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Gilles Le Guennec, Thierry Lefort

Gilles Le Guennec, Maître de conférences en Arts Plastiques retraité, Université Rennes 2, plasticien.
Thierry Lefort, PRAG, docteur ès Arts, directeur-adjoint du Département de Sciences de l’éducation, Chercheur associé au CREAD - EA 3875, Université Rennes 2.

La technique en action. De la fabrication à la production

Résumé / Abstract

Il s’agit de faire valoir l’action selon le modèle médiationniste de Jean Gagnepain, dans le troisième moment dialectique de la production contre la fabrication en soulignant que le réaménagement de la structure est aussi organisé. D’où l’introduction et le développement de concepts propres à expliquer la rencontre de l’outil et de l’instrument, autrement dit de la technique et de l’action.

This paper emphasizes the action according to Jean Gagnepain’s meditiationnist pattern in the third dialectic stage of production against the making, underlining that the rearranging of the structure is also structured. It is therefore important to introduce and develop particular concepts that are appropriate to explain the meet of tool and instrument, in other words, of technique and action.

Mots-clés
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Ce dont on ne peut parler, il faut le faire…

(en guise de clin d’œil à Ludwig Wittgenstein [1]).

Introduction

La technique, ou la détermination technique [2], constitue scientifiquement encore aujourd’hui une sorte « d’impensé » dans le champ des sciences humaines. L’insistance de cette situation nous conduit à supposer que cet état de fait a plusieurs causes, non exclusives les unes des autres : par manque d’attention ou d’intérêt pour la chose ouvragée ; par l’apparente trivialité des manipulations auxquelles la technique nous invite ; par un effet d’amalgame des registres physiques et humains, qui ferait de la technique une capacité naturelle, non spécifiquement humaine et, partant, indigne d’une attention prolongée ou spécifique ; par la complexité désarmante des opérations que la technique induit ; par l’appauvrissement des occasions de réaliser quelque chose par soi-même, dans un monde désormais régi par la consommation du prêt-à-utiliser ; par défaut d’accès à des équipements techniques adaptés, de surcroît réputés complexes ; par l’appréhension d’utiliser un outillage que l’on ne maîtrise pas ; par une habitude excessive de délégation à des professionnels de gestes supposés être reliés à des savoir-faire professionnels spécifiques et inaccessibles ; par dénégation, liée notamment à la place négligeable attribuée à la technique dans le débat contemporain, le « raisonnement » technique n’étant pas intellectuellement reconnu au même niveau que le fonctionnement du langage, de la société ou du psychisme ; par la résistance que la technique oppose à la description, etc. Quoi qu’il en soit de ces raisons, la technique apparaît, pour les sciences humaines, comme un continent encore à explorer. Il est à noter que les questions relatives à la technique ne concernent pas isolément que la seule technique. Elles ont une incidence, par répercussion, sur l’intégralité des sciences humaines, dans le sens où, faute d’en poser scientifiquement l’existence, les autres sciences sont sujettes à une surdétermination technique inaperçue, qui altère d’autant la spécificité et l’autonomie de leurs champs respectifs. Par ailleurs, et dans un contexte contemporain magiquement qualifié de « numérique » qui n’est pas technologiquement neutre, les sciences humaines dans leur ensemble bénéficieraient d’une conception structurée de la technique qui permet d’envisager de nouvelles pistes heuristiquement fécondes de recoupements. Il s’agit donc de contribuer à étayer les bases d’une ergologie visant à rendre compte scientifiquement, et techniquement, des processus en cause dans tous les phénomènes techniques.

Un des apports originaux de la théorie de la médiation, élaborée à l’Université de Rennes 2 par le linguiste et épistémologue Jean Gagnepain et son équipe de recherche, fait valoir précisément l’existence de cette modalité technique spécifique, au regard de trois autres modalités, logique, sociale et éthique, qui constituent anthropologiquement les différentes facettes de l’être humain. Penser la technique, au même titre que penser le langage, la société ou l’éthique, suppose de mettre en évidence les processus humains d’analyse et d’action à l’œuvre, dans l’acte de faire en ce qui concerne la technique. Si l’hypothèse selon laquelle la technique est à la fois rationnelle et spécifiquement humaine peut être éprouvée par la clinique neurologique, le raisonnement « cognitif » que la technique produit n’est pas de l’ordre de la représentation ou du langage, quelle que soit la conscience que nous puissions avoir des choix de matériaux ou de tâches à opérer, ou des différentes étapes à combiner ou à coordonner. La technique relève, dès lors, d’une modalité rationnelle spécifique qui nécessite, comme pour toute observation, l’élaboration d’un cadre théorique au regard duquel l’objet scientifiquement considéré est mis à l’épreuve de la réalité. Faire l’hypothèse, à la suite de Jean Gagnepain, de la technique comme modalité rationnelle spécifique et autonome s’accompagne d’une autre hypothèse qui est celle d’un fonctionnement dialectique, semblable à celui qui permet d’expliquer le fonctionnement du langage, faisant apparaître une phase instancielle d’abstraction, « négative » si l’on veut, dite de « fabrication », distincte d’une phase de réinvestissement performanciel, « positive », de « production », constitutives ensemble contradictoirement de la dialectique technique du « faire » humain. Cela suppose à la fois une attention particulière à des processus qui sont souvent indistincts dans l’analyse de l’acte de faire et une dissociation d’avec une conception « socio-ergonomique » du travail, qui révèle davantage une prise sociologique sur l’activité, incorporation et appropriation incluses :

« La technique n’est pas l’industrie et c’est pour les avoir confondues – et liées, qui plus est, à l’organisation contemporaine du travail, je veux dire à nos corps de métiers – qu’on a tant de mal à abstraire et que l’on décrit à l’envi sans jamais pouvoir expliquer [3]. »

Si l’on considère cette distinction entre deux phases analytiques de « fabrication » et de « production », équivalente à la distinction que l’on peut opérer linguistiquement entre une phase « grammaticale » de signification et une phase « rhétorique » de désignation, en quels termes peut-on rendre compte des manifestations de la fabrication dans l’ouvrage ?

Si l’on veut donner toute sa place à la production, il faut l’appréhender moins globalement qu’une contrariété efficace qu’elle oppose aux fonctionnements de la fabrication. On oppose traditionnellement la structure à la conjoncture, mais la production, même conjoncturelle, est elle-même organisée spécifiquement.

Rappelons que l’ouvrage inclut, outre le trajet [4], les paramètres : du constructeur qui s’y fait ; de l’exploitant qui a confiance en la technique ; du budget qui autorise, ou non, les erreurs ; de l’espace offert qui permet de voir grand ; du temps alloué qui précipite ou ralentit les investigations et les manipulations. La production n’est donc pas qu’abstraction : elle inclut la conjoncture parce qu’elle fait valoir l’action naturelle, toujours singulière, parce qu’attentive aux circonstances variables, et toujours variées.

Rappelons [5] les identités et les unités techniques, et leurs recoupements en termes de similarité et complémentarité que rencontre le constructeur qui s’emploie à les positiver en contrant leurs « dystrophies » c’est-à-dire leurs effets de limite qui les rendent inopérants. Parler de « rencontre » du matériau et de « qualités utiles » est un pléonasme : la qualité utile pointe déjà une action outillée par le matériau. C’est dire qu’on est alors en butte à un pouvoir qui s’avère être un contre-pouvoir. En effet, sa mise en action ne va pas sans mobiliser des pouvoirs qui font partie intégrante de l’unité mécanique, l’ustensile par lequel le moyen est mis à disposition.

Le moyen peut être hâtivement qualifié de « moyen élaboré », au sens de « préfabriqué », mais l’élaboration en cause est le fait de la production, qui s’efforce de rendre adéquat l’entité de l’analyse technique. Le « préfabriqué » en question ne désigne pas autre chose que la détermination technique et du fabriquant et du fabriqué. On s’éloigne ainsi du module préparé, pré-élaboré, que le constructeur insère dans sa construction, pour aussi indiquer la facilité technique inhérente au disponible, bien qu’il ne soit pas encore mis à disposition.

Que recouvre la référence à une réalisation du fabriquant et du fabriqué ? La machine, au sens où nous la concevons [6], ne se « réalise » pas, puisqu’elle est mise à disposition contre son fonctionnement, qui est par trop polytélique [7], une seule unité téléologique assurant des fins plurielles. Mais alors peut-on parler d’hypertélie de la machine sans qualifier improprement l’action tous azimut qu’elle suggère ? Les déviations déductibles de la machine sont imputables à la technique, aveugle à la fin visée, ou par trop voyante par les processus qu’elle induit ?

La production peut être envisagée comme la rencontre, nous y reviendrons, de l’outil et de l’instrument, de la technique et de l’action. Ce qui lui confère une dimension duelle : la production n’est ni totalement instinctive, ni totalement technique. Elle s’inscrit dans une contradiction dialectique qui caractérise l’ensemble des phénomènes rationnels humains.

« L’outil » n’est pas un objet tangible mais un processus d’analyse

Reconnaître en chacun la part du technicien revient à reconsidérer le bricolage. Si le bricoleur utilise tel matériel pour autre chose que ce pour quoi il a été élaboré, telle cette chaise qui me sert d’escabeau par exemple, ce n’est pas qu’il a momentanément quitté la conduite outillée ; il a seulement repéré dans ce « nécessaire pour s’asseoir » un dispositif pour s’élever. C’est un « dispositif » au sens technique du terme [8], à savoir qu’il assure et critérise une tâche : l’élévation, le levage. Certes, il prend parfois le risque d’une instabilité : mais c’est précisément qu’arrivé à ce point critique le constructeur instrumentant fait valoir l’outil : il s’assure, par un toucher de main appuyé, de la solidité du siège, de sa stabilité. Autrement dit, il se rassure : la stabilité escomptée est bien là, ou bien il a recours à une stabilisation supplémentaire, telle une planchette, pour aplanir le siège incurvé, par exemple. Admettre que le bricolage n’exclut pas la technique suppose qu’on tire du processus d’analyse qu’est l’outil la conséquence qu’il existe matériellement et mentalement. Ce qui veut dire que le matériel ne le détermine pas positivement par une réification rigide : si telle matière admet des analyses diverses et distinctes, il en est de même s’agissant des fins techniques, qui ne sont indissociablement pas rivées à tel ou tel nécessaire. Un « nécessaire à » peut ainsi correspondre à des dispositifs multiples et variés. L’utilisation n’est pas l’usage et si l’on passe du couteau de table au couteau de cuisine, quand on est à table ou inversement quand on cuisine, on ne quitte pas pour autant la posture de technicien pour enfiler le vêtement du bricoleur.

La production se déclinera, dans les pages qui suivent :

  • Par sa « contrefaçon » [9] systématique : les rencontres de l’outil et de l’instrument
  • Par ses modalités pratiques, magiques et plastiques
  • Par ses industries déictiques, dynamiques, schématiques et cybernétiques
  • Par ses contradictions dialectiques : matériel et produit (quand le moyen et la fin de l’action rencontrent les moyens et les fins de la technique) et produit/production (tant qu’à faire, fin et finalité)
  • Par les facteurs de la conjoncture : constructeur, exploitant, trajet, vecteurs spatial, temporel et financier
  • Par quelques exemples de productions artistiques
  • Par les « Babioles Relevées »

1. Contrefaçon : les rencontres de l’outil et de l’instrument

Si la fabrication est le moment structural de différenciation et de segmentation en moyens et en fins élaborés niant notre capacité d’action par asservissement du moyen à la fin, la production est le troisième moment de la dialectique de l’activité où prime alors, contre les machines disponibles, le monde à transformer et plus précisément, la chose à faire.

Tableau synoptique des rencontres industrielles de la production à visée pratique

1. La qualité utile conteste le matériau par le fait que des matériaux se présentent qui sont des contre-pouvoirs : il faut réaliser la transparence de la vitre, mais vient avec la plaque de verre, la poussière et son opacité.

2. L’ustensile consiste à mobiliser l’engin adéquat parmi la pluralité de ceux qu’on a en main qui nous encombrent. La plaque de verre ne peut exister sans angles qui, au risque de la blessure, contrecarrent sa manutention.

3. Le succédané correspond à l’utilisation de matières ou d’énergies qui ne sont pas totalement substituables les unes aux autres, de sorte que leur covalence supposée n’est pas totale : la plaque de verre partage avec la plaque de plexiglas la même transparence mais le rapport aux UV n’est pas le même.

4. L’ajustement revisite la complémentarité élaborée entre les engins : l’identité de format du cadre de la fenêtre et du carreau ne permet l’encastrement qu’au risque d’une absence de jeu qui fragilisera le verre.

5. L’opération conteste la tâche en ce que le dispositif fonctionne et produit un autre résultat que la fin visée par l’opérateur. Les parois de verre chauffent les serres mais produisent aussi bien leur surchauffe. Par l’opération, le choix des dispositifs ne se limite plus aux options préfabriquées : il peut occasionner l’élaboration d’un dispositif ad hoc ; en tous cas, la tâche est réaménagée.

6. L’appareillage consiste dans le réaménagement du nombre de machines requises pour faire l’affaire. Ainsi, le dispositif d’occultation et d’éclairement peut aller de pair avec de l’obturation (fenêtre, volets et rideau, store) de l’ouverture et de la fermeture.

7. Le secteur récuse le type en ce que les types de machine que sont les articulations par rotation sur axes (couvercles de boîte, bras pivotants, roues, fenêtres sur gonds) peuvent être substituées à des dispositifs à glissière. La menuiserie des ouvertures et fermeture de bâtiment fait appel à toutes sortes de machines.

8. Le chantier conteste l’enchaînement des unités de machines puisqu’il contraint à en mobiliser plusieurs alors qu’une seule ferait l’affaire. Ainsi la mise en place d’une fenêtre peut conduire à de la maçonnerie mais peut rester en menuiserie par élargissement ou diminution du cadre : rabotage ou collage feront l’affaire.

Revenons, pour les développer, sur les quatre points principaux, mécaniques et téléotiques, de contrariété des deux faces et axes du processus technique de l’outil. L’analyse de la manipulation gagne en clarté si l’on tient compte et de la structure et de la dialectique. L’hypothèse avancée ici est celle d’une instrumentalisation de la technique. C’est ce qui ressort fortement de la partie que Jean Gagnepain consacre aux « arts et métiers » dans le volume 1 de l’ouvrage Du vouloir dire, en les appréhendant comme des « contrefaçons » où s’affirme la négativité de la production contre la fabrication, elle-même négative, au profit d’une fin visée, irréductible à la réalisation des moyens comme des fins du fabriqué.

Et Jean Gagnepain d’ajouter : « L’appréhension correcte de la distinction de l’instance et de la performance passe, ici comme ailleurs, sans s’y réduire bien sûr, par le dédoublement systématique du vocabulaire. » [10]

Dans la mesure où l’on tient compte des modalités de la production, l’analyse est triplée :

  • pratiquement [11] : qualité utile, ustensile, succédané, ajustement, opération, appareillage, secteur, chantier ;
  • magiquement : le pouvoir influent, le pied (pas), le parallèle, le lien, l’opérateur, l’automate, le rapprochement, l’entraînement ;
  • plastiquement : qualité sensible (texture), métrique, métaplastique (collusion), passage, registre formel (registre d’opéra), involution, isomorphisme, unisme.

1.1 Considérant l’analyse des moyens : la mécanique

Si le matériau et l’engin ne sont pas ce qu’on tient dans la main, le tangible, le substantiel, mais constituent véritablement une analyse, une abstraction, qui inclut de la différenciation et de la segmentation, leur négation, propre à la production, ne peut se faire sans l’affirmation du trajet. Et, donc, ni la qualité utile, ni l’ustensile, ne sont ce qu’on tient dans la main (et pour autant, on tient « quelque chose » de matériel, c’est la matérialité du fabriqué). On chosifie facilement, et trop, ce moyen mécanique lorsqu’on néglige aussi qu’il contrecarre celui de la mécanologie.

« Pour embobiner ce fil de fer, il me faut un rouleau », se dit le « fabricant ». Il cherche dans son atelier, mais ne trouve pas l’ustensile. Il se ravise : le fil de fer détient en lui-même la solution ; le fil s’enroulera autour de lui-même, l’enroulement élaborant peu à peu de la rigidité.

La qualité utile

La qualité utile correspond à ce moment de la production où le matériau, disponible par l’instance de la fabrication, n’est pas conjoncturellement mis à disposition de sorte que le constructeur élabore un pouvoir faire spécifique, en adéquation maximale avec le réel à produire.

Cette conduite est constante, la technique étant par constitution même, inefficace. Nous avions avancé dans des expériences passées [12] que, dans la production, le matériau se manifestait par degrés tandis que la fabrication ne connaît que les identités du tout l’un ou tout l’autre, négligeant les variations. Autrement dit, la qualité utile procède de la rencontre de l’outil et de l’instrument : elle n’est donc pas uniquement le réinvestissement du matériau. En l’occurrence les variants sont à prendre en compte, non comme des réalités négligeables mais comme des manifestations également d’une autre analyse, naturelle, en terme de moyen asservi à une fin : celle de l’instrument [13]. Supposons par exemple que le constructeur ait à planter un arbre dans un terrain non-meuble. La dureté du sol n’est donc pas absolue : elle se gère par une frappe plus vigoureuse par endroits, ou à l’inverse par un mouillage du sol afin de l’ameublir.

L’ustensile

Revenons sur ce contre-pouvoir que rencontre le constructeur, pourtant fort de l’engin, ce moyen qu’il met en œuvre, du côté de l’unité. Car c’est précisément parce qu’il ne peut mobiliser qu’un « tout ou rien » qu’il est amené à compenser le « trop fort » ou le « trop faible » par le retrait, ou l’ajout, d’un complément, à l’unité. Ainsi, le trait se restreint en coup de main, coup d’avant-bras, ou du bras tout entier ; ou bien il se répète en hachures, faute de pouvoir gérer, dans le temps et l’espace, une continuité. En tant que produit, l’effet de ligne qui dématérialise les traits est ainsi une dé-trajectivation à chaque instant, avant même que le produit ne soit fini. L’attention du dessinateur en train de faire est en action contre la facilité dont il dispose : par exemple, il regarde son dessin, le conformant peut-être plastiquement aux traits déjà là de son travail déjà fait mais, par moments, il relève la tête pour observer, devant lui, le modèle à suivre. La segmentation disponible du geste ne fragmente pas, ainsi, l’apparence du trait à produire.

1.2 Considérant l’analyse des fins : la téléotique

Dans leur rapport à l’ergologie, les médiationnistes s’arrêtent bien souvent à la fabrication en se contentant d’exemples tirés d’expériences conjoncturelles diverses. Il faut bien une référence à la réalité du faire, certes, mais on sait aussi, et Jean Gagnepain nous l’a souvent répété lors de ses séminaires : « les exemples démentissent les processus qu’on veut illustrer ».

Revenons sur ce télescopage propre aux analyses et à leurs exemples abusifs, car il n’est rien moins que celui de la fabrication et de la production. Et il fait de l’anthropologie clinique médiationniste une école de pensée par trop structurale, voire structuraliste. L’article de Jean-Claude Quentel, « Structure et négativité » est sur ce point assez net pour souligner le risque d’un formalisme qui explique aussi la déshérence du structuralisme parmi les chercheurs en « sciences humaines » : « La notion de structure se trouve en fin de compte réifiée ; par définition, vide de tout contenu et fondée sur de la différence, elle se positive en devenant explication auto-suffisante. Dès lors elle n’est plus heuristique mais au contraire sclérosante. »

Il n’est pas étonnant alors que la critique (voir aussi « Le Débat » [14]) ne connaisse que l’anthropologie structurale. Les pôles de l’outil sont en cause et, avec eux, la dialectique constituée de contradictions. Celle qui doit nous occuper concerne la négation de la négativité technique. De même que la rhétorique, par la visée monosémique du message, contredit la polysémie de la grammaire sémiologique, la production vise, par l’ouvrage, un produit particulier : elle est téléotique, et sa monovalence va à l’encontre de la polyvalence téléologique.

Reprenons les exemples pour, cette fois, en tirer un enseignement quant au réaménagement en question.

La téléotique contrarie l’errance dans le rapport aux fins potentielles. Conséquence du principe dialectique, la forme de la Gestalt et la structures du fabriqué se rencontrent. De par cette hypothèse, on ne peut appréhender la production, en l’occurrence la téléotique, sans prendre en compte l’action. Celle-ci procède par mise en rapport, immédiate et constante, du moyen avec la fin. Mais dans ce troisième temps industriel de l’activité, elle devient action outillée. Ce qui veut dire que le processus est plus qu’un mouvement de prise de moyen qui fait surgir, ipso facto et sans séparation, une fin : un second processus se superpose à ce premier en le réorganisant. Une dissociation est introduite, qui sépare en deux potentiels, disponibles en dehors de l’action, des moyens et des fins. Ces entités sont limitées en qualités et en quantités, elles ne peuvent être confondues avec le moyen et la fin de l’action : elles sont disponibles en dehors de l’action mais leur mise à disposition s’effectue dans une action qui ne connaît que moyen et fin au singulier et qui pourtant a recours aux « déjà-là » des moyens et des fins techniques. C’est ainsi que l’action technique peut être envisagée : comme rencontre de l’action et de la technique, mécanique et téléotique réaménageant et la mécanologie et la téléologie. Lorsque, par analogie avec la polysémie du sème, nous parlions de la polytropie de la tâche, nous l’avions définie globalement comme de l’identité entre les tâches sous-jacentes à des affaires entreprises différentes [15]. Si nous opposons maintenant la tâche à l’opération, il importe de ne pas s’en tenir à l’appréhension d’une tâche synonyme de traitement de la fin de l’activité et de préciser qualitativement et quantitativement son réaménagement jusqu’à une performance qui nie son pouvoir en rendant prédominant le trajet du produit.

Le principe de la production, à l’opposé de la technique qui impose le refus d’agir faute de dispositif pour assurer un résultat, consiste à faire feu de tout bois. La différenciation et la segmentation des moyens et des fins ni leur séparation n’existe plus et une polyvalence globalisante des moyens techniques, remplaçant la polytropie, inspire des actions de toutes sortes. La synergie [16] est aux commandes, qui néglige les différences de résultat entre les procédés utilisant des dispositifs différents, en qualités et en nombre [17].

On devra revisiter sous cet angle les « détournements d’usages [18] » qui correspondent à cette réalité du réaménagement industriel de la technique.

Mais finalement, l’action qui, en tant que réalité d’analyse, ne devrait connaître que matériel et produit, n’est jamais pure industriellement : en exploitant l’outil, elle s’y heurte et elle est ainsi outillée selon des rapports modulés par empirie, magie et plastique.

Le potentiel d’actions peut s’exprimer comme capacité à donner une valeur de moyen et de fin au matériel [19], d’action en action et ce jusqu’au produit. De sorte que le constructeur fait avec ce qu’il a matériellement, opérant « avec les moyens du bord », recherchant leur efficacité maximum ; il les choisit et définit leur ordonnance la plus adéquate. L’action, attentive, permet d’échapper à la restriction des dispositifs mis à disposition mais aussi à leurs fonctionnements excessifs, tels les emballements d’appareils qu’on ne sait plus arrêter. Elle finalise et mécanise le réel contre le fabriquant et le fabriqué. Le matériel et le produit émergent ainsi mécaniquement et téléotiquement en même temps à la différence d’une mécanologie séparée d’une téléologie. Les deux faces de l’outil se télescopent en une égale matérialité à valeur productive. C’est ainsi qu’on peut expliquer l’expression, d’abord récusée pour être trop globalisante, de « moyens techniques ».

L’opération nie les différences de tâches parce qu’elle est synergique, autrement dit, parce qu’elle vise l’identité du service, l’affaire à réaliser indépendamment de la diversité des tâches qui permettent de l’obtenir. De même qu’inversement, par sa polytropie et en tant qu’identité propre à l’instance du fabriqué, la tâche nie la diversité des opérations en les identifiant malgré les différences de services rendus.

Le concept d’opération voudrait rendre compte du processus dialectique par lequel le constructeur réaménage la tâche en la niant dans sa fin spécifique au bénéfice de la chose à faire qui peut l’être par des tâches différentes. Si tel couteau de table s’avère inadéquat pour trancher le morceau de viande, le constructeur pourra d’abord appuyer plus fortement sur la lame. Ce faisant, il conteste l’assurance que devrait lui apporter le dispositif de découpage ; il est davantage dans l’action instrumentée que dans la technique. Si, malgré tous ses efforts, il ne parvient pas à débiter le morceau, le recours au couteau de cuisine, avec une lame fine et aiguisée, fera peut-être davantage l’affaire. En procédant ainsi, il introduit, dans l’opération, de l’aiguisage. En conséquence, on ne pourra pas dire que la pression conjuguée au découpage constitue une machine variable dans ses réalisations. Les variations en cause sont structurées par les changements de techniques auxquels l’exploitant-constructeur a recours pour parvenir au résultat visé. C’est l’ensemble de ces contournements, synergiques, qui constitue l’opération. L’opération conteste la tâche en mobilisant d’autres tâches différentes ou supplémentaires. Elle est action outillée par différentes fins concurrentes. Elle ne « réalise » pas la tâche ; elle la manifesterait plutôt par une restructuration dynamique visant à échapper aux contraintes qu’elle génère.

De plus, la finalité contraignant un mode opératoire au remplacement d’un dispositif par un autre plus efficace se réaménage elle-même selon des modalités, pratique, magique et plastique.

Dans le rapport à l’aliment, la modalité pratique nous mettra à table, par exemple, ou nous fournira une corbeille, une serviette ou tout complément qui facilite les opérations.

Pour manger un kiwi (le fruit), autrement dit lorsque téléotiquement je m’alimente, téléologiquement je peux, selon les techniques disponibles, être conduit soit à pratiquer le découpage (en le coupant en deux) puis la taille et le débit (si je choisis une cuillère à bords tranchants), soit à l’épluchage puis éventuellement au découpage (en le coupant en deux). Je peux aussi magiquement (puisqu’alors le produit est déduit du matériel) choisir des bananes plutôt que des kiwis en raison des problèmes techniques que pose le découpage ou l’épluchage.

En quoi la plastique peut-elle être concernée dans cette affaire ? Elle ne semble aucunement l’être, s’il s’agit de se nourrir uniquement. Le verbe a son importance : si on « déguste » plus qu’on ne « mange », si les gestes alimentaires ont une importance autant que l’aliment à ingérer, une attention esthétique subrepticement s’insinue. Magiquement, on préférera un fruit à un gâteau parce qu’il paraît plus sain. Autant de modalités qui modulent la chose à faire.

L’appareillage (ou la séquence opératoire) conteste la machine parce qu’il est unité de la chose à faire rendant équivalentes, par périergie, les séquences de machines qui permettent de réaliser celle-ci. Cette périergie est à comprendre comme étant l’équivalent de la périphrase dans le rapport au langage : elle suppose la capacité de faire autrement, avec des enchaînements de machines autres, développés ou réduits. Inversement, par sa polytélie, la machine est négation de l’unité de la chose à faire traitant ou segmentant celle-ci en une ou plusieurs unités de fins élaborées. La polytélie désigne ainsi la pluralité possible des finalités réalisables à partir d’une seule machine.

Dessiner une chaise c’est, pour un menuisier, dessiner les pieds, le siège et le dossier, pour un plasticien, des formes perçues et à configurer, pour un magicien (qui s’ignore), donner, ex cathedra, du pouvoir à celui qui s’y assied (attention pratique et esthétique et magique au trajet final).

Mais dessiner suppose, par fabrication et polytélie, une machine minimale : chromatiser et linéariser sur un plan. Ce qui peut, dans le moment d’une industrie, se développer en deux unités :

  • une unité de traçage intégrant l’orientation et la fragmentation d’un déplacement d’une pointe sur une surface ;
  • une unité de coloriage d’un plan constituée de chromatisation, enduit et planage.

Deux dessins sont ainsi produits, par périergie, qui font référence au même objet à « transcrire » (finalité déictique).

Mais (attention plastique à la chose à faire), on fait des droites et des courbes, des rectangles et des cercles en les composant et en les mettant proportionnellement en rapport (attention pratique à la chose à faire) et on accentue les couleurs et les formes pour forcer le regard (attention magique à la chose à faire).

Bref, dessiner une chaise, c’est nier la complexité de fabrication du dessin pour introduire une autre complexité, celle de la chaise, dont il faut produire une représentation (ce qui n’équivaut pas à « se représenter »), pratique, plastique et magique. L’organe de l’attention procède par une polyvalence du moyen qui se lie à la fin par une hypertélie [20] d’enchaînements, de dé-trajectivations.

2. Les modalités de la production : les visées pratique, magique et plastique

Examinons à présent le réaménagement modulé selon les modalités pratique, magique et plastique.

Telles qu’elles se manifestent, les entités techniques sont des factrices et des freins, des « promesses » et des « contraintes », selon les appellations de Jean Gagnepain lui-même. Car l’outil disponible en permanence ignore les particularités des conjonctures et la mise en action des identités et unités, des similarités et complémentarités n’est pas leur réalisation. L’écart entre le latent et le manifeste porte le nom de l’inefficacité de l’outil. L’action la gère mais le constructeur considère cette inefficacité variablement selon ses visées, pratique, magique ou/et esthétique. Ses actions traitent les ouvrages avec le souci d’une efficacité qu’il comprend différemment.

Les éléments constitutifs de la production ont déjà été systématisées précédemment dans le tableau de la mécanique et de la téléotique (Voir page 5). Si l’on tient compte des modalités de la production, il est à compléter.

2.1 Les réaménagements selon les visées

La qualité utile nie le matériau, certes, mais uniquement dans une perspective pratique ; la négation vire à la métamorphose lorsque le matériau devient générateur de pouvoir nouveau par une attention magique au matériel et au produit : le pouvoir influent va au-delà de la qualité utile en prêtant au matériau plus de puissance qu’il n’en a [21] ; si le matériau apporte des qualités sensibles, de la texture par exemple, c’est que le plasticien « fait avec », jusqu’à le convertir en rythme par récurrence. S’il y a alors une contradiction, c’est celle qui oppose les deux visées, pratique et esthétique car les modalités en cause ne sont pas séparables : elles coexistent dans tout ouvrage, que le constructeur ait choisi, ou non, explicitement de se consacrer à l’utilitaire, au recours magique ou à la plastique.

De la même façon, l’engin se réaménage dans l’ustensile par lequel le tangible redistribue les abstractions de la mécanologie. Magiquement, l’unité devient « pied » ; on le retrouve, par exemple, dans l’expression « avoir un pied dedans » et, par dénigrement propre à la visée pratique, « tu t’y prends comme un pied ». Le « pied » mobilise l’unité de moyen technique sans recherche d’adéquation mais avec une perspective de transformation du réel qui laisse intact le matériel. « Ça se produit », et de toute façon, « ça marche » ! Plastiquement, c’est la répétition de l’unité qui devient productive : la métrique organise l’ouvrage par une suite de scansions où se décline l’unité de l’engin. L’écart qui ne manque pas de se produire est une variation du même formant rythme de façon différente du matériau mais avec le souci de l’organisation interne de l’ouvrage plus que des décalages ainsi transformés On pourrait à cet égard, reconsidérer l’exigence habituelle de symétrie relative au port des chaussures qui fait qu’une paire de chaussure dénote lorsqu’elle est dépareillée.

Si l’opération exige pratiquement l’effort du constructeur pour que la tâche se produise dans le sens requis, l’opérateur est un « laisser-faire » qui, d’une certaine manière, organise un « lâcher-prise » une fois choisie la tâche au pouvoir magique. Toute identité téléologique ne fait pas l’affaire, mais une fois la collusion repérée, « ça roule », autrement dit, « ça fonctionne » ! Par exemple, pour le jeune technicien, l’opérateur fait merveille dans l’apprentissage du calcul aidé d’une table d’opération ou d’une calculatrice, jusqu’à ce que le maître pointe un résultat irréaliste qui met en cause plus que le raisonnement logique, un principe de réalité : si le résultat du calcul est de « 9 kilos de sucre par litre de sang », il n’y a sans doute pas qu’un problème de régulation de la glycémie ! Le registre d’opéra (ou « registre formel ») est un registre plastique déduit de la tâche. Celle-ci apporte sa forme aux deux sens du mot, à la fois analyse structurelle par identités et configuration par Gestalt, organisation du réel en trajets différents. Dans le cas d’un trajet visuel, la ségrégation s’opère par l’identification du contour dans le champ de vision. Ainsi, les formes du découpage ne sont pas celles de la linéarisation. Découper une feuille de papier conduit nécessairement à deux positifs et deux négatifs : ceux de la « forme » et du fond, auxquels il faut ajouter les inversions recto-verso. Le dessin linéaire ne produit pas une telle séparation, il peut être appuyé ou irrégulier : ce n’est pas la lame mais la pointe, dans le rapport à la feuille de papier, qui agit. Alors que la visée pratique conduit le constructeur à rendre synergiques des dispositifs différents, le plasticien réaffirme les différences formelles. Ce qui rend l’art abstrait précieux pour les analyses de l’abstraction fondamentale de l’art.

L’appareillage est le moment où les appareils sont en place pour faire « œuvrer » la machine : moment d’attention particulière. On souligne ordinairement le moment initial mais le contrôle est constant de ce fonctionnement qui peut malencontreusement produire ceci et cela, ou ceci mais pas cela, c’est-à-dire : « trop » ou « trop peu ». L’exemple d’un photocopieur qui s’emballe est caricatural mais il montre clairement la vigilance nécessaire du constructeur. La vigilance s’exerce toutefois différemment lorsque c’est le mage qui fétichise la machine en la faisant automate : les caractères s’enchaînent sans retour sur ce qui est écrit puisqu’ils sont alors porteurs de sens ipso facto. La plastique aussi revisite les contraintes liées à la mise en action de la machine puisqu’elle en tire un endocentrisme constitutif de l’œuvre à faire. La récurrence interne des dispositifs propres à l’unité téléologique joue à plein en une involution. Et il n’est pas alors de chute du découpage : les deux bords font le trajet d’une attention. Tout a son importance pour être intégré à l’ouvrage à construire esthétiquement.

La complexité de la fabrication n’est pas cause de difficultés, mais la similarité qui pré-organise la substitution et la complémentarité, l’ordonnance, contraignent à un réaménagement toujours particulier en fonction du trajet à produire.

Les succédanés sont ainsi les covalences récusées. Ces identités partielles mécaniques sont produites par magie lorsqu’en émerge un pouvoir parallèle effectif sans être absolument efficace, comme d’ailleurs les autres matériaux semblables. Par métaplastique, c’est le regard qui s’anime d’un rythme qui augmente la réalité matérielle du matériau y invitant virtuellement tous ses substituts. L’écran et le flou de la luminance de l’écran par exemple peuvent ainsi se rejoindre, tels un paysage plongé dans le brouillard, tout comme la « neige » produite sur l’écran par un « bruit » vidéo dans la transmission du signal.

Cette coexistence n’est pas sans rappeler le principe représentatif de connotation quand il est question du type et de son antithèse, le secteur, qui recloisonne pratiquement l’activité en fonction de ses industries. En transposant, l’isomorphisme est, par ailleurs, en cause, qui s’emploie plastiquement à exploiter les classes d’identités. Le rapprochement magique de réalités éloignées se déduit du principe d’identité partielle et au lieu de contrarier la survenance de dispositifs étrangers au secteur, le mage ou la sorcière par exemple enfourche le balai, s’engage à fond dans ce qui paraît de l’ordre du détournement.

Quant à l’ajustement qui réaménage la covariance préfabriquée des engins, le passage fait la cohésion des actions occurrentes, unifie l’œuvre sans explicitement travailler à son unité. Le lien est fait magiquement par confiance accordée aux moyens techniques de la fabrication plus qu’à un effort d’attention à la chose à faire.

Si le chantier désigne l’action du constructeur qui désenchaîne les machines pour les adapter autrement, en les complétant ou en les simplifiant, en fonction des paramètres de la conjoncture. L’entraînement table sur un avancement machinal, faisant jouer à plein la syndèse dont le magicien escompte un pouvoir occulte, tandis que le plasticien trouve dans l’unisme, et la force de la composition, l’unicité de l’œuvre.

2.2 Exemples de productions

  • Production à tendance pratique : le déménagement

Voici un cas où la conjoncture fait valoir l’action. L’atelier est à déménager. Pour commencer, l’entreprise de transport assure son service à condition que le contenu du local soit mis en cartons. Dans un premier temps, il s’agit d’apprécier le volume à transporter, de déterminer le gabarit des cartons, non seulement en fonction de la force disponible de levage, mais aussi selon le volume des pièces à emballer.

Le second problème qui se pose très rapidement est d’entreposer les cartons déjà remplis. Où stocker provisoirement les cartons, sinon en faisant de la place dans l’atelier ? Il faut alors trouver une autre place pour débarrasser l’endroit prévu pour le stockage. On pense à la problématique du sapeur Camember ayant à enfouir le tas de terre issu du creusage d’un trou précédent, ce qui l’amène indéfiniment à creuser un trou plus grand…

Illustration 1 : Les facéties du Sapeur Camember : le trou.

S’agissant du contenu de chaque carton de déménagement : on regroupe les pièces par cohérence mais les assiettes sont-elles mises avec les pièces en verre, par souci de fragilité, ou par secteur industriel : peinture sous verre et/ou cuisine ? Si l’on s’en tient rigoureusement à la cohérence des secteurs, on pourra décider de combler les trous avec de la freluche pour remplir le carton. S’il s’agit de remplir les cartons, on cherche de quoi compléter le contenu et peu importe ce qu’on y met. L’efficacité est expérimentée, sinon testée, par un effondrement des piles de cartons : certains, plus légers ou insuffisamment remplis ont été placés sous d’autres, plus lourds. L’accident s’avère, en cela, être une leçon. Pour autant, au lieu de disposer autrement les cartons, qui sont maintenant fermés par un adhésif et qu’il faudrait remplir, alors que les contenus possibles se restreignent, le constructeur a recours à des cales de bois qui construisent une base horizontale sur chacun des cartons pliés en creux.

Comment une telle pratique peut-elle, en dépit de son processus empirique, s’analyser encore autrement comme une production magique ? Considérons l’activité en cause au moment où le constructeur place ses cartons : il choisit un endroit qui fournit à l’empilement des cartons un appui, soit un espace en coin triangulaire défini par une cloison. Cette option peut, certes, être interprétée comme une nécessité pratique, mais aussi comme un renforcement magique de l’activité de rangement : le constructeur croit organiser correctement son affaire, même si au bout du compte, l’effondrement est encore possible par l’effet de la gravité qui s’exerce sur le contenu réel des cartons, rendus homogènes par une apparence trompeuse. Dans l’assurance conférée au constructeur réside le pouvoir magique du procédé.

Comment la modalité plastique peut-elle revisiter l’emballage ? Ce n’est pas seulement au moment où le constructeur fait une pause pour prendre l’appareil photo que son regard est plastique : il l’est aussi quand il regarde le contenu en prêtant attention à la disposition serrée des objets usuels : les formes des volumes font saillies ou bien se compressent entre elles. Le vide est traqué et la disposition prend le pas sur toute autre considération. Ce n’est pas qu’une affaire d’économie d’espace : c’est un ordre qui s’affirme, un rapport plastique à la consolidation où toutes les pièces sont interdépendantes. Cet endocentrisme constitue la plastique à l’œuvre.

  • Production à tendance plastique : « le papillon technologique »

Ayant démonté un photocopieur « première génération », les deux montants du bâti sont plats et une fois toutes les vis retirées, ils offrent par les deux plaques ajourées de ronds et de rectangles deux imprimants en relief. Ce regard sur la symétrie prédomine plastiquement bien que doublée techniquement de planage et de bossage. Qu’il soit producteur d’une image de papillon, cette déictique l’impose plus fortement.

Illustration 2 : Papillon, Gilles Le Guennec, 2020.

Dans un premier temps, je choisis de privilégier l’image du papillon contre le fragment qui n’évoque rien : un seul format suffit à cela.

Disposant de deux plaques, la symétrie est une direction de travail : les deux formats rejoignent les deux ailes du papillon. Imprimées en symétrie horizontale, les deux empreintes ne sont pas identiques : l’une est franchement noire et l’autre laisse apparaître quelques réserves. C’est l’endroit qui permet au papillon linéaire de se montrer par contraste. Ce dernier point répond à une nécessité pratique : comment faire voir les lignes du papillon détachées de la zone des plaques ? Mais on peut aussi relever que ce fait est aussi plastique puisque les formes, ainsi, coexistent. Une fois la première impression réalisée, il reste de l’encre sur la pierre d’encrage et les plaques sont déjà enduites. Tant qu’à faire, ce principe, qui fait prévaloir la disponibilité du matériel par sa mise à disposition pointe le rapport à la fabrication dans l’ouvrage : c’est le matériel qui détermine le travail et, dans une moindre mesure, la chose à faire. Ainsi, on retrouve la tendance magique, puisque le réaménagement pèse plus sur le monde à transformer en tant que chose à faire que sur la technique.

  • Production à tendance magique : « Sur le plancher des héros »
Illustration 3 : Sur le plancher des héros, Gilles Le Guennec, 2016.

Le brillant produit une image de précieux, sinon de préciosité. Il suffit, dès lors, de passer une surface à l’argenture ou à la dorure pour qu’elle prenne ipso facto de la valeur sans qu’on change la substance de la chose. La parure fait exister magiquement. Dans le « Plancher des héros », le plancher est recouvert d’argenture tandis que les coupes, qui célèbrent aussi magiquement les exploits de héros, sont, à l’inverse, rendus mats par un enduit au mastic. Alors que les coupes résonnaient, jusqu’à organiser une gamme dodécachromatique, les voilà en sourdine. Les héros ne tintent plus par leurs rares exploits, ce sont les teintes du mastic qui prennent le dessus. Et le plancher brillant banalise toutes les performances esthétiques : qu’elles soient étudiées ou non, elles sont toujours brillantes. La facilité tient au fait que l’argenture est comme ce fut un temps la brosse à reluire : par elle, l’Art affirme la majesté de sa majuscule !

Pour autant, les coupes affirment aussi une dodécachromie : celle issue d’une extraction des douze teintes d’une vignette de Pinocchio [22]. Les couleurs sont fondamentalement arbitraires par cette référence au héros du conte. Elles ne sont pas produites par souci d’harmonie esthétique, du moins en tant que matériel de départ : c’est magiquement qu’un rapport coloré se produit, qui impose une de leurs interactions involontairement.

3. Décliner la production par ses industries déictiques, dynamiques, schématiques et cybernétiques

On se rend mieux compte du réaménagement de la négativité propre à la fabrication par la lutte contre l’artificialité des choses. Mais que veut-on dire par là ? Deux choses :

  • Que des faits ont lieu indépendamment de ce que l’on vise. Quelle que soit l’industrie, des faits se produisent, qui relèvent d’autres secteurs qui n’étaient pas initialement invités. Et, sans contrevenir manifestement, ils ont une présence, sinon inopportune, du moins superflue.
  • Que la confiance dans la technique a des limites. Par exemple, si les techniques d’image et de présentation tendent à imposer une représentation, elles ne peuvent le faire que par un prisme, qu’une perception aiguisée pourra vite qualifier de prisme déformant.

La déictique

La déictique de la perspective linéaire est un exemple remarquable : déjà le champ visuel devient quadrangulaire et le spectateur est assigné à un point de l’espace, faute de quoi il anamorphose l’objet visuel produit. D’autres techniques de représentation, notamment la perspective axonométrique (où les lignes de fuite sont remplacées par des droites parallèles) montrent que notre œil s’est largement formé aux aberrations introduites par la technique linéaire. Le test du marcheur longeant des rails parallèles montre que mentalement l’œil creuse le plan de la représentation et récuse la réalité de l’identité des bonhommes pour faire apparaître le plus éloigné comme une figure de représentation erronée.

Illustration 4 : Perspective, Gilles Le Guennec, s.d.

Le constructeur s’est habitué à voir en profondeur ce qui est matériellement en plan. Autrement dit, le dispositif du plan qui critérise la tâche du planage, se voit contesté absolument puisque c’est l’opposé qui est à imposer : un espace creux. Ajoutons encore la linéarisation qui invente les lignes, (« la ligne n’existe pas dans la nature », disait Ingres), produisant un objet visible qui s’interprète différemment comme frontière, contour, arabesque ou zone sombre, ces tracés produits en contestation du trait et du traçage.

« Pour concevoir, rien de tel que les mathématiques », disent les physiciens soucieux de ne valider qu’en expérimentant. L’autorité d’un ergotrope, qui met en œuvre une analyse ergologique par la pratique, ne pèse pas lourd face aux certitudes mesurées des « scientifiques ». Mais précisément, un scientifique ne fait pas que de la science, et les modèles mathématiques se confortent d’une conviction fondamentalement à la base de la recherche scientifique : celle que le calcul fournira une réalité qui n’existe pas encore. Faute d’habilitation pour le monde artificiel des mathématiques, et pour s’en tenir aux opérations de l’arithmétique, les opérations simples comme l’addition, la soustraction, la multiplication et la division, ne sont pas affaire de logique pure. Ils deviennent des opérateurs magiques que l’enseignant s’emploie à dénoncer lorsque, en dehors même de la preuve par neuf, aucun contrôle n’est effectué d’un résultat par rapport aux possibilités réelles. La distinction entre l’opération et le calcul exemplifiée par le célèbre problème de « l’âge du capitaine » [23], cristallise nettement cette réalité. La calculette contre le calcul était déjà là par les tables qu’il s’agissait de somatiser en les apprenant « par cœur ». Autrement dit, le calcul n’est pas « mental », au sens strict de processus de représentation : il est aidé au point qu’on ne peut dissocier l’écriture, au tableau noir ou ailleurs, de ce qui peut se penser. L’analyse en cause lorsqu’on dénombre suppose une identification qui fait vite place à une quantification. Certes, on n’additionne pas des ânes et des carottes, mais les ensembles qui autorisent les calculs dans leur ordre témoignent déjà d’une conformation du réel à mesurer par la méthode employée. Au plan de l’activité, ce rapport, rationalisant à l’excès, rejoint la transformation magique du monde où le réel à gérer ne dépend que de la réalité technique à faire fonctionner sans autre souci d’adéquation que le choix d’un « truc qui marche ».

Lorsqu’il s’agit d’opérer dans le secteur de la peinture, qu’il s’agisse ou non d’opter pour un format optimum compte tenu de l’espace d’accueil, l’interdépendance des couleurs et des formes à présenter par rapport au format du support est effective. Elle est négociée diversement, en espaces plus ou moins ouverts, comme l’a systématisé Heinrich Wölfflin [24]. Franck Stella revient avec insistance sur ce fait pour manifester fortement les déterminations impliquées. Ses « shaped canvas » [25], ou formats en formes, montrent une façon de faire qui se démarque des pratiques oublieuses des conditions matérielles du travail, comme nous le montrerons dans la suite de l’article. Mais, plus encore, opter pour une posture franchement passive dans le rapport au matériel a pour effet de pointer la part de la magie en art. L’étendue des zones de couleur, leur forme, leur proportion, leur orientation, leur limite, n’ont plus à être définies arbitrairement ou volontairement : matériel et produit se rejoignent, par déduction. Ainsi, le réel à produire est dans l’œuf, sans réaménagement pratique. Et, là encore, émerge la collusion magique du réel et de la technique, sans négation de la fabrication.

La dynamique

La dynamique est l’industrie qui dénigre le plus clairement la fabrication : elle est à la base même de l’efficacité recherchée et de l’inefficacité rémanente de la technique. Le constructeur ne peut se contenter de faire fonctionner la machine et le moindre de ses gestes vise à changer le disponible par une mise à disposition qui tend à la restructuration dialectique de la technique, augmentant ou supprimant les machines nécessaires afin de gérer son affaire toujours un tant soit peu particulière.

Physiquement, par la seule force musculo-squelettique, je dispose du levage par mes articulations et par simple pliage-dépliage de mes jambes, machines auxquelles il faut ajouter la contraction musculaire. Celle-ci peut défaillir confrontée à une force d’inertie plus puissante. C’est le cas lorsque l’ergotrope de service se propose de mettre en place un panneau trop lourd pour être supporté dans son entier par les bras. La dynamique consiste alors à réaménager ces machines « qui ne font pas le poids ». Le moyen est trouvé dans une étagère déjà en place, et suffisamment solide pour résister au poids du panneau. L’opération qui consiste à mettre en rapport l’étagère et le panneau reste du levage, mais appliqué autrement : non sur la totalité du panneau mais sur un de ses angles, ce qui adapte le poids à soulever aux forces disponibles du constructeur. Le réaménagement des dispositifs consiste à en ajouter un supplémentaire : c’est le glissage, par poussage sur le panneau une fois engagé dans la rainure de la tablette. Dans cette affaire, et conformément à la sériation des trajets en actions, on remarquera le statut changeant de chaque chose en fonction de l’avancement du chantier : atteindre l’extrémité de l’étagère constitue temporairement une fin par rapport au moyen qui consiste à se saisir d’un bout du panneau. Une fois cette action d’étape terminée, l’extrémité occupée par l’angle du panneau devient le moyen support où peut être engagé par glissage et poussage la totalité du panneau. Fin du chantier, et fin du travail à faire.

Illustration 5 : Panneau, Gilles Le Guennec, 1991.

La production ne parvient pratiquement à l’efficacité qu’en repoussant les limites du possible, non magiquement, mais par l’ajout de dispositifs qui complexifient la manœuvre. Par exemple, un travail d’épluchage d’un rondin de bois butte sur les embranchements : la lame du paroir ne peut accéder à ces nœuds de l’arbre, sauf si le mouvement du paroir change et devient une opération de raclage par rotation. Néanmoins, certaines surfaces restent encore inaccessibles. Qu’à cela ne tienne : la disposition du rondin et son orientation par rapport à la lame font que la taille continue. Reste quelques endroits encore recouverts d’écorce : ils s’en vont, d’abord par un décollage par suite d’une poussée exercée sur le plat de la lame, ensuite par un changement de matériel : une lame de couteau a raison des fourches et des talus étroits.

La schématique

Les faits attendus de la schématique rencontrent des effets qui les contrarient : l’architecture, le vêtement, la médecine, le transport vouées aux besoins du sujet social se réalisent mais des effets produits vont au-delà de ceux attendus. La production s’affirme pleinement en recherchant l’efficacité d’un habitat qui n’enferme pas, qui isole et couvre sans intoxiquer, d’un vêtement qui n’entrave pas, protège sans chauffer, sans étouffer, d’une médecine qui ne blesse pas, sans effets secondaires voire, mortifères, d’un transport qui ne dévie pas, sans éloignement de la destination, sans accident.

Quant aux transports, la société n’est pas déterminée par la technique au point que la gestion des voyages en classe affaire, première classe ou seconde classe, matérialise les classes sociales en produisant artificiellement du classement social. Les conditions sociales évoluent et modifient les statuts et les responsabilités des uns et des autres. L’action sociale et politique met la technique à sa remorque. Là encore, on peut souligner la part conjoncturelle du moyen et de la fin. Mais l’action encadrée par un statut ne vise pas globalement une finalité sociale : elle procède par sa forme naturelle (Gestalt), touche par touche, et chacune ne va pas nécessairement dans le sens nominalement défini. Un compartiment peut être surchargé, il peut confiner à l’encontre des précautions minimales de non-contagion en accueillant plus de voyageurs que de places prévues.

La ségrégation par l’habitat, l’urbanisme, l’alimentation, le vêtement sont des industries explicites de la schématique. Les actions leur confèrent un contenu moins évident, et les différences et segmentations techniques qui les sous-tendent font place aux variations par interprétations de l’appropriation politique. Si l’on prend l’exemple du clos et de l’ouvert en architecture, qui ne laisse a priori aucune place à l’ambiguïté, une conjoncture politique particulière aura vite fait d’un ghetto un lieu d’échanges et d’ouvertures, ou l’inverse.

Pratiquement, les claustra et moucharabiehs qui matérialisent de la visualisation par leurs trous ne sont pas des murs qui font l’obturation et l’occultation : la propriété se fait ainsi domaine différemment. L’action module toutefois ce matériel social, en ouvrant les murs ou en bouchant des grilles. Rien n’est définitif : les changements magiques ponctuent l’histoire, telle la démolition de la Bastille, où l’on s’en prend au principe de l’arbitraire lui-même. Plastiques, ils sont, un moment, l’expression d’une ordonnance, tels les boulevards Haussmann à Paris, décriés par la suite pour leur aveugle et silencieuse violence faite aux habitats singuliers.

La cybernétique 

L’aide technique à la décision se transforme en un casse-tête ingérable, on en fait souvent l’expérience en recourant au tableau synoptique qui case les emplois du temps contre l’administrateur lui-même, qui se doit de prendre en compte les espaces réels, inégaux et variables mis à disposition des employés.

Telle ligne d’appel à distance que le titulaire voudrait résilier s’avère une charge sans justification, dont la résiliation requiert un protocole, assorti de conditions si complexes qu’il est dissuasif.

4. Décliner la production par ses contradictions dialectiques

Le matériel et le produit : lorsque le moyen et la fin de l’action rencontrent les moyens et les fins de la technique. Une clarification s’impose si l’on veut maintenir que la production reste structurée en dépit des réaménagements introduits par la dialectique. À quel processus font référence les désignations de matériel et de produit ?

Rappelons le propos de Jean Gagnepain : « L’essentiel à nos yeux était (dans le rapport aux tests d’atechnie supposée) de se donner expérimentalement la possibilité de démontrer que l’art est dans le geste et non point dans les choses et que, par la médiation de l’outil, notre conduite, tant sous l’aspect du fabriquant que sous l’aspect du fabriqué, est d’abord un produit [26] ». Et il cite en exemple « le livre (qui) fait oublier l’encre et la plume [27] », ce qui revient à réintroduire un principe d’action dans la production.

La globalisation des processus techniques est un fait ordinaire ; elle aboutit à considérer en première approximation la technique comme un ensemble de moyens au service du producteur qui a en charge de finaliser en « produit fini » le fonctionnement du matériel. Cette appréhension négatrice de l’analyse n’est cependant pas à exclure totalement : c’est dans la mesure où elle laisse place à un moment d’analyse qu’elle peut s’avérer pertinente. Le temps de l’histoire n’est pas ici en cause ; il s’agit plutôt de faire suite en sortant de l’enchaînement par syndèse des machines, c’est ainsi que les chantiers avancent par des actions outillées où corrigeant l’outil, l’action prend la direction de la conduite. C’est alors qu’elle fait bloc et unifie simplement par la prise de l’ustensile la pluralité des engins. Elle fait encore bloc lorsque les tâches entrent en coalescence dans le produit qui n’est fini que par fabrication et qui ne l’est jamais au regard de l’attention. Celle-ci fait valoir le contrôle de la convergence des tâches impliquées et peu importe alors le fait de l’axialisation qualitative et quantitative propre à la fabrication, l’effet prime. Le contrôle toutefois ne peut s’exercer qu’en suivant les rails des entités techniques. D’où pratiquement, l’opération qui spécialise le potentiel de la tâche et l’appareillage qui les rend les tâches opérationnelles.

Prenons un exemple : tel travail au paroir consistant à écorcer une branche tronçonnée en fourche. Dans un premier temps, sont travaillées les parties en adéquation avec le mouvement de levier (levage-pressage) que le constructeur (sabotier reconverti) imprime à la lame du paroir et les deux côtés de la fourche lorsqu’elle est en appui sur le plan du paroir contre la butée. Aucun obstacle n’apparaît alors, si ce n’est celui des nœuds de surface facilement négligés par une pression plus forte qui les arase. Ce sont ensuite les champs à éplucher en disposant la fourche en appui sur une de ses branches : la butée devient moins assurée, le calage risque de faire défaut. Il faut spécialiser la tâche en opération de précision. S’y ajoute un problème de creux, celui lié au changement d’orientation de la branche. L’ingéniosité du constructeur tient alors à la rotation du poignet faisant jouer la courbure concave de la lame. Reste l’entre-deux, où la lame, trop large, ne peut se loger. C’est alors que le changement de matériel s’impose et le couteau prend le relai. Ce dernier point marque le caractère du chantier : aptitude à changer de « technique », autrement dit à restructurer la technique employée.

Dans l’exemple considéré, on remarquera la place prise par la fourche à écorcer : celle-ci fait valoir des plans qu’elle n’a pas naturellement ; elle élabore ainsi des engins en une seule prise, ce qui en fait un ustensile. Car ce plan n’est autre qu’une unité de production constituée du raclage-écorçage par une lame plane en dépit de la rondeur des rameaux, ce qui réclame de l’attention.

4.1 La double productivité dynamique et technique (hypertélie de l’attention et inattendu technique)

Autrement dit, il s’agit de montrer ici la part déterminante de l’outil ou de l’instrument dans l’ouvrage. La fin outillée de la technique n’est pas effacée par l’action, aux modalités diverses d’efficacité. Dans les moments de loisir de l’outil, ce qui est à faire cède la place à une autre affaire par polytélie de la machine qui peut gérer ceci et cela (tant qu’à faire). Des sous-produits ont lieu ainsi qui augmentent la complexité de la production. Mais cette production qui annexe par exploitation des équipements déjà là, peut être liée à l’urgence d’une consommation : c’est ainsi que récemment des usines textiles se sont converties à la production de masques, des laboratoires de biologie se sont lancés dans la production de vaccins. Il faut de la vigilance quant à ce qui est à faire pour exploiter ce qu’il est possible de faire avec le matériel en place. Nous ne sommes pas loin d’une hypertélie de l’instrument pour faire valoir la polytropie de l’outil.

Sans adhérer à l’efficacité industrielle qui ne connaît que le rendement optimisé, il y a à prendre en compte la prépondérance de l’action dans la production. Elle est de chaque instant pour s’assurer de la mise à disposition effective et du fonctionnement du matériel, puis lorsqu’il s’agit de faire ceci mais pas cela, ceci sans cela, et finalement, lorsqu’il s’agit de contrôler ce qui s’est fait. L’attention inhérente à l’action rend le constructeur préoccupé ; sa disponibilité est alors à l’opposé de celle de l’outil. Le labeur est souvent souligné comme un manque de distance dans le rapport au travail, mais sans l’attention y aurait-il encore une chose à faire ? Et l’on peut pointer à cet égard la dissociation introduite par l’outil entre les moyens et les fins élaborés : elle risque de séparer aussi pratiquement le matériel de la production visée. Ainsi l’asservissement animal est un atout du constructeur qui naturellement associe le moyen et la fin.

La production correspond à ce qui est industriellement et explicitement visé. Ce qui se produit relève d’un autre processus que la technique permet d’appréhender : la productivité discrète.

4.2 La productivité discrète

Les visées explicites de l’art sont limitées aux secteurs industriels ; pourtant, ce qui se produit par l’art ignore cette sectorisation confortée par le cloisonnement des métiers.

Comme le note Jean-Yves Urien, « la structure en son instance est créative et pas seulement par sémantique potentielle [28] ». De même, la technique est productive au-delà et en deçà du produit attendu. C’est l’analyse substituée au trajet de l’action qui est en cause : des unités et des identités sont substituées à l’asservissement du moyen à la fin de l’action. En ressortent des moyens et des fins séparés, pluralité à comprendre en termes de qualités et de quantités. Être attentif à ce qui se fait, c’est le pari de l’ergotrope. Ce qui implique de se mettre constamment en retrait des résultats escomptés suite à la mise en œuvre des dispositifs.

Imaginez que vous êtes dans la salle d’eau : vous entendez « glouglouter » dans les tuyaux. Vous comprenez alors qu’une pompe à vide involontaire fonctionne depuis des années à partir de l’évacuation de l’eau de la machine à laver qui utilise les mêmes tuyaux que les vasques de la salle d’eau. Ça se fait sans que l’opérateur exploite tout ce qui se fait : une surproduction a lieu et c’est ce qui nous oblige à voir des utilisations possibles au-delà des usages, non par originalité comme on le pense souvent des faits provenant des artistes, mais par des fonctionnements dont le principe ignore les usages et les intentions recherchées. La sérendipité, désignant l’aptitude à inventer à partir des effets non attendus de l’expérience, entre en consonance avec le dépité, celui qui espérait tant de ce qu’il avait mis en place. À trop vouloir, on manque les faits tels qu’ils se présentent et les choses comme elles font. Pour voir ce qui s’est fait, il faut un moment se départir de son vouloir, sans confondre le laisser faire de la conduite de l’activité avec le laisser aller comportemental. Ainsi, une tonte tardive de la pelouse, parsemée de manière non-homogène de « bonnes » et de « mauvaises » herbes, se transforme-t-elle en opération de semaison des graines en attente d’une dispersion, qu’(in)opportunément la tondeuse réalise.

Si par exemple la peinture est productive chaque fois qu’un peintre utilise ses dispositifs, chaque fois qu’un regardeur y confronte les siens, c’est qu’elle invente sans inventeur, par la seule distinction entre l’utilisation et l’usage.

Il suffit d’être attentif à ce qui se passe, indépendamment à ce qui est admis et de ce qui est acceptable. Ce n’est pas être au plus près du réel que de s’emparer des possibilités qui se font jour, alors que celui qui voit soudainement clair voit autre chose. Le plus souvent, nous passons notre temps à attendre des dispositifs que nous mettons en action autre chose que ce qu’ils peuvent produire : essayons de voir ce que nous n’attendons pas sur le moment pour retrouver ce que nous cherchons sur le long terme.

L’ergotrope n’est pas dans l’urgence, il est dans une méturgie équivalente au métalangage du linguiste : il procède à l’analyse d’une analyse qui a eu lieu. La recherche de l’efficacité viendra en second temps, dialectiquement, après les erreurs, les accidents ou les méprises, voire grâce à ce qu’elles révèlent.

5. Les paramètres de l’ouvrage

L’auditeur n’est pas, du seul fait du rapport au message, un interlocuteur. Il faudrait parler de messages au pluriel pour introduire un rapport sémiotique au sens de l’échange d’informations verbales. C’est la critique majeure faite par Jean Gagnepain à Roman Jakobson [29] - outre le fait que celui-ci aborde l’étude du langage par ses fonctions - relativement aux paramètres de la communication qu’il posa.

Illustration 6 : Schéma de la communication verbale d’après R. Jakobson. Six facteurs de la communication sont mis en rapport avec six fonctions du message.

A partir du moment où la posture de l’interlocuteur envisagé fait appel à de la traduction, la non-communication fait partie de cet échange manifestée par du malentendu et de l’interprétation. De même, on peut supposer de la méprise dans tout rapport de collaboration. La productivité de l’échange tient au fait que chacun des protagonistes est contraint de supposer un objet du message ou un trajet de l’ouvrage qui n’est pas le sien : d’où un troisième objet, contenu possible non posé avant l’interlocution, ou un troisième trajet, travail à faire, ou déjà fait, qui n’apparaissait pas avant.

La critique de la consommation porte principalement sur le rôle passif conféré à l’acheteur. Les publicitaires le savent et l’exploitent : chacun s’exprime en achetant. Dans ce terme relatif à l’acte d’achat, la seule action n’est pas de prendre l’article dans le rayon et de le jeter dans le panier, voire de cliquer sur l’icône. L’anticipation quant à l’utilisation du produit est là qui change la posture du consommateur en exploitant-constructeur. Et chacun se fait ainsi exploitant d’une technique fournie par l’autre, en tentant de se situer par rapport à une technique qui lui est étrangère, mais ne pouvant opérer qu’avec la technique qu’il a acquise, celle-ci ne manquant pas de produire des méprises. Et celles-ci ne sont pas toutes les manifestations d’une production magique. On pourrait croire, en effet, que l’acquéreur se cantonne à anticiper les pouvoirs que la possession confère. C’est oublier les réaménagements nécessaires à l’intégration du nouveau matériel dans son propre environnement. Achetant une étagère, par le seul fait de la retourner, untel en fait des casiers qui deviennent aussi classeurs pour un autre classeur. Le constructeur n’a pas tout prévu des effets de son ouvrage que l’exploitant reconstruit, devenant à son tour constructeur. Autrement dit, ce ne sont pas deux conjonctures qui sont à poser, mais quatre, par ce renversement de situation. N’oublions pas que le constructeur fait parfois appel à certains de ses clients potentiels pour tester les produits et réintégrer l’exploitant dans le constructeur sous l’appellation de « l’UX design », acronyme anglo-saxon du « design de l’eXpérience Utilisateur ».

Le privilège conféré au trajet va de pair avec une assimilation avec l’objet produit, le service produit, la morale produite et la dynamique de l’art elle-même. Ordinairement ce privilège offre la prévalence de la finalité et l’on parle alors de « produit fini ». Or, le trajet peut être fin ou moyen. Ce dernier aspect dit l’importance de l’action, qui se définit comme une négation du trajet compris comme mise en relation non-médiée du moyen et de la fin. L’action constitue en cela une « dé-trajectivation », un évidement, une dématérialisation du moyen au profit de la fin, elle-même susceptible de former le moyen suivant d’une suite sans fin.

Le privilège conféré au trajet va de pair avec une assimilation avec l’objet produit, le service produit, la morale produite et la dynamique de l’art elle-même. Ordinairement ce privilège offre la prévalence de la finalité, on parle de produit fini. Or le trajet peut être fin ou moyen. Ce dernier aspect dit l’importance de l’action qui se définit comme dé-trajectivation, de sorte que cette capacité naturelle d’action est au fondement de la vigilance de contrôle des opérations par le constructeur, évidement, dématérialisation, du moyen au profit de la fin, elle-même susceptible de former le moyen suivant d’une suite sans fin.

6. Quelques exemples de production artistique

La production fait place à ce qui survient et il arrive que le constructeur prenne en charge ce qui se produit pour le finaliser. L’inefficacité est alors convertie en efficacité, c’est la productivité de la technique par réinvestissement des accidents, des surproductions ou des défauts de production.

Les images en volume et la productivité de la technique : Gary Hume

La transformation qu’impose la transcription d’une réalité en volume sur un plan ne s’impose pas à la vue de ce travail de Gary Hume, qui donne à voir un volume constitué de deux formes sphériques, la plus petite étant posée au sommet de la plus grosse utilisée comme base de la composition d’un bonhomme de neige minimaliste. La tentation est grande de l’imitation en forme de réplique qui donne une vue semblable au modèle de référence sur toutes les faces et à partir de tous les points de vue. Cette pièce, offerte aux promeneurs sur la pelouse du musée d’art contemporain de Dublin, montre un cas exceptionnel de volume représentatif d’un seul point de vue produit en volume. L’artificialité de ce fait nous saute aux yeux, tandis que nous tentons de contourner le bronze pour en voir plus : la réalité volumique satisfait à la visée de transcription d’un point de vue, le rapport au bonhomme de neige vu de dos. L’identification habituelle de la sculpture conformiste saisonnière est quelque peu mise en crise : pas de charbon noir, pas de carotte, pas de bouton qui puisse nous situer dans le rapport au connu. Pourtant, la simplicité des deux volumes superposés est là : toute en rondeur, par redondance d’échelle et sans autre particularité.

Gary Hume s’intéresse à la face du bonhomme qui n’intéresse personne : celle qui est disponible dans la sculpture mais que le public néglige parce que tout le monde néglige cette vue-là. Cet aspect-là, qui dénonce notre vision antéfixe, limitée à la partie avant de notre corps physique qui porte la reconnaissance de l’identité, offre la partie considérée comme interchangeable du spécimen humain. A la différence du rapport au plan représentatif qui n’autorise techniquement qu’un seul point de vue et induit donc une position fixe du regardant, ce volume propose un mode d’emploi non perturbé par le contournement de la pièce à l’horizontal. Car un déplacement de l’œil vers le haut, en vision aérienne serait en conflit avec la vue de dos de référence, la présence d’une face « avant » de bonhomme de neige apparaîtrait comme le déni de la vision de dos unique.

Le tas de gravier de Bernard Pagès

Illustration 7 : Bernard Pagès. Tas de gravier, 1969. Arrangement, grillage simple torsion, gravier de calcaire concassé, 60 x 170 x 170 cm. Photo : François Fernandez.

Voici un grillage dont le constructeur sait par avance qu’il ne remplira pas les fonctions de contenant, ou de tamis qu’il provoque. Les ouvertures de maille offrent largement un passage au gravier de calibre bien inférieur. Pourtant, contre toute attente, la forme du cube s’impose partiellement au tas : quelques fils d’acier suffisent à faire barrage à quelques-uns des cailloux bloqués par la poussée des suivants qui, à leur tour, font barrage, ce qui arrête quelque peu la chute en éboulis. Ce n’est pas l’obstacle élaboré qui opère ce tamis possible, mais deux obstacles liés par l’action.

Finalement, se produit ainsi l’image de l’inefficacité de l’outil rendu cependant efficace pour une autre affaire à déterminer, à questionner : un dispositif de tri et de stockage est en fonctionnement. Mais ni le tri, ni le rempli, n’en résultent. A la place, se produit un effet inattendu de matérialisation des faces virtuelles du cube grillagé. Et ce constat est fait contre l’évidence prévisible de l’inutilité de l’installation, contre un écart de dimension qu’une attention au travail de crible aurait rapidement repéré et réduit.

Quelle autre affaire nous est proposée ? Le titre est suivi d’une qualification : « Volume ouvert », précise la légende, nous invitant ainsi à remarquer qu’il ne l’est pas totalement. L’énigme est posée : le volume est ouvert et fermé. Ouvert, si l’on s’en tient au dispositif du grillage et fermé par l’action de production qui contrecarre l’effet prévisible de traversée.

Le tas de charbon et le déversement : Bernar Venet, 1963

Illustration 8 : Bernar Venet (1941-…). Tas de charbon n°2, 1963 (2013).

On a souvent qualifié d’informelle et de conceptuelle la production du tas de charbon en imputant le tas à la force naturelle de la gravité ou à l’art conceptuel. Dans les deux sortes d’explication, on évite la technique et on oublie, en l’occurrence, que déverser suppose un dispositif qui ne fait pas n’importe quoi.

Le tas est une production, au sens où sa forme est déterminée par les dispositifs techniques qui l’ont déversé : ça ne s’est pas fait tout seul et la gravité est une force exploitée par la technique : le pouvoir pesant est un matériau, le tas un segment de moyen, le jet de pelle aussi, le déversage par remorque à vérin hydraulique, un ensemble de machines. Cet art n’est pas informel ; il a le mérite de mettre en scène les conditions de la production d’art (que l’on peut distinguer d’une production « artistique »).

Bernard Piffaretti et ses copies

Illustration 9 : Bernard Piffaretti (1955-…), Sans titre, 2000. Peinture acrylique sur toile, 289 x 454 cm.

Bernard Piffaretti est présenté bien souvent comme un artiste « à protocole ». Sur son site internet [30], il est écrit : « Élaboré partiellement à la fin de la décennie 1970, fixé dès 1986, ce protocole inchangé depuis, est devenu ce que d’aucuns appellent le « Système Piffaretti ». La question posée au regard de l’ergologue porte sur la réalité de la production déictique et de la production en général.

Parmi les questions récurrentes dans l’histoire de l’art qui interrogent le statut de l’œuvre et de l’artiste, il y a « Qu’est-ce que la copie ? ». La question met en avant la part de la facilité technique et de l’attention au modèle. Autrement dit, ce qui est en cause ici est la rencontre de la culture et de la nature. Car le copiste centré sur la configuration à reproduire oublie et se doit d’oublier la technique qu’il emploie au profit exclusif de l’œuvre à reproduire. La mémoire et ses trous ne sont pas en cause. Les écarts repérables dans les tableaux de Piffaretti sont relatifs à des gestes simples qui ne sollicitent pas tant la mémoire que le recours à un registre formel et technique : un tracé vertical, des va-et-vient, des mouvements d’essuie-glace, des zones brossées… Bref, les variations de ductus du peintre, boucles, bâtons et leurs complications, sont activées et le même est refait, qui paraît le même par une identification, plus que par une réelle fidélité analogique et représentative au modèle. C’est la technique qui permet cette reproduction, qui n’a alors pas le souci de l’observance. La technique se manifeste ainsi dans l’œuvre par ses négligences. À supposer qu’on dessine d’après une observation, deux moments sont à considérer : celui où l’œil se pose sur la chose à figurer et celui où l’attention est déportée vers la forme qui se fait en tant qu’objet technicisé de représentation. Du moyen à la fin, l’action est revue par le trait disponible : un crayon à la pointe affûtée ou un pinceau du type « queue de morue » vont apporter immanquablement leur registre formel. L’intérêt de la peinture de Bernard Piffaretti est de pointer ce problème d’une dualité de la conduite à tout moment de la production.

Stéphane-Louis Marie et le voile du temps

Illustration 10 : Stéphane-Louis Marie, Tissage du temps, 2004. Travail à l’encre sur papier.

À raison de 7 lignes par jour de la même figure hexagonale répétée d’un demi-centimètre au carré, tout au plus, le travail de Stéphane-Louis Marie exige du temps. Et des déformations insensibles se produisent : l’inscription manuelle n’intègre pas la reproduction à l’identique comme le fait l’imprimerie. L’accumulation des lignes ainsi faites au stylo Rotring sur 40 mètres impose fortement cet effet inattendu de voile de rideau avec ses plis. Aucun tissage dans cette affaire, où ce qui s’est fait est bien loin de ce qui s’est produit : ce que l’on croit voir n’est pas l’enregistrement mécanique de vibrations produit par un sismographe mais le tracé manuel de lignes continues. Le regard est seul à importer ce dispositif virtuel.

Illustration 11 : Stéphane-Louis Marie, Tissage du temps, 2004 (détail).
Illustration 12 : Stéphane-Louis Marie, Tissage du temps, 2004 (détail).
Illustration 13 : Stéphane-Louis Marie, Tissage du temps, 2004 (détail).

Trois stoppages-étalons et la désinvolture du technicien : Marcel Duchamp

Illustration 14 : 3 stoppages-étalon, 1913-1964, Marcel Duchamp (1887-1968).

L’œuvre de Marcel Duchamp nous permet de monter en épingle la « mise en questions » de la fabrication. Reconnu comme le grand maître inventeur du ready-made, il a surtout fait l’objet d’une grille d’analyse sociologique, par une promotion artistique du principe de l’arbitraire qui équivaut à déclarer, en présence d’un objet usuel, que « ceci est de l’art » [31]. Pour faire dire à Marcel Duchamp ce qu’il n’a pas dit, il nous faut la légitimité des faits qui se passent de mots. Comme le précise l’artiste lors d’une conférence en 1964, « cette expérience fut faite en 1913 pour emprisonner et conserver des formes obtenues par le hasard, par mon hasard ». Mais peu importent ici le hasard et la subjectivité : la forme produite par la chute successive de trois fils sert à produire trois « gabarits ». Ces trois stoppages étalon sont un exemple d’une production dont on peut rendre compte à souhait par une analyse ergologique.

Les Trois stoppages-étalon résultent de trois expériences de « déformation » de trois fils tombant d’une hauteur d’un mètre. Sur chacun des trois panneaux de couleur bleu de Prusse, Marcel Duchamp ne laisse donc pas tomber un corps lourd ; il opte pour une chose ouvragée, un fil, qui va subir les frottements de l’air et contredire en apparence la loi de la chute des corps qui les fait tomber à la même vitesse. Leur longueur se réfère à une métrologie qui a valeur d’absolu par le dépôt du mètre-étalon (de l’époque, ce qui relativise tout de suite l’unité de mesure). Le résultat de chaque action ne pouvait être prévisible bien que les déformations soient au rendez-vous. Marcel Duchamp prête attention à la particularité de chaque fait, car ce qui se fait est produit par la même technique : le fil est tendu puis lâché au-dessus du panneau à partir d’une hauteur d’un mètre. La technique montre ici pleinement son inefficacité et la désinvolture du technicien fort de sa technique. Marcel Duchamp va plus loin : il relève ces trois fils et complique son chantier de trois gabarits chantournés selon la forme obtenue de chacun des trois fils. Il marque ainsi l’attention à ce qui se fait quand on fait, c’est-à-dire qu’il marque une attention à autre chose que ce qui est nominalement dit.

Le titre n’est pas directement référé aux faits mais file une métaphore : celle de la réparation minutieuse, non pas la reprise, le raccommodage à la va-vite d’un tissu, mais sa reconstitution, chaîne et trame comprises. Peut-être est-ce pour rendre justice à la manipulation attentive, qui ne se contente pas de faire fonctionner les appareils ?

Quel est ce fonctionnement, si l’on se rapporte au processus de l’outil ? A priori, toutes les entités peuvent être convoquées, mais un principe est plus actif : celui de la métrique qui introduit dans l’espace une modalité esthétique. Des unités de moyen se répètent, générant un rythme. La facilité technique de ce rapport à l’engin est à nuancer par une action qui complète le résultat pour parvenir au produit fini. Au final, la dynamique autant que la plastique sont à l’œuvre : contre la négligence du technicien et pour la réparer, d’où peut-être, ce que désigne le « stoppage » ?

7. Les « Babioles relevées »

Les « Babioles relevées » sont le fruit d’une collecte participative d’objets désaffectés auprès de la population de Bazouges-la-Pérouse. Cette collecte a servi de point de départ à la réalisation d’une production qui établissait des relations entre ces objets ou fragments d’objets hétéroclites, à la fonction ou au mode d’emploi parfois énigmatique. Une question préventive se pose, préalablement à l’analyse qui est faite de ces mises en relation analytiques, et donc non-fortuites : mon analyse rejoint-elle l’analyse qui a eu lieu à travers cette production analytique ou frise le formalisme ? Autrement, dit, et bien que le résultat puisse apparaître à première vue aussi incongru que la « rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection [32] », est-ce que l’analyse qui est proposée rejoint celle qui était matériellement inscrite dans le « programme » du producteur de ces objets ?

La façon de faire par collage-application minimise la machine, réduisant à deux les tâches intégrées pour les besoins de la démonstration. Mais cette simplification rejoint les difficultés de toute production, où des dispositifs inattendus pointent leur nez par les accidents qui surviennent. Comme l’outil, le ruban est à deux faces et l’une d’elle est à montrer quand l’autre assure la fixation de la bande au plan de la surface ; mais le collage par pression d’une hypothétique machine rencontre la manutention qui la met à disposition. Et il se peut que, dans une manœuvre inattentive, le revers se retourne et produise la catastrophe par un bourrelet redouté de plis impossible à défaire.

7.1 Huit formats pour la visée plastique

Illustration 15 : Huit formats, Gilles Le Guennec 2019. Huit toiles carrées de 50 x 50 cm.

Ce sont huit toiles carrées de 50 x 50 cm, destinées à une analyse plastique et distribuées en deux lignes décalées de 24 cm, pour montrer des rapports principalement esthétiques différenciés à la mécanologie et à la téléologie, bref, de la mécanique et de la téléotique plastiques. Ce sont les variations qu’on obtient par la récurrence d’un même pouvoir faire, en écho à un vouloir faire fondateur.

Il faut noter que cette plastique se précise aussi négativement puisqu’elle n’est ni le magique par lequel on croit faire, ni le pratique (l’empirique), ce qu’on peut concevoir plus aisément. Le problème étant que ces modalités infléchissent toutes en même temps toute activité de production. Le plasticien ne peut dans sa construction d’œuvre se départir entièrement de la pratique ni du magique.

1) Texture, ou qualités sensibles (rapport de texture au matériau)

Illustration 16 : Contacts, Gilles Le Guennec, 2019.

Une feuille de papier transparente a recouvert une couche de peinture fraîche et aussitôt le contact produit de l’absorbance. Le constructeur « fait avec » et retarde quelque peu le geste d’enlèvement, le temps d’un regard sur la texture, ce qui peut être transcrite sous la forme ci-dessous. La mise en forme graphique du poème révèle une part plastique, qui montre la symétrie du paragraphe centré, laquelle à son tour montre le poème.

Sans le séchage

L’adhérence attendue
ne vint pas.
Survint cette mer
d’archipels,
encore frisante
du passage du
papier en gondole.

Lors des expérimentations permettant le déploiement de possibilités plastiques relatives au matériau, il s’avère que d’autres matériaux s’invitent, inéluctablement.

2) Métrique (rapport métrique à l’engin)

Illustration 17 : Refaire, Gilles Le Guennec, 2019.

Rapport plastique aux unités de moyen, l’engin propose un rythme contre lequel une métrique voudrait s’imposer. La répétition propre à la technique est reconsidérée. Le plasticien ne peut refaire à l’identique ce qu’il vient de faire car ce dernier fait modifie ce qu’il va faire et les quantités se regardent dans le regard du constructeur, attentif esthétiquement au ruban qui se colle contre lui-même, aux intervalles mesurés par la largeur de la bande, aux arrachages variés qui modulent les fragments.

3) Métaplastique (rapport de similarité ou de covalence par tendreté entre engins)

Illustration 18 : Proximité des tendres, Gilles Le Guennec, 2019.

Proximité des tendres, rapport métaplastique de similarité ou de covalence par tendreté entre engins, une collusion est repérée et développée entre le prélèvement d’une couleur sur ruban par collage-arrachage (peinture à sec) et le frottement du crayon gras limé par le grain de la toile. La tendreté est en cause et en action.

Deux tendretés :

Confrontant le frottage à l’arrachage
m’est venu cet espace de la métaplasie
deux contacts mis en contact
par ce transformateur de la covalence

Bleu et gris se ressemblent
par les creux de la toile du dessous
par les reliefs de celle du dessus

Et le bleu crie creux
Et le gris rit

4) Passage (rapport de complémentarité ou de covalence par joint entre engins).

Illustration 19 : Passage des soutenus, Gilles Le Guennec, 2019.

Le plasticien ergotrope a le souci des amorces et des terminaisons qui accentuent les fragments de ruban. Les discontinuités ainsi mises en évidence font passage contre la fluidité attendue d’une esthétique convenue. Le format et sa géométrie s’impose : il limite et forme des équerres. Reste un fond qui demanderait encore une grisaille pour unifier la ligne de présentation mécanologique des formats du haut.

5) Registre formel, ou d’opéra (rapport de registre formel à la tâche)

Illustration 20 : Possible impossible, Gilles Le Guennec, 2019.

Les droites s’imposent et plutôt que les contrarier pour les plier aux infléchissements du dessin, une géométrie déductive prend le dessus. Et pour exploiter encore davantage ce fait, le plasticien en vient à confronter deux effets : la courbure que le traçage sait gérer vient circonscrire l’impuissance du registre de droites.

6) Involution (rapport d’involution à la machine)

Illustration 21 : Distincts de l’un, Gilles Le Guennec, 2019.

Quelles tâches coopèrent ? L’involution voudrait les mettre en scène et, plus, les rendre actives en leur interactions. De ce fait principal, deux collages se conforment, et le U et le T. La répulsion introduite par le traçage au crayon de cire rejoint la surface non-adhérente. Leur mise en contraste compose deux bleus qui s’accusent mutuellement. Du distinct dans l’un, le rapport plastique à l’unité machinale est ici mis en œuvre. Mais il ne se confond pas avec une production analytique dont la visée est pratique. L’involution, qui désigne le rapport plastique à l’intégration, met en avant l’auturgie de la machine, c’est-à-dire qu’il se fait, par un endocentrisme singulier, plusieurs choses quand on mobilise l’unité téléologique, nécessairement complexe. Reste qu’il y a à montrer ce fait plastique, ce qui devient une visée pratique et déictique. On peut encore ajouter que la magie est aussi opérante puisque l’image du « T » dans le « U » tend à imposer une représentation de la machine qui est forcément en décalage avec sa réalité ergotropique.

Que voyons-nous, que faut-il voir, qu’est-ce que cette peinture fait voir, et fait valoir ? Ces quatre questions se posent différemment en relativisant le propos. La reprise des lettres au crayon de cire en bleu clair tend à lever l’ambiguïté de cette configuration du ruban trop matérielle pour toucher la cible du lettrage. Ce faisant, sont mobilisées plusieurs unités de fins outillées : le collage-application, le report-tirage-manutention (deux machines successives pour le travail avec le ruban), la linéarisation-chromatisation-répulsion (pour l’écriture au crayon).

Comment la plastique transforme-t-elle ces unités ? Elle ne peut les transformer puisque la plastique n’apporte pas une structure supplémentaire ou différente, mais modifie leur réalisation. Comment ? En mettant en rapport de redondance les dispositifs intégrés : le collage ne fait que décoller le film de peinture à sec pour montrer le report et le ruban qui se colle, le crayonnage annule l’adhérence et opère contre le collage en se délimitant en surface, et ces faits ont lieu indépendamment des lettres à écrire.

7) Isomorphisme (rapport au type ou similarité téléologique entre machines)

Illustration 22 : Décloisonner, Gilles Le Guennec, 2019.

Tension-application dessous et flexion-modelage dessus, voici deux machines choisis pour une modalité plastique de production faisant valoir le type, autrement dit la similarité outillée de deux unités de fin. Les babioles sont ici une fois encore impliquées : deux lignes sont produites selon deux machines qui conduisent par collage à un effet de lignes brisées et à une sinusoïde. Le collage est le dispositif qui rend similaires les deux formes de machines : ruban et câble initialement éloignés sont ici partiellement identiques puisque leur fixation sur un plan se fait par collage. Cette identité partielle organise une relation plastique entre les dispositifs qui tient au contraste accentué entre les deux registres formels, l’un propre à produire des courbes, opposé à l’autre, qui ne connaît que les droites. Mais avant cela, l’isomorphisme tient aussi à la parenté entre la segmentation du zigzag adhésif, orienté et fragmenté par des droites, et le carré du format lui-même, fait d’un châssis par assemblage de segments de bois : le zigzag masquant la réalité d’un carré qui lui est proche, ce fait de découpage rejoint la discrétion des rapports abstraits qui décloisonnent l’art.

8) Unisme (rapport à la syndèse ou complémentarité téléologique entre machines)

Illustration 23 : Deux bleus, Gilles Le Guennec, 2019.

Deux machines sont encore en action mais elles sont, cette fois, identiques par répétition. La complémentarité est mise en présentation : il s’agit de trouver ce qui est déjà là qui fait la jonction entre ces deux unités de fin. Par collage, on accentue dans l’espace du format le début et la fin de cette syndèse : deux plumes, deux rubans et deux autocollants concourent pour les rendre évidents. Entre, un fil de mastic-colle est tendu et appliqué, et par-dessus une plaque de plexiglas vient assurer de la protection par application. Par-dessus encore, de la colle vient fixer une dispersion d’écailles de peinture.

Où situer la complémentarité entre ces deux machines ? La réponse est quasiment la même que précédemment, à cette différence près que le plan, ici, est principal, alors qu’il était, ci-dessus, limité au collage des babioles (plat contre plat). Le voici qui s’étend, à travers la toile sous tendue. Ce qu’on prend pour des réalités hétérogènes se réduit, du coup, au même plan : l’unisme est là, à travers cette réalité aplanie par le planage. Le planage produit un regard d’exclusion de tout ce qui ne présente pas de surface plane et inversement rassemble les faits qui en comportent distribués en segments de fins.

7.2 Huit formats pour la visée pratique (l’empirique)

1) La qualité utile de l’adhérence

On connaît la farce du sparadrap célébrée par le capitaine Haddock : ça colle et on ne peut s’en débarrasser. Le pouvoir est un contre-pouvoir et il mobilise pleinement l’attention pour qu’il opère pratiquement. La qualité utile n’est pas une réalité absolue : il suffit que le support soit humide pour que le matériau disparaisse. Il est aussi des surfaces qui repoussent le ruban adhésif. Le constructeur a donc à veiller à la concordance des matériels pour parvenir au résultat escompté. 

2) L’ustensile du ruban

Le ruban se présente en rouleau : il n’est donc pas ruban initialement. Il n’existe qu’à le tirer du rouleau par le bout qu’il faut repérer puis pincer dans toute sa largeur. Le risque est qu’il se colle sur lui-même et annule le moyen élaboré qu’il constitue. Le fait d’adjoindre une entame non-adhésive moins rigide que le ruban en languette légèrement soulevée du rouleau correspond dialectiquement et dynamiquement à la gestion de ce risque.

3) Le succédané de la colle en pâte

Il est possible de remplacer le ruban adhésif autocollant par un ruban de papier qu’on encolle. L’humidité ralentit le séchage et l’adhérence est lente à se faire. Il faut alors maintenir ou appliquer longtemps le papier contre la surface d’adhésion. Le constructeur subit en somme d’autres matériaux qu’il ne peut que mobiliser en même temps.

4) L’ajustement de la toile et des rubans

Coller deux rubans distincts bord à bord est une opération qui rappelle les lès de tapisserie : soit on fait glisser le papier encollé contre le papier fraîchement collé lui-même, faute de quoi le retrait lié au séchage se manifeste par l’apparition d’un interstice, soit on procède par superposition-incision des deux lès. La seconde option paraît plus assurée puisqu’une coupe non droite reste sans effet ; à condition toutefois de disposer d’une lame bien aiguisée et d’un papier qui ne se déchire pas facilement. Coller le ruban en coïncidence avec le bord de la toile peut encore requérir fortement de l’attention ou bien la coupe au cutter prenant le bord comme guide évitera les tremblements de la main.

5) L’opération du collé

Le collé n’est pas le collage et pour parvenir à un produit qui fait oublier le collage, pratiquement, il faut que le ruban ne se soulève pas malencontreusement de la surface. Le marouflage est un complexe d’opérations qui concourent au collé. Ainsi on peut prendre l’exemple de la colle de peau que l’on chauffe au bain marie pour la liquéfier, que l’on applique à chaud et qui tend le papier et la toile encollés par séchage et rétraction de la couche de colle. L’invisibilité du collage peut-être une visée ou à l’inverse l’ondulation du papier peut être systématiquement développé pour assurer un effet de vague, tel le cas 1.

6) L’appareillage de préparation

La machine n’est pas mise en œuvre sans préparation, ce qui veut dire que dans le moment où la production commence, des machines viennent compléter la machine principalement activée dans l’ouvrage. Ainsi le rouleau est disposé sur le plan de travail qui n’est pas confondu avec celui de la toile ; on s’assure que le rouleau ne roulera pas quand il faut le poser, qu’il ne s’attachera pas à une surface autre que celle de la zone à peindre à sec.

7) Les types d’impression par report-collage

Le monotype, le décalque, l’adhésif...on connaît bien des secteurs où se pratique le report : les porcelainiers de Limoges ont eu recours aux décalcomanies des lithographes, Gauguin s’est beaucoup investi dans les monotypes qui lui permettaient de revoir autrement ses dessins et l’adhésif des sparadraps de Érik Dietman a fait voir autrement les objets usuels. Une annulation des irrégularités de surface a lieu dans cette opération de report : la couche se retourne et sa face lisse cachée apparaît.

8) Le chantier

Pour conserver les peintures à sec des huit formats, il a fallu construire une sorte de crémaillère pour que les toiles n’adhèrent les unes aux autres ou qu’elles ne collent à l’emballage. L’avantage du double-face est qu’il ne sèche pas ou pratiquement pas : le temps de séchage de cette colle est tel qu’on peut le négliger bien qu’il sèche néanmoins.

7.3 Huit formats pour la visée magique

1) Le pouvoir influent

Yves Klein était persuadé que son bleu avait des effets directs par-delà la perception sur l’activité du regardeur, son soma, et son bien-être. Trois bleus sont mis en œuvre : le premier propose une apparence de vague d’eau et de clarté ; pouvoir apaisant que l’on attribue aux demi-teintes, pastelles.

2) Le pied ou la passerelle

Dès que la touche est effective, le constructeur a mis le pas dans un espace qui n’est plus tout à fait le sien : se construit un environnement rythmique qui va être confirmé ou contre carré par un second geste. Bref, le peintre s’engage.

3) Le parallèle

Le simple fait d’y voir autre chose que ce qui est matériellement là n’est pas de l’ordre de l’imagination stricte et ce qu’on voit dans ces deux zones est comme le versement dans deux espaces parallèles ; l’arrachement n’est pas le frottement : on retire ici, on ajoute là mais l’apparence rapproche ces deux faits. Sans les identifier toutefois, le coup peut être sec : comme on retire un pansement adhésif ou caressant avec un toucher sans début ni fin, progressif.

4) Le lien

S’organise ici mais aussi là une autre réalité dans le rapport au support, une insertion dans l’espace du format carré qui met les rubans au carré. Réalité charpentée par des rubans qui s’étayent se confortent en potences. Potentiel ou menace ? Un lien se fait et scénarise magiquement l’action du déroulé en tension du ruban sur le masque de la toile tendue elle-même sur son châssis de charpente.

5) L’opérateur

C’est ce déroulé tranquille du ruban ; ça roule. Il est dans cette affaire le personnage principal que le constructeur regarde. Car il prépare un collage-arrachage qui fera la surprise. Et le constructeur passif assiste au spectacle de ce qui se fait.

6) L’automate

La peinture à sec se fait, comme l’écriture automatique : le collage et la rotation-tirage sont mobilisés… Et le technicien se fait mage : il lui suffit de s’imprégner du pouvoir de son matériel pour qu’un produit apparaisse. Des étincelles surviennent entre deux les extrémités du ruban qui sont comme des pôles électriques, métamorphosant une peinture écaillée en éclats de lumière innombrables.

7) Le rapprochement

Collage-application, rotation-tirage, préparent l’arrachage : se réunir pour se séparer en laissant la marque des contacts qui ont eu lieu. Le collage-application recouvre et masque. Puis, collage-arrachage, le film protecteur du double-face anticipe un second geste car une fois retiré le ruban de peinture sèche viendra refaire ce qui s’est défait deux recouvrements : l’un découvre et l’autre fait découvrir.

8) L’entraînement

On parle couramment de l’emballement pour le transport. Magiquement la formule est porteuse. Le fait fait faire. Et, une fois commencé, le bout de ruban appliqué, fait voir un vide car sa largeur ne suffit pas à recouvrir la totalité de la toile : il y a un vide à combler. L’entraînement n’est pas que pratique parce que très vite un sens est produit qui métamorphose les zones et les transforme en pièces d’une mécanique articulée qui opère dans un grand vide. Chaque objet produit un produit à son tour.

7.4 Par 35 carreaux de terre par terre

Illustration 24 : Des babioles sous nos pieds, Gilles Le Guennec, 2019.

Il s’agit d’une installation de 35 carreaux de terre glaise sur lesquels ont été fixés divers éléments qui entretiennent entre eux des relations de formes ou des relations formelles au sens analytique. Rien ne justifie que, penché sur ce damier de terre présentant des babioles, l’ergologue choisisse de porter attention à la qualité utile plutôt qu’au matériau, à l’opération plutôt qu’à la tâche, car rien n’est ici en mouvement : tout est inerte. Pourtant, le regard introduit de l’animation rendant prégnant des moyens et des fins, ceux de l’action possible et ceux de la technique disponible. Ce moment de contemplation n’est pas nécessairement analytique et bon nombre de visiteurs s’attardent à deviner ce « à quoi ça sert ». Deux postures opposées que le médiationniste voudrait réconcilier donnant un contenu de production à la forme de fabrication impliquée.

Que la production prétende être analytique n’empêche pas que s’y manifeste les contraintes et les promesses techniques. Et la posture du constructeur préoccupé de faire ceci plutôt que cela, ceci mais pas aussi cela, bref, de viser juste la chose à faire, ne veut rien moins que réduire la polytropie de la tâche et s’engager dans une monotropie évitant les errements.

D’où viennent les identités et unités techniques, et comment elles se manifestent en qualités et quantités inutiles jusqu’à contrecarrer la conduite opérationnelle ? Pour rejoindre le plan du sol, les carreaux de terre crue doivent être plans. Et leur concordance plastique voudrait aussi qu’ils soient de mêmes dimensions en surface comme en épaisseur. Tout cela implique un outillage, et l’on pourrait s’en tenir technologiquement à décrire ce qu’il faut faire et ne pas faire pour parvenir à ces fins. Le propos actuel voudrait montrer plutôt un conflit, car l’outil, cette inflexible technique, finit pourtant par se plier aux nécessités du matériel et du produit. L’action, autrement dit, prend le dessus et un plan d’efficacité technique n’est pas à dérouler. Le chemin, autrement, dit est semé d’embûches et l’attention est requise à chaque instant.

La terre sèche et sa compression par les babioles la font sécher différemment. Il a fallu, le carreau fraîchement produit, recouvrir la surface découverte pour organiser un séchage homogène. Faute de quoi, le carreau s’incurve. L’expérience du potier est utile qui nous l’apprend. Ce qui veut dire qu’on ne fait jamais seul. Cette collaboration est d’ailleurs partout : quand l’automobiliste compte sur une route carrossable ; quand le cuisinier attend une poêle qui ne colle pas ; quand l’athlète du saut en hauteur n’a pas à tâter le sol et s’attarde dans le choix de ses chaussures pour être assuré de ne pas déraper. Pour autant, rien n’est assurément totalement sûr. Et la confiance placée en sa propre capacité technique, ou en celle de l’autre, ne sont pas en cause : la capacité technique en exercice est à la fois confiance et négligence. L’attention, ici dans la production de carreaux, a été mise en échec une première fois : la terre peut craquer en séchant, son degré d’humidité est à rendre optimum pour passer sous la presse sans adhérer au rouleau. Dans cet accident, par exemple, on comprend que le collage s’invite inopinément dans la machine à compression-régalage. « Ça » se fait, et l’inattendu génère cette question récurrente propre à la production : « comment ça ne marche pas ? »

Penché sur le damier des babioles, que voit-on ?

Pour commencer, en regardant la rondelle de caoutchouc, le bracelet de montre, l’anche et la brosse à dents, nous y voyons de la souplesse ou de la flexibilité. D’où vient-elle ? Non d’une sensibilité, que le toucher développe plus ou moins en multipliant et différenciant des sensations. Notre présence tactile au monde est le plus souvent utile. Et nous prenons en main les choses pour agir : fins et moyens sont donc ainsi mobilisés. Ce sont les fins élaborées qui fournissent les ustensilités des moyens. Partant, la flexibilité provient de la manutention-flexion. Comme l’élasticité, la flexibilité n’est pas une composante de la tâche, qui apparaîtrait comme un degré de complexité d’un ensemble de moyens élaborés : elle en résulte, pour former de l’utilité par qualités. Et la tâche de flexion, réciproquement, n’existe que par une différence de dispositifs incluant du flexible, autrement dit une matérialisation de la flexibilité.

1) Élasticité et flexibilité

Illustration 25 : Élasticité, Gilles Le Guennec, 2019.

La flexibilité de l’anneau de caoutchouc a-t-elle une réalité ou bien est-ce l’élasticité qui est effectivement opérante lorsque le constructeur vient glisser l’anneau sur l’ouverture du bocal ?

L’élasticité peut-elle exister sans la flexibilité ? La réponse est oui. Comment ? Par tirage, ce n’est pas la flexibilité qui est mobilisée. Celle-ci l’est, par contre, dans le pliage. La pose de l’anneau de caoutchouc sur le bocal ne va pas sans faire apparaître de la flexibilité mais celle-ci n’est pas requise à tout moment de la pose, notamment lorsque s’exerce du tirage pour agrandir l’anneau. Elle existe, par contre, lorsqu’il faut enfoncer le caoutchouc sur le rebord pour parfaire son application.

2) Des tubes ailleurs

Illustration 26 : Tubes ailleurs, Gilles Le Guennec, 2019.

Qu’est-ce qui justifie d’évoquer le tube en présence de ce carreau où un bec de flûte, un tube de colle, un étui de protection de film et un ruban fermé en boucle ? Ce dernier pourrait aussi bien relever de l’anneau. Deux explications :

  • De même que le « nécessaire à » n’est pas le dispositif, mais un matériel qui peut en réaliser un autre, tel le nécessaire à chaussure, où l’enduction et le frottage sont mêlés. De même, plusieurs engins se réalisent à travers le même ustensile.
  • Plus globalement, il faut revenir à l’écart entre les entités de l’analyse en termes de fabrication et les babioles qui n’en sont que les réalisations approximatives et davantage puisqu’elles contrecarrent l’instance qui les a pourtant produites. Le ruban perd donc sa réalité d’anneau à partir du moment où on le mets en série avec des tubes dans une production analytique, rappelons-le. De fait, il ne nous vient pas le trajet d’utiliser cette bande comme un tube. Pourtant, le simple fait d’enrouler une feuille de papier sur elle-même pour produire un tube, par exemple, en mimant l’astronome amateur et sa lunette, conduit à considérer cela comme une identité. D’ailleurs, il est clair que ce tube de papier, valorisé comme conduit ou canalisation, ne change pas matériellement pour devenir un rouleau participant à de la rotation.

3) La tâche interrogée

Illustration 27 : La tâche interrogée, Gilles Le Guennec, 2019.

L’étui de film montre un autre fait : il est aplati. La raison en est qu’il porte ainsi une contention par adaptation de complémentarité avec le film, plat lui-même. La contention est plus évidente ailleurs : on pourra la repérer à travers la botte, la boucle de ceinture, la diapositive et la dosette. Pour ce faire, il suffit de faire abstraction de l’utilisation habituelle et de considérer le rapport entre un contenant et un contenu, qu’il s’agisse de la botte qui contient le bas de jambe, de la boucle, le bas ventre, du cadre, la diapositive et de la dosette le lait en poudre. À noter que les bas de contention apportent une tâche supplémentaire : la compression. L’étanchéité des parois suffit à constituer la contention, à la différence de la compression où de la pression est exercée sur le contenu.

4) La machine sous nos pieds

Illustration 28 : Machine sous nos pieds, Gilles Le Guennec, 2019.

Voici une pince à thé, un capuchon de stylo, un tube de colle, un double anneau avec ergots. On peut, certes, parler de pinçage pour identifier ce qui est présenté. Mais les babioles ne font rien par elles-mêmes : elles font faire et délivrent un mode d’emploi qui requiert, pour être réalisé, plusieurs tâches. Ainsi, le tube est pressé par pinçage entre le pouce et l’index ; la pince à thé s’ouvre en pressant sur la poignée (manutention) ; les anneaux sont opérant lorsque le sachet comprimé au niveau de sa fermeture est poussé (bourrage) pour passer dans l’anneau et serré par les trois ergots. Ceci nous montre l’indispensable machine, au fondement de tous nos faits et gestes : c’est bien l’unité minimale de rencontre de plusieurs dispositifs qui ne font pas l’un sans l’autre. Certes, les actions peuvent durer, par le fait d’une action constante de la babiole alors que le constructeur n’est plus là pour s’en occuper. Ainsi, les ergots du double anneau sont opérants et contraignent par eux-mêmes la fermeture du sachet.

5) Engins similaires et succédanés

Illustration 29 : Engins similaires, Gilles Le Guennec, 2019.

L’exemple qui sera convoqué ici est celui de la fragilité. Alors que la fragilité s’expérimente bien souvent aux dépens du constructeur, la voici constituée en matériau qu’on peut ici repérer à travers la grille de réunion des pièces (en bleu), le ruban de lettres détachables, l’opercule à tirette de cartouche d’encre, le bâton de réglisse. La désignation technique ne fait place à la covalence des engins que par abstraction qui est indifférente au pouvoir positif ou négatif de la fragilité. L’action, elle, suppose qu’on se bat contre la solidité qui maintient solidairement les pièces à la grille, la lettre autocollante au ruban, l’opercule au réservoir d’encre, et le bâton au rameau de bois de réglisse. Une force est mise en jeu qui se renforce de la connaissance du mode d’emploi : c’est possible, c’est détachable, donc j’essaie encore, si ça résiste. La fragilité est disponible ; elle n’est pas d’emblée mise à disposition. Le succédané dit l’interchangeabilité des engins pour faire valoir un matériau commun. Et de fait, si un fil réunit en une boucle l’élément détachable par fragilité à son port, je peux matérialiser la covalence en une production analytique. Et en tirant-crochetant machinalement simplement sur le fil, l’opération de mise en scène de la fragilité a lieu.

6) Engins complémentaires et ajustements

Illustration 30 : Engins complémentaires, Gilles Le Guennec, 2019.

La complémentarité des engins sera ici illustrée par l’exemple des capots. Il nous faut supposer ici des pièces qui ne sont pas présentées : la cosse sous le capot bleu, l’extrémité en pointe qui, dans le stylo, percera la cartouche d’encre, l’embout de cutter qui coiffe et bouche le manche réservoir de lames, le culot de l’ampoule qui se logera dans le logement de contact électrique. Des co-adaptations de forme sont en cause ; pour les mettre en action il faudrait un atelier où deux ensembles un tas de capots et un tas de pièces à chapeauter serait mis à disposition, l’expérience montrerait que la main ne trouve pas immédiatement le correspondant : il faut fouiller, il faut essayer sans forcer, mais on se rend compte alors de la spécialisation des couples contre l’interchangeabilité supposée des rapports.

7) Types de machines et secteurs

Illustration 31 : Types, machines, secteurs, Gilles Le Guennec, 2019.

L’attention portée à l’action d’introduire permettra ici d’expliciter les types de machines. À distance du fleuriste, le regard technique sur la fleur artificielle repérera le tuyau qui prépare l’introduction de la tige tubulaire sur un embout cylindrique. L’introduction est plus évidente quand elle est liée par l’usage à la taille du crayon, de même s’agissant de la clé qui s’adapte à la serrure par cette même tâche, moins avec ce double anneau à diaphragme destiné à réunir deux sachets. Toutefois on relèvera que l’extensibilité du tube de la fleur, la rondeur du taille crayon, la clé plastifiée et la flexibilité des trois ergots à l’intérieur de chaque anneau préparent l’introduction effective. En somme, l’ajustement et l’enchaînement des machines en chantier s’élabore, se « préfabrique ». Et ce fait anticipe sur les difficultés qu’on peut avoir à rendre effectif cette introduction qu’on peut repérer à travers la diversité du matériel qui se présente. C’est le décloisonnement des activités qui a lieu ainsi.

8) Enchaînement des machines en syndèse et chantiers

Illustration 32 : Enchaînement en syndèse, Gilles Le Guennec, 2019.

Un exemple est le serrage partagé entre la chose à serrer et ce qui serre. Insistons sur la mise en rapport du moyen avec la fin dans ce chantier qui vise à défaire des co-adaptations préfabriquées : le muselet est suffisamment large pour coiffer en les serrant des bouchons et des goulots de sections différentes, c’est la boucle de ceinture qui rend la ceinture trop large ou pas assez, la section du bigoudi cylindrique qui empêche qu’on se saisisse de cheveux insuffisamment longs, la largeur du crochet qui exclut certaines ardoises insuffisamment épaisses. Le chantier s’expérimente partout contre de préfabrications qui voudraient toutes élaborer de l’identité partielle entre machines.

9) Similaire et complémentaire

Illustration 33 : Similaire et complémentaire, Gilles Le Guennec, 2019.

Deux processus d’analyse sont en cause par lesquels, en art, le constructeur identifie et segmente un pouvoir faire entre des matériels, des énergies ou des produits qu’il différencie par opposition, qu’il fragmente en unités pour composer. En recherchant les ressemblances de fonctionnement, on peut mettre en relation le foret de la perceuse avec un DVD. Tous les deux partagent la rotation, bien que l’apparence du disque muni d’un trou central l’éloigne de la tige de métal. Il fallut donc considérer ce qui faisait tourner, et non la chose à elle seule. Autrement dit, l’effort d’abstraction devait porter sur la nécessité de compléter le matériel existant par un autre absent. Si le foret et le disque peuvent tourner, c’est qu’ils disposent d’une partie qui les met en mouvement par autre chose : une partie lisse de la tige qui s’enfonce dans le mandrin à pinces, un orifice central où s’engage l’axe de rotation du disque. Très vite, donc, en tant que « facteurs » (au sens « d’opérateurs »), nous pouvons passer du semblable au complémentaire. Un lien de construction existe entre les babioles : et d’introduire tel tube circulaire dans l’orifice du DVD à titre d’axe, et de placer les fils électriques près de la gaine, le porte-plombs et la cartouche côte à côte, le bouchon de champagne et le muselet de fil de fer, ainsi de suite. Toutes les babioles pouvaient ainsi s’enchaîner... La question n’est plus tant de savoir ce qu’il faut encore pour que ça fonctionne, comme une perceuse dès lors qu’on dispose du foret. L’attention d’analyse porte sur le lien précis qui fait qu’on modifie l’unité pour l’adapter à une autre unité elle-même réaménagée par cette réunion.

Pour s’appesantir un peu plus sur cette analyse par complémentarité que nous pratiquons dans chaque activité, un autre chantier attend les facteurs : les ligatures. Pour commencer, la recherche d’un monogramme fournit l’occasion de constater que l’écriture manuscrite spontanément procède au réaménagement des lettres : le traçage d’un L suivi d’un H se fait autrement lorsqu’on change la seconde. Chacun s’exerce avec son nom et son prénom. Pour élargir la proposition et la rendre graphiquement plastique plus encore, c’est tout le mot qui, du début à la fin, se trouve traversé par une ligne commune à toutes les lettres. On peut terminer le chantier en recherchant des lignes de construction différentes.

Conclusion

L’entreprise est vaste qui consiste à tirer les conséquences d’une théorie de l’outil qui s’attache à comprendre les processus à l’œuvre au-delà des substantifiques moyens ou fins. Au-delà d’une observation des produits finis, l’analyse de la manipulation, notamment à travers des ateliers participatifs ou des chantiers de production analytique, gagne en clarté si l’on tire les conséquences d’une anthropologie spécifique, dialectique autant que structurelle. S’affirme ainsi la négativité de la production contre la fabrication, elle-même négative, au profit d’une fin visée [33] qui instrumentalise la technique. L’étude et la prise en compte de ce « troisième mouvement » de la dialectique ouvre alors des perspectives nouvelles pour appréhender cette rationalité complexe, à l’œuvre en son principe dans tout fait technique comme sur chacun des autres plans.

Références bibliographiques

Baruk S., 1985, L’Âge du capitaine. De l’erreur en mathématiques, Paris, Seuil.

Ducasse I., dit Comte de Lautréamont, 1869, Les chants de Maldoror, Sixième chant.

Ferrer M. (Dir.), 1989, Groupes, mouvements, tendances de l’art contemporain depuis 1945, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts.

Gagnepain J., 1982, Du vouloir dire : traité d’épistémologie des sciences humaines, vol. 1 : Du signe. De l’outil, Paris, Pergamon Press. Version numérique : https://www.institut-jean-gagnepain.fr/%C5%93uvres-de-jean-gagnepain/

Jakobson R., 1963, « Linguistique et poétique », in Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit.

Le Guennec G., 2015, La fabrication en questions, Rennes, Les éditions du possible.

Le Guennec G., 1987, Fragmentation, Thèse de doctorat dirigée par Jean Gagnepain et René Passeron, Université Rennes 2 Haute-Bretagne.

Le Guennec G, 1986, Manifestations artistiques qualitatives et quantitatives. Tétralogiques n° 3, Problèmes d’ergologie, pp. 125-157.

Revue Le Débat, 2004, Une nouvelle théorie de l’esprit : la médiation, n°140, Paris, Gallimard.

Urien J.-Y., 2017, Une lecture de Jean Gagnepain, Quadriato. Version numérique : https://www.institut-jean-gagnepain.fr/quadratio/

Wittgenstein L., 1993, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard.

Wölfflin H., 1984, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Paris, Gérard Monfort.

Crédits images

Toutes les illustrations sont de Gilles Le Guennec, sauf les suivantes :

Illustration 1 : Wikipédia, Article Les facéties du sapeur Camember
https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Facéties_du_sapeur_Camember#/media/Fichier:Sapeur_Camember_trou.png

Illustration 6 : Wikipédia, Article Schéma de Jakobson
https://fr.wikipedia.org/wiki/Sch%C3%A9ma_de_Jakobson

Illustration 7 : © Bernard Pagès. Crédit Photo : François Fernandez.
http://glg-ergoblog.blogspot.com/2007/03/le-tas.html

Illustration 8 : © Bernar venet.
https://www.mamco.ch/en/1017/Catalogue/2759/Bernar-Venet-Tas-de-charbon-n-2-1963-2013

Illustration 9 : Bernard Piffaretti. © Photo RMN, Collection du Musée national d’art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris.
https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cej4p9o

Illustration 10 à 13 : © Stéphane-Louis Marie, collection particulière.

Illustration 14 : © Photo RMN, Collection du Musée national d’art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris. https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/crb5LdB


Notes

[1(L.) Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1922). La citation est usuellement traduite en français par : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». Ce n’est cependant pas celle qui figure à l’ultime fin de la traduction française publiée chez Gallimard (1993), qui est : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ».

[2Nous utilisons le terme de détermination plutôt que déterminisme technique, trop fortement chargé d’une signification sociologique.

[3(J.) Gagnepain, Du vouloir dire : traité d’épistémologie des sciences humaines, vol. 1 : Du signe. De l’outil (1982), p. 152.

[4Le trajet est compris ici comme étant un « rapport à la chose en tant qu’elle est moyen ou fin (…). Parce qu’elle vise l’efficacité dans le rapport au trajet à fournir, la chose à faire, la production nie l’outil fondamentalement inefficace ». (G.) Le Guennec, La fabrication en questions (2015), p. 162.

[5Le Guennec (2015), ibid., p. 41 à 83.

[6Gagnepain (1982), op. cit., p. 158.

[7Polytélie : « Pluralité des tâches inhérente à l’unité de la machine et pluralité des actions gérées par elle. », Le Guennec (2015), op. cit., p. 159.

[8Un dispositif est « un ensemble d’engins groupés en vue d’une tâche que leur combinaison, précisément, a pour but de déterminer. », Gagnepain (1982), op. cit., p. 152.

[9Le mot est de Jean Gagnepain.

[10Gagnepain (1982), ibid., p. 175.

[11Synonyme « d’empiriquement », « l’empirie » est le vocable utilisé par Jean Gagnepain pour désigner la production utilitaire.

[12Notamment lors du colloque d’anthropologie clinique qui s’est tenu à Rennes en 1989.

[13Identifié à l’action et opposé à la technique, elle-même substituée à l’appellation de l’outil, pour les besoins de la compréhension.

[14Le Débat (2004), n°140.

[15Le Guennec (1986), p. 140.

[16Du coup, les deux sens du terme sont valides puisque le fabriquant et le fabriqué comme leurs identités et leurs unités sont globalisés en « moyens techniques ».

[17À la différence du sens courant, la synergie dont il s’agit ici ne désigne pas la convergence de plusieurs forces diverses. Transposition du concept glossologique de synonyme sur le plan de la technique, l’appellation vise ici la substitution potentielle de tâches différentes pour réaliser une opération.

[18Plutôt détournement d’utilisation car l’ergotropie en est le principe actif, et non la sociologie.

[19Une double polyvalence dématérialise les trajets des actions : la chose-trajet sitôt prise en main comme moyen propose la fin.

[20Ce n’est pas l’impatience du comportement, mais la vigilance du constructeur qui, dans son principe, n’en finit pas de parfaire, en différant le résultat final parce qu’il y a toujours des choses à refaire, à peaufiner.

[21Tel, par exemple, qu’un pouvoir « démagnétisant » conféré par certains au vaccin anti-Covid-19.

[22A noter que la thèse « Fragmentation », GLG (1987), dirigée par Jean Gagnepain, s’articule au conte de Pinocchio. Une gamme de douze tons associés à l’image imprimée du personnage en est tirée.

[23(S) Baruk, L’Âge du capitaine. De l’erreur en mathématiques (1985).

[24(H) Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, « Forme fermée et forme ouverte (tectonique et atectonique) », (1984).

[25« Shaped canvas, signifiant littéralement toile découpée, l’expression fut proposée dans le courant des années 60 par l’Américain Frank Stella qui remettait en cause les formats traditionnels du support », (M) Ferrer (Dir.), Groupes, mouvements, tendances de l’art contemporain depuis 1945 (1989).

[26Gagnepain (1982), op. cit., p. 149.

[27Ibid.

[28(J.-Y.) Urien, Une lecture de Jean Gagnepain (2017), p. 102.

[29Selon lequel « Le langage doit être étudié dans toute la variété de ses fonctions », c’est-à-dire que le linguiste doit s’attacher à comprendre à quoi sert le langage, et s’il sert à plusieurs choses. « Pour donner une idée de ses fonctions, un aperçu sommaire portant sur les facteurs constitutifs de tout procès linguistique, de tout acte de communication verbale, est nécessaire. Le destinataire envoie un message au destinataire. Pour être opérant, le message requiert d’abord un contexte auquel il renvoie (c’est ce qu’on appelle aussi, dans une terminologie quelque peu ambiguë, le ’référent’), contexte saisissable par le destinataire, et qui est soit verbal, soit susceptible d’être verbalisé ; ensuite le message requiert un code, commun, en tout ou au moins en partie, au destinateur et au destinataire (ou, en d’autre termes, à l’encodeur et au décodeur du message) ; enfin le message requiert un contact, un canal physique et une connexion psychologique entre le destinateur et le destinataire, contact qui leur permet d’établir et de maintenir la communication ». « Linguistique et poétique » (1963), pp. 213-214.

[31L’affirmation de Marcel Duchamp, inaugurale du ready-made, invite à penser que des objets du quotidien relèvent aussi de l’art, rompant ainsi avec les catégories académiques de la peinture, de la sculpture ou de l’architecture du début du XXe siècle. Malgré l’inversion de la formulation, il en est de même pour la peinture de Magritte La trahison des images représentant une pipe dont le peintre dénonce l’illusion, pourtant communément acceptée. Même si la peinture amène à considérer, avec raison, que l’objet représenté n’est pas l’objet réel, il n’en demeure pas moins que cette interprétation reste à la « superficie » de l’image si elle ne tient pas compte du fait qu’il s’agit, de surcroît, d’une représentation peinte, et non pas photographique ou gravée.

[32(I) Ducasse, dit Comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror, Sixième chant (1869).

[33Et il y a à parier que, revenant au galop, la nature ne soit pas nécessairement néfaste, dans ce troisième moment de la dialectique, car elle n’est plus seule dans ce « combat contre l’ange » (allusion à « la part de l’ange », entendue comme manifestation de l’inefficacité de la technique).


Pour citer l'article

Gilles Le Guennec, Thierry Lefort« La technique en action. De la fabrication à la production », in Tétralogiques, N°27, Varia.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article202