaine, britannique, française de France, anglo-canadienne et franco-canadienne » (Josselin-Leray, Roberts, 2012).

[6En 2002, Edufrance comptabilisait 419 formations (non linguistiques) dispensées en anglais. Les écoles supérieures de commerce et de management d’entreprises contribuent pour plus d’une moitié (220) à cette offre de formation. En 2007, elles étaient 496. En 2015, Campus France comptabilise 780 enseignements donnés entièrement en anglais, principalement dans les écoles de commerce ou d’ingénieurs et en gestion, management (35%) et au niveau master (Cf. Bilan 2015).

[7M. Bakhtine, 1984, p. 304.

[8Selon le terme choisi par Jean Gagnepain (1991), qui s’oppose à synallactique (cf. infra).

[9À titre d’illustration, dans une lettre ouverte appelant à manifester contre le « tout-anglais » en mars 2022, le Haut Conseil international de la langue française et de la francophonie (HCILF) accusait dans des termes virulents et quelque peu « paranoïaques », « au nom du peuple français » et des populations francophones, « une oligarchie mondialiste de viser une hégémonie universelle en épandant et imposant partout un anglais de commerce déculturant  » ; les institutions européennes et les gouvernements francophones de laisser « pervertir administrations, écoles et universités par une idéologie et une novlangue américaines déconstructrices de l’histoire et de la langue de leur pays ».

[10On pourra lire également la conception de Herrmann (2020) qui réexamine l’opposition classique entre traductions sourcière et cibliste au profit également d’une conception dialectique entre « anallactique » et « synallactique ». Toute traduction tend à la fois au modernisme et au « littéralisme ». Chacune connaît leur passage à la limite : l’ethnocentrisme ou l’adaptation pour la première, l’hermétisme pour la seconde.

[11En raison plus précisément d’un jugement de valeur et de légitimité portant sur les usages verbaux.


Pour citer l'article

Laurence Beaud« Emprunts à l’anglais et appropriations néologiques. Note de lecture », in Tétralogiques, N°28, Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article212