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Jean-Yves Urien

Professeur de Sciences du langage émérite (Université Rennes 2), grammairien (glossologue) et spécialiste du breton.

Une lecture de Michael Herrmann, Métaphraste ou De la Traduction

Résumé / Abstract

Notes de lecture de : Michael Herrmann, Métaphraste ou De la Traduction, Peter Lang AG International Academic Publishers, Bern, 2020


Aurais-je pu titrer « Une traduction de… » ? J’aurais ainsi manifesté la mise en abîme à laquelle conduit l’argumentation présentée par Michael Herrmann. Pour lui, la traduction est une transaction. Or c’est bien une transaction de sens qu’il nous expose, inscrite explicitement dans une relation patrimoniale aux propos de Jean Gagnepain dans Du Vouloir Dire [1]. S’il « traduit » ce dernier, que fais-je d’autre ici que tenter de traduire ? Et que fait mon lecteur d’autre que me traduire, dans une série indéfinie de « métaphrasies » ? « Lire un auteur, c’est devenir à son tour l’auteur de sa propre lecture » dit-il justement (51) [2]. Toutefois, Michael Herrmann entend bien aussi montrer ce qu’a de spécifique cette interlocution où l’acteur s’efface contractuellement derrière l’auteur dont il porte la parole pour un public tiers. Le lecteur que je suis se contentera donc d’être un porte-parole, tout comme l’auteur se fait constamment le porte-parole de Jean Gagnepain auquel il rend ainsi hommage. Je pourrais vous servir ici le topos des nains, des épaules, et des géants. Mais peu importe l’envergure ; il importe de porter.

Tâche difficile de portage (de parole) tant il est logiquement contradictoire de restituer en quelques lignes ce que l’auteur propose en centaines de pages. Il ne s’agit donc ici que d’inviter à lire ce traité de sociologie et d’axiologie – j’ose la formule, parce que la consistance de l’exposé a cette envergure. On y trouve développés en effet, à propos certes d’une transaction réputée particulière, les concepts fondamentaux de la théorie de la Personne et de la Norme. Développés, et surtout approfondis et clarifiés à travers l’examen des multiples problèmes soulevés tant par les traducteurs de métier que par les grands penseurs de la transaction, de Saint Jérôme à Jorge-Luis Borges.

Michael Herrmann s’inscrit ainsi dans le compagnonnage de chercheurs qui renouvellent par l’apport de la théorie de la médiation la compréhension de la tâche du traducteur : Jean Peeters, La médiation de l’étranger. Une sociolinguistique de la traduction (1999), et Attie Duval-Gombert, « de l’interlangue aux interlocuteurs », dans Tétralogiques 12 (1999).

Une lecture : mode d’emploi.

L’application d’un modèle anthropologique à un domaine ne peut pas s’exposer comme un récit linéaire. Michael Herrmann, d’ailleurs, dans son dernier chapitre, oppose la traduction à l’interprétation orale de conférence selon « le critère de la récapitulation » (243) que permet « l’outillage par l’écriture » (253). De même, écrivain proposant une lecture, il nous invite à un « travail » en nous fournissant une panoplie qui exploite la possibilité d’une récapitulation. Autrement dit, un va-et-vient est indispensable entre le sommaire d’ouverture, le précieux « index » final des concepts, et les divers chapitres. Car il s’agit d’affronter la théorie de la médiation, dispositif d’une grande complexité, dont Michael Herrmann s’efforce de montrer le pouvoir euristique. « Plans, pôles, faces, axes, paramètres, visées » et leur combinatoire sont autant d’enjeux de « négociation de langue » pour le rédacteur, et le partage du sens avec le lecteur repose sur la « convergence synonymique » permise par le recoupement des divers passages et des manières variées dont les thèmes sont traités.

Ainsi la présentation initiale des chapitres est-elle, selon moi, un sommaire de référence auquel il importe de revenir lors de la lecture du chapitre correspondant. De plus, l’auteur associe le rappel des « outils » théoriques à chacun des problèmes qu’il étudie. De sorte que les notions les plus difficiles ou les plus paradoxales de la théorie de la médiation sont exposées plusieurs fois dans l’ouvrage en fonction du thème examiné. Cette attention didactique facilite par exemple pour le lecteur la compréhension de ce que Jean Gagnepain entend par « paramètres » de la « convention », à savoir le réinvestissement dialectique de « Ego » en « je, tu, il (le tiers), on (Stimmung ?) » [3]. Le thème, longuement présenté dans le chapitre qui définit l’interlocution (44-46), complété (58) à propos de « l’homme sans qualités » de Musil, est à nouveau clairement exposé (210) dans une confrontation entre perspective sociologique et perspective axiologique portant sur la notion d’égoïsme » – à partir du propos de Pascal « Le moi est haïssable »). Pour le dire autrement, ce livre peut parfois être lu comme un glossaire qui permet l’accès à l’ensemble de la théorisation.

Stratégie argumentative.

Le plan de l’ouvrage montre bien cette stratégie argumentative en ce qu’il alterne des chapitres d’exposés fondamentaux et des études de cas. (Même s’il convient de nuancer cette répartition). Du premier genre relèvent le chapitre II, « ce qu’interlocuter veut dire », centré sur la dissociation des plans de médiation et sur la dialectique, le chapitre V « comprendre ou ne pas comprendre » qui développe la réflexion sur les « deux faces de la langue », et les deux chapitres de fin qui traitent d’axiologie et d’ergologie. (Plus précisément « d’axiocénotique et de technocénotique », concepts définis en cours de route). Du second genre relève au Ch. III l’étude du cas limite et paradoxal qu’est la « traduction » (ou pas ?) du Quichotte par Pierre Ménard selon Jorge-Luis Borges. C’est aussi le cas au chapitre IV de l’étude de l’ensemble des aides à la traduction que sont les dictionnaires bilingues, les dictionnaires monolingues, qualifiés de « livres consulaires » par Valéry Larbaud, et les glossaires. Michael Herrmann aime aussi les « cas limite » qui sont un défi à la délimitation de la traduction. Il en va ainsi des « conventions » diplomatiques (ch. VII) multilingues, qui relèvent du « droit légalisé » où l’on « partage un accord » désormais figé après la transaction. « La traduction [y] perd son statut de traduction » (179). On mesure ici la diversité et la complexité des problèmes que l’auteur se donne et qu’il parvient à résoudre.

Cette répartition est à relativiser du fait que chaque problème vise à faire découvrir un mode d’explication théorique et que chaque thème théorique est abondamment confronté à des exemples. Du fait aussi, déjà souligné, qu’un concept peut être travaillé plusieurs fois, tel celui de perspective « glossocénotique » (qu’il distingue de la perspective sociolinguistique), qui lui permet de donner un statut à la « traductologie » et à la « stylistique comparée » (87, 123, 188). De même le « cas Ménard », (au chapitre VIII) est-il brillamment repris comme exemple d’analyse axiologique. L’auteur montre ici que toute traduction révèle un « dis-cours », qu’elle est prise entre « son manque » constitutif d’authenticité – Traditore ! – et la satisfaction qu’elle procure quand même – … eppur si traduce ! À quoi correspond l’impératif de « renoncement » du traducteur à être l’auteur de l’œuvre, alors même qu’il tire profit de l’appropriation qu’il s’autorise quand même à faire.

Je soulignerai aussi l’importance qu’accorde Michael Herrmann à la démarche épistémologique. Son argumentation est constamment une « négociation » de savoirs avec les interlocuteurs qu’il convoque : Walter Benjamin – pour la mise en bouche ! –, Antoine Berman, Joachim du Bellay, Martin Luther, Valéry Larbaud, George Steiner, et bien d’autres, dont il restitue avec précision et profondeur la position en regard de la sienne pour la discuter.

Enfin, l’analyse fine et approfondie de textes réputés pour leur difficulté est impressionnante. Se confronter ainsi longuement aux diverses versions du Quichotte, à l’Ulysse de James Joyce, aux Exercices de style de Raymond Queneau, à l’Énéide de Virgile, à la Bible de Luther montre l’expertise de Michael Herrmann à déceler ce qui fait problème et mérite analyse.

Défense et illustration de trois fondamentaux de la théorie de la médiation : dissociation, dialectique, faces.

La présente invitation à la lecture ne saurait se transformer en résumé du propos tenu. Qu’il me soit cependant permis de mettre en relief, parmi tant d’autres, trois aspects particulièrement attractifs des propositions de Michael Herrmann liés à la théorie de la médiation. Il s’agit de propositions articulées, ici, successivement, autour du thème de la dissociation, de la dialectique, et des « faces de la langue ». Tout en restant dans la transaction, entre « prise et don », je vais chercher ces quelques prises sur cette paroi abrupte qu’est la théorie de la médiation gravie par Michael Herrmann, au risque pour moi de la mé-prise.

1) La dissociation de la rationalité en plans de médiation.

Le terme « déconstruction » est fréquemment utilisé dans l’ouvrage, à côté de « dissociation ». Vers 1970, Jean Gagnepain reprend le terme de « déconstruction » à Jacques Derrida, qui renvoie lui-même à Martin Heidegger (Destruktion, Abbau). Derrida déclare lui donner le sens générique de « défaire, décomposer les structures, quelles qu’elles soient » (Source : article Derrida de l’Encyclopédia Universalis). Mais il est depuis largement galvaudé et désigne aujourd’hui toute espèce d’hypercritique. Au point que certains polémistes identifient « déconstruction » et « destruction anarchique » [4]. Bref, le « déconstructeur » serait un « wokiste » et réciproquement ! Le terme passe pour une injure. O tempora ! O mores !

Qu’il soit clair au présent lecteur que la « déconstruction » médiationniste est strictement une opération d’analyse explicative et n’a aucun statut critique. « Déconstruire » renvoie restrictivement à la « dissociation des quatre plans de rationalité ». C’est un soi une partie d’un modèle, donc une « construction » intellectuelle. Cela dit, au même titre que tout fait concept, elle devient sociolinguistiquement l’enjeu d’un débat épistémologique, et elle est axiolinguistiquement soumise au jugement critique.

C’est cette « diffraction » que Michael Herrmann pratique à propos de l’interlocution appelée couramment « traduction », qu’il envisage de quatre manières distinctes. Cette « quadrature » de la culture, cette « tétralogie », pratiquée tout au long de l’ouvrage, est résumée en fin d’ouvrage, p. 255-257. En voici la teneur, a minima.

1 - Michael Herrmann définit fondamentalement la « traduction », comme une manière d’ « être-en-langue » (256) dans le cadre du modèle de la Personne. Certains diraient que c’est un « acte de langage » qui a sa « performativité » et fait histoire. Le traducteur est une « législateur » de langue ; il institue. « On ne se demande pas [dans ce livre] si ces traductions sont plus ou moins réussies ou proches de l’original ; on admettra plutôt que chacune constitue la légalité d’un interlocuteur » (255).

2 - En outre, et distinctement, il observe que la traduction peut être aussi envisagée selon « la perspective logique » lorsqu’on se donne pour objet d’étude les usages langagiers mis en relation, et que l’on recherche « le sens du consensus » (60). Cet examen permet à la traductologie ou à la stylistique comparée de « mesurer » la distance entre langues, de calculer lexicalement ou syntaxiquement en quoi telle traduction s’éloigne ou « est proche de l’original ». La définition par l’auteur de cette « glossocénotique » est particulièrement euristique par ce qu’elle permet de dégager le principe interlocutif au cœur de la traduction de cette surdétermination logique provoquée et justifiée par son approche didactique. Apprendre à traduire, « savoir traduire », c’est autre chose que « traduire ». Le point de vue du logicien n’est pas celui du sociolinguiste. En témoigne, dit-il, « le trait d’union dans l’intitulé des dictionnaires bilingues : français-anglais ou anglais-français » (85). Cette égalité, cette réversibilité que l’on retrouve dans les grammaires comparées (« to swimm across = traverser à la nage ») « exige le maintien à distance » et « pérennise un rapport éphémère et provisoire » (88), tandis que la traduction consiste à « négocier une différence » (87), et transforme la langue.

3 - Par ailleurs, toute traduction peut « être mise en doute » (critique) au même titre que n’importe quel fait humain. Oser, amender, corriger sa traduction témoigne de l’aptitude axiologique du traducteur. Alors que le « malentendu » n’est sociolinguistiquement qu’un « autrement entendu », « le malentendu est un mal » (187) lorsqu’on se pose la question du « cens du consensus » (189) dans une perspective critique.

4 - Enfin, « traduire par écrit le récit d’un autre, c’est aussi (…) poser une temporalité à côté de celle du narrateur » (242), parce que l’écrit rend le texte « stockable et manipulable » à loisir. La traduction relève ainsi de la littérature, et participe de l’histoire littéraire.

« Dissocier les plans de médiation », c’est donc constituer des ordres distincts de faits, correspondant à des aptitudes mentales distinctes. Déconstruire, c’est construire scientifiquement.

Noter que l’introduction de la distinction respective de la « sociolinguistique », puis de la « glossocénotique, axiocénotique, technocénotique » (voir l’index) n’est là que pour cristalliser ces quatre perspectives explicatives.

2) La dialectique

Ce thème essentiel, au cœur de la théorie de la Personne dans Du Vouloir-Dire II, est travaillé à partir de l’examen épistémologique de multiples notions communes à la traductologie : « communication », « réduction d’un écart », « interférences », « calque », « couleur locale », « intraduisibilité », « Schlüsselworte », « littéralisme et ’belles infidèles’ » etc. Autant de problèmes soulevés par les professionnels de la traduction et par les théoriciens de la « communication ». Autant de problèmes qu’il faut revoir à partir des deux thèses suivantes : « la langue procède d’un principe extérieur au langage : le principe de l’échange » (40), et l’échange résulte de « la dialectique de la prise et du don » (255). En effet, qu’observe-t-on ? Une contradiction qui tente de se nier.

Ici, la contradiction est celle de la « rupture », de la « distance » que l’on éprouve dans l’irréductibilité de la « traduction » à « l’original ». Michael Herrmann insiste au passage sur le fait que c’est la traduction qui institue un texte comme original. « L’une et l’autre naissent simultanément » (26) ; la chronologie ne compte pas. C’est la phase de « l’appropriation ». Rappelons que l’appropriation relève de cette aptitude de la Personne à « instituer », à se faire « législateur », à « s’absenter » de ce qui est « présent, là, ainsi » pour constituer de l’altérité. « L’autre n’est pas donné d’avance ; c’est moi-même qui le construis par ma capacité de me différencier » (66). Cet « ego » s’éprouve en chacun de nous, et en chaque acte langagier, et donc dans toute traduction.

Inversement, la « négation de la négativité » s’éprouve dans la « construction d’un consensus » entre l’auteur et son traducteur. « Dialectiquement », souligne-t-il en référence à DVD II 88, « l’instance de la prise est inséparable de la performance du don » puisqu’ « on ne peut partager que ce que l’on s’est d’abord approprié (’égoïsme’) et inversement, que la prise oblige à la transaction (’altruïsme’) » 45, 50 Note 34. Témoin de la dialectique de la Personne, La traduction « est constituée par la recherche d’un consensus entre des interlocuteurs qui négocient ensemble leur différence de langue et de culture » (62). Elle ne transfère pas de l’information, elle « constitue » de la langue.

Se fondant sur cette conception de la dialectique, l’essai proposé par Michael Herrmann est démonstratif : il s’attache à résoudre des problèmes. Il les repère dans les cas limites éprouvés par les traducteurs, là où l’on se demande s’il y a ou non « traduction ». Le prototype en est « le cas Pierre Ménard », énigme imaginée par Borges qui en est le narrateur et le supposé lecteur de Ménard. Le Quichotte de Ménard, textuellement identique à celui de Cervantès, en est-il une traduction ? Borges prétend que oui. Contradiction ou paradoxe ? Pour Michael Herrmann, il faut se défaire de deux illusions pour comprendre. La première serait de s’attacher au texte lui-même, échantillon de langue, qui apparait identique, car ce qui compte, c’est l’appropriation que chacun se fait du message. C’est donc la confrontation de la langue-de-Ménard et de la langue-de-Cervantès qu’il faut analyser. La seconde illusion serait de « positiver » l’œuvre et l’auteur, en faire des objets statiques, parce que c’est toujours la dialectique de la personne légiférant et négociant qu’il faut restituer. « Le choix de regrouper [les Quichotte I et II] sous un même nom d’auteur (…) ou d’en faire deux histoires séparées ne se fonde pas sur une réalité objective. Il dépend des expériences et de l’histoire de chacun. Bref, de sa légalité personnelle » (76). C’est pourquoi, du récit de Borges, Michael Herrmann retient que Ménard aboutit à son Quichotte au terme de ses expériences, au terme d’une dynamique d’interlocution. Par une réflexion approfondie sur l’histoire littéraire, Michael Herrmann montre qu’on peut voir en Cervantès un « précurseur » de Ménard, et en même temps voir que le texte de Cervantès s’enrichit (transforme) grâce à celui de Ménard, « ce qui revient à dire que chaque écrivain, en créant ses précurseurs, les enrichit à leur tour » (80). Preuve de la complémentarité de la « prise » (de l’expropriation) et du « don » (de la reconnaissance) dans la dialectique interlocutive. Michael Herrmann nous propose ainsi une réflexion approfondie sur l’histoire littéraire.

De la dialectique interlocutive découle cette autre piste d’explication de l’œuvre de Ménard : « le secret de la reproduction du Quichotte se trouve dans la détraduction » (237). Cette proposition passionnante est le point de départ d’une analyse axiolinguistique au chap. VIII, mais peut en elle-même relever d’une analyse sociolinguistique. En tant que dynamique de la langue, le résultat qu’est son Quichotte n’est que la résultante d’une négociation où Ménard a acté un refus des « variantes », un rejet de toute « acception » autre que celle qui est au principe de la variation. La transaction ne se donne plus à voir dans le résultat, en raison de l’intransigeance de Ménard qui revendique son appropriation sans en afficher la démarche. Michael Herrmann, dans une argumentation axiologique brillante, montre alors que l’on a affaire à un « noloir-traduire », signe d’une névrose phobique. « C’est un traducteur bloqué, qui sacrifie les équivalences à l’original, c’est-à-dire le vouloir-traduire au noloir-traduire ». (237).

Bien d’autres problèmes sont traités dans ce cadre de la dialectique. Ainsi « l’emprunt » témoigne-t-il particulièrement de la dialectique de la prise et du don. D’une part, une langue « fait [ainsi] don d’elle-même à l’autre » et l’emprunt « rapproche l’emprunteur du prêteur » (89), créant « un supplément d’acceptabilité » (89 N). « En optant pour ’Le coroner prit la parole’, le traducteur « s’est approprié l’univers de l’autre » (89). D’autre part, en même temps, « L’emprunté reste partiellement propre, (…) ; il garde, avec la couleur locale, une intraduisibilité résiduelle (163). L’emprunt reste « Schlüsselwort » (mot-clef), à savoir une « clef de l’autre » qui reste à distance.

Quel que soit le cas envisagé, Michael Herrmann montre combien la traduction est créatrice d’histoire, qu’elle n’est pas une reproduction, une transmission et une diffusion du même, mais une « capitalisation », c’est-à-dire, dans la définition qu’en donne la théorie de la médiation, une innovation. D’où le constat que la confrontation des langues et des doxas fait « événement ». C’est avec ce regard dialecticien que l’auteur réexamine l’antagonisme classique des traductions « ciblistes ou sourcières » (selon Ladmiral et Berman), à partir des « visées » « anachroniques ou synchroniques ». Conduire l’auteur vers le lecteur versus conduire le lecteur vers l’auteur ? Plutôt que de prendre parti entre « modernisation » et « littéralisme », l’auteur défend l’idée que chaque traduction témoigne des deux dans sa recherche d’acceptabilité, tant que l’on ne verse pas par littéralisme vers l’hermétisme, et par modernisation vers « l’adaptation » .

L’avènement d’un nouvel usage peut se faire à l’insu même des acteurs. C’est l’idée, chez Jean Gagnepain, d’une « pensée sans penseurs », c’est-à-dire, en termes sociologiques, d’une histoire qui dépasse ce que croyaient ses acteurs. Michael Herrmann montre que si l’innovation est spectaculaire dans « l’hérésie » (de Luther ajoutant un « allein » pour rendre compte d’une différence en grec que la vulgate latine ne formulait pas), elle est observable chaque fois que l’usager d’une traduction rencontre une résistance qui l’amène à transformer son propre usage. Je l’entends personnellement ainsi : en optant en France pour « les lieder » de Schubert, ou pour les « Romances » (sans paroles) de Felix Mendelssohn (’Lieder ohne Worte’), on provoque une altération de la notion de « chanson » et l’on introduit en français une distance nouvelle entre ces œuvres que l’allemand ne connait pas. La traduction ne « rate son coup » que si on la conçoit comme une transposition d’états de langue, ce qu’elle n’est pas. Elle participe de l’histoire des gens. Auteur, lecteur, traducteur, « personne n’échappe à la traduction » (255) parce que personne n’échappe à soi-même et à son devenir.

3) Les deux faces de la PERSONNE…

… lorsque celle-ci investit le champ du langage et constitue « de la langue », c’est-à-dire « du langage personnalisé » (41). Cette partie du modèle de la Personne donne lieu à de multiples développements dans l’ouvrage. Cette distinction fondamentale est devenue courante en sociologie de la famille, à travers la différence faite entre la « conjugalité » et la « filiation », cas particulier de la distinction médiationnisme de l’aptitude de la Personne à la classe (rapport « paritaire ») et au métier (relation paternitaire) (54 Note 45). Cependant, elle est d’une application moins évidente en sociolinguistique, et plus difficile à vulgariser. Elle figure dans DVD II sous les appellations respectives de « parler » et de « doxa », termes qui dans la théorie de la médiation prennent un sens très différent de ce que nous apprend la doxa courante (ou le parler courant ?). Michael Herrmann montre à plusieurs reprises, complémentaires, en quoi consistent ces deux aspects de l’interlocution traductrice. Il propose de ce fait une heureuse clarification de ce thème.

Comme il est bien entendu que, sociolinguistiquement, il n’y a de « clarté » ou de « confusion » que pour quelqu’un confronté à de l’altérité, je me positionne ici comme lecteur confronté au DVD et au Métaphraste. Aussi vais-je exposer le problème de compréhension que m’ont posé ces passages, et la résolution qu’en donne l’auteur.

Le problème s’origine dans le réseau de synonymes qui définissent ces deux aspects de la langue. Les termes « Parler » et « doxa » sont le plus souvent glosés par des oppositions (47 et passim, y compris dans DVD II) : « parler avec / parler pour » (où le terme parler vaut pour les deux faces). « La dialectique de la prise et du don concerne autant les mots (le parler) que les idées (la doxa) ». « Dire autrement / dire autre chose ». « Il s’exprime en français par les mots qu’il utilise, et ce qu’il dit est pour Français en ce qu’il partage un patrimoine de savoir ».

Il est d’emblée facile de distinguer entre les deux sens donnés à « parler ». D’une part, le terme a un sens générique, synonyme de « se parler », « converser », « interlocuter » (37), finalement « traduire », sans faire acception des phases de la dialectique de la Personne et de ses « faces ». Il faut aussi évidemment distinguer ici le fait de « parler » du fait de « dire », qui relève, lui, de la dialectique du signe. C’est pourquoi ce sens générique est ensuite spécifié par l’opposition de « avec » et de « pour ». Et d’autre part, le même terme est opposé à celui de doxa, dans un sens spécifique qu’il nous faut clarifier.

Il me semble plus difficile de se déprendre de l’association privilégiée du concept de « parler » avec celui de « mots », ainsi que de l’association privilégiée du concept de « doxa » avec les termes « idées, « idées reçues ». Je fais le pari que mon lecteur aura la même difficulté, en lisant « les mots (le parler) / les idées (la doxa) » (47). Il reste en effet toujours du vieux dans le neuf, parce que communément la notion de doxa renvoie aux « opinions », aux « idées reçues », aux « conceptions communes », tandis que par ailleurs on associe plus volontiers la « parole » à la formulation en mots et en phrases qu’au raisonnement sémantique. Si l’on suivait cette pente, on finirait à réduire l’aptitude à se classer à un enjeu strictement grammatical, et à réduire le service à un enjeu de rhétorique sémantique. Bref, à télescoper les faces de la Personne avec les pôles du Signe.

Cela dit, Michael Herrmann pare clairement à un tel contresens en énonçant : « On n’oubliera pas que la doxa – la forme sociolinguistique de la relation à autrui ou du service à rendre – ne se limite pas aux « idées reçues », mais qu’elle englobe le tout de la langue, idées et phrases, dans la mesure où il porte l’empreinte d’une fonction d’autorité ou d’un savoir spécialisé » (53). Paraphrasons ! Le lecteur peut en conclure analogiquement que le parler – la forme sociolinguistique du rapport à l’autre – ne se limite pas aux « mots », mais englobe aussi le tout de la langue, etc. De même : « On peut se différencier par ses mots comme par ses idées. D’autre part ces deux aspects peuvent ensemble se mettre au service d’autrui » (48). Ici, « mots et idées » font référence à la dialectique grammatico-rhétorique, comme « deux aspects » de la langue, tandis que « parler et doxa » renvoient aux « deux faces » de la Personne.

L’observation des usages comme des services nous donne à voir cela. « Créer de l’acceptabilité » (121) avec l’autre consiste à faire flèche de tout bois, c’est-à-dire à agir conjointement sur des raisonnements et sur une terminologie. En outre, chacun rend service à autrui à la mesure de leur pouvoir respectif, autant par les formulations proposées que par les « idées » affichées. Le métier d’enseignant de langue ou celui de notaire attestent que les « mots » sont autant des enjeux que « les idées ». L’instituteur qui enseigne au XXe siècle en Bretagne le français aux petits bretonnants le fait « (revêtu de son uniforme et) dans l’exercice de ses fonctions ». Il rend un service indistinctement grammatical et rhétorique. La différence entre « forme » et « contenu » ne compte pas. Lorsque Zemmour appelle son mouvement « Reconquête », il se distingue des autres partis par une A.O.P. (Appellation d’origine politique) particularisante du point de vue du parler. Mais il pose aussi un acte de langage, du point de vue de la doxa, tant par le choix lexical que par l’intertexte « holistique » qui assimile en résumé son programme à la « Reconquista d’Al Andalus » par les Rois Catholiques, concept d’ailleurs lui-même idéologiquement construit au XIXe siècle par les historiens catholiques. Il capitalise de ce fait un « patrimoine » contesté par d’autres patrimoines.

Rien n’est simple en la matière. L’exposé de la distinction entre les deux faces s’accompagne à juste titre de la prise en compte de leur articulation. Michael Herrmann consacre plusieurs pages à « saisir l’étroite imbrication, dans la langue, du parler et de la doxa » (105-107). Je l’entends ainsi : nous sommes tous plus ou moins plurilingues. Nous varions nos usages selon les interlocutions avec un double effet conjoint : un effet de distinction sociale, de « concurrence ou de comparaison » dans un rapport paritaire, mais aussi un effet de « mise au service d’autrui » en contribuant à transformer le patrimoine de mots et d’idées de l’interlocuteur (104). De manière plus générale, « tous les mots du lexique sont des noms propres d’une même langue, de même ils entrent doxiquement dans un patrimoine de manières de parler à laquelle se reconnait une collectivité » (106). Propos qui vaut pour tout fait langagier, accent, oppositions phonologiques, morphologie et syntaxe, champs sémantiques et raisonnements. Tout peut se transformer et faire histoire, ne serait-ce que sur le long terme.

Ma lecture, parcellaire et probablement réductrice, ne saurait rendre compte de toute la richesse de ce que nous propose Michael Herrmann. Au terme d’une lecture exigeante, répétée et croisée, le lecteur aura tiré un bénéfice substantiel de ce capital d’analyses que représente cet ouvrage. Traitant fondamentalement de la Personne, il intéressera quiconque traite de la « relation », toutes disciplines confondues (sociologie, psychologie, droit, etc.). Par là aussi il permettra au « linguiste des langues » de prendre un recul indispensable par rapport à son terrain d’observations que sont les usages langagiers. Traitant spécifiquement de « traduction », il « montre au traducteur ce qu’il fait » (257). Il montre au traducteur professionnel quel service il rend lorsqu’il « s’aliène » en renonçant à être l’auteur de la langue qu’il porte pour autrui et vers autrui, sans pour autant cesser de participer à son devenir. Il montre aussi au « professeur » didacticien ce qui particularise son service de langue.

J’en reviens finalement à cette « mise en abîme » (ou effet Vache Qui Rit, selon un autre parler et une autre doxa) des « métaphrasies ». Si toute prise de parole peut compter, puisse la transaction dont il traite faire aussi événement chez le lecteur de Michael Herrmann, assorti de surcroît du plaisir intense de la découverte.


Notes

[1Désormais « DVD ». DVD II renvoie au tome II du Traité d épistémologie des sciences humaines : De la Personne. De la Norme.

[2La numérotation correspond à la pagination du Métaphraste.

[3Quiconque ignorerait la théorie de la médiation resterait probablement perplexe devant une telle terminologie. Il conviendra alors d’avoir l’humour d’Umberto Eco, que cite Michel Herrmann p. 106 : « Parfois je me demande si je n’écris pas des romans uniquement pour me permettre ces références compréhensibles de moi-seul ».

[4Lire par exemple dans Le Monde du 12 janvier 2022 l’article de François Dubet à propos du colloque « Après la déconstruction… »


Pour citer l'article

Jean-Yves Urien« Une lecture de Michael Herrmann, Métaphraste ou De la Traduction », in Tétralogiques, N°27, Varia.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article189