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La rédaction

Le numéro 27 est paru


Dans cette nouvelle livraison de Tétralogiques, nous rompons avec nos habitudes éditoriales en présentant un numéro composé de varia, d’un hommage et d’une rubrique plus conséquente de comptes-rendus de lecture. Ces trois rubriques conduisent à un numéro varié, mais non sans cohérence.

L’hétérogénéité des domaines d’étude des articles rassemblés dans ce numéro n’est en effet qu’apparente. Car ce qui fait depuis le départ l’identité de la revue est bien présent, une fois de plus : une même méthode et un même modèle d’analyse. L’esprit dans lequel Jean Gagnepain avait créé la revue est donc conservé : tous les articles s’appuient sur l’anthropologie clinique ou théorie de la médiation. Pour les lecteurs qui découvriraient notre revue avec ce numéro, il faut rappeler que cette théorie découpe la raison humaine en quatre « plans » d’analyse en se basant sur sa déconstruction clinique : la raison logique du langage fait l’objet de la glossologie ; la raison technique de l’outil fait l’objet de l’ergologie ; la raison sociale de la personne fait l’objet de la sociologie et la raison éthique de la norme fait l’objet de l’axiologie. Chacun de ces « plans » fonctionne de façon dialectique, la gestalt naturelle étant contredite par la structure culturelle implicite, elle-même réinvestie dans des performances explicites. De ces quatre plans, c’est celui de l’outil (capacité technique) qui s’avère être le plus représenté dans le présent numéro, aux côtés du plan de la personne (capacité sociale) et de celui de la norme (capacité axiologique).

D’un même mouvement, le numéro articule le passé et l’avenir en publiant des archives aussi bien que des travaux inédits, en donnant également une place au thème des âges de la vie et de la mémoire, qu’abordent en filigrane plusieurs textes. C’est de mémoire dont il est encore question dans l’hommage que nous avons souhaité rendre à Thomas Ewens, décédé en juillet dernier, articulant au passage l’ici et l’ailleurs, en l’occurrence l’outre-Atlantique.

Sur les six articles que constituent la rubrique varia, les deux premiers s’inscrivent dans le champ sociologique et portent sur deux périodes de la vie : l’enfance et la vieillesse.

Dans le premier article, « De la sociologie clinique à l’anthropo-bio-sociologie. Analyse et discussion d’un cas d’Alzheimer », Anne Fouque Le Bouil se met à l’école de Louise, nonagénaire dont la mémoire vacille en partie. L’hypothèse discutée est celle d’un trouble de la fonction naturelle (gestalt) de sujet (une asomasie) avec préservation d’un processus culturel d’historicité au fondement de la Personne. Louise continue de maîtriser ses relations sociales mais de manière fictive, hors contexte. Les statuts et les rôles qu’elle joue ou que les autres jouent restent cohérents du point de vue de leur histoire et socialité, mais ils sont abstraits et décalés par rapport à l’ici, au maintenant et à l’entourage. Sa relation immédiate au contexte ne lui offre plus de repères spatio-temporels et seule une histoire figée lui donne un semblant de vie sociale. Si l’analyse de ce cas clinique ne permet pas à elle seule de confirmer l’hypothèse de départ, elle permet de souligner que la capacité de personne relève d’une anthropo-bio-sociologie [1] dont la dialectique peut ne plus fonctionner dans certaines conditions. En ce sens, la clinique du vieillissement ouvre un champ de recherche inédit et innovant sur les fonctions et facultés humaines, dont tout l’enjeu consiste à dépasser la dichotomie du biologique et du social.

La deuxième contribution, de Jean-Claude Quentel, « Une nouvelle violence faite à l’enfant : le vol de l’enfance », critique une conception de l’enfant qui aboutit à occulter la spécificité de son statut anthropologique sous couvert d’une égalité de bon ton avec l’adulte. La violence dont il est question est celle de la « négation de l’autre, d’effacement de l’altérité dans son irréductibilité à ce que nous y projetons ». Il s’agit ici de vouloir « adultiser » l’enfant. Peut-il par exemple tenir la place des parents dans une famille, au risque de nier la dimension générationnelle ? Peut-il signer des contrats comme l’adulte ? L’auteur répond négativement au terme d’une argumentation qui consiste à dissocier la problématique désirante (l’enfant sait ce qu’il veut) de celle de l’altérité et du lien social (l’enfant est dépendant de l’adulte). C’est uniquement dans ce dernier registre sociologique que l’enfance se distingue de l’adolescence et de l’adulte qui sont responsables de leur participation à la société, auteurs de leur propre histoire. Faire porter une quelconque responsabilité à l’enfant s’assimile à une irresponsabilité notamment parentale. La protection que doivent offrir les adultes à l’enfant n’est plus assurée et le droit à l’enfance en fin de compte bafoué. L’auteur analyse comment cette occultation de l’enfance, en phase avec l’individualisme contemporain, s’est construite au fil du temps et démontre la nécessité de protéger l’enfant de cette forme implicite de violence.

Les trois textes qui suivent s’inscrivent quant à eux dans le champ de la technique (ou de l’ergologie), soit en tant que contenu d’une explication spécifiquement axiologique, soit comme capacité humaine à expliquer en elle-même.

Renaud Pleitinx offre une troisième contribution importante et novatrice. Son article, « L’axiologie à l’épreuve du projet architectural, et réciproquement », a pour ambition de revisiter largement le modèle axiologique de la théorie de la médiation en l’appliquant à l’architecture de l’Antiquité et de l’Époque moderne [2]. La proposition théorique et terminologique générale s’articule donc au cas des décisions architecturales. L’auteur part du constat que la dimension normative spécifiée par Jean Gagnepain souffre (contrairement aux autres dimensions) de lacunes terminologiques et tend vers une interprétation prohibitive (éthique), transgressive (morale), expiatoire (du côté du réglementant ou gage) et restrictive (du côté du réglementé ou titre) au détriment de décisions éventuellement innocentes et joyeuses. La généralité du modèle axiologique gagnerait à concevoir l’éthique comme un moment rationnel de recul critique sur les critères nécessaires à la décision, et la morale comme un moment de retour électif dont la fonction est de départager le légitime de l’illégitime. L’auteur défend ainsi une autre conception de la dialectique éthico-morale et propose en conséquence de nouveaux vocables aptes à en désigner la structure et la performance. La rigueur de son raisonnement ne pourra qu’intéresser à la fois les architectes et les axiologues, cliniciens ou non.

Dans un quatrième article, « La technique en action. De la fabrication à la production », Gilles Le Guennec et Thierry Lefort proposent d’expérimenter le réaménagement de toute fabrication technique en fonction de la situation. Expliquer la dialectique de l’outil et de l’instrument suppose de se munir d’un arsenal conceptuel aussi complexe que ceux développés en linguistique, en sociologie ou en axiologie. C’est l’un des apports originaux de la théorie de la médiation que d’avoir jeté les bases d’une ergologie visant à rendre compte scientifiquement, et spécifiquement (indépendamment d’une sociologie de la technique en particulier), des processus en cause dans tous les phénomènes techniques. Les auteurs contribuent depuis longtemps [3] à en préciser les contours à partir de l’acte de faire, de l’action mise en œuvre dans toute activité (qui suppose choix de matériaux ou de tâches à opérer, différentes étapes à combiner ou à coordonner). Il s’agit ici de faire valoir que la production, phase performancielle et conjoncturelle de l’action, est organisée spécifiquement car lourde de la phase instancielle, abstraite et structurée, de fabrication à laquelle elle s’articule contradictoirement. La production n’est ainsi ni totalement instinctive (soumise à la conjoncture), ni totalement technique ou analytique (soumise à la structure) mais les deux à la fois. Les auteurs s’attachent à le démontrer au travers de nombreux exemples issus entre autres d’ateliers participatifs ou des chantiers de production.

Toujours dans le champ technique, Gérard-Louis Gautier partage sa réflexion, issue d’un mémoire soutenu en 1988 sous la direction de Jean Gagnepain et dont il en a extrait et remanié certaines parties. Ce cinquième texte en garde toutefois le titre initial : « La Nuit du Chasseur. Contribution à l’épistémologie de l’imagerie ». L’allusion au film de Charles Laughton est ici le prétexte d’une application renouvelée, cohérente et rigoureuse, des notions médiationnistes d’icône et de déictique au domaine de la cinématographie et plus largement aux réalités audiovisuelles, médiatiques et plus récemment numériques. Cela suppose de critiquer certains amalgames et réductions naturalistes ou culturalistes, que les notions de sémiologie ou de sémiotique illustrent, par une dissociation méthodique des dimensions impliquées dans l’imagerie (langage, écriture, film) pour faire ressortir la spécificité du cinéma comme secteur d’activité soumis à la dialectique ergologique. La structuration gnosique et praxique par la médiation de l’outil s’investit dans une industrie complexe de la représentation (appareillage du son, du symbole et du signe) dont l’analyse lève les confusions. Celle-ci intéressera les cinéphiles en particulier qui découvriront une nouvelle façon de concevoir le champ familier des images et les médiationnistes qui découvriront une application nouvelle des concepts notamment glossologiques et techniques.

Alexandros Stavropoulos clôt cette rubrique avec « Théorie de la médiation et théologie orthodoxe. Esquisse d’un dialogue ». Ce sixième texte est une version modifiée d’un article publié initialement en 1996 dans l’Annuaire Scientifique de la Faculté de Théologie de l’Université d’Athènes. Prévoyant un numéro thématique sur l’anthropothéologie conçue par Jean Gagnepain [4], nous avions sollicité l’auteur qui nous a envoyé avec enthousiasme cet article et avons décidé de ne pas en repousser la publication. L’analyse de la liturgie orthodoxe à propos de la mémoire (et de l’oubli) ou du logos, conduit l’auteur à y distinguer quatre dimensions (« lectique », poétique, interpersonnelle et eschatologique) qui ne sont pas sans faire écho aux quatre plans que recoupe la rationalité humaine selon la théorie de la médiation. Il ébauche ce faisant un dialogue avec ce modèle auquel il a été initié en 1994. Dialogue qu’il avait d’ailleurs poursuivi dans un texte publié en 2001, postérieur donc à celui-ci, dans le numéro 14 de la revue [5].

Nous souhaitions également rendre hommage dans ce numéro à notre collègue des USA, Thomas Edward Ewens, qui nous a quitté le 16 juillet 2021. Professeur de philosophie à la Rhode Island School of Design, il pratiquait l’indiscipline chère à notre anthropologie clinique médiationniste et avait noué une longue et fructueuse amitié avec son fondateur, Jean Gagnepain. Participant depuis la fin des années 1980 aux colloques et séminaires médiationnistes organisés en Belgique et à Rennes, il a lui-même organisé en 2001 un « International Workshop on the Theory of Mediation » à l’Université Salve Regina de Newport (Rhode Island). Ce sont ses introductions à ces journées que nous publions pour la première fois dans ce numéro : Rethinking Technology 1 : Deconstructing ’Technology’ et Rethinking Technology 2 : Nature, structure and performance. Il y démontre, illustrations à l’appui, l’intérêt d’une science technique (l’ergologie) fondée dialectiquement. Ces deux textes sont précédés par une note biographique et la bibliographie des travaux de Tom Ewens.

Le numéro s’achève avec quatre notes de lecture d’ouvrages.

Le premier, lu par Jean-Yves Urien, est celui d’un auteur médiationniste spécialiste de la traduction : Michael Herrmann, Métaphraste ou De la Traduction, 2021.

Le second livre, lu par Jean-Claude Quentel, témoigne de la proximité conceptuelle de son auteur, sur le plan sociologique, avec certaines des thèses de la théorie de la médiation, quoique indépendamment de cette dernière : Maurice Godelier, Les Fondamentaux de la vie sociale, 2019.

La troisième note, de Jean-Michel Le Bot, porte sur deux ouvrages de Louis Liebenberg dont les thèses sur l’origine de l’abstraction ou de la négativité sont compatibles avec celles de Jean Gagnepain sur l’importance de cette abstraction dans la définition de la spécificité humaine : Louis Liebenberg, The Art of Tracking. The Origin of Science, 1990 et Louis Liebenberg, The Origin of Science. The Evolutionary Roots of Scientific Reasoning and its Implications for Tracking Science, 2021.

Le dernier texte enfin, de Laurence Beaud, est une recension du livre de Patrick Charaudeau, La langue n’est pas sexiste. D’une intelligence du discours de féminisation, 2021.

Le comité de rédaction tient à remercier les contributeurs de ce volume et remercie les lecteurs qui participeront à la poursuite du dialogue.


Notes

[1Cas particulier d’une anthropobiologie plus générale. Cf. Jean Gagnepain, Du vouloir dire III, pp. 28 et suiv.

[2Nous renvoyons également les lecteurs à son ouvrage fondamental, Théorie du fait architectural : Pour une science de l’habitat, publié aux Presses universitaires de Louvain en 2019.

[3Nous les remercions de trouver dans Tétralogiques un lieu de diffusion de leurs travaux. En version électronique, on pourra relire du premier : « La couleur produite et productible », Tétralogiques, n° 23, le modèle médiationniste de la technique. URL  : http://tetralogiques.fr/spip.php?article87 ; « L’action machinale : le loisir sous l’attention ponctuelle », Tétralogiques, n° 18, Faire, défaire, refaire le monde. Langage, technique, société. URL  : http://tetralogiques.fr/spip.php?article108 ; et du second, « La fabrication à l’ère du numérique : les imprimantes 3D et les “laboratoires de fabrication” (FabLab) réinventent-ils notre rapport à la fabrication ? », Tétralogiques, n° 24, Processus de patrimonialisation. URL  : http://tetralogiques.fr/spip.php?article128

[4Cf. en particulier Raison de plus ou raison de moins : propos de médecine et de théologie, Paris, Éditions du Cerf, 2005.

[5« Raison dialectique et Théologie Pastorale, Tétralogiques n°14, Médiations culturelles, pp. 137-141.


Pour citer l'article

La rédaction« Le numéro 27 est paru », in Tétralogiques.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article203