Alexandre Stavropoulos
Professeur émérite, Faculté de Théologie, Université d’Athènes.
Théorie de la médiation et théologie orthodoxe. Esquisse d’un dialogue
Résumé / Abstract
Ce texte est issu d’une communication effectuée dans le cadre d’un programme intensif en anthropologie clinique. À l’initiative des universités d’Athènes, Braga, Lisbonne, Louvain, Namur, Rennes II et Trèves, des cours d’introduction à la théorie de la médiation d’une durée de deux semaines ont été organisés avec le soutien financier des Communautés Européennes (Programme Erasmus). La première session de ce programme a eu lieu à Soutelo près de Braga (Portugal) du 4 au 16 septembre 1994. Ma communication a été exposée et discutée dans l’après-midi du 15 septembre 1994. Le texte a été publié pour la première fois dans l’Annuaire Scientifique de la Faculté de Théologie de l’Université d’Athènes, dédié au professeur Nikolaos A. Nissiotis, vol. 31 (1996), p. 571-582. Cet article, qui propose une lecture médiationniste de la liturgie orthodoxe ou une lecture liturgique de la théorie de la médiation selon le point de vue adopté, en est une version légèrement modifiée.
Mots-clés
déconstruction | liturgie | mémoire | théologie | théorie de la médiation |
De façon paradoxale, mon point de contact avec la Théorie de la Médiation (TdM) a été une des notions les plus critiquées par elle, celle de la mémoire [1]. Au moment où le professeur Regnier Pirard m’avait proposé de participer à un programme Erasmus et a voulu m’initier à cette théorie [2], je venais d’achever une monographie intitulée Mémoire et oubli dans la Sainte Liturgie [3].
Fort impressionné dès mon enfance par la place de la mémoire et de l’oubli dans la liturgie ainsi que dans la vie humaine, j’avais entrepris une longue recherche à leur propos. Habituellement, l’homme se souvient des choses qu’il doit oublier et il oublie les choses dont il doit se rappeler. J’avais l’impression que, dans la liturgie, l’homme était en train de trouver un juste équilibre entre ce qu’il doit oublier et ce dont il doit se rappeler.
La Sainte Liturgie devenait une école d’apprentissage et pour la mémoire et pour l’oubli, une sorte de mnémagogie – μνημαγωγία – et de léthagogie – ληθαγωγία –, une éducation à la mémoire, une éducation à l’oubli.
Mais de quelle mémoire et de quel oubli parlons-nous ? S’agit-il d’une somatisation de la représentation, d’une incorporation qui se fait ou ne se fait pas ? D’une mémoire qui peut, une fois que l’information a laissé ses « traces », conserver, reconnaître et reproduire ces informations ? Dans la liturgie, nous pouvons sûrement trouver des éléments qui relèvent des possibilités (fonctions) de la mémoire telles qu’une psychologie classique a pu les constater et les exploiter [4]. Mais j’avais l’impression avant ma recherche, et j’en suis persuadé après, que le profil de la mémoire telle qu’elle est présente et comprise dans la liturgie, dépasse de loin les possibilités mentionnées plus haut.
Je dirais que la mémoire dans la liturgie orthodoxe paraît d’emblée comme unifiant l’ensemble des possibilités psychosomatiques de l’homme et le conduit d’une vision partielle à une vision catholique – je dirais même holistique si j’osais employer ce terme aux connotations dangereuses – de soi-même, d’autrui, du monde et de Dieu. Mais à part cette fonction fondamentale qu’elle assume, la mémoire apparaît après l’analyse que nous avons effectuée, sous quatre dimensions : « lectique », poétique, interpersonnelle et eschatologique. En premier lieu, nous allons exposer comment les textes liturgiques constituent et conçoivent ces dimensions. Dans un second temps, nous chercherons s’il existe ou non des correspondances avec les dimensions et plans proposés par la TdM.
1. Les quatre dimensions de la mémoire dans la liturgie
a) D’abord, on est impressionné par la richesse du soi-disant « vocabulaire » (lexique) qui est employé pour désigner la mémoire et l’oubli. Il existe toute une gamme « des mots (et pas seulement) pour le dire » [5]. Des mots qui ont la même racine que les verbes se rappeler, mentionner (µιµνῄσκω, µνnµoνeύω), sont employés dans tout l’éventail des temps, des inclinaisons et déclinaisons, avec presque toutes les parties de la parole (substantifs, prépositions etc.). Des synonymes et des périphrases sont aussi utilisés. Des mots qui font référence à des fonctions psychologiques « parallèles » comme l’intérêt, l’attention, les sens. Des références sont faites à la mémoire ou à l’oubli des hommes ou de Dieu. Des signes, des symboles, des mouvements font aussi partie de ce vocabulaire. L’homme, par ses sens, peut arriver à dégager le sens de tout ce « vocabulaire », se rapporter à d’autres situations et faire les transferts nécessaires [6]. L’invocation des noms est susceptible de rappeler à la mémoire les personnes qui portent ce nom et, d’une certaine façon, les rendre présentes. Cette présence par invocation du nom ne doit pas être considérée comme une nécessité magique mais elle doit être comprise sous l’aspect de l’omniprésence de Dieu. Ici, je dois mentionner aussi certains mots d’ordre qui de temps à autre durant la liturgie rappellent l’attention, l’attitude correcte que les fidèles doivent adopter pour être à la hauteur de l’office auquel ils assistent et participent. Ce sont des rappels parce que « la tyrannie de l’oubli est très grande » [7].
Après cette première dimension « lectique », examinons la deuxième que nous qualifions de « poétique ».
b) Comme nous le savons bien, au centre de la Liturgie se situe la Sainte Eucharistie. Jésus Christ avait inauguré celle-ci par une recommandation : « Faites ceci à ma mémoire » afin que vous puissiez vous rappeler de moi (Lc 22, l9 ; l Co 11, 24-25). À plusieurs reprises l’assemblée eucharistique s’adresse à Dieu en priant qu’Il se souvienne dans Son Royaume de ceux qui se souviennent des pauvres (Μνήσθητι Κύριε ... τῶν μεμνημένων τῶν πενήτων). Qu’est-ce que cela signifie ? Que pendant la liturgie on doit se rappeler des pauvres et qu’on prie Dieu de prendre soin d’eux ? Pas du tout. Indépendamment de la prière et de la pensée accordée à eux (les pauvres), le verbe µιµνῄσκω (se souvenir) dans la forme du participe passé qui est employé ici comme forme du présent, renvoie à une manifestation de soin qui a lieu récemment, juste avant ou durant l’Eucharistie.
Comme on le sait d’après l’histoire de la liturgie, les fidèles amenaient à l’église, outre des dons pour la Sainte Eucharistie (du vin et du pain), d’autres biens (nourriture, etc.) que l’Évêque, par les soins des diacres, distribuait aux pauvres directement après la messe, sur place ou en visitant les maisons des malades, des veuves et des orphelins.
De ce qui vient d’être rapporté on peut dégager une seconde dimension de la mémoire que nous appelons la fonction « poétique » de la mémoire, c’est-à-dire une fonction qui est liée au verbe faire (ποιεῖν). Ce « faire » peut être compris dans un double mouvement. Je me souviens de quelqu’un signifie je fais (ou j’ai fait ou je dois faire) quelque chose pour quelqu’un, et en faisant quelque chose pour lui je peux me souvenir de lui. En l’occurrence, en célébrant l’Eucharistie je me souviens de Jésus Christ et de ce qu’il a fait et de ce qu’il va faire pour nous dans l’accomplissement de son œuvre salvifique. Mais je peux me rappeler aussi de Lui, dans le quotidien de ma vie, en faisant quelque chose pour mon frère, en poursuivant les conséquences du récit du jugement dernier. Dans le commentaire de Clément d’Alexandrie au verset de Matthieu (25, 40) : « tu as vu donc ton frère, tu as vu ton Dieu », la fonction poétique de la mémoire devient identificatoire. « Je me souviens, donc je m’identifie », « je m’identifie, donc je me souviens ». Du sacrement de la Sainte Eucharistie dans la liturgie nous passons au mystère du Frère hors liturgie et ce passage n’est pas un passage dans un genre différent (εἰς ἕτερον γένoς) [8].
c) En traitant un peu plus haut du vocabulaire de la mémoire utilisé au cours de la liturgie, nous avons remarqué que l’invocation des noms rappelle à la mémoire les personnes qui portent ce nom et les rend présentes. Nous pouvons en conséquence prétendre que la mémoire détectée dans la liturgie a une dimension et une fonction interpersonnelle, sociale. En intensifiant la mémoire, la liturgie intensifie tous les rapports possibles entre les personnes vivantes et défuntes, entre Dieu, les anges, la Sainte Marie, les Saints, les personnes absentes et présentes. Tout le monde littéralement est présent. Dans la liturgie a lieu un appel général. Le pain qui est offert pour l’Eucharistie est scellé par un sceau qui représente le tout ; l’ensemble de l’Église est rassemblée dans ce « type représentatif » (πaρaστaτικός τύπoς). Ce type présente une sorte de « sociogramme liturgique de la mémoire ». Tout le monde se souvient de tout le monde.
Durant la liturgie, des formules demandent de prier pour que Dieu se souvienne de nous maintenant et toujours. On constate une sorte de médiation successive. Chacun se sent indigne de prier pour lui même et se confie aux prières des autres. C’est une escalade de mémoire : « Souviens-toi de prier pour moi afin que Dieu se souvienne de moi ». C’est une commémoration à plusieurs niveaux et pour plusieurs personnes [9].
Mais il est à noter que cette communion des personnes appelle à une communion de paix après pardon et réconciliation. La mémoire de ressentiment (µνησικακία) est présente mais le conflit doit être dépassé afin que l’Eucharistie puisse être offerte. Aucun don, aucune Eucharistie sans pardon, sans oubli de la rancune. Ceci est faisable par la présence entre nous du Christ, qui est la seule garantie pour qu’une telle réconciliation soit possible. Le baiser de la paix le confirme [10].
d) L’important aussi dans la liturgie est que le temps liturgique soit vécu comme une anticipation du Royaume, une mémoire du jugement dernier et de ses critères, une mémoire de la Parousie du Christ tout court. Nous trouvons dans le texte liturgique la formule d’un souvenir des choses à venir, d’une mémoire. Le fidèle, sans perdre le présent ni le passé, vit en vue du Royaume, suivant les critères du jugement dernier, ici et maintenant, en présentifiant (rendant présent) l’avenir. Le fidèle souhaite la possibilité d’une apologie (défense) adéquate devant le tribunal terrible du Christ. Sa vie prend une valeur s’il peut vivre conformément aux critères du jugement annoncés par le Christ dans le fameux récit de Matthieu 25, 3l-46. Sa vie est alors justifiée et digne d’entrer dans le Royaume déjà préparé dès le début du monde. Le fidèle opère toute une orientation qui transfigure sa vie. J’oserais qualifier cette dimension d’eschatologique ou téléologique (ἔσχατα τέλη – fins dernières) à partir du fait que la prospective des fins et ses critères réoriente la vie dès maintenant et apporte un changement de perspectives [11].
Par notre analyse des textes liturgiques, nous avons donc pu déceler quatre dimensions de la mémoire (et de l’oubli). La première dimension est appelée « lectique », la seconde « poétique » ; la troisième interpersonnelle ; la quatrième eschatologique.
2. Dialogue avec la théorie de la médiation
Le mot « dimensions » que nous employons pourrait être remplacé par d’autres termes comme fonctions, modes, modalités, ou tout autre mot adéquat. Nous voulons simplement désigner par là quatre groupes qui se différencient et se recoupent. Nous pouvons prétendre que si nous analysons les modalités sous lesquelles la mémoire est présente dans la Sainte Liturgie, nous retrouvons les quatre plans que recoupe la rationalité humaine selon la théorie de la médiation. D’après elle, la rationalité humaine est en effet polymorphe et réfractée dans son actualisation bien qu’elle soit une dans son principe.
On peut aussi dire sans exagérer que la rationalité humaine est implicite à la capacité de l’homme de se souvenir et d’oublier. Par la médiation de sa mémoire l’homme se découvre comme un être parlant, opérant, entrant en relation avec d’autres personnes et ouvert aux valeurs. La mémoire fonctionne donc par un dire, par un faire, par des rapports de personnes, par l’anticipation d’un jugement selon certains critères.
Nous supposons donc une correspondance entre les quatre plans de cette théorie (langage, art, société, droit) et les quatre fonctions ou dimensions ou modes ou modalités de la mémoire constatées et analysées dans la liturgie. Cette correspondance est-elle un malentendu ou un bien entendu ? Dans les deux cas, l’analyse de la liturgie à propos de la mémoire (et de l’oubli) et les résultats obtenus ont été effectués avant toute connaissance de ma part de la TdM. Toute la liturgie dans son ensemble pourrait d’ailleurs être un champ privilégié d’analyse où nous pouvons retrouver les quatre plans de la TdM et pas seulement par la « médiation » de la mémoire et de l’oubli.
Les quatre disciplines fondamentales des sciences humaines que la TdM propose (la Glossologie, l’Ergologie, la Sociologie et l’Axiologie) peuvent trouver dans la liturgie un champ de recherche idéal. Ce propos n’est pas facile à avancer. Les apparences comme d’habitude peuvent s’avérer trompeuses. Les correspondances apparemment correctes doivent être établies après des longues démarches de contrôle.
Le monde liturgique, le monde qui est en train de se constituer durant la liturgie, est un monde vrai, malgré ses différences avec le monde hors liturgie, le monde du quotidien. C’est un monde soi-disant transfiguré, que le fidèle vit et transfère par la suite dans la quotidienneté. Il est le lieu et le temps par excellence de la référence et de la conversion.
Comme le monde liturgique dans sa constitution est logique, du fait que le culte que nous rendons à Dieu est supposé être logique (λογικὴ λατρεία), conforme à notre condition humaine, cette logique est apparente et saisissable sous diverses formes. La logique qui a institué la liturgie peut aussi être retrouvée dans différentes facettes ou modalités dans la liturgie. L’analyse de la mémoire nous a rapproché des quatre plans de la TdM « après coup ». Peu importe si notre analyse de la mémoire ne s’appuie pas sur les données d’une clinique neurologique. Notre analyse a indiqué certaines constances dans les deux démarches. S’agit-il d’une coïncidence purement superficielle, occasionnelle, ou d’une unité beaucoup plus profonde qui repose sur la condition humaine ? Qu’on s’approche de celle-ci par l’analyse des modalités cliniquement dissociables ou par l’analyse de n’importe quelle autre manifestation humaine, on arrivera probablement à retrouver le découpage de cette condition humaine « en diverses façons d’être homme » (Regnier Pirard).
Qualifier la liturgie de logique ne nous met pas mal à l’aise même si cela revient à identifier logique et logos, comme si la logique était réductible au logos seul, compris comme verbe. Nous connaissons la distinction qu’effectue Jean Gagnepain entre rationalité et logique, entre raison (νοῦς, mode d’analyse auquel seul l’homme accède) et logos (strictement lié au langage).
Le logos, d’où dérive étymologiquement la logique, peut être, comme la rationalité, un dans son principe mais polymorphe ou réfracté dans son actualisation et pas strictement lié au langage. Il faut d’abord envisager cette polymorphie. Pour cela, nous nous basons sur notre héritage grec et judéo-chrétien repris et intégré par les Pères Grecs de l’Église [12].
Le logos est dans sa première signification verbe, langage, parole, connaissance. Ce logos est en même temps un logos qui passe à l’acte, il est un verbe opérant, une parole incarnée (« λόγος ἔμπρακτος ») et de ce fait l’acte qui en résulte est un acte qui présuppose le logos, la connaissance (« πρᾶξις ἐλλόγιμος » [13]).
Si, chez les Grecs, représentation et activité s’opposaient, chez les Pères Grecs la θεωρία et la πρᾶξις se conjuguaient et la praxis était condition de la théoria, son support (« πρᾶξις θεωρίας ἐπίβασις »). Ici l’héritage hébraïque d’un logos opérant, surtout de la Parole de Dieu (« dabar »), pesait sur cette conception (Genèse 1 ; Psaume 32/33, 6-9). Cet aspect reste même lié dans la conception johannique du Logos comme Verbe avec un grand V, c’est-à-dire la seconde Personne de la Sainte Trinité. Il suffit de lire le début de l’Évangile de Saint Jean : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu. Il était au commencement avec Dieu. Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut » (Jean l, l-3). En réalité c’est un verbe « poétique », opérant.
Ce Logos comme seconde personne de la Sainte Trinité, comme Verbe incarné, est devenu la somatisation de l’image selon laquelle l’homme a été créé par Dieu et a facilité la ressemblance à Dieu ainsi que la fraternité ou la société fraternelle entre les hommes qui ont Dieu le Père comme père. Le Christ comme le Fils unique et Logos de Dieu incarné est la personne humaine par excellence [14]. Ecce homo.
Je dois signaler à votre attention que j’ai été surpris de rencontrer, dans un texte de l’abbé Isaac le Syrien (7e siècle), une expression qui désignait la chair du Christ comme une médiation de Dieu (μεσιτεία). La chair comme forme d’humilité permettait cette rencontre des hommes avec Dieu de façon médiate. Bien que réalité concrète, la chair humaine du Christ fonctionnait pourtant comme un phénomène – pas au sens de docétisme – médiatisant l’instance et rendant possible cette rencontre [15].
Très souvent, dans les rêves ou les visions des moines, les apparitions des Saints se présentent autrement, sous une forme différente de celle qu’on rencontre dans l’hagiographie habituelle. Le Saint choisissait pour se présenter une figure beaucoup plus appropriée au moine. Ceci permettait au moine une rencontre beaucoup plus familière avec le Saint et moins terrifiante, même après une demande du moine [16]. Le Saint est donc médiatisé par une figure plus proche du moine. Il est aussi habituel dans les vies des martyrs que le Christ assiste avant ou durant leur supplice, qu’Il se présente sous la figure d’un prêtre [17].
Le logos est aussi appréhendé comme la parole divine qui est synonyme de la volonté de Dieu – comme loi et règle de vie, et commandements divins – qui doit être accomplie sur la terre comme aux cieux. C’est un discours adressé à l’homme qualifié de normatif.
Après cette analyse des différentes facettes de la notion de Logos, nous pouvons prétendre que le qualificatif « logique », tel qu’il est attribué dans l’expression λογική λατρεία, ne peut pas se limiter à la notion du logos comme verbe, parole, langage. Il inclut d’autres dimensions qui pourraient coïncider avec la répartition de la Raison (du Noûs) en quatre modalités.
Le νοῦς (noûs) et le λόγος (logos) peuvent être multiples et polymorphes dans leur actualisation. Le choix d’utiliser l’un des deux, νοῦς ou λόγος dépend peut-être des présupposés culturels du chercheur.
Pour être plus précis dans l’utilisation du vocabulaire, ce νοῦς que la TdM assimile à la rationalité, correspond plutôt au mot διάνοια (raison) et elle est identique à ce que les Pères Grecs appellent la λογική ἐνέργεια (énergie logique). Le Νοῦς est un supposé instrument qui dépasse la Rationalité. Si nous sommes humainement présents au monde par la médiation de notre rationalité, c’est par la médiation de notre Νοῦς que nous sommes humainement présents à Dieu.
Avons-nous alors affaire à une raison, un intellect (διάνoιa) en conversion (μετάνοια) ?
La notion de logos que nous venons de développer peut être découpée en quatre et assumer sa forme tétra-logique qui dépasse sa seule fonction lectique. Sa correspondance aux plans de la TdM pourrait être retrouvée sous les formes d’une :
- ὁμολογία (s’exprimer en mettant sous forme langagière ce qui est pensé ; en trouvant des mots pour le dire).
- ἐργολογία (parole activée ; à l’opposé d’une ἀργο-λογία qui signifie passer le temps en parlant et sans faire passer les paroles en acte, le terme ἐργολογία désigne une mise en œuvre (ἐργόχειρο = travail manuel).
- διάλογος (dialogue, échange de paroles entre personnes sous la forme d’une langue cohérente ; établissement d’une communication et dépassement d’un conflit. Deux mots-clés pour la compréhension différentielle culturelle : c’est une affaire de νοῦς pour les grecs (ὁμό-νοια), c’est une affaire de cœur pour les latins (con-cordia) [18].
- ἀπολογία (attitude axiologique dans le sens de « rendre compte » du comportement envers un corps de valeurs).
Il est certain que par ces propos avancés nous n’épuisons pas tous les rapports possibles entre la Théorie de la Médiation et la Théologie Orthodoxe. Nous avons pu montrer, sans nécessairement démontrer, notre point de départ et nos hypothèses sur une certaine correspondance entre les quatre plans de la TdM et les dimensions de la liturgie orthodoxe envisagée sous l’aspect d’une analyse de la mémoire, telle qu’elle est comprise dans le cadre de cette liturgie. Avant d’entreprendre d’autres analyses, nous souhaitons que notre propos trouve une résonance et même une « raisonnance » auprès de ceux qui sont d’une certaine façon responsables du développement et de l’élaboration de cette théorie. Nous serions heureux si nous pouvions compter parmi les répondants à leur appel à repenser l’épistémologie des sciences humaines.
Une série de questions devrait alors être abordée et examinée afin de faire avancer un dialogue possible.
l) Sous l’aspect épistémologique de la TdM, en l’occurrence après le nouveau découpage des disciplines proposé par la TdM, la Théologie Orthodoxe peut-elle être considérée comme une science humaine ?
2) Si la Théologie Orthodoxe dispose d’une théorie propre de la rationalité et de la connaissance, comment pouvons-nous mettre en contact et sous quelles conditions et présupposés la Théologie Orthodoxe et la TdM, qui prétend s’orienter vers une théorie plus correcte de la rationalité et de la connaissance ?
3) La Théologie Orthodoxe peut-elle s’inspirer des rapports précédents qu’elle a eu dans son histoire avec d’autres courants de pensée pour nouer une relation avec la TdM ? (Rapports entre hellénisme et christianisme, théologie orientale et scolastique e.a.).
4) Y-a-t-il des points communs ou des points différents entre ces deux « pensées » qui concernent la conception sur l’homme et sur le monde ? Quelles sont leurs sources et leurs méthodes réciproques pour arriver à une telle conception ?
5) Existe-t-il une sorte d’analogon dans la Théologie Orthodoxe comme la Clinique neurologique dans l’Anthropologie Clinique ? Une certaine analyse des passions et des pensées pourrait conduire à une patho-analyse et éventuellement à une thérapeutique.
6) Est-il possible que certaines conceptions de la Théologie Orthodoxe (ou certains passages de la Bible) pourraient inclure ou être interprétées comme incluant les plans de la TdM ? Je pense au récit de la création (Genèse) ; à l’enseignement de l’Église qui concerne l’image de Dieu en l’homme, etc.
Il est possible que les questions posées puissent conduire à un dialogue fécond et à des liaisons plus profondes. Ces liaisons pourraient aussi s’avérer dangereuses mais je crois que nous devons prendre des risques. D’ailleurs les risques ne signifient pas toujours des dangers.
Notes
[1] Voir à ce propos : J. Gagnepain (1994), Leçons d’introduction à la théorie de la Médiation. Louvain-la-Neuve, Peeters, p. 35-36, 115-116, 202-209. Jean Gagnepain a travaillé longtemps, sur la base d’une clinique expérimentale, à l’épistémologie des « sciences humaines ». Il a surtout attaché son nom à l’élaboration de cette parfaite antithèse des « données immédiates de la conscience » qu’est la Théorie de la Médiation. Son ouvrage principal : Du vouloir dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines, se déploie en trois volumes publiés en 1990 (1982), 1991 et 1995. Cf. A. Μ. Stavropoulos, Ποιμαντική πολλαπλῶν διαδρομῶν (Pastorale des parcours multiples), Athènes 1995, p. 57 et 62.
[2] Regnier Pirard était professeur de psychologie clinique à l’université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve, Belgique). Sur proposition de notre professeur commun, Jacques Schotte, Regnier Pirard m’avait invité au mois de mai 1990 à collaborer comme représentant de l’université d’Athènes à la préparation d’un Programme Erasmus avec d’autres universités européennes au sujet de l’Anthropologie Clinique. Depuis cette date, j’ai eu plusieurs contacts avec lui qui ont abouti à une étroite collaboration universitaire et personnelle. Il m’avait même proposé de poursuivre durant deux mois (février et mars 1993) à l’université de Louvain-la-Neuve l’enseignement de Jean Gagnepain. En profitant d’un congé sabbatique, j’ai pu me déplacer et préparer avec les autres collègues les cours intensifs Erasmus ultérieurs. Auteur d’ouvrages et de nombreux articles et un des principaux leviers de la théorie de la médiation en Belgique, R. Pirard a rassemblé certains de ses travaux dans : Anthropies. Prolégomènes à une anthropologie clinique, Bruxelles, De Boeck Université : Bibliothèque de Pathoanalyse, 1991, 220 p.
[3] A. M. Stavropoulos (1989), Mémoire et oubli dans la Sainte Liturgie. Athènes, « Lychnos » (en grec). Voir aussi : Ποιµαντική πολλαπλῶν διαδρομῶν, Athènes 1995, p. 118-124.
[4] Voir par exemple le livre de A. Lieury (1986) : La mémoire, résultats et théories. Bruxelles, Pierre Mardaga : Psychologie et Sciences Humaines, 55.
[5] A. M. Stavropoulos 1989, op. cit., p. 19-30.
[6] Sur cette question importante, voir les numéros 187 et 188 (3e et 4e trimestre 1991) de la revue « la maison-Dieu ». Y sont publiées les contributions majeures d’un colloque qui se tint les 21 et 22 mars 1991 à Paris sur le thème : Le culte chrétien dans son espace de sensibilité. Les couvertures portent les titres : Voir, Entendre, Goûter Ι et II. Je me réjouis de voir qu’une partie de la problématique de ma monographie a été développée dans un colloque de spécialistes.
[7] Voir N. Cabasilas (1967) : Explication de la divine liturgie, chapitre ΧΧΙ, 3. Paris, Éditions du Cerf : Sources Chrétiennes 4 bis, p. 150-151.
[8] A. M. Stavropoulos ,1989, op. cit., pp. 101-111.
[9] A. M. Stavropoulos, ibid.
[10] A. M. Stavropoulos, ibid., pp. 61-99.
[11] A. M. Stavropoulos 1989, p. 41-60.
[12] Voir à ce propos les articles de A. Feuillet et P. Grelot, “Parole humaine” et “Parole divine” dans le Vocabulaire de Théologie Biblique de Χ. Léon-Dufour (1974), Paris, Éditions du Cerf (traduction grecque, Athènes 1980, p. 606-614) et le vocable λόγoς (word) dans Lampe G. W. N. (1961) : A Patristic Greek Lexicon. Oxford, Clarendon Press, p. 807-811.
[13] Nous trouvons ce fameux “binôme” : Θεωρία-πρᾶξις, λόγoς ἔμπρακτος-πρᾶξις ἐλλόγιμος, dans l’enseignement de Saints Grégoire le Théologien, dit de Nazianze (4e siècle) Λόγoς (Discours) 40, 113, Migne PG 35, 649Β-652A), Μaxime le Confesseur (7e siècle) Ἔτερα κεφάλαια (Autres chapitres), Migne PG 90, 1401Β) et Grégoire Palamas (14e siècle) Ὑπέρ τῶν ἱερῶς ἡσυχαζόντων (Triades pour la défense des saints hésychastes) 2, 2, 10 dans Γρηγορίου τοῦ Παλαμᾶ, Συγγράμματα (Écrits), tome A, éditeur scientifique P.Κ. Christou, Thessalonique 1962, p. 515, versets 11-13.
[14] Cf. ce que Saint Irénée de Lyon (2e siècle) écrit à propos du Verbe et de l’homme créé à l’image de Dieu : « Dans les temps antérieurs, en effet, on disait bien que l’homme avait été fait à l’image de Dieu, mais cela n’apparaissait pas, car le Verbe était encore invisible, lui à l’image de qui l’homme avait été fait ; c’est d’ailleurs pour ce motif que la ressemblance s’était facilement perdue. Mais, lorsque le Verbe de Dieu se fit chair, il confirma l’une et l’autre ; il fit apparaître l’image dans toute sa vérité, en devenant lui-même cela même qu’était son image, et il rétablit la ressemblance de façon stable, en rendant l’homme tout à fait semblable au Père invisible par le moyen du Verbe dorénavant visible » (Contre les hérésies V 16, 2, « Sources Chrétiennes » 153, p. 217).
[15] Saint Isaac the Syrian, Homily seventy-seven, dans The Ascetical Homilies of Saint Isaac the Syrian. Boston Massachusetts, Holy Transfiguration Monastery, 1984, p. 381-382.
[16] Voir à ce propos l’histoire racontée sur la vie du Bienheureux Iakovos Tsalikis dans sa biographie écrite par le Professeur Stylianos G. Papadopoulos, Athènes 1994, p. 74-75 (en grec).
[17] Durant le martyre de Saint Pantéléimon (305 après J.C.), le Christ l’assiste sous la figure du presbytre Hermolas. Voir le Livre d’offices pour les saints du mois de juillet, le 27 juillet, Athènes, Éd. Φῶς (Lumière), sans date, p. 249 (en grec).
[18] La rencontre des deux pourrait être effectuée dans le lieu privilégié humain du cœur comme dans la formule patristique (« νοῦς ἐν καρδίᾳ », la descente de la raison dans le cœur au sens d’une intégration de la raison dans 1’ensemble des fonctions psychosomatiques de l’homme.
Alexandre Stavropoulos« Théorie de la médiation et théologie orthodoxe. Esquisse d’un dialogue », in Tétralogiques, N°27, Varia.