Daniel Coum
Psychologue clinicien et psychanalyste. Après avoir exercé plus de 30 ans en institution (dont Parentel), il pratique désormais la psychanalyse en libéral tant auprès des personnes que des institutions. Il est également chargé d’enseignements à l’université.
Pourquoi (et comment) éduquer un enfant ?
Mots-clés
Education | enfant | parent | psychopathologie | structure |
« L’important intérêt de la psychanalyse pour la science de l’éducation se fonde sur un énoncé qui est parvenu à l’évidence. Ne peut être un éducateur que celui qui peut sentir de l’intérieur la vie psychique infantile, et nous adultes ne comprenons pas les enfants, parce que nous ne comprenons plus notre propre enfance. »
Sigmund Freud
« L’intérêt de la psychanalyse » (1913),
in Résultats, idées, problèmes, I, 1890- 1920, PUF, 1984, p. 212
L’immaturité de l’enfant rend nécessaire une modalité d’engagement dite « éducative », en général, et « parentale », en particulier, lorsqu’elle concerne ceux à qui est attribué un mandat qui leur confie une responsabilité particulière [1]. Que l’éducation soit nécessaire à l’enfant tient donc à l’immaturité constitutionnelle de ce dernier. Durablement irresponsable, il est également impotent, indolent et infans. Ce n’est pas qu’il ne parle, ne veuille ni ne fasse, mais c’est que sa parole, tout comme son désir et son acte restent, le temps de l’enfance, inscrits dans le désir et l’histoire de l’autre, celui ou celle – parent ou éducateur, parent donc éducateur, éducateur donc parent – à qui revient la charge de le conduire jusqu’à ce point nodal de l’existence où, comme le disait Rousseau, « rien de l’humain n’est étranger à lui » [2]. En ce sens, on ne naît pas sujet, et encore moins « personne ». On le devient ! C’est, dès lors, l’occasion nécessaire d’un mouvement contraire d’émancipation qui constitue toute la complexité du processus éducatif.
1. Immaturité et paradoxe
Cette immaturité durable et disharmonieuse confère à « l’autre parental » une responsabilité sans aucune commune mesure : un pouvoir éventuellement sans limite autre que celle qu’il ou elle s’impose à lui-même [3] ! Car l’enfant ne fait pas objection à la manière dont on le traite, si ce n’est par quelque manifestation de mal-être qui requiert une certaine écoute pour être entendue comme telle. C’est d’ailleurs à cela que l’on reconnaît un enfant ! Il est parlé, désiré et agi plus qu’il ne parle, désire ou agit. Cette immaturité fait donc le lit d’une dépendance [4] – celle de l’enfant – envers qui exerce, dès lors, une domination potentiellement excessive. En fait, l’asymétrie du rapport confère à l’adulte en général et au parent en particulier un pouvoir incontestable par celui sur lequel il s’exerce : l’enfant ne dispose pas déjà – si ce n’est au titre d’un potentiel à préserver et à cultiver – de cette compétence spécifique qui naît avec la puberté d’objecter à la manière dont il est socialement et affectivement traité. S’il peut s’opposer – dire « non » – au nom d’un désir contrarié et qui, dès lors, s’affirme par contraste, il ne peut objecter, dans le sens de s’inscrire dans une altérité dans laquelle il prendrait la place d’autre dans une rencontre éventuellement conflictuelle, dans un rapport à l’autre négocié.
Car tel est le paradoxe éducatif : sur la base d’une dépendance quasi totale – celle qui lie nécessairement et salutairement l’enfant à l’autre, dont non seulement sa survie naturelle et mais également et surtout son existence humaine dépendent – il s’agit de le préparer à une indépendance à venir – toujours relative mais quand même – de sorte qu’il s’émancipe de la tutelle dont il a eu un temps besoin. Il peut enfin, le temps venu, parler, agir et désirer en son nom propre.
Comment la dépendance inaugurale de l’existence peut-elle initier à une indépendance à venir ? Tel est le paradoxe de l’éducation, dont l’étymologie nous rappelle la fin – conduire hors de… soit l’émancipation – mais sans indication quant au mode opératoire à adopter.
2. Minorité de structure
D’être constitutionnelle fait de cette immaturité une caractéristique intrinsèque à l’enfance. C’est dire que la minorité dont il s’agit n’est à proprement parler, pas politique, de telle sorte qu’elle serait ou aurait à être légitimement et voire légalement contestée. Le pouvoir exercé sur l’enfant, partie prenante du processus d’éducation, est une nécessité au sens où son non-exercice nuit à l’enfant, donc à l’adulte qu’il est supposé devenir.
Pourtant, l’on serait tenté d’y renoncer, au nom des abus auxquels cet exercice du pouvoir a donné – et donnera encore – lieu. C’est d’ailleurs ce dont il fut question dans les années 70-80, suite au vaste mouvement d’émancipation des individus qui anima les sociétés occidentales. Il prit la voie d’une contestation systématique de toute forme d’autorité exercée sur l’autre, y compris l’enfant. Comment légitimer, interrogeait-on, qu’une loi collective, qu’elle soit laïque et/ou religieuse, dont la relativité, et donc l’arbitrarité, n’échappait désormais plus à personne en ce qu’elle contraignait abusivement certaines catégories de population – les femmes, mais avant elles les esclaves, les ouvriers ou les homosexuels. Comment légitimer qu’une loi collective soumette implacablement tout un chacun ? Au nom de la liberté et de l’égalité, il fallait libérer les individus d’une tutelle considérée comme injuste autant qu’abusive. L’idéal démocratique était à l’œuvre à laquelle la promotion de la subjectivité via le discours analytique ne fut pas étrangère. Et il ne manqua pas d’avocats de la cause des enfants pour observer pertinemment la soumission de ceux-ci à un pouvoir occasionnellement abusif et en déduire la légitimité d’une revendication de liberté qu’ils portèrent, au nom des enfants, haut et fort ! Il fallait libérer les enfants [5] comme il avait fallu libérer les esclaves, les femmes et les homosexuels, et in fine, tout un chacun.
D’aucuns n’en ont cure qui entendent que l’éducation soit l’occasion d’une reproduction à l’identique du modèle social précédent et d’une conformité quasi totale de l’impétrant aux exigences auxquelles il fut, par statut, soumis. Le formatage de la génération d’après, sous couvert d’éducation, vise à permettre la perpétuation de la société d’avant. La procuration laisse place à la prorogation et les jeunes adultes sont sommés de mettre, quoiqu’il leur en coûte, leur pas dans les pas de leurs pères. Par soumission ou consentement, il s’agit pour eux d’adhérer à ce qui s’impose à eux : la transmission implique alors une loyauté sans faille et une fidélité idoine au modèle inculqué, que les heures passées à s’en imprégner, à la maison ou à l’école, sont supposées les avoir préparés. On ne tue pas le père !
La modernité a cru bon d’opposer à cela le devoir de respecter la libre expression de l’enfant, voire son droit à l’auto-détermination. Au point qu’il est des pratiques éducatives qui, au nom de l’intérêt de l’enfant et par conformité avec un idéal démocratique, dès lors difficilement contestable, pensent bon de considérer sans délai le petit d’homme comme un interlocuteur à part entière, c’est à dire un autre comme un autre. Pensant ainsi avoir atteint l’objectif avant même d’avoir usé de moyens, les promoteurs d’une telle libéralité font en fait l’économie de l’éducation croyant se débarrasser du paradoxe qu’elle suppose. Le père est toujours déjà mort !
C’est, en un mot, mettre la charrue avant les bœufs, pour un résultat le plus souvent catastrophique : attribuer à l’enfant une faculté qu’il ne peut assumer, c’est non seulement se démettre de la responsabilité d’éduquer mais aussi et surtout lui infliger une charge démesurément lourde eu égard à son jeune âge [6]. Les troubles actuels que l’on observe à teneur principale d’agitation anxieuse, d’amplitude et d’intensité plus ou moins grandes, en sont le témoin pour autant qu’on y entende la valeur symptomatique qu’ils véhiculent avant que de vouloir les réduire à tout prix : un enfant a besoin d’être porté avant que de pouvoir se porter lui-même ! Car « est-ce respecter l’enfant que de faire de lui la référence mythique qui tutélarise des adultes infantilisés ? » interrogeait pertinemment à l’époque la sociologue du droit, Irène Théry [7]. La psychopathologie infantile contemporaine ne manque pas de venir corroborer la réponse implicite à la question. Émancipé d’une tutelle contestée moins par les enfants qui n’en demandent pas tant que par des adultes revanchards ou nostalgiques, au nom des excès dont son exercice fut l’occasion, l’enfant est livré corps et âme aux affres d’une pulsion qui le dépasse et de son impuissance à faire avec l’autre. Or, ce sont moins des troubles enfantins dont il s’agit – qui ne sont que le symptôme de l’inadaptation du traitement dont il est l’objet, y compris et surtout quand celui-ci prend la forme de son absence ! – que d’un renoncement des adultes à occuper la place qu’il leur revient d’occuper, à savoir celle d’éducateur, celle-ci supposant de facto le consentement à l’exercice d’un pouvoir qui, s’il fait défaut, met tout autant sinon davantage que s’il fait excès, l’enfant en danger.
Entreprise nécessaire dirons-nous sauf à délaisser l’enfant, livré à lui-même et renvoyé à « l’indocile constitution pulsionnelle » [8] de son petit être dont les exigences, si elles ne peuvent jamais être totalement supprimées, en appellent cependant à cette nécessaire entreprise de domestication qu’est l’éducation, toujours vouée à un échec partiel.
De sorte que ladite « protection de l’enfant » concerne non tant désormais les situations d’enfant abandonnés ou délaissés, ni même ceux violentés par des tuteurs abusant de leur supériorité physique ou psychologique sur des enfants impuissants, que celles où l’enfant est, au nom de généreuses intentions, libéré de toute tutelle et, paradoxalement, désiré comme tel. Au nom de l’idéal d’auto-détermination qui pour évacuer tout risque d’abus de pouvoir dans le processus éducatif croit bon de se débarrasser autant du pouvoir que de toute forme d’autorité, le parent démissionne de sa fonction de transmetteur d’une aptitude – l’auto-détermination – dont l’enfant ne dispose que potentiellement et qui suppose qu’il soit initié, telle est la raison de l’éducation, à son usage non sans devoir, dans un premier temps, s’y soumettre.
L’idéal démocratique s’est donc disséminé dans le débat sur les droits des enfants et les discours sur la famille au point que d’aucuns ont pu soutenir que « la famille est une réunion d’individus devant être considérés comme des personnes à part entière » [9]. La générosité de l’énoncé masque la dangerosité de ses effets, dont nous observons aujourd’hui encore les traces qu’ils laissent dans la subjectivité de nos contemporains, les enfants en tout premier lieu.
C’est une banalité de soutenir que les modalités d’éducation de l’enfant ne sont pas sans influence sur sa personnalité et son devenir. « Les pères ont mangé les raisins verts et les enfants en eurent les dents gâtés » dit le Livre [10]. Mais F. Dolto aimait à rappeler qu’il n’y avait pas la faute mais fait. Car telle est la loi de la transmission, y compris inconsciente, qui se fait toujours par imprégnation, de génération en génération, charge à l’enfant devenant adulte d’œuvrer à transformer l’héritage. Et c’est possiblement parfois le travail d’une vie ! Mais libérer l’enfant de son exposition aux impacts possiblement négatifs d’une possible mauvaise éducation en le soustrayant à toute influence – ce qui est d’ailleurs encore lui vouloir quelque chose – s’avère être un remède pire que le mal. Et si l’abus de pouvoir caractérise une modalité princeps de mise en danger de l’enfant et d’altération possible de son devenir, il n’est pas le seul. La modernité nous en donne d’autres à observer.
3. La preuve par la pathologie
Les modalités pathologiques d’investissement de l’enfant – autrement dit les aléas éducatifs – se donnent à voir comme autant de scénarios relationnels possibles dont les effets délétères enseignent sur les facteurs en jeu.
L’on sait depuis Freud que l’enfant, objet partiel d’un amour sans limite, représente dans le fantasme, sinon dans les échanges quotidiens, une forme de prolongement du narcissisme parental [11]. Attendu à une place dont il ne peut se déloger, investi d’une mission à laquelle il ne peut déroger, l’enfant n’a d’autre destin que de s’y soumettre, sans autre alternative envisageable en cas d’excès que celle de s’en extraire sur le mode du symptôme, comme manière de « sauver sa peau », coûte que coûte. Nous reconnaissons là les traits et le sort de l’enfant de la tradition, assigné à une place, assujetti au pouvoir parental – qu’il s’exerce sur le mode de l’excès d’amour fusionnel ou l’abus de pouvoir. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’éducateur nie (ou jouit de…) la vulnérabilité de l’enfant, son incapacité à faire objection à la manière dont il est traité et l’expose, profitant ainsi de son immaturité, aux conséquences désastreuses des manifestations outrancières de sa toute-puissance.
La modernité, quant à elle, invite l’enfant devenu « partenaire » [12], accompagné plutôt qu’éduqué, à l’instauration d’une relation égalitaire qui, aussi bien intentionnée soit-elle, ne lui fait pas moins violence. « C’est mon égal, c’est une personne, c’est un autre comme les autres » entend-on dire des parents et des éducateurs, plus soucieux d’être des « accompagnateurs » que des « éducateurs », refusant d’être une figure d’autorité et rejetant dangereusement l’exercice de tout pouvoir, au motif de se débarrasser des dangers de l’abus de pouvoir ! Parents et enfants deviennent des compagnons de route dans un rapport partenarial et voulu « positif » où l’interlocution se substitue à l’injonction, la négociation à l’obligation, l’égal droit d’opposer à l’autre son désir à l’asymétrie des positions générationnelles. Imputant à l’enfant une aptitude à l’altérité dont il ne dispose qu’à titre de potentiel, l’éducateur moderne se plaît à « communiquer » avec l’enfant, qui prend à ses yeux toutes les qualités du partenaire, d’autant plus désiré qu’il n’a pas de « concurrent ».
L’enfant n’y fait pas objection, non seulement par ce qu’il n’en a pas l’aptitude structurelle mais également parce son désir l’entraîne à s’y complaire. Là est d’ailleurs le danger, en ceci que la place qui lui est réservée « aux côtés » du parent ne manque pas de charmer le petit Œdipe. Mais, ce faisant, il tend à nier la différence entre les générations en attribuant à l’enfant des aptitudes dont il ne dispose qu’à titre de potentiel. L’enfant y est considéré comme l’égal de l’adulte, avec qui il est supposé pouvoir commercer au même titre que n’importe quel autre. Et en cela, c’est l’enfance de l’enfant – en tant qu’elle se caractérise par son irresponsabilité de lui-même – qui n’est pas respectée. Poussé à sa limite extrême, l’enfant revêt toutes les qualités du partenaire… y compris sexuel dans un scénario incestueux, consommé ou non, avec l’un ou l’autre des parents [13]. L’érosion de la responsabilité, que renforce la tendance actuelle à l’indifférenciation des rôles parentaux tend à réduire l’écart intergénérationnel et faire céder les parents à la tentation de faire de leurs enfants des copains, réalisant ce que Lacan, dans Les Écrits, stigmatise, en « ces véritables enfants que sont les parents », considérant au bout du compte qu’« il n’y en a en ce sens pas d’autres qu’eux dans la famille » [14].
Mais l’hypermodernité expose également parents et éducateurs au risque de la « parentification » de l’enfant. L’enfant de la post-modernité s’aliène à un désir parental qui le met, ici, en position de référence pour pallier une carence symbolique, collective ou subjective, à partir de quoi l’adulte en général et le parent en particulier peut prendre position et qui ici fait défaut. L’enfant est attendu en lieu et place de guide, de boussole, de conseiller de l’autre parental dans un mouvement d’inversion du sens des générations. Pèse alors sur lui, avec les dégâts que l’on sait, le poids de la responsabilité d’autrui – celui-là même sur lequel supposé pouvoir se reposer, s’appuyer, s’étayer ! La violence faite à son irresponsabilité de structure se double de sa confrontation inévitable à l’échec de la mission qui lui est confiée et se redouble de l’expérience de la défaillance de son parent. C’est là le lot quotidien des scénarios familiaux délabrés auxquels les travailleurs sociaux de la protection de l’enfance ont affaire [15]. Le principe même de l’éducation s’en trouve perverti par le fait même que le monde dans lequel est placé l’enfant ne lui est pas transmis par un adulte, ici démissionnaire de sa propre responsabilité éducative de le transmettre.
4. L’enfant, ce Sujet supposé advenir…
D’altérité, entre l’adulte et l’enfant, il n’y en a donc à proprement parler pas. Si l’enfant n’est pas sans parler, agir ni désirer, il ne le fait pas « en son nom propre ». Porté par ses parents depuis son plus jeune âge et même un peu avant, il est parlé plus qu’il ne parle, désiré plus qu’il ne désire et agi davantage que d’être acteur. Car l’investissement dont il est question n’est pas uniquement affectif – ce à quoi l’enfant sait, d’une manière ou d’une autre, faire objection ne serait-ce qu’en y opposant un « non », première véritable entrée dans une parole qui n’est pas encore une langue – mais il est également, et surtout pour ce qui nous intéresse ici, relationnel [16].
L’enfant est investi par le parent comme on investit une place, comme on occupe un espace, comme on envahit une terre. L’enfant est, au sens propre du terme, colonisé par le psychisme parental dans sa double dimension désirante – d’amour – et relationnelle – de pouvoir. En cela, ce que nous avons appelé « l’imputation de subjectivité », ou « faire le pari du sujet », est au principe-même du rapport à l’enfant, qui confère au rapport ainsi instauré toutes les caractéristiques de l’emprise. Rappelons, pour limiter les risques de malentendu, qu’il s’agit d’une emprise (et donc d’une dépendance) rendue nécessaire par l’incapacité structurelle et durable de l’enfant à l’autonomie, sinon de son désir, ici de sa personne. Aussi une subjectivité en devenir est-elle, préalablement à toute manifestation véritable, attribuée à l’enfant, projection de la culture autant que de la subjectivité des adultes qui en ont la charge, à quelque place qu’il soit mis dans le rapport instauré.
En vertu de quoi le principe anthropologique de la triangulation du rapport à l’enfant – autrement dit le croisement des liens d’alliance et de filiation [17] – qui participe salutairement de la limitation de l’investissement à l’œuvre, constitue la structure universelle, désormais affranchie de la mythologie œdipienne et de ses atours sociaux devenus obsolètes. Cette structure anthropologique est la condition de possibilité de la reproduction de l’humain et de la formation du sujet-citoyen. En cela, elle préside à l’établissement de tout scénario éducatif.
5. Imprégnation et émancipation
L’enjeu de l’éducation sera donc tout à la fois d’assumer le pouvoir qu’elle suppose et d’en limiter les risques d’abus, d’investir l’enfant sans annihiler son potentiel d’émancipation, de l’inscrire dans une histoire qui le dépasse tout en laissant la place à une réappropriation possible, en son nom, de cette histoire à conjuguer, le temps venu, à la première personne du singulier. Sur fond d’imprégnation nécessaire.
Car l’enfant est mis au monde des adultes, qui l’y placent parce qu’ils lui préexistent et qu’il leur a été transmis. Cela signifie que le monde ne lui est pas attribué sur le mode d’une donation ou d’un legs, qui laisserait supposer que l’enfant lui préexiste et qu’il aurait à le choisir, voire qu’il pourrait en faire l’économie, même le refuser… sur le mode d’une immersion, éduquante de facto par imprégnation, monde dans lequel l’enfant est placé dès avant sa naissance par le seul fait d’avoir été conçu, désiré, porté, enfanté par ceux-là même qui l’habitent depuis plusieurs générations, monde dont il est le fruit plus que l’héritier. Aussi serait-il vain – en fait aberrant, comme l’est une violence symbolique fait à sa condition humaine – de demander à l’enfant son avis quant à la manière dont il veut être éduquer, nommé, aimé. Lui demande-t-on, par un effet de renversement de la succession des générations, son avis sur la langue qu’il veut parler ? Qu’il désire vivre, dès la naissance, s’entend. Françoise Dolto le soutenait. Pour autant il n’est en rien l’auteur d’une existence portée par d’autres, qui s’impose à lui et qu’il devra un jour faire sienne sauf à ce que, redisons-le, il soit soustrait à sa condition d’être « de ce monde-là », que les adultes se démettent de leur responsabilité et que l’enfant soit abandonné à son état naturel. C’est en ce sens que tout enfant s’adopte, acte par lequel un adulte est fait parent. Hannah Arendt, dont on reconnaîtra ici la source d’inspiration qu’elle représente pour nous, ne disait pas moins, à sa manière, pour qui « l’autorité a été abolie par des adultes qui refusent d’assumer le monde dans lequel ils ont placé l’enfant » [18]. En vertu de quoi, ajoute-t-elle, « affranchi de l’autorité des adultes, l’enfant n’a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité » [19].
Le monde, c’est l’univers humain (dans la multiplicité de ses composantes spécifiques : linguistique, technique, éthique et ethnique) dans lequel l’enfant est introduit, qui constitue le terreau dont ses éducateurs (parents ou non) sont le vecteur et dont il a besoin de s’imprégner pour s’humaniser. Aussi ne devient-il pas tant « homme » (dans le sens d’être humain) qu’homme de ce milieu-là c’est à dire, en quelque sorte, citoyen. En vertu de quoi s’en déduisent la fonction de l’éducation et le rôle de ceux qui en ont la charge : non pas tant avoir un enfant – qui, selon le cas, se soumettrait totalement au projet dont il est le réceptacle ou, à l’inverse, s’auto-engendrerait au motif que son libre-arbitre soit respecté – que de former un citoyen de sorte qu’il participe, en son nom propre, d’un monde, celui dans lequel il a été placé, qui s’impose à lui en tant qu’il le précède et qu’il lui survivra, mais dans lequel il aura sa partie à jouer pour tout à la fois le prolonger et, dans la mesure du possible, le changer.
Ponctuation
S’agissant d’éduquer un enfant, on déduira aisément des considérations précédentes qu’il s’agit moins de conformer le comportement de l’enfant aux attentes, toujours peu ou prou déçues, que l’on nourrit à son endroit que de consentir, le temps venu, à ce que l’élève s’émancipe de la tutelle, quelle qu’elle ait été, pour voler de ses propres ailes non sans avoir été, auparavant, imprégné de ce qui lui aura été transmis, par l’exemple donné autant sinon plus que par l’injonction adressée. Ainsi l’élève sera désormais capable d’en produire une interprétation – au sens musical du terme – personnelle.
Comment le maître apprend-il à l’élève à se passer de lui ? Comment le parent transmet-il à l’enfant, par le truchement du pouvoir qu’il exerce sur lui, l’aptitude à s’en émanciper ? Si se dessinent ainsi les traits de ce que pourrait être un projet éducatif, l’on ne manquera pas de repérer son caractère paradoxal. C’est d’ailleurs ce qui permis à Freud, en son temps, d’énoncer la qualité impossible du métier. Non que le parent manque des compétences qu’il faudrait dès lors lui faire acquérir [20] ; mais que l’impossible dont il est question – pour autant que le parent y consente – vient signer tout à la fois la structure du scénario social à l’œuvre – le partage de l’enfant – et, dans le meilleur des cas, l’efficacité de la prestation. A contrario, la « réussite » du process éducatif signerait son échec en ce sens où la tutelle – donc la dépendance – s’avérerait irrécusable et définitive ! [21]
De la même manière que l’enfant apprend malgré la méthode et que l’élève, un jour, supplante le maître, l’autonomie – jamais aboutie – se gagne sur un pouvoir devenu caduque. L’émancipation est un acte et ne s’octroie pas. Autrement dit, pour naître au social, il faut tuer le père, quelque forme que celui-ci ait prise pour se mettre en œuvre, et pour autant qu’il y en ait eu un !
Les parents d’adolescents se heurtent aujourd’hui volontiers à ce paradoxe lorsque, permissifs par souci de respect pour les besoins de leurs jeunes prétendants à l’émancipation, ils constatent, en en faisant la douloureuse épreuve, la vanité de leur stratégie pourtant généreuse : « Je lui en laisse de la liberté, mais malgré ça il/elle a trahi ma confiance en… ». C’est que la liberté ne s’accorde pas sauf, paradoxalement, à maintenir la tutelle, libérale, certes, mais tutelle quand même, donc la dépendance ! La liberté ne se donne pas, elle se prend ! Elle s’obtient. Elle s’acquiert. L’acte d’émancipation permet à l’adolescent de rompre avec une ascendance parentale devenue encombrante, d’autant plus qu’elle est complaisante. Il suppose une trahison : « Je ne suis pas celui/celle que tu veux/voudrais/aurais voulu que je sois ! ». C’est pourquoi la liberté accordée aux adolescents par leurs parents a le goût sulfureux du message paradoxal du type « sois autonome ! ». Y souscrire revient à obéir, donc à désobéir, donc à se soumettre, etc. ! Face à l’impasse, pas d’autre issue que la rupture, parfois brutale !
Aussi l’acte éducatif implique-t-il l’exercice d’une responsabilité qui relève d’avantage d’un art que d’un savoir-faire, dans le sens où la conformité des comportements à une méthode ou à un projet ne suffisent pas à garantir une compétence en la matière. Aussi l’éducation est-elle davantage affaire de prophylaxie que d’objectif à atteindre, en évitant le pire entre deux excès, « le Scylla du laisser-faire et le Charybde de l’interdiction » [22], dans lequel l’éducateur devra trouver sa voie. Charge à l’éduqué d’y conquérir la sienne.
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Notes
[1] Il n’échappera pas au lecteur attentif et avisé que ces quelques lignes doivent beaucoup à ceux qui, un temps, furent mes enseignants et qui aujourd’hui sont devenus mes collèges, voire mes amis. Ils m’ont pardonné, je crois, d’être un élève imparfait - donc de n’être plus leur élève - par quoi l’on reconnaîtra la réussite de leur formation ! Il me reste à leur endroit une dette incommensurable qui ne cesse d’alimenter salutairement encore aujourd’hui et depuis désormais longtemps le moteur de mon travail clinique et théorique. Reconnaissance et gratitude donc, et tout particulièrement envers Jean-Claude Quentel dont les deux ouvrages majeurs L’enfant et Le parent constituent des références essentielles dont on reconnaîtra aisément la trace dans le présent article.
[2] Jean-Jacques Rousseau, « Émile » in Œuvres complètes, II, 1763, p. 526.
[3] Un « pouvoir devoir » dira précisément Jean-Claude Quentel, à la suite des Encyclopédistes : « Si l’adulte, le parent tout d’abord, exerce indéniablement une forme de pouvoir, celui-ci doit se comprendre en même temps comme un devoir (…) », Le parent. Responsabilité et culpabilité en question, De Boeck Université, 2001, p. 29. Puis « C’est en quelque sorte un “pouvoir-devoir” que le parent vient endosser pour son enfant », id., p. 30. Et encore : « Notre parent assume donc un pouvoir qui est également un devoir », ibidem p. 181.
[4] Cette dépendance inaugurale d’un certain rapport au monde et à autrui marque radicalement le destin du petit d’homme dans le sens où il en restera toujours quelque chose. Aussi avons-nous pu soutenir que toute dépendance ultérieure ne sera qu’une dépendance seconde : à l’autre, au toxique, à un discours extrême, etc.
[5] Ce fut du moins la teneur explicite des discours qui enflammèrent l’Assemblée nationale lorsqu’en 1993 fut votée la ratification de la Convention Internationale des droits des enfants votée à l’ONU en 1989. Cf. Théry I., Le démariage, Odile Jacob, 1993 et Renaut A., La libération des enfants, Hachette, 2003. Et que cette cause fût portée « au nom » des enfants n’échappa à personne. Mais il fallut encore quelques temps pour en tirer enseignement.
[6] D’où l’on induira que si, selon la formule devenue banale, le Sujet (de l’inconscient) n’a pas d’âge, l’être dans lequel il s’incarne en a un !
[7] Théry I., Le démariage, Odile Jacob, 1993.
[8] Freud S., 6. Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1965, p. 166-167.
[9] De Singly F., Le soi, le couple et la famille, Armand Colin, 2016.
[10] Il s’agit de la Bible, Ézéchiel, 18 :2.
[11] Freud S., « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, Paris, P.U.F., 1977.
[12] Nous avons plus particulièrement développé ce point de vue dans Coum D., « La démocratie familiale est-elle un progrès… pour l’enfant ? », in Coum D. La famille change-t-elle ?, Toulouse, Erès, 2006 et « L’enfant, symptôme de la difficulté d’être parent aujourd’hui ? », in Coum D. (dir), Que veut dire être parent aujourd’hui ?, Erès, 2008.
[13] L’on ne sait d’ailleurs pas toujours si ce scénario procède d’une adultisation anticipée de l’enfant ou, comme le proposait Lacan dès 1960, d’une infantilisation prolongée de l’adulte par effet du discours de la science dont nous notons que s’y combine, non sans ambiguïté, le discours de certains sociologues de la famille sur la démocratie familiale. Cf. Lacan J., « Discours de clôture », in Enfance aliénée. L’enfant, la psychose et l’institution, Paris, Denoël 1992.
[14] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Le Seuil, 1966, p. 579.
[15] Nous pouvons même nous étonner de l’ambiguïté des discours officiels qui, à l’occasion, font des enfants les prescripteurs magnanimes mais indiscutables des comportements adultes attribuant à l’infantile une autorité dont les adultes se démettent. Nous en voulons pour preuve la campagne publicitaire menée par l’INPES qui donne la parole aux enfants quant aux recommandations à suivre quant à l’utilisation des antibiotiques, non sans au passage infantiliser les parents, pourtant garant de l’administration des médicaments à leur progéniture !
[16] C’est me semble-t-il en ce sens que l’on peut comprendre la distinction faite par Lacan dans ses Deux notes sur l’enfant (1983), selon que « son symptôme se trouver représenter la vérité du couple familial » - cas de l’enfant ayant maille à partir avec le désir parental – ou que l’enfant lui-même occupe « la place de l’objet ‘a’ dans le fantasme » - cas de l’enfant aliéné non tant au désir mais à la personne du parent.
[17] Cf. Coum D., « De quoi la parentalité est-elle le nom ? : Alliance et filiation au fondement du sujet », in Gratton E. (dir.), Nouveaux regards sur la filiation : perspectives croisées entre sociologie et psychanalyse, Presses Universitaires de Rennes, 2017.
[18] Arendt H. La crise de la culture, Payot, 1954, p. 144. Elle précisera dans ces termes la difficulté : « Dans le monde moderne, le problème de l’éducation tient au fait que par sa nature même l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu par la tradition. », Ibid., p. 250.
[19] Ibid. p. 233.
[20] Les dispositifs d’aide à la parentalité ont, à cet égard, un parti à prendre selon qu’il s’agit d’améliorer une parentalité idéalement compétente et dévolue aux seuls pères et mères, ou de soutenir une parentalité structurellement limitée, par l’intercession de tiers et le développement d’alliances entre les pairs, parents et professionnels, en charge de l’enfant. Nous avons développé cette question dans
« L’aide à la parentalité : un enjeu éthique », in Neyrand G., Coum D.et Wilpert M.-D., Malaise dans le soutien à la parentalité : pour une éthique d’intervention, Erès, 2018.
[21] Les troubles adolescents – suicidaires en particulier – manifestent symptomatiquement l’impossibilité pour l’impétrant de se débarrasser d’une emprise devenue superfétatoire mais incontestable.
[22] Freud S., « Éclaircissements, applications, orientations » in Nouvelles conférences sur la psychanalyse, p. 196.
Daniel Coum« Pourquoi (et comment) éduquer un enfant ? », in Tétralogiques, N°28, Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation.