Jean-Claude Quentel
Psychologue clinicien, Professeur émérite de l’Université de Rennes 2, LiRIS, EA 7481.
Mail : jean-claude.quentel chez univ-rennes2.fr
Site : http://jc.quentel.free.fr/
Les Fondamentaux de la vie sociale de Maurice Godelier au regard de la théorie de la médiation de Jean Gagnepain
En 2019, l’anthropologue Maurice Godelier faisait paraître un petit ouvrage particulièrement intéressant, notamment pour ceux qui inscrivent leur réflexion dans le cadre du modèle de la médiation de Jean Gagnepain. Ayant obtenu la médaille d’or du CNRS et reconnu comme « une figure internationale de l’anthropologie », pour reprendre la formulation de l’éditeur, l’auteur a été invité à produire un texte dans la collection du CNRS « Les grandes voix de la recherche ». Il lui a donné pour titre Fondamentaux de la vie sociale [1]. Cette invitation était pour Maurice Godelier l’occasion de retracer son itinéraire et en même temps de dresser, comme il le dit lui-même, une sorte d’inventaire des résultats qui constituent à ses yeux des découvertes en anthropologie mais qui présentent également un intérêt dépassant cette discipline. De ce point de vue, l’ouvrage, bien que court, a un intérêt majeur.
M. Godelier est l’auteur d’ouvrages importants comme La production des Grands Hommes (1982), L’idéel et le matériel (1984), L’énigme du don (1996), Métamorphoses de la parenté (2004), Lévi-Strauss (2013) et L’imaginé, l’imaginaire et le symbolique (2015). Le livre intitulé donc Fondamentaux de la vie sociale reprend en fait beaucoup de points abordés dans Métamorphoses de la parenté et surtout dans Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, paru en 2007, ouvrage non cité dans la liste ci-dessus, laquelle reprend celle des éditions du CNRS. Ces deux derniers ouvrages constituaient déjà des formes d’inventaire, le second étant toutefois plus général que le premier, bien que l’ouvrage sur la parenté soit bien plus épais que celui consacré au fondement des sociétés.
Nous soulignerons d’abord l’emploi chez M. Godelier des notions de « fondamentaux » et de « fondements », lesquelles paraissent impliquer d’emblée un recul d’ordre anthropologique, non pas seulement au sens de l’anthropologie sociale, mais à celui, plus général d’une réflexion sur ce qui caractérise le fonctionnement de l’homme, réflexion dont participe notamment la théorie de la médiation. Nous ne proposerons pas ici un compte-rendu complet de ce dernier ouvrage paru au CNRS ; nous nous attarderons surtout sur quelques points qui nous paraissent particulièrement importants. Nous ferons également des incursions dans d’autres écrits de l’auteur, notamment dans Au fondement des sociétés humaines, afin de mieux comprendre ce qu’il en est de ces « fondamentaux » tels que les conçoit M. Godelier [2].
Qu’est-ce qu’un rapport social ?
L’ouvrage commence par une réflexion sur les rapports sociaux en général, l’auteur s’appuyant toujours, outre son recul sur de très nombreuses sociétés, sur son expérience de sept années d’observation auprès des Baruya en Papouasie-Nouvelle-Guinée. « Plus on approfondit la connaissance d’une société différente, plus on découvre qu’il y a dans la particularité de cette société des éléments universels », énonce d’emblée M. Godelier (p. 13). Le ton est donné. Le particulier est à saisir dans son lien avec l’universel et cela semble être le point de départ de l’ensemble de sa réflexion. Il est immédiatement question, du coup, dans le propos de l’auteur, d’ « invariants » structurant les rapports sociaux. Toutefois, M. Godelier débute son « inventaire des résultats qu’ [il a] cru obtenir », comme il l’exprime (p. 14), par un recul sur la notion de rapport social. Les jeunes chercheurs, explique M. Godelier, ne prennent pas la peine, la plupart du temps, de se questionner sur ce qu’est un rapport social. Or, il est nécessaire d’avoir une définition claire et efficace de ce dont il s’agit. Mais peut-être n’est-ce possible, ajoute-t-il, qu’après un certain temps, passé notamment sur le terrain.
Ce court chapitre de sept pages, consacré donc aux rapports sociaux, est déjà d’une grande richesse du point de vue de la réflexion. D’abord, en ce qui concerne la définition proposée d’un rapport social. M. Godelier l’entend comme « un faisceau de relations » engageant deux ou plusieurs individus ou encore plusieurs groupes humains. Il ne se contente cependant pas de cette première définition ; il faut « aller plus loin », dit-il. « Un rapport social a une armature intérieure aux individus. Car un rapport existe simultanément à la fois entre les individus et dans les individus » (p. 15. Le soulignement est de l’auteur). Voilà une définition qui nous intéresse hautement ! Affirmer qu’il existe une « armature intérieure » du rapport social est une avancée particulièrement importante que l’on ne trouve pas encore posée aussi clairement, par exemple chez les sociologues, même si certains semblent y venir, avec quelques difficultés. Le « dans » va nécessairement de pair avec le « entre » auquel on s’en tient souvent uniquement, dans une approche très réaliste des rapports sociaux. Cette conception du rapport social rejoint, au moins sur ce point, celle que Jean Gagnepain a de la Personne et de l’échange, y compris dans l’emploi de la notion centrale de « faisceau de relations ». Plus loin, M. Godelier avancera en toute logique (après une réflexion plus discutable sur les trois aspects d’un moi décomposé, « abstrait », « social » et « intime ») qu’il est nécessaire, si l’on veut creuser ces questions, « d’unir » (c’est le terme qu’il emploie) la psychologie et l’anthropologie. Autrement dit, il n’est pas possible de s’en tenir aux limites d’une discipline pour saisir ce qu’il en est d’une telle question.
L’opposition — nous dirions, quant à nous, le paradoxe — entre le particulier et l’universel, certes déjà travaillée par d’autres auteurs, dont son maître Claude Lévi-Strauss, mérite aussi d’être soulignée dans l’analyse opérée par M. Godelier. Elle est constitutive du social, quelles que soient les configurations qu’il épouse. Sans doute cette opposition ne fait-elle pas chez lui la part, comme c’est le cas dans le modèle de la médiation, de ce qui relève de l’ordre explicatif et de ce qui constitue le rapport social en tant que tel ou, en d’autres termes, du registre de la logique et de celui du social comme praxis. Une telle dissociation de registres se révèle pourtant fondamentale, au point où il n’est pas possible, sans l’effectuer clairement, de parler de sciences sociales, ni plus généralement de sciences humaines. Le rapport du particulier et du général qui relève de l’explication scientifique ne peut aucunement être confondu avec le rapport du singulier et de l’universel qui rend compte, de son côté, du fonctionnement social. Il reste que M. Godelier insiste d’emblée sur le fait que « bien connaître le particulier n’éloigne pas de l’universel car on y décèle des invariants qui structurent les rapports sociaux » (p. 13). Il est donc bien à la recherche, nous l’avons déjà évoqué, d’« invariants » tout en insistant sur la particularité de toute société. Il a, à cet égard, une approche réellement anthropologique, au sens d’une réflexion sur les processus qui spécifient le fonctionnement de l’homme. Plus particulièrement, ici, il s’interroge sur les fondements mêmes du social. Il met en même temps en scène, dans cette opposition du particulier et de l’universel, une forme de contradiction que le modèle de la médiation saisit, quant à lui, à travers un mouvement dialectique.
Les préconditions de la « nature humaine »
M. Godelier vient ensuite traiter de la notion de « nature humaine », question bannie, disqualifiée, dit-il, lorsqu’il était jeune, et considérée comme participant de philosophies essentialistes. « Au fur à mesure que je travaillais, je me suis aperçu qu’il existait bien une nature humaine. Je suis donc devenu un dissident », écrit-il (p. 21). Qu’en est-il pour lui de cette notion ? Il l’envisage en fait d’abord, dans cet ouvrage, comme une série de « préconditions », biologiques, historiques, etc., qui permettent à un être humain d’exister, préconditions qui valent « pour toute époque et pour toute société. » (p. 21) M. Godelier identifie en fait cinq préconditions. Première d’entre elles : un individu n’est jamais à l’origine de lui-même. Il est né d’un homme et d’une femme. Si cette précondition s’entend pour un individu, au sens physiologique, nous soulignerons le fait que, du point de vue de ce que la théorie de la médiation appelle « personne », l’homme est bien à l’origine de lui-même, aussi étrange que cela puisse paraître. Plus exactement, la Personne est principe d’origination, non seulement d’ailleurs de l’homme dans sa quête de lui-même mais de l’univers dans lequel il s’inscrit [3]. Seconde précondition énoncée par M. Godelier, tout homme ne survit durant son enfance que grâce aux soins de ceux qui s’obligent vis-à-vis de lui et le protègent. Troisième précondition, tout homme naît à une époque et dans une société qu’il n’a pas choisies. Quatrième condition : l’homme étant « doté génétiquement de la capacité d’émettre et d’entendre des signes qui font sens pour lui et les autres » se forme à une langue qu’il n’a pas choisie. Il est « prédéterminé à la comprendre avant même de pouvoir parler » (p. 22). Cinquième et dernière précondition, un individu naît et grandit dans une famille. Il a « une position sociale qui lui est attachée, celle de ses parents » (p. 23).
Dans Au fondement des sociétés humaines, M. Godelier avait déjà consacré un chapitre à la question suivante : comment un individu se constitue en sujet social ? Ce chapitre était né de rencontres avec des psychanalystes, en l’occurrence André Green et Jacques Hassoun. Il commençait là par la même question : qu’est-ce qu’un rapport social ? Avec l’idée que tout individu « a autant d’identités qu’il […] appartient simultanément à différents groupes sociaux par un aspect (ou par un autre) de lui » (FSH, p. 197). Ce sont, précise M. Godelier, des cristallisations en chaque individu de différents types de rapport aux autres. Toutes ces identités « constituent la multiplicité concrète de son identité sociale, qui n’est jamais une simple addition d’identités distinctes, de rapports particuliers » (FSH, p. 198). L’analyse est à nos yeux particulièrement intéressante, d’autant qu’elle est très proche de celle que promeut la théorie de la médiation en ce qui concerne la Personne. Mais M. Godelier ajoute le point suivant, sur lequel il va revenir à plusieurs reprises dans ce même ouvrage : l’homme n’est pas seulement un être qui vit en société ; il doit « produire de la société pour continuer à vivre » (FSH, p. 203. Le soulignement est nôtre). L’homme doit donc se doter de la capacité de produire de la société.
C’est là, avance M. Godelier, un « fait transculturel ». « Ce fait transculturel fondamental explique l’existence même de la diversité culturelle de l’espèce humaine » (FSH, p. 207). Vraisemblablement parce que les hommes produisent nécessairement de manières différentes la société, bien que ce point serait à préciser. L’élément premier pour l’auteur, il nous faut le
souligner, se situe néanmoins dans le « transculturel », dans un transhistorique qui est précisément le lieu des « invariants ». On toucherait là aux fondements des sociétés humaines. Cette notion de production de la société n’est pour le reste pas nouvelle. On la trouvait déjà en sociologie chez Alain Touraine, par exemple. Mais si le sociologue articule cette production de la société à son action sur elle-même et donc à sa division fondamentale, M. Godelier va la rapporter au processus qui opère en l’homme lui-même. L’homme est un être qui s’invente lui-même, soutiendra-t-il. Épistémologiquement, sa position est sur ce point encore très proche de celle de la théorie de la médiation de Jean Gagnepain.
Une « espèce sociale »
M. Godelier prétend en même temps ne pas se poser la question des fondements de la société humaine et du lien social, en tout cas pas de manière philosophique. Il n’en soutiendra pas moins que les hommes sont « naturellement » une espèce sociale (FSH, p. 213, en note), formulation qu’il reprendra en conclusion du même ouvrage intitulé donc de manière significative Au fondement des sociétés humaines (au pluriel, toutefois), cette conclusion étant assortie de l’idée qu’ils produisent de la société pour vivre. L’objet des sciences sociales, écrit-il, est précisément d’analyser et de comprendre les conditions d’apparition et de disparition des différentes façons d’organiser la vie en société. Il n’est pas simplement de comprendre comment fonctionnent les sociétés, il consiste aussi à expliquer dans quelles conditions elles sont apparues et se sont maintenues.
Revenons au livre sur les Fondamentaux de la vie sociale. Les cinq préconditions, dont M. Godelier nous fait entendre que ce sont elles qu’il « nomme nature humaine », font que, selon lui, l’être humain est « dès le départ un être à la fois biologique, social et historique » (p. 23. Souligné par l’auteur). « On ne peut donc pas dire que, par la suite, on lui “ajoute” de la culture, précise-t-il. Il ne grandit et ne se développe qu’à l’intérieur d’une société et d’une culture données. » Ces cinq éléments, explique l’auteur, constituent des « invariants », lesquels sont donc transhistoriques et transculturels. Pour autant, si l’on suit bien ce qu’argumente M. Godelier, l’humanité tiendrait en dernier lieu au fait que l’homme ne peut vivre tout seul dès sa naissance (c’est la fameuse question de la néoténie) et qu’il se trouve d’emblée pris dans un entourage humain qui le fait grandir comme homme. Autrement dit, les cinq préconditions répondent en dernier lieu à la période d’imprégnation telle que la comprend la théorie de la médiation, c’est-à-dire à la situation particulière dans laquelle se trouve pris le petit de l’homme durant l’enfance. Celui-ci se nourrit des apports de son environnement immédiat, sans avoir sur eux une quelconque maîtrise. C’est en ce sens, semble-t-il, que les préconditions énoncées constituent dans le propos de M. Godelier des invariants qui se révèlent transhistoriques et transculturels. Elles ne forment dès lors pas des conditions à partir desquelles il se ferait créateur de lui-même et de la société. En d’autres termes, on demeure de ce point de vue dans l’ignorance des processus qui fondent ce que Jean Gagnepain appelle la Personne et qui supposent précisément cette forme de créativité.
Dans Au fondement des sociétés humaines, M. Godelier proposera toutefois une autre explication de la façon dont l’individu se constitue en « sujet social ». La société, soutient-il, s’édifie sur la base d’une « négation consciente », d’une « amputation », que l’homme se fait à lui-même. Celles-ci visent le caractère asocial de son désir sexuel (FSH, p. 203). Passons sur la « conscience » de la négation en question, ainsi que sur la notion de désir articulée au sexuel, points qui ne sont pas sans poser problème et qui distinguent l’approche de M. Godelier de celle de la médiation. On peut se demander comment s’effectue cette opération de négation du sexuel (lequel sera entendu aussi comme reproduction, donc comme génitalité, également à dépasser) qui, elle, nous intéresse tout particulièrement. Peut-elle vraiment résulter d’une prise de conscience du caractère asocial d’une sexualité ramenée à la problématique d’un désir et de la nécessité pour toute société de l’ordonner à sa production et à sa reproduction, comme le soutient M. Godelier ? Il faut, ajoute-t-il, que cette subordination « s’imprime dans l’intimité des individus » pour qu’ils émergent à leur statut de sujet social (FSH, p. 204. Le soulignement est ici nôtre). L’accès au langage et à la conscience d’une réciprocité des liens est toutefois une condition fondamentale supplémentaire. L’explication de la subordination évoquée ci-dessus est pour le reste la suivante : l’inscription d’un ordre social dans l’intimité corporelle se fait par et à travers le corps.
L’histoire, le cerveau et l’imaginaire
Dans Fondamentaux de la vie sociale, M. Godelier poursuit autrement son explication : la nature humaine n’épuise pas la réalité de l’homme. « Pourquoi ? Parce qu’à la nature humaine s’ajoute l’histoire, et l’histoire est un domaine ouvert : l’humanité a toujours créé plusieurs trajectoires, plusieurs types de sociétés, de religions. » (p. 24). Il apparaît donc d’abord que l’humanité, dans ce qui fait sa spécificité, se réduit à l’histoire. De ce point de vue, M. Godelier s’inscrit toujours, aux yeux de la médiation, dans la problématique du XIXe siècle pour laquelle c’est l’histoire, et elle seule, qui fait l’homme. Anthropologue, au sens cette fois des sciences sociales et de sa discipline, il ne peut pour lui en être autrement. Le langage, l’art ou la technique, ainsi que la morale n’ont pas d’autre existence qu’en tant qu’usages sociaux. Les processus qui les fondent en tant que phénomènes spécifiquement humains se trouvent occultés. Ils n’ont aucune autre origine et il n’existe, du même coup, que des sciences sociales, l’expression étant en dernier lieu synonyme de celle de sciences humaines.
Il apparaît ensuite que l’histoire, plus précisément ici l’inscription dans une histoire durant l’enfance, suffit à produire de l’homme dans ce qui fait sa spécificité. Il reste cependant à comprendre ce qui vient rendre compte de la capacité de l’homme à produire, et pas seulement à recevoir, de l’histoire et du social. D’où lui vient cette capacité à créer et pas simplement à s’imprégner ? La question reste ici entière… La nature humaine dont parle M. Godelier n’est humaine, semble-t-il, qu’à partir des préconditions qu’il énonce, lesquelles se résument à l’incontestable insertion de l’homme dès sa naissance, et même avant, dans une société qui lui préexiste. Le non-dit, ou plutôt l’impensé, d’une telle argumentation est que l’homme se socialise en incorporant ce dont il hérite de ses parents et de sa société. Ce qui est alors cohérent avec le fait que ça « s’imprime[rait] dans l’intimité de l’individu ». De ce point de vue, M. Godelier ne se distingue pas foncièrement des sociologues qui ont traité du problème de la socialisation en ne s’en tenant qu’au processus de l’incorporation.
On comprend que M. Godelier puisse soutenir que « l’humanité [soit] une espèce naturellement sociable » (p. 28. Souligné par l’auteur). « L’humanité n’a pas inventé la société, c’est la nature qui a produit des espèces sociales, et nous en sommes une », continue-t-il. Sans doute cette phrase peut-elle s’entendre de manières différentes. Il nous faudrait cependant comprendre, encore une fois, à partir de quels processus tout homme, au même titre que tous ceux qui l’ont précédé et de tous ceux qui lui succéderont, se montre capable de produire du social, c’est-à-dire de faire preuve d’appropriation et pas simplement d’en demeurer à une imprégnation d’usages sociaux (qui, certes, le distingue déjà, comme le dit M. Godelier, des autres primates, mais ne suffit pas à rendre compte de son fonctionnement spécifique). Pourtant, M. Godelier énonce en même temps ceci dans Au fondement des sociétés humaines : « L’enfant est donc toujours déjà approprié d’avance socialement, mais il doit à son tour s’approprier ceux qui l’ont approprié, son père, sa mère… » (FSH, p. 208). La façon dont il s’approprie « à son tour » reste précisément en suspens, bien qu’elle conditionne la cohérence de l’ensemble du raisonnement.
Néanmoins, M. Godelier conclut ce chapitre par la phrase suivante, qui, elle, est une réponse à la question « d’où vient cette société qui a toujours précédé l’homme » : « Les humains n’ont jamais “fondé” la société ni eu à le faire, mais ils ont toujours eu en eux la capacité de la transformer pour d’autres formes de société, d’autres manières d’organiser leur vie en commun et de penser l’univers autour d’eux. Et ils doivent cette capacité à leur cerveau qui leur permet d’imaginer d’autres manières d’agir et de penser. » (p. 30. Le soulignement est de l’auteur). On retrouve cette fois la notion de « capacité », capacité de transformation, qui ne se réduit pas aux préconditions évoquées par ailleurs, et c’est bien la nature en l’homme, en l’occurrence ce que lui permet son cerveau, qui en rend compte. L’argument est là d’une autre nature. Nous sommes alors proches de l’ « anthropobiologie » développée par Jean Gagnepain qui rend compte de sa notion de dialectique, la nature de l’homme ayant en fait pour particularité de lui permettre de se dénaturer et d’émerger à un autre ordre de réalité.
Cependant, à y regarder de plus près, c’est pour M. Godelier la capacité d’ « imaginer » qui explique cette transformation… Elle ne renvoie donc pas à un fonctionnement et à une raison qui seraient propres au social. Ceux-ci sont entièrement subordonnés à l’imagination ; ils trouvent en elle le processus qui les explique. Au demeurant, plus loin dans l’ouvrage, à l’occasion d’une réflexion sur la mort, M. Godelier écrira que les invariants universels « sont des postulats de la pensée comme en mathématiques, mais sans vérifications possibles » (p. 56). L’anthropologie clinique se distingue radicalement de cette visée foncièrement représentative et cognitive et elle ouvre sur ce point des perspectives totalement différentes. Elle montre par ailleurs que la « vérification », du moins une forme d’expérimentation des hypothèses concernant le fonctionnement de la Personne, peut s’effectuer à partir précisément de la pathologie.
Alliance et filiation. Le statut de la parenté.
Voilà pour la question décisive de la constitution du « sujet social » en tant que tel. Quatre autres chapitres suivent qui participent également des Fondamentaux de la vie sociale : le premier est consacré aux systèmes de parenté, le second au don, le troisième à la mort et le dernier à l’imaginaire. Chacun d’entre eux mériterait une réflexion approfondie. Nous serons cependant bien plus rapides pour ne pas alourdir cette analyse qui n’a pas pour ambition de traiter de manière exhaustive de ce travail. La question des systèmes de parenté est, on le sait, une question centrale pour l’anthropologie sociale. Sur ce point, M. Godelier renvoie à son ouvrage intitulé Métamorphoses de la parenté et aux principes d’analyse qu’il a alors fait valoir : la descendance (que nous, français, appelons « filiation », précise-t-il) ; l’alliance ; l’interdit de l’inceste ; une terminologie de parenté ; un ensemble de représentations du processus de fabrication des enfants. Sur l’inceste, outre le fait qu’il rend compte également d’usages comme le mariage entre frères et sœurs par exemple chez les pharaons ou en Perse antique, M. Godelier fait valoir qu’il met en cause à la fois les rapports d’autorité et de solidarité au sein des familles et des clans. Il insiste également sur le fait qu’il ne touche pas seulement la consanguinité, mais qu’il attaque à la fois la descendance et l’alliance, c’est-à-dire les deux piliers de la parenté. L’interdit de l’inceste explique en fait, pour M. Godelier, la totalité des rapports de parenté, aussi bien donc l’alliance que la filiation. « L’alliance et la descendance, écrit-il, naissent et sont complémentaires l’une de l’autre par un troisième principe, fondamental et présent dans toute société, l’interdit de l’inceste » (p. 35). Sur ce point, il existe une divergence importante entre lui et Jean Gagnepain. En effet, ce dernier, soucieux d’expliquer le fait qu’elles se différencient (qu’elles « n’ont pas la même fonction », ainsi que devra le concéder M. Godelier), les rapporte à des processus différents et les renvoie en fait à des « faces » distinctes de la Personne [4].
Concernant les deux piliers de la parenté, M. Godelier exprime son désaccord avec C. Lévi-Strauss qui a, dit-il, « indûment privilégié » les rapports d’alliance. Cette affirmation nous intéresse tout particulièrement. En effet, le modèle de la Personne n’accorde, comme lui le fait, aucun privilège particulier à ce qui relève à ses yeux d’une des faces de ladite Personne. « Ce sont là, énonce clairement M. Godelier, deux piliers fondamentaux de même niveau, mais qui n’ont pas la même fonction au sein de la parenté. » (p. 38) On retrouve ici l’affirmation, commune à tous les ethnologues, selon laquelle ils remplissent des fonctions différentes. Mais ces ethnologues ont par le passé insisté, la plupart du temps, sur l’un de ces piliers au détriment de l’autre, probablement à partir de ce que les sociétés étudiées leur donnaient d’abord à voir, sans s’apercevoir qu’ils étaient tous deux fondamentaux. En tout cas, avec l’affirmation selon laquelle il s’agit de deux piliers d’égale importance à l’intérieur de la parenté, M. Godelier rejoint la médiation.
M. Godelier insiste encore, comme il l’avait fait plus longuement dans Au fondement des sociétés humaines, sur le fait que « nulle société n’a jamais été fondée sur la famille ou la parenté » (FSH, p. 100. La formule fait titre de chapitre). Ce que la théorie de la médiation soutiendra aussi à sa façon : les faces de la Personne rendent compte de la classification sociale et du métier ou du service rendu, l’alliance et la filiation ne constituant selon elle que des dimensions de ces deux modalités de fonctionnement. En même temps, la parenté se comprend comme le produit d’un double processus de classification et de division des services au même titre que l’ensemble de ce qui constitue les rapports sociaux. Classement social et répartition des tâches s’instaurent dans tous les domaines en même temps. C’est en eux qu’il faut chercher, pour la théorie de la médiation, les fameux fondements du social. Or, la thèse d’une moindre importance de la parenté est forte chez M. Godelier ; il la reprend souvent dans ses travaux. Elle se comprend mieux lorsqu’il fournit l’explication suivante : « Ce n’est pas au sein des rapports de parenté que gisent les forces et les contradictions sociales qui changent en profondeur les configurations globales des sociétés » (FSH, p. 126). Sans aucun doute, une société ne se modifie pas d’abord à partir de la parenté. M. Godelier renvoie dès lors l’explication dernière de ce qui « fonde » la société à des « rapports politico-religieux » et à des « rapports qui organisent tous les groupes les uns vis-à-vis des autres au sein d’un ordre » dont il dit qu’il est à la fois social et moral (p. 47).
Précisions sur le don et importance de l’imaginaire
Concernant le don, question qui fait toujours réagir dans la suite des travaux de Marcel Mauss et à laquelle il a consacré un ouvrage entier, M. Godelier rappelle surtout, ici en quatre petites pages, qu’il est des choses « qu’il ne faut ni donner, ni vendre » (p. 49). Il faut les garder pour les transmettre. Ce point, ajoute-t-il, a été universellement négligé. Ces choses-là échappent donc à la circulation des marchandises. C’est surtout le terme de contre-don qui fait problème à M. Godelier. Il soutient que le don ne s’efface pas avec le fait de donner à son tour. Cela ouvre, dit-il, à des obligations de service réciproques. Autrement dit, « un tissu de rapports et d’obligations se crée pour toute la vie » (p. 51). Ce qui constituerait une conception plus ouverte, et surtout plus profonde, de la dialectique du don, et plus généralement des échanges, que celle qu’on peut en avoir parfois. À d’autres endroits de son œuvre, M. Godelier ira jusqu’à affirmer que l’échange n’est pas le fondement général de la vie sociale [5]. Tout dépend en fin de compte de la portée que l’on attribue à la notion d’échange…
La notion d’imaginaire, enfin, est particulièrement importante pour M. Godelier. Il l’analyse avant tout dans le rapport qu’elle entretient avec celle de symbolique. À cet égard, il prend ses distances, là encore, avec son maître C. Lévi-Strauss, en refusant le primat du symbolique (le refus est plus clairement affirmé encore dans FSH, p. 48). Il s’est toutefois forgé une conception particulière du symbolique qui ne semble pas être tout à fait la même que celle de Lévi-Strauss, ou de J. Lacan qui l’emprunte lui-même à C. Lévi-Strauss [6]. L’imaginaire, pour M. Godelier, est au cœur de tous les rapports humains. Il renvoie, soutient-il, à la puissance de la pensée. Elle est la source des idées, des images et de toutes formes de représentations. L’imaginaire comprend, dit-il, d’un côté, l’art, le jeu, etc., de l’autre, les religions et les imaginaires politico-religieux. De ce point de vue, même si M. Godelier fait part de réflexions intéressantes, notamment sur le mythe, son fonctionnement et ses origines, son analyse témoigne, du point de vue de la médiation, d’une fâcheuse absence de dissociation des registres et d’un primat de la représentation préjudiciable à un champ comme celui qu’il explore.
La conclusion, concise, rappelle l’importance de l’anthropologie et des sciences sociales. Ces disciplines permettent, soutient l’auteur, de comprendre les raisons et les logiques des actions des peuples et sociétés. Il rappelle par ailleurs l’importance de l’économique dans un monde soumis au capitalisme. Les questions qu’il pose pour conclure sont les suivantes : peut-on se moderniser sans s’occidentaliser ? Et quelles sont les fonctions de l’État depuis qu’il est apparu ? Concernant la première, il doit conclure qu’aucun peuple ne s’est modernisé sans s’occidentaliser en partie. Cependant, beaucoup de ceux qui s’occidentalisent posent en même temps des limites. Sur l’État, l’auteur nous dit qu’il continue de s’interroger.
Notes
[1] Fondamentaux de la vie sociale, Paris, CNRS éditions, 2019, collection De vive voix.
[2] Par la suite, nous ferons suivre les citations extraites de Au fondement des sociétés humaines de l’abréviation FSH. Les citations sans référence particulière se rapportent toutes à l’ouvrage Fondamentaux de la vie sociale.
[3] Cf. « Le principe d’origination, chacun de nous, en tant qu’il est personne, le porte en lui-même. Finalement, nous sommes tous à l’origine du monde. » (Gagnepain J., 2010, Huit leçons d’introduction à la théorie de la médiation, Institut Jean Gagnepain, Matecoulon – Montpeyroux, édition numérique, p. 178).
[4] Sur ces questions, cf. Gagnepain J., 1991, Du vouloir dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines, vol. 2, De la personne, de la norme, Paris, Livre et communication, rééd. Institut Jean Gagnepain, Matecoulon-Montpeyroux – éd. numérique, 2016 ; Gagnepain J., 2010, Huit leçons d’introduction à la théorie de la médiation, op. cit. ; Brackelaire J.-L., 1995, La personne et la société. Principes et changements de l’identité et de la responsabilité, Bruxelles, de Boeck-Université ; Le Bot J.-M., 2002, Aux fondements du « lien social ». Introduction à une sociologie de la personne, Paris, L’Harmattan ; Le Bot J.-M., 2010, Le lien social et la personne. Pour une sociologie clinique, Rennes, PUR.
[5] Notamment dans « Réponse de Maurice Godelier », Travail, genre et sociétés, 14, 2005, p. 196.
[6] Ainsi, dans cet extrait : « Le symbolique, par contre, se présente comme l’ensemble des moyens et des formes par lesquels des représentations, des réalités idéelles deviennent communicables et peuvent agir sur les individus et sur les rapports qu’ils nouent avec d’autres individus et avec d’autres groupes. » (idem, p. 186).
Jean-Claude Quentel« Les Fondamentaux de la vie sociale de Maurice Godelier au regard de la théorie de la médiation de Jean Gagnepain », in Tétralogiques, N°27, Varia.