Accueil du site > N°27, Varia > Varia > De la sociologie clinique à l’anthropo-bio-sociologie. Analyse et (...)

Anne Fouque Le Bouil

Docteur en sociologie, annelebouil chez aol.com

De la sociologie clinique à l’anthropo-bio-sociologie. Analyse et discussion d’un cas d’Alzheimer

Résumé / Abstract

L’anthropologie clinique propose une déconstruction de la raison humaine en quatre plans de rationalité. Pour chaque plan, elle suggère l’hypothèse générale d’une dialectique entre les processus naturels et culturels. En référence à la spécificité culturelle des rapports sociaux, nous discuterons d’une analyse clinique qui fait l’hypothèse d’un trouble de la fonction naturelle de sujet avec préservation d’un processus d’historicité. Nous préciserons ainsi notre approche de la pathologie « Alzheimer » au niveau gestaltique et défendrons l’idée que le vieillissement ouvre un champ de recherche inédit sur les fonctions et facultés humaines.

Clinical anthropology proposes a deconstruction of human reason into four levels of rationality. For each shot, she suggests the general hypothesis of a dialectic between natural and cultural processes. With reference to the cultural specificity of social relationships, we will discuss a clinical analysis that suggests a disturbance of natural subject function with preservation of an process of historicity. We will thus clarify our approach to ’Alzheimer’s’ pathology at the gestaltic level and defend the idea that aging opens up a new field of research on human functions and faculties.

Mots-clés
 |   |   |   |   |   |   |   | 


Introduction

La sociologie clinique dont il est question dans cet article est issue d’une anthropologie clinique, appelée également « théorie de la médiation ». L’originalité de ce modèle théorique, fondé par Jean Gagnepain (linguiste-épistémologue) en collaboration avec Olivier Sabouraud (neurologue), réside dans la déconstruction de la raison en quatre déterminismes, qui trouvent leur point d’expérimentation dans l’observation et l’analyse des dysfonctionnements. En suggérant que l’humain résiste quatre fois à lui-même, la théorie de la médiation pose un seuil entre l’homme et l’animal. Ce seuil, c’est l’abstraction, quatre fois convoquée à notre insu dans la construction de notre rapport au monde.

D’un point de vue sociologique, nous parlons d’absence comme d’un évidement du sujet. Selon cette théorie, le sujet relève d’un traitement gestaltique, processus naturel d’imprégnation que nous partageons avec l’animal. Pour accéder au social, l’homme, contrairement à l’animal, s’absente donc de sa naturalité par une analyse implicite qui lui permet d’accéder singulièrement à sa propre histoire. Il s’agit du processus d’historicité qui relève d’une appropriation, laquelle nous spécifie en tant que personne. Selon cette conception, l’hypothèse communément admise est que lorsque cette analyse fait défaut, on observe cliniquement une forme d’adhérence à la fonction de sujet. A contrario, certaines maladies neurologiques présentent un rapport obligé à l’abstraction qui pousse à concevoir la pathologie comme une abstraction forcée.

Cet article revient sur une clinique élaborée pendant ma recherche doctorale en sociologie, sous la direction de Jean-Yves Dartiguenave et Clément de Guibert. Recherche qui s’est déroulée conjointement à une fonction d’animation et de coordination de la vie sociale dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Nous présentons ici le cas de Louise, qui, selon la nosographie officielle, est reconnue comme ayant une pathologie de type Alzheimer. En prenant en compte l’avancée des propositions théoriques relatives à la rationalité sociologique, nous formulons l’hypothèse d’un trouble du sujet avec maintien du processus d’historicité. De fait, notre propos suggère qu’à une défaillance du sujet répond une « abstraction forcée » (Attie Duval, 1998), qui tend à s’actualiser dans une histoire-fiction. Autrement dit, il s’agit ici de mettre la focale sur la dialectique sujet/historicité en tant que principe explicatif du social.

Trouble du sujet et principe d’analyse

Cliniquement, nous recherchons des traces du processus implicite d’historicité qui joue en tout être humain à son insu. Si nous parlons de traces, c’est que nous n’avons accès qu’au résultat de l’analyse, c’est-à-dire à son actualisation qu’il est d’usage dans le modèle d’appeler le réinvestissement politique. Selon le processus d’historicité, la personne se définit à la fois par un rapport à l’autre et par un rapport à autrui. De sorte que, ce qui se joue socialement dès la sortie de l’enfance, c’est la réciprocité entre un principe de classement qui fonde l’appartenance et un principe de service, au fondement de la responsabilité  ; les deux étant implicitement, nous pouvons dire négativement, définitoires de la personne. Selon l’anthropologie clinique cette négativité structurale et réciproque donne à l’homme la capacité de faire société, quelle que soit la manière qu’à cette négativité de s’actualiser historiquement. De fait, l’hypothèse d’un rapport dialectique, entre une condition naturelle de sujet et une instance personnelle, doit pouvoir être interrogée à partir d’une capacité à délimiter des relations d’appartenance et de responsabilité.

Nous débuterons notre propos par une phase de description, suivie d’une analyse de nos observations. Avant de conclure, nous proposerons une discussion, phase de confrontation et de questionnement de notre analyse.

1. Le leçon de Louise

Louise est une femme veuve sans enfant, qui n’a pas encore 80 ans quand elle emménage à l’Unité d’Hébergement Renforcé. Elle arrive de l’Unité Cognitivo-Comportemental du centre hospitalier proche de son domicile. Ses frères et sœurs, alertés par le voisinage, n’ont pas eu d’autre choix que de la faire hospitaliser. Si depuis plusieurs mois son comportement était pour le moins étrange, la situation s’aggravait. Sa voisine l’avait surprise en train de boire à même le sol dans une flaque d’eau. Un diagnostic de maladie d’Alzheimer probable avait déjà été posé quelques mois auparavant et son dossier médical précise qu’elle a été hospitalisée pour « incurie et syndromes démentiels ».

La consultation mémoire à laquelle Louise a été adressée quelques semaines après son arrivée dans l’établissement donne quelques informations sur son état et sa désorientation. Je rapporte ici un extrait de la lettre du Dr R. :

« (…) Madame L. est accompagnée de la psychologue de l’Ehpad où elle vit.

Cette patiente est atteinte d’une maladie Alzheimer évoluée. Avant de vivre à l’Ehpad, elle avait été hospitalisée en géronto-psychiatrie, pour problème de maintien à domicile. Madame L. s’est bien adaptée à l’institution. Elle participe volontiers aux animations et aux activités (fait la vaisselle…) Elle se rend régulièrement à la messe.

Elle est de plus en plus désorientée dans le temps et dans l’espace et se croit chez elle. En fin de journée, elle a tendance à vouloir quitter l’institution. Elle est en service fermé. Elle dort plus ou moins bien la nuit. Pas de notion de somnolence diurne. Pour la psychologue de l’Ehpad où elle vit, elle ne pose pas de problème particulier à l’institution. Elle n’aurait pas de trouble du comportement productif. L’humeur est satisfaisante.

Sur le plan social, elle est veuve sans enfant et sous tutelle.

Le jour de la consultation, la patiente dit qu’elle est employée et qu’elle couche chez ses parents. Elle se croit en automne. Elle pense que les moissons viennent de passer. Elle ne sait pas en quelle année nous sommes. Elle n’a pas intégré qu’elle est en consultation à l’hôpital. Elle pense que je suis la femme du docteur. Elle ne connaît pas sa date de naissance, ni le nom du président de la République. (…)

L’Ehpad n’est pas demandeuse d’accompagnement pour cette patiente, pour laquelle leur équipe a toutes les compétences afin de l’occuper. (…) ».

En arrivant dans le quartier, Louise a étonné le personnel soignant car elle a très vite pris ses marques. Elle met la table, balaye après le repas, plie du linge, fait la vaisselle… Sociable, sa discussion est agréable et elle apparaît détendue, heureuse d’être là et toujours prête à rendre service. A ma première visite dans sa chambre, elle me dit : « Ah vous avez réussi à me trouver et à monter jusqu’à mon grenier ». Elle différencie sa chambre du salon qu’elle partage sans souci avec les autres résidents du quartier. De ce salon elle peut apercevoir la porte de sa chambre, avec son nom écrit en grand, ce qui lui permet de s’y rendre quand elle le souhaite. Elle reste cependant incapable de s’orienter dans l’établissement. Elle partage ses journées entre le salon et sa chambre sans privilégier un endroit plus qu’un autre. Louise participe à de nombreuses activités et notamment le parcours de marche, qui a lieu à l’extérieur du quartier et que je co-anime avec l’ergothérapeute. D’humeur joyeuse, elle a toujours beaucoup d’humour, ce qui ne l’empêche pas de rester cependant concentrée pendant l’activité. Un jour que nous lui présentons la consigne elle nous répond : « Je ne fais pas les choses bien comme il faut, c’est que j’ai perdu l’habitude d’obéir à des patronnes ».

Elle a créé des liens avec les résidents avec qui elle chante tous les mardis et donne volontiers des conseils pendant l’activité jardinage. Lors d’une visite, sa sœur est étonnée de voir Louise lui proposer et lui servir un café comme si elle était chez elle.

Les nuits sont parfois agitées pour Louise et les soignants ont alors des difficultés à gérer sa confusion. Il lui arrive de s’habiller et de se lever au milieu de la nuit, d’errer en chemise de nuit dans les salons ou de vider son armoire et de rassembler tous ses vêtements sur son lit. Ses propos sont alors incohérents et elle peut se montrer très susceptible, allant parfois jusqu’à s’opposer aux soignants. Ea confusion. parfois agitée pour Louise et les soignants ont parfois des difficultés à gérer tit dans les situations qu’

Un jour que je suis assise à ses côtés dans le salon, Louise me montre la porte de sa chambre et me dit : « Moi j’ai un passage secret, vous voyez la porte là et bien de l’autre côté j’arrive tout droit à la Ville Garin, en direct ». La Ville Garin, c’est le village où Louise a passé son enfance. Elle en parle régulièrement, quand on la questionne sur sa vie. Elle dit qu’elle a été placée à 14 ans et qu’elle travaille toujours dans cette même maison où elle s’occupe des bêtes.

Un jour, lors d’un repas, elle se demande si sa grand-mère est encore en vie. Je lui pose alors la question : « Quel âge a votre grand-mère ? ». Elle me répond « 74 ans, je crois ». J’enchaîne : « et vous, vous avez quel âge ? », « Oh, je ne sais plus trop… mais je dois avoir l’âge de me marier ». Elle réfléchit puis ajoute comme une évidence « 24 ans ».

Louise a participé à un séjour vacances et dès son arrivée, le premier repas du soir fut pour elle une veillée funèbre. Il est vrai que Marie, assise en face d’elle, ne cesse de pleurer à chaudes larmes et de parler d’un disparu. Louise donne alors à Claude, un autre résident assis en bout de table, le rôle du prêtre. Louise parle de la personne disparue en terme élogieux « c’était une bonne personne » et Marie entre deux sanglots, de sa tristesse, de sa douleur.

Si Louise semble reconnaître son entourage, résidents ou personnels, elle ne semble pas être capable de mettre un nom ou un prénom sur les personnes qu’elle côtoie. Exceptée une soignante qu’elle a baptisée Marie-Louise, qu’elle prend pour sa cousine et qu’elle reconnaît à chaque fois qu’elle la rencontre, même après plusieurs jours d’absence de la soignante en question.

Louise a également créé un lien privilégié avec Jean qui vient en accueil de jour, quatre fois par semaine. A vrai dire, elle prend Jean pour son mari. Leur relation est singulière dans la mesure où Jean semble prendre ses marques chez Louise, plus que dans l’établissement proprement dit. Il a d’ailleurs fait de la salle de bain de Louise son « lieu d’aisance ». Je veux dire par là, que c’est chez elle qu’il va satisfaire ses « besoins » et non dans les toilettes du quartier comme les autres résidents accueillis à la journée. La complicité de « couple » se donne à voir également lors des thés dansants. Jean est très expressif et volubile dans les moments de fête. Il danse, sourit et joue aisément de la séduction, invitant à danser les unes et les autres. A ce moment-là, Louise a une attitude à la fois fière et gênée, comme une femme peut l’être des frasques de son mari. Il est vrai que dans les premiers temps, à son arrivée dans l’établissement, Jean se présentait comme investi d’une mission, un peu à la mesure du bénévole, qui s’implique dans une « dynamique de vie ».

Après quelques mois, Jean ne comprend plus pourquoi il est là et cherche de plus en plus souvent à sortir pour rentrer chez lui. Souvent après le repas du midi, il passe d’un quartier à l’autre par le jardin ou appelle les personnes de l’autre côté des portes sécurisées. Louise le suit la plupart du temps. Un jour, plus énervé que d’habitude, Jean secoue les portes, dit que ce n’est pas sérieux, qu’on n’a pas le droit de l’enfermer comme ça. Pour qu’il se calme, un soignant lui explique alors, qu’il est ici sur les conseils de son médecin et que cela a été demandé par son épouse. Louise est à ses côtés et à ces paroles elle s’offusque, précise qu’elle n’a rien demandé et qu’elle n’est pas responsable. Le soignant présent explique à Louise que Jean a sa femme qui l’attend chez lui. Louise est alors désappointée et pense que Jean a une double vie. Un soignant l’accompagne alors dans la galerie pour faire diversion et c’est là que je l’entends dire  : « Je ne sais plus qui je suis ».

Un autre jour, c’est Jean qui vient chercher Louise pour sortir du côté du jardin, alors qu’elle est occupée à plier du linge. Comme elle lui explique qu’elle n’a pas fini son travail, Jean lui dit : « On s’en fout de ça, viens on y va ! ». Elle laisse alors son travail pour le suivre et ils vont et viennent d’un quartier à l’autre en passant par le jardin. Après plusieurs allers et retours, de nouveau Jean s’agite devant la porte fermée. Il crie, dit qu’il va se plaindre à la gendarmerie car il ne comprend pas pourquoi il est en prison. De l’autre côté des portes sécurisées, à proximité de l’endroit où ils se trouvent, j’entends Louise, qui cherche à l’aider. Elle lui propose de se rendre chez un notaire quelle connaît bien et qui pourra trouver une solution. Même après le départ de Jean, Louise reste préoccupée et vient à ma rencontre : « Vous ne pourriez-pas m’accompagner chez le notaire, car il n’a quand même tué personne, il a bien le droit à sa part d’héritage ! », me dit-elle.

Un après-midi Louise suit Jean depuis un moment lorsqu’ils arrivent dans le salon du quartier par la porte du jardin. Je suis installée avec quatre résidents, carnet de chants à la main, nous chantons. Lorsqu’elle nous aperçoit, Louise est très enjouée, elle se joint à nous en disant : « Ah c’est ici la répétition, on vous cherchait partout. On arrive de la sacristie ». Jean préférerait continuer à marcher pour trouver une porte de sortie, mais Louise insiste : « on a bien le temps  » dit-elle, « tes parents vont bien attendre un peu  ! ». Et Jean à l’invitation de Louise s’assoit et chante avec nous. Lorsqu’arrive l’heure du départ de Jean pour son domicile, c’est toujours pour Louise, le moment où il va voir ses parents. Pour elle, c’est l’heure de rejoindre Alain, l’agent qui s’occupe du transport des repas. C’est la stratégie choisie par l’équipe pour éviter à Louise d’être trop perturbée par le départ de Jean. Bien qu’elle ne puisse jamais le nommer par son prénom, elle reconnaît Alain comme étant son frère, parfois son cousin, dans tous les cas un proche en qui elle a confiance. Louise l’accompagne régulièrement, elle l’aide à pousser les chariots des repas et lui fait la conversation pendant le trajet. Louise a la prise de parole facile, Alain m’a rapporté qu’un jour elle lui a fait la remarque suivante : « C’est une bonne chose de travailler, mais il faudrait peut-être penser à ma pratique ! ». « La pratique » est une expression populaire couramment employée dans le milieu rural pour désigner une compensation financière se rapportant à un service rendu.

Un jour que nous sommes ensemble dans sa salle de bain pour un petit coup de peigne avant de sortir, Louise se regarde dans le miroir et me dit : « Oh il serait peut-être temps que j’aille chez le coiffeur ». Lorsque je lui demande qui est son coiffeur, pour pouvoir prendre un rendez-vous, Louise est incapable de me répondre. Aucun nom, aucun lieu, il semble même qu’elle ne comprenne pas ma question.

Le rapport au métier est très présent chez Louise et ce quelle que soit la circonstance. Lors d’un repas, lorsque je lui demande si les galettes sont bonnes, elle me répond : « elles sont bonnes surtout pour celui qui a eu le mérite de les faire. C’est très fatigant de faire des galettes, moi je n’aime pas trop ça, on a trop chaud ». Une autre fois, alors que je lui propose une promenade elle me répond : « c’est que je ne sais pas où est mon mari, je ne l’ai pas suivi, moi, j’ai le travail des bêtes, faut que j’assume ».

2. Analyse

Commençons par approfondir le cadre de référence qui assure, selon nous, la cohérence logique de notre analyse. La visée anthropologique suggère de considérer le procès historique à l’aune d’une capacité à nous abstraire du devenir animal. Ce qui revient à dire qu’appartenance et responsabilité relèvent d’une abstraction qui opère quoi qu’il en soit de la manière dont historiquement cette analyse s’actualise. Afin que le lecteur se repère dans notre argumentaire, nous proposons le tableau suivant, qui synthétise le fonctionnement dialectique de la personne.

NATURE
CULTURE
L’individu Le sujet
Configuration gestaltique
La personne
Processus culturel
Anatomie L’incorporation
Constitution du soma (somasie)
Instance
L’abstraction ethnique
Performance
Réinvestissement politique
Physiologie Mécanisme d’imprégnation de l’environnement Vide structural singulier Retour au plein universel
Subjectivité Processus d’appropriation
Historicité
Convention
Légalité
Par comparaison et composition Par différence et segmentation Par association et partage

Bien que nous ne soyons pas dupe de l’artificialité d’un tel découpage, nous trouvons là matière à penser dans cette manière de mettre en ordre la réalité, toujours relative, de la personne. Selon cette conception, nous expliquons l’être naturel par le mécanisme d’incorporation qui se rapporte à la condition de sujet. Cette configuration gestaltique assure à l’homme, comme à l’animal, l’installation d’une frontière naturelle qui définit un sujet et un environnement. Autrement dit, le soma dépasse l’individu organique qu’il configure selon une sexualité et une génitalité, assurant ainsi la continuité de l’espèce. De sorte que l’incorporation est ce mécanisme naturel qui permet à l’homme de s’imprégner de son environnement tout au long de son existence. C’est ce qui lui permet de s’adapter tout en s’assurant de la permanence de la situation subjectivement vécue. Ce processus naturel d’adaptation se définit positivement par son contenu. Les travaux d’Hubert Guyard argumentent dans le sens d’une formalisation naturelle par comparaison et composition  :

« Semble se constituer ainsi une situation vécue, dans laquelle le soi et le non-soi, le familier et le non familier, ne se définissent que relativement, par comparaison contextuelle de l’un avec l’autre. De ce point de vue, toute subjectivité est une intersubjectivité. Le raisonnement est du même ordre lorsqu’il s’agit non plus d’identité mais d’unité. Si on se met l’un avec l’autre, ce n’est pas pour construire une unité englobante ou contagieuse, mais pour mieux assurer une composition, l’un avec l’autre. » (Guyard, 2009, p. 75).

Néanmoins, selon le modèle de l’anthropologie clinique, l’être humain ne reste pas figé sur cette imprégnation positive. Il s’en absente par négation, en évidant de manière singulière ce contenu subjectif, pour, dans le même mouvement dialectique, l’actualiser dans les situations qui lui sont données à vivre socialement. C’est cette négativité structurale qui donne à l’homme, à la sortie de l’enfance, la capacité à s’inscrire dans des rapports sociaux.

Selon la théorie de la médiation, l’instituant et l’institué constituent les deux faces du processus implicite qui respectivement acculture la sexualité en nexus et la génitalité en munus. Si nexus définit le nœud, le lien et renvoie à la relation à l’autre ; munus définit la charge, le service rendu et se rapporte à la relation à autrui. Cet implicite rompt avec la configuration naturelle de comparaison et composition pour définir par différenciation et segmentation l’ensemble des frontières qui structurent les relations. De sorte que « la différence ne se situe pas dans la présence ou l’absence d’une définition ou d’une organisation des éléments, mais dans le mode de définition, positif vs négatif » (De Guibert, Clerval, Guyard, 2003, p. 248). Autrement dit, à partir de l’identité biologique positive, l’humain définit négativement de l’identité sociologique qui ne s’élabore que par rapport à l’autre. Ce qui se joue dans cette abstraction, au-delà du principe gestaltique, c’est l’analyse de l’identité et de l’unité, « parce que la combinatoire structurale permet à la fois l’identification et le dénombrement » (Gagnepain, 1995).

Du point de vue de l’instituant, cette négativité fait que tout humain, sauf pathologie, s’absente pour émerger à l’autre et se définir comme différent. Par abstraction, l’homme inscrit, à la fois, de l’un ou de l’autre (statut), et se classe en unité d’appartenance en posant de l’un et de l’autre (position). Ce dépassement du seuil animal transforme sa sexualité naturelle en parité culturelle. Réciproquement, du point de vue de l’institué, cette structuration lui fait reconnaître de la dette envers autrui, par acculturation de la génitalité naturelle en paternité culturelle. Ici aussi l’un ne va pas sans l’autre car il s’agit de la même analyse qui identifie de la qualification (fonction) et distribue de la responsabilité (rôle). Autrement dit, selon la théorie de la médiation, altérité et altruisme structurent implicitement nos rapports sociaux et nous spécifient en tant qu’humain. De sorte que l’absence, qui nous fait culturellement émerger à l’autre, est du même ordre que la dette qui nous oblige envers autrui.

L’hypothèse clinique que les psychoses du côté de l’institué et les perversions du côté de l’instituant seraient des dysfonctionnements par excès ou par déficit de l’analyse structurale sociologique, nous renseigne sur la capacité de l’homme à s’extraire du niveau gestaltique.

« En somme les deux psychoses figent ce qui, chez l’homme sain, fonctionne dialectiquement : le scénario d’annexion ou de dépendance s’impose chez le paranoïaque tandis que le scénario de dissociation – ou plus exactement d’autonomie ou d’indépendance – s’impose chez le schizophrène. » (Guyard, 2006, p. 601).

La responsabilité, en tant que principe, s’exerce dans la relation sociale et implique une forme de pouvoir vis-à-vis d’autrui. Cependant, il ne s’agit pas ici de domination mais plutôt d’obligation à l’égard d’autrui car la responsabilité est à comprendre comme un devoir, non pas au sens d’un devoir moral, mais d’un devoir de service. De fait, rapportée à notre clinique, cette perspective nous invite à reconnaître que pour Louise, il s’agit bien d’assumer une responsabilité. Une responsabilité qui s’inscrit, indépendamment de la situation immédiate, dans un rapport abstrait de fonction et de rôle. Cette analyse implicite de la dette est dans le même temps réinvestie dans une « histoire » qui pour Louise fait office de réalité. Il nous semble que dans ce « tableau clinique », c’est tout un pan de la vie psychique, que nous appelons l’instance personnelle, qui semble conservé. Il s’agit de la préservation du processus d’historicité qui implique que le principe d’altruisme fonctionne encore. Louise est en décalé par rapport à la situation, elle est hors espace, hors temps, hors milieu. Cependant, elle conserve un certain devoir être social. Toujours prête à servir, à contribuer, elle conserve cette capacité d’analyse déontologique propre à l’homme à entrer dans un rôle social. Si Louise, en dépit d’être hors situation, se positionne en tant qu’acteur social, elle garde également la capacité à donner à l’autre et à elle-même un rôle différencié. Lorsqu’elle se réfère à l’homme de loi qu’est le notaire, en tant que personne compétente pour trouver une solution au problème de Jean, elle nous en donne la preuve. Il en va de même lorsqu’elle donne à Claude, le rôle du prêtre ou qu’elle s’attribue « le travail des bêtes ». Ses observations semblent, selon nous, mettre à jour cette capacité de contribution qui agit à son insu, comme lorsqu’elle rend compte du service qu’elle assume auprès d’Alain dans le transport des repas. Ces observations nous suggèrent que Louise conserve l’analyse culturelle relative à la division sociale du travail.

Réciproquement, le principe d’altérité apparaît en partie conservé, lorsque délimitant « son grenier », Louise nous montre qu’elle s’est approprié sa chambre comme un lieu personnel. Elle nous laisse alors penser qu’elle a conservé la capacité implicite à poser des frontières d’appartenance. Elle délimite ainsi un « chez elle » en séparant le privé du public, parvenant à réinvestir ce découpage quand elle invite Jean à le partager. Erving Goffman suggère ici que l’altérité se définit par une séparation qu’il faut dépasser pour établir un lien.

« Car, si deux individus veulent se réunir par quelque lien social que ce soit, il faut bien qu’ils renoncent pour cela à quelques-unes des limites et barrières qui les séparent ordinairement. En effet, le fait d’avoir renoncé à ces séparations est le symbole central et la substance de la relation, de même que l’acte d’y renoncer pour la première fois est la marque centrale de la formation de la relation. » (Goffman, 1973b, p. 69).

Le fait que Louise puisse prendre Jean pour son mari, nous montre comment la position est à la hauteur du partenaire. En d’autres termes, l’alliance est à la hauteur des frontières posées implicitement. Si la position relève de la segmentation qui permet de poser de l’unité ethnique en lien avec un autre différent, alors le partenaire est à entendre comme le réinvestissement politique de la position. Jean-Yves Dartiguenave a montré comment une tendance à l’excès ou au déficit d’analyse nous renseigne sur cette capacité structurale. Quand la personne par excès se polarise sur l’unité ethnique, elle réduit l’autre à un équivalent ; et cette unité excessive empêche le réinvestissement dans une complémentarité partenariale. A contrario, lorsque l’analyse qui relie la personne à l’autre fait défaut, le processus d’unification qui permet d’être un couple, une famille, ou plus largement un groupe social, a tendance à s’enrayer. Ici l’unité avec l’autre ne peut pas être fondée ethniquement, d’où une tendance à naturaliser l’autre. Ce qui ne permet pas de fonder une communauté d’appartenance (Dartiguenave, 2003).

Chez Louise la capacité d’abstraction permet le réinvestissement relationnel car le couple relève d’une unité de position que Louise ne remet pas en cause mais actualise lorsqu’elle dit de Jean qu’« il a une double vie ». Ainsi, nous pouvons repérer la persistance d’une analyse de l’appartenance, qui se fonde sur un rapport abstrait de statut et de position, indépendamment du fait que Jean ne soit pas son mari « naturel ». Nous pouvons dire, à l’instar de Jean-Luc Brackelaire, que Louise « aménage l’espace des positions ethniques » en fonction de la situation où elle se confronte à Jean.

« Nouer une relation sociale, c’est ainsi aménager l’espace des positions ethniques en fonction d’une situation où nous nous confrontons à un partenaire. Plus précisément, c’est redistribuer les positions sur le partenaire dont il s’agit et sur celui que nous constituons dans notre lien avec lui. C’est donc définir d’un seul tenant qui est notre partenaire et qui nous sommes dans ce rapport avec lui, ou encore quel est le lien que nous établissons avec lui. » (Brackelaire, 1995, p. 200).

Cette structuration concomitante de l’identité pour soi et pour l’autre se donne à voir lorsque Louise dit « je ne sais plus qui je suis ». Si Jean n’est plus son mari, Louise perd du même coup sa propre identité du fait que l’identité humaine se définit par rapport à l’autre. Ce que nous suggère Louise, c’est que la désorientation dans l’espace, le temps et le milieu, n’empêche nullement de poser pour soi et pour les autres des rôles et positions différenciés, élaborant ainsi un entourage fictif mais singulier. Louise nous invite à revisiter les savoirs sur l’humain en mettant à jour cette rationalité sociologique par laquelle l’homme créé et institue du social. C’est cette capacité mentale de structuration, que nous cherchons à saisir et la performance de Louise consiste à réinvestir cette mise en forme implicite dans les situations où elle se trouve en relation avec les autres. Il semble que la vie en collectivité, en favorisant des situations à forte contribution, lui apporte un équilibre qui minore ses troubles. L’hypothèse, rapportée à un fonctionnement général anthropologique, est que chacun d’entre nous, à notre insu, met en jeu cette auto-structuration et l’actualise dans la moindre de nos relations sociales.

Nous repérons comment Louise est en constante élaboration d’historicité, fictive certes, mais dans laquelle chaque acteur et interlocuteur a son propre statut et sa propre fonction. D’un côté mari, frère, cousin, cousine, parents… de l’autre notaire, coiffeur, prêtre… chacun est à sa place car Louise distribue les rôles. C’est aussi ce que note le médecin, lors de la consultation gériatrique : « elle pense que je suis la femme du docteur ». Le rôle n’est pas ici en rapport à des attentes, mais se définit négativement au regard d’unités de compétences. Louise ne reconnaît pas la compétence de cette femme, elle ne peut lui accorder le rôle du docteur ; elle ne peut donc être que la femme-partenaire du docteur.

Bien que la plupart du temps Louise suive Jean, elle prend le pouvoir et s’émancipe de son influence en participant avec le groupe à l’activité chant. Elle fait preuve d’une forme d’autorité sur Jean en insistant pour qu’il reste chanter. Ainsi, on peut dire qu’elle prend la main dans la partie qui se joue à cet instant-là. De la même manière, nous voyons, comment elle joue son rôle dans la situation d’interlocution avec Alain. Louise va jusqu’à esquisser une négociation, tel un contrat, qui lui garantirait une contribution financière en échange du service rendu. Globalement, nous pouvons dire que Louise donne sens à sa vie en introduisant dans le social de la cohérence, elle y trouve ses repères relationnels et élabore son « historicité » personnelle au gré des situations qui se présentent à elle. Elle est dans un « présent » abstrait, une absence, c’est pourquoi elle ne comprend pas ma question à propos de son coiffeur. Un coiffeur, c’est un coiffeur, elle ne le conçoit que dans son rôle abstrait de coiffeur, celui qui a pour rôle anonyme de couper et teindre les cheveux.

La déconstruction logique suggérée par l’anthropologie clinique explique le fait que tout phénomène humain est nécessairement pluri-déterminé. Autrement dit la particularité et l’originalité de la théorie de la médiation c’est de déconstruire la raison humaine en quatre plans différenciés, qui permettent l’explication des différentes capacités humaines. Ce modèle théorique s’articule à l’observation des dysfonctionnements repérés en neurologie et en psychiatrie et suggère une déconstruction du fonctionnement psychique en quatre plans de rationalités. Selon le modèle :

  • Le signe devient le principe explicatif de notre capacité d’analyse glossologique
  • L’outil devient le principe explicatif de notre capacité d’analyse ergologique
  • La personne devient le principe explicatif de notre capacité d’analyse sociologique
  • La norme devient le principe explicatif de notre capacité d’analyse axiologique

Si d’un point de vue théorique on peut retenir que les quatre plans du modèle sont indépendants les uns des autres et non hiérarchisés, d’un point de vue clinique la question de leur articulation se pose. Il est possible de rendre compte de cette contradiction en prenant appui sur la dialectique. D’un côté, le théorique opère à partir de l’instance qui fonde la catégorisation, alors que lors de l’observation clinique, il s’agit pour l’analyste de remonter de la performance à l’instance qui fonde le fait observé. Autrement dit, il s’agit de reconnaître que dans les deux cas il s’agit d’explication fondée sur une dialectique que nous pouvons considérer comme inversée. De fait, il revient à l’analyste de choisir son analyse explicative.

D’un point de vue clinique, si nous pouvons noter chez Louise une préservation de l’analyse logique de déduction – lorsqu’elle déduit son âge de l’âge supposé de sa grand-mère –, c’est au regard de la capacité d’analyse axiologique que nous allons poursuivre notre explication. Réduire l’humain à une approche sociologique, nous priverait de l’apport de l’axiologie pour produire un savoir rigoureux et cohérent sur la spécificité humaine. La visée anthropologique suppose une capacité axiologique où l’implicite est d’un autre ordre de réalité que celui de la société. Selon le modèle, il est celui qui confère au désir sa véritable légitimité et devient, par renoncement, gage de liberté. L’axiologie pose la problématique du désir, à partir d’un processus de régulation, ou plus précisément de réglementation qui permet de se satisfaire tout en gardant le contrôle. La réglementation est à la norme ce que l’institution est à la personne. Ici aussi, par analogie, s’éprouve la contradiction dialectique entre la gestalt naturelle et l’analyse culturelle. C’est d’ailleurs sur cette contradiction entre configuration naturelle du projet et instance éthique que nous pouvons convoquer la psychanalyse. Ce processus de refoulement, d’autocastration, qui, tout en régulant les désirs, fonde la satisfaction en faisant dialectiquement contrevenir à la règle. Partir de l’hypothèse que l’humain pose implicitement des frontières culturelles qui structurent le désir, implique l’idée d’un déterminisme spécifiquement axiologique, qui, là encore, ne doit rien à la réflexion, en l’occurrence à une analyse de type logique. C’est ce principe de légitimité qui réglemente et empêche la satisfaction sans contrainte.

Contrôler ses émotions par la médiation des restrictions éthiques, réguler son comportement suppose d’en avoir conservé le principe. La clinique de la névrose, définie ici comme pathologie de la légitimité, nous montre – comme la psychose pour la personne – que là aussi la dialectique n’opère plus. Au comportement naturel, l’humain oppose des barrières, des freins. C’est le concept d’abstinence qui est retenu par le modèle de la médiation pour expliquer cette négativité, cette auto-structuration qui nous fait humain sur le plan de la norme. Paradoxalement, c’est parce qu’on s’abstient qu’on parvient à s’autoriser. Le déficit d’analyse pousse à la consommation immédiate, au sens ou le désir n’est pas régulé axiologiquement. Le vieillissement peut entraîner des « ratés » dans l’exercice de cette mesure d’auto-rationnement qui permet à l’humain de se contraindre ou de s’auto-contrôler. Le vieillissement peut venir perturber la faculté qui préside aux règles de bienséance, que nous pouvons entendre comme un dérèglement éthique qui n’a rien à voir avec le social ; même si celui-ci s’actualise dans la relation sociale. À l’inverse, nous pouvons également observer un trop plein de retenue, qui, par excès d’analyse, va se manifester sous la forme d’une névrose.

S’il manque à certaines personnes l’exigence éthico-morale, c’est-à-dire la capacité de frustration qui fonde la satisfaction, nous considérons que ce n’est pas le cas de Louise. Nous n’observons chez Louise aucune désinhibition, ni aucun trop plein de retenue. Nous n’observons pas de perturbations axiologiques, elle « est détendue, heureuse d’être là (…) d’humeur joyeuse » mais sans débordement. Ce qui laisse penser qu’ici la dialectique éthico-morale fonctionne. Bien que nous ayons rapporté l’histoire fictive à la défaillance du soma et au processus d’historicité, il n’empêche que nous avons à nous interroger sur la place du processus axiologique dans cette « fiction ». Pour autant, nous distinguons la « fiction », que nous rapportons au registre sociologique, de la « fabulation » qui relèverait alors du déterminisme axiologique. De fait, Louise n’élabore-t-elle pas « en relation » un idéal « historique », qui lui permet de réguler ses rapports sociaux ? C’est tout l’intérêt de la déconstruction proposée par la théorie de la médiation de montrer d’un point de vue logique, l’incidence d’un plan sur un autre.

Si Louise peut se montrer préoccupée et sensible au souci de Jean, elle l’exprime sans excès. Elle fait preuve d’un jugement critique pour construire la bonne mesure du problème « il n’a quand même tué personne, il a bien le droit à sa part d’héritage ». Cette situation d’interlocution est bornée par ce qui est éthiquement acceptable de dire. Son discours est pondéré sans se perdre dans la compassion et sans dramatisation excessive. Nous pouvons dire que Louise trouve un équilibre entre la pulsion plaintive et l’exigence morale de la retenue. A l’instar d’Hubert Guyard, nous repérons que l’échelle d’appréciation n’est pas extérieure à la plainte, mais en constitue l’un des principes d’élaboration. De cette élaboration, « il devient nécessaire de distinguer deux raisons, l’une critique et l’autre sociologique. La raison critique vise éthiquement à construire l’épreuve à endurer et à prendre la mesure du mal, et l’autre raison, sociologique, vise à élaborer contractuellement des éléments d’appréciation communément recevables. » (Guyard, 2009, p. 62). De fait, lors du parcours de marche, Louise reste capable d’élaborer des éléments d’appréciation – « Je ne fais pas les choses bien comme il faut, c’est que j’ai perdu l’habitude d’obéir à des patronnes » – sans pour autant contrevenir à la bienséance. On peut dire que sa formulation est acceptable car mesurée et contractualisée. Autrement dit, Louise introduit cette distance ou abstinence, qui empêche de dire à l’autre sans retenue.

A plusieurs reprises Louise nous montre qu’elle conserve la capacité d’analyse du bien et du mal : « C’était une bonne personne » ; « C’est une bonne chose de travailler ». Par le jeu de l’auto-rationnement, l’homme pose lui-même les conditions de la satisfaction qu’il s’autorise. Axiologiquement, chaque humain mesure implicitement le prix qu’il a à payer et le bien qu’il peut se donner. C’est ce qui fait dire à Louise à propos des galettes qu’« elles sont bonnes surtout pour celui qui a eu le mérite de les faire ». Autrement dit, implicitement le bien s’obtient à condition d’en payer le prix. Ce fonctionnement dialectique s’observe précisément lors des thés dansants lorsque Louise est à la fois « fière et gênée » par le comportement de Jean. Sa satisfaction, liée à la prestance de son « mari », est contrebalancée par ce sentiment de « gène » qui exprime, selon nous, la crainte que Jean manque de retenue et dépasse la mesure.

La difficulté de Louise à poser des frontières naturelles, qui nous apparaît « masquée » dans la journée par ses rapports sociaux « fictifs », reprend le dessus dans la solitude de la nuit. Louise perd totalement pied avec le concret de « l’ici et maintenant » quand elle est hors relation et elle peut alors laisser voir l’extrême agitation qui l’envahit.

Pour résumer, la référence aux processus anthropologiques nous permet de prendre en compte la manière dont Louise construit sa réalité. A ce niveau d’observation, nous suggérons qu’une configuration gestaltique défaillante met en exergue l’abstraction qui structure le monde social. Dès lors, nous suggérons que la maladie d’Alzheimer peut, dans certain cas, être interrogée au regard d’une capacité à créer une histoire fictive selon des principes abstraits d’appartenance et de responsabilité.

3. Discussion

Dans nos discussions avec des professionnels en gérontologie, nous avons noté de nombreuses histoires relatives à ces personnes qui se focalisent sur leurs obligations : « Faut qu’j’aille chercher mes enfants à l’école ! »  ; « Ma mère est malade faut qu’je rentre ! »  ; « Je ne peux pas rester là, j’ai mon travail à faire ! ». Force est de reconnaître qu’à chaque fois cela renvoie à une période ancienne de la vie de la personne. Pour autant, nous ne cherchons pas à expliquer ces propos par les histoires de vie mais suggérons qu’ils résultent de cette analyse du métier, qui perdure par-delà « le trouble mnésique ». C’est la raison pour laquelle nous discuterons ici du problème théorique, pointé par Jean-Yves Dartiguenave, lors de notre suivi de thèse et partagé par Jean-Luc Brackelaire et Jean-Claude Quentel :

« Il y a là un problème théorique : le temps, l’espace et le milieu sont les coordonnées de la personne. Elles ne peuvent donc, sauf pathologie au pôle de l’analyse structurale, être déliées de la personne. Pour le dire autrement, l’appropriation suppose de s’inscrire dans le temps, de faire événement qui vient faire rupture dans l’écoulement du devenir et modifier le jeu des positions dans l’inscription historique. Or manifestement, ce n’est pas le cas de Louise. J’aurais plutôt opté pour un déficit d’analyse au profit de la prégnance d’une imprégnation. J’aurais même penché pour l’existence d’une remémoration (ce qui est un paradoxe s’agissant de la maladie d’Alzheimer,) et non d’une capacité chez elle à faire histoire ».

Si nous nous trouvons ici face à un problème théorique, la question est de savoir comment sortir de cette impasse. Nous n’avons pas la prétention de résoudre ce problème, pour autant nous allons tenter d’en repréciser les termes en nous référant aux trois moments de la dialectique. C’est le propre de la démarche expérimentale que d’exploiter un modèle pour suggérer des hypothèses et des questionnements. Le corps constitue le premier moment de cette dialectique sociale. Il ne s’agit pas du corps physiologique mais du corps comme mode naturel d’existence en lien avec un environnement. Avoir un soma revient à organiser les situations en tant que sujet dans des coordonnées d’espace, de temps et de milieu. Si l’instance ethnique nous extirpe de notre naturalité, elle nous y ramène sur la base d’un contrat ou d’une convention toujours contestable.

Nous proposons de définir « le temps, l’espace et le milieu » comme les coordonnées du sujet et non de la personne. Autrement dit, ces coordonnées existeraient déjà biologiquement ou gestaltiquement selon un mode binaire, que Gagnepain appelle le discernement, avec ses deux paramètres la distinction et la sériation. Autrement dit « cette capacité de distinguer et de sérier » permet à l’animal de ne pas confondre (Gagnepain, 1995). Nous avons identifié le trouble de Louise au niveau de cette saisie gestaltique. En suggérant que la défaillance pathologique de cette saisie somasique entraîne une négativité « forcée », nous avons montré comment Louise conserve la capacité à maîtriser ses relations de manière fictive. De fait, l’analyse singulière se donne à voir parce qu’il y a une perte du soma, une asomasie. C’est ce trouble du sujet qui nous permet d’observer le rapport au monde de Louise comme étant le résultat d’un principe d’historicité hors contexte.

Si le premier moment de la dialectique vacille, on observe alors une fixation sur la négativité. Autrement dit, Louise n’est plus assujettie par le temps, l’espace et le milieu parce que pathologiquement elle n’est plus présente à elle-même. Nous pouvons en déduire que l’asomasique, en perdant sa relation immédiate au contexte, se vide de sa condition gestaltique pour se fixer sur le versant de l’arbitrarité structurale. Plus qu’une analyse, il pourrait alors s’agir d’une forme d’autolyse forcée. Pour autant, Louise ne reste pas figée sur cette analyse, elle la réinvestit politiquement dans des relations que nous pouvons qualifiées de fictives, mettant en lien asomasie et fiction. Nous suggérons qu’expérimentalement, la performance historique importe moins que la mise en lumière de la capacité instancielle. D’un point de vue explicatif, la cohérence de notre raisonnement nous conduit à penser que la performance, historique ou fiction, importe moins que la capacité à auto-structurer responsabilité et appartenance, qui sont les deux faces de l’analyse sociologique. En précisant l’hypothèse de l’analyse structurale « forcée », la fiction ou histoire fictive se substitue à l’inscription historique. Autrement dit, si l’analyse sociologique permet d’inscrire le temps en « date », l’espace en « site » et le milieu en « entourage personnel » ; nous suggérons que cette performance peut être fictive. N’est-ce pas ce que nous donne à voir Louise, lorsqu’elle nous dit revenir de la « sacristie » ou lorsque jour après jour elle prend Jean pour mari ?

La pathologie, en opérant une dissection, permet à la clinique de distinguer les deux processus humainement à l’œuvre : la saisie gestaltique défaillante et l’analyse structurale. Ce qui nous conduit à dire que c’est la pathologie qui constitue le laboratoire expérimental. Par analogie avec l’agnosique, qui ne peut dire ce qu’il voit, mais voit ce qu’il dit ; nous suggérons que l’asomasique, à défaut de devenir ce qu’il est, est ce qu’il devient. Dans le rapport de notre soutenance de thèse, Clément de Guibert souligne que « les patients » de ce type « jouent des rôles et des actes professionnels et personnels, tout à fait cohérents du point de vue de leur histoire et socialité, mais décalés par rapport à l’ici, au maintenant et à l’entourage (telle personne hospitalisée cherche dans sa table de nuit son chéquier et les bouteilles d’apéritif pour payer et offrir à boire au « médecin » ; telle patiente, ancienne institutrice, entend les cloches et les bruits de pas dans le couloir et analyse que « les enfants rentrent de la récréation » ; tel patient, ancien menuisier, « démonte » les fenêtres de sa chambre, etc..) ».

Si la pathologie est le lieu de l’expérimentation, force est de reconnaître que notre argumentation gagnerait à présenter un cas clinique opposable. Clément de Guibert suggère que ce type de trouble viendrait s’opposer à la « démence sémantique » où se manifeste au contraire « une auto-centration situationnelle et subjective prégnante sans possibilité de s’absenter de son propre point de vue pour « jouer » les rôles sociaux  ». Dans la même perspective, le « syndrome frontal » peut-il être le lieu d’une clinique expérimentale qui rendrait compte d’une adhérence à l’environnement  ? C’est, selon nous, l’hypothèse qu’il conviendrait de confronter à des observations cliniques, tout en prenant en compte, plus que je ne l’ai fait jusqu’alors, l’avancée des savoirs en neurologie. Pour autant, nous ne pouvons conclure cette discussion sans reconnaître que la défaillance du soma chez la personne vieillissante est un processus progressif, graduel et ciblé. De fait, cela interroge sur l’existence d’une imprégnation partielle du sujet sans pour autant contredire notre hypothèse sur la probabilité d’un principe d’historicité « hors situation » fondé sur un implicite social.

Conclusion

C’est tout l’enjeu d’une anthropo-bio-sociologie, que de chercher à dissocier les fonctions naturelles et les facultés culturelles sur le plan social. Si, à la différence de la gestalt, il existe un principe d’auto-structuration propre à l’humain, il ne s’agit aucunement de nier la biologie qui nous conditionne. Jean Gagnepain construit son modèle rationnel à partir de quatre plans parce qu’il les conçoit aussi dans la configuration gestaltique. Si les neurologues ont tendance à observer et à expliquer le monde à partir de la double entrée relative au sensori-moteur, les psychanalystes se concentrent sur le socio-affectif. Ce qui, d’une certaine façon, renvoie aux quatre modalités anthropologiques, même si les troubles donnent la matière pour redistribuer les identités neurologique et psychiatrique. Si nous partageons avec les psychanalystes ce souci de dépassement de l’immédiat, la rupture, portée par certains philosophes, a été de ramener la raison au processus d’abstraction. Merleau Ponty n’hésite pas à parler de négation pour qualifier l’échange. Il fait ici référence au structuralisme de Claude Levi-Strauss :

« Du point de vue donc des systèmes modernes de parenté et des sociétés historiques, l’échange comme négation directe ou immédiate de la nature apparaitrait comme le cas limite d’une relation plus générale à l’altérité. » (Merleau-Ponty, 1968, p. 167).

D’où la nécessité de dépasser le purement physiologique pour poser l’existence d’un pôle subjectif naturel, premier moment de la dialectique sociale. C’est la place et la fonction que nous proposons de donner à une sociologie clinique fondée sur une anthropo-bio-sociologie. La spécificité du social mérite qu’on s’y arrête à plus d’un titre, au risque de laisser toute la place aux idéologies naturalistes ou structuralistes. Si la culture est à entendre comme une aptitude particulière que permet la biologie de notre espèce, l’articulation des deux modes explicatifs à son importance pour rendre compte de la spécificité humaine. A l’instar de Jean Gagnepain, il s’agit de penser le biologique et le culturel dans la contradiction qui leur est propre.

« Gestaltthéorie, d’un côté, structuralisme, de l’autre, ne sont donc pas des théories, mais théorie, ensemble, d’une réalité plus complexe impliquant quatre fois, comme je l’ai suggéré, la contradiction d’une sériation doublée d’une analyse dont on ne saurait, en fait, négliger l’une ou l’autre, sans compromettre la totalité » (Gagnepain,1995, p. 28).

De fait, pour dépasser la dichotomie du biologique et du social, il ne suffit pas de donner successivement la priorité à l’un ou à l’autre ; mais bien d’assumer leur dépassement à partir de la notion de personne qui, anthropo-bio-sociologiquement, nous définit en tant qu’humain. Rapporté à un fonctionnement général du psychisme humain, nous défendons l’idée que le vieillissement ouvre un champ de recherche inédit et innovant sur l’articulation dialectique des fonctions et facultés humaines.

Références bibliographiques

Brackelaire Jean-Luc, 1995, La personne et la société : principes et changements de l’identité et de la responsabilité, Bruxelles, De Boeck Université.

Dartiguenave Jean-Yves, 2003, « L’excès et le déficit de rationalité sociologique dans les situations de grande précarité », Tétralogiques n° 15, pp. 115-135, Rennes, PUR.

De Guibert Clément, Clerval Gilles, Guyard Hubert, 2003, « Biaxialité saussurienne et biaxialité gestaltique. Arguments cliniques », Tétralogiques n° 15, pp. 225-252, Rennes, PUR.

Fouque Le Bouil Anne, 2019, « Vers une anthropo-bio-sociologie de la personne vieillissante en établissement médico-social », Université de Rennes 2, Thèse de doctorat en sociologie.

Gagnepain Jean, 1991, Du vouloir dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines, II. De la personne, de la norme, Paris, Livre & Communication.

Gagnepain Jean, Du Vouloir Dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines, III. Guérir l’homme. Former l’homme. Sauver l’homme, Institut Jean Gagnepain, Matecoulon-Montpeyroux, 1995-2016 – édition numérique – v.1. [URL]

Gagnepain Jean, 1995, « Vices de forme », Séminaires « Retrouver la forme », n°2 et n°3 du 7 et 14 décembre, non publié [version pdf dans Tétralogiques, N°21, Existe-t-il un seuil de l’humain ?.]

Goffman Erving, 1973, La mise en scène de la vie quotidienne, Tome 2. Les relations en public, traduit de l’anglais par Alain Kihm, Paris, Editions de Minuit.

Guyard H., (2006), « Mesure et démesure de l’altérité. À propos d’un cas clinique de schizophrénie », L’information psychiatrique, 82, p. 595-604. [Cairn.info]

Guyard Hubert, 2009, La plainte douloureuse, Rennes, PUR.

Merleau-Ponty Maurice, [1953], 1968, Éloge de la philosophie et autres essais, Paris, Gallimard.


Pour citer l'article

Anne Fouque Le Bouil« De la sociologie clinique à l’anthropo-bio-sociologie. Analyse et discussion d’un cas d’Alzheimer », in Tétralogiques, N°27, Varia.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article193