Accueil du site > N°26, Pour une axiologie clinique > Pour une axiologie clinique > L’écriture sans soucis d’une femme imperturbable. Peut-on parler d’écriture (…)

Hubert Guyard, Robert Le Borgne

Hubert GUYARD, Laboratoire Interdisciplinaire de Recherches sur le Langage (L.I.R.L.), Rennes 2. Clinique neurologique, C.H.U. de Rennes, Pr. Chauvel.
Robert LE BORGNE, C.H.S.P. Service G06, du Dr. Philippot. Nous remercions le Dr. Jago pour avoir encourager ce travail interdisciplinaire.

L’écriture sans soucis d’une femme imperturbable. Peut-on parler d’écriture aspoudasique ?

Résumé / Abstract

Référence initiale de l’article : Tétralogiques, n°9, Questions d’éthique, 1994, pp. 249-267

Mots-clés
 |   |   | 


La théorie de la médiation [1] fait l’hypothèse d’une « aspoudasie ››, c’est-à-dire d’une « variété d’aboulie » qui concernerait un « manque d’application », à ne pas confondre avec « un manque d’attention », appelé cette fois « aprosexie ». C’est à cette hypothèse aspoudasique que nous rapportons l’étude de cas qui suit.

Il s’agit d’une patiente, Mme. G., âgée de 70 ans, placée au C.H.S.P. sur l’intervention de sa famille, en raison de troubles affectant l’ensemble de ses comportements. Parmi ces désordres comportementaux on peut noter des inconséquences dans la gestion de l’argent, dans la tenue de la maison, des repas, du ménage, etc., désordres assez inquiétants pour avoir motivé une démarche de la famille auprès des services psychiatriques du secteur et provoqué une hospitalisation [2]. Nous évoquerons d’abord un comportement globalement perturbé (I), puis une écriture pathologique (II) dans laquelle la patiente ne trouve plus rien à raturer. Nous rechercherons, dans la littérature, la trace de malades analogues (III), puis nous présenterons une interprétation du trouble en évoquant une perte de la valeur (IV).

Un comportement globalement perturbé

Observée dans le service, Madame G. présente des « bizarreries » comportementales. Voici quelques faits significatifs.

1. Elle remplit ses chaussons avec des bigoudis. Elle n’a aucun recul devant la situation insolite qu’elle vient de créer.

2. Elle s’introduit dans la lingerie (ce qui est inhabituel pour les malades) et y saisit des vêtements qui ne lui appartiennent pas. Aucune brusquerie ou violence, pas un soupçon de provocation ; Madame G. agit avec un calme et un naturel remarquables, qu’elle soit seule ou en présence d’un membre du personnel.

3. Elle s’habille curieusement, avec cinq ou six T-shirts passés les uns par dessus les autres. Ou bien elle enfile une robe de chambre ou une chemise de nuit par dessus ses vêtements. Ou encore elle s’habille par dessus sa chemise de nuit. Notons néanmoins qu’elle n’enfile pas de pull par les pieds ; en d’autres termes un vêtement reste techniquement un vêtement, avec son mode d’emploi spécifique. Il est remarquable de constater que Madame G. ne se trouve nullement gênée par ce déguisement et cette surcharge vestimentaire ; l’impression, ici, est celle d’une décision de se vêtir qui ne rencontre aucun désagrément, aucune résistance particulière.

4. Elle défait des rouleaux entiers de papier W.C., papier qu’elle bouchonne au fur et à mesure qu’elle le déroule. Il est bouchonné jusqu’à épuisement du rouleau ; il est ensuite laissé là où elle se trouve. Ce comportement ne semble répondre à aucune intention précise. Il s’enclenche semble-t-il d’une façon quasi automatique, parce que le rouleau est là. Elle ne s’est pas spécialement déplacée pour aller le chercher ; une fois dévidé et mis en boule, il est simplement délaissé et n’a aucune influence sur les comportements ultérieurs de la patiente. Les bouchons de papier ne provoquent aucune gêne particulière, aucun sentiment de gâchis. Bref, ce comportement n’est jamais justifié, il se déroule dans une sorte d’évidence, ou plutôt de tranquillité, la patiente ne semblant ni en être satisfaite ni en être déçue ou agacée.

5. Elle écrit partout ! Sur du papier, bien sûr, mais aussi sur d’autres supports : les accoudoirs des fauteuils, sur les tables, sur ses mains, sur des magazines, etc. Notons qu’elle n’écrit pas sur ce qui est déjà écrit. En d’autres termes, elle recherche le « blanc » pour écrire. Là non plus on ne note aucune parole, aucun commentaire ou attitude susceptible de justifier de tels comportements ; ceux-ci se déroulent le plus naturellement du monde. Si elle a un crayon, elle se met à écrire, sans s’inquiéter davantage.

6. Elle a tendance à déchirer les papiers qui tombent sous sa main. Gare aux journaux, qu’ils soient déjà vieux ou récents. Les cartes du jeu de Monopoly ne sont pas davantage épargnées. Elle ne manifeste ni réactions jubilatoires, ni inquiétudes particulières. Si du papier se trouve là, elle le déchire.

7. Elle ouvre les robinets de son lavabo en grand, se lave et repart sans s’inquiéter des robinets qu’elle a laissé grand ouverts. Quant on lui fait la remarque, elle n’éprouve pas de gêne particulière ; elle se comporte de façon polie mais sans être décontenancée par les reproches qu’on lui adresse.

8. Elle mange d’une façon fort curieuse. Il suffit que le repas lui soit servi en vrac sur un plateau pour qu’elle se mette à manger « comme ça vient », au hasard pourrait-on dire. Elle peut mélanger des plats entre eux, par exemple mélanger le yaourt avec la soupe. Il n’y a pas de sourires embarrassés, pas de surprises, pas de grimaces non plus ; tout semble aller de soi. Notons qu’on n’a rien remarqué quant à une mauvaise utilisation des couverts. Le couteau sert à couper, la fourchette à piquer les aliments et la cuillère à saisir les liquides. Les ustensiles sont pris par le manche, sans hésitations ni fausses manœuvre.

9. Madame G. continue à dire, à qui veut l’entendre, qu’elle sort de l’hôpital dans l’après-midi, qu’on va venir la chercher pour la ramener chez elle alors que cette proposition n’a fait l’objet d’aucune négociation, d’aucun projet avec le médecin et l’équipe soignante. Elle en parle avec une sorte de certitude tranquille qui nous surprend. Elle n’évoque pas ce départ comme une « délivrance » d’un temps d’hospitalisation jugé trop pénible ; elle ne parle en somme que d’un événement banal, ni spécialement heureux ou malheureux. Elle va sortir tout à l’heure ; voilà tout ! L’idée que cette idée de sortie n’a pas abouti les fois précédentes n’obscurcit en rien l’intention de la patiente ; l’idée que ce projet pourrait rencontrer des obstacles ne l’effleure pas. Ce n’est pas un souhait ou un vœu qu’elle formule, c’est un fait dont la certitude n’a pas à être discutée.

10. Elle entre et sort de certaines pièces privées sans apparemment avoir le souci d’être en faute.

11. Elle ne s’étonne ni ne s’inquiète en rien des tests qu’on lui propose. Elle ne s’inquiète d’ailleurs pas de savoir si elle a réussi ou échoué. Elle se montre agréable dans la passation des tests qu’on lui soumet, mais ne semble précisément pas les ressentir comme des épreuves. Elle n’a jamais posé la moindre question sur le pourquoi et le comment de ces tests ; elle ne s’est jamais inquiétée de savoir, comme c’est le cas chez la plupart des malades, si les résultats auraient des effets sur une éventuelle sortie, etc. D’une fois sur l’autre, elle n’a jamais demandé si elle avait fait mieux ou moins bien. Elle a simplement répondu aux consignes telles qu’elles étaient explicitement formulées. Elle ne s’est jamais montrée perplexe ou déroutée devant les tâches qu’on lui a proposé.

12. Face aux événements du service, le personnel n’a constaté ni agitation, ni désarroi. La patiente se comporte sans émotions saillantes ; elle semble d’une humeur stable, sans joie ni tristesse particulière.

Face à tous ces comportements, il est bon de préciser quelques points complémentaires. Madame G. n’est pas apathique ; elle fait assez peu de choses mais elle est loin d’être inerte ou complètement passive. Ses initiatives sont rythmées par l’habitude. Madame G. s’exprime oralement sans aucune difficulté. Elle n’a pas de troubles du langage, elle n’est pas aphasique. De plus, Mme G. est capable de respecter les usages « à sa manière ». Elle se trouve avec nous, en train de passer quelques épreuves. La pendule murale indique l’heure habituelle du goûter. Elle se lève pour prendre son café quotidien et sort de la pièce sans plus de façon. Elle s’est cependant excusée d’avoir à s’absenter quelques instants mais sans que ces excuses ne s’accompagnent de la moindre gêne. Une autre fois, elle vient juste de s’installer devant le bureau sur lequel se trouvent plusieurs crayons de couleur. Elle en saisit immédiatement plusieurs sans manifester le moindre embarras ; mais cela ne l’empêche pas, au même moment, de demander fort poliment la permission d’écrire. D’autre part, Madame G. n’a pas de troubles mnésiques majeurs ; elle se souvient de tous ses faits biographiques, récents ou lointains. Elle peut facilement donner les numéros de téléphone et les adresses de ses enfants. Elle est très précise dans la définition des lieux, moments, personnes qui constituent son cadre de vie. Elle peut nous faire remarquer, sans aucune acrimonie, que nous sommes en avance ou en retard par rapport aux rendez-vous fixés les semaines précédentes.

Reformulons ces observations de façon à faire ressortir un point de comparaison et on arrive au tableau suivant :

Elle perd du papier sans ressentir de perte ;
Elle abîme le matériel sans éprouver le moindre gâchis ;
Elle laisse les robinets couler sans anticiper un quelconque dommage ;
Elle mange à tort et à travers sans ressentir le moindre dégoût ;
Elle passe des tests sans s’inquiéter des résultats ;
Elle enfile vêtements sur vêtements sans que cela la contrarie ;
Elle annonce sa sortie sans envisager d’empêchements, sans se décourager ;
Elle entre dans des lieux privés sans aucune gêne ;
Elle présente des excuses sans éprouver le moindre embarras.

Cette malade ne semble donc pas ressentir la moindre contrariété dans ses faits et gestes. D’autre part, elle ne recherche aucun avantage particulier. Elle ne réclame pas qu’on s’intéresse à elle ; elle ne monopolise pas l’attention des autres malades ou celle du personnel. Elle ne cherche pas à améliorer l’ordinaire et n’éprouve aucune insuffisance dans ce qu’elle dit, ce qu’elle fait ou ce qu’elle vit. C’est ainsi que nous réinterprétons cet « apragmatisme » un peu particulier dont elle fait preuve dans la journée. Elle ne fait que fort peu de choses et ses occupations se répètent de façon monotone ; mais surtout, elle n’a aucun mal à supporter cette monotonie et ne semble pas ressentir le moindre ennui. En somme, l’inactivité ne lui pèse pas.

On repère déjà la façon dont nous considérerons « le manque d’application » de cette patiente. Elle n’est pas insouciante, mais plutôt, nous semble-t-il, insouciable ou, si l’on préfère, pathologiquement imperturbable. Ceci nous conduit à envisager plusieurs questions : a. D’où lui vient cette sorte de tranquille assurance et cette quiétude ? b. Pourquoi cette assurance s’exprime-t-elle sans appréhension mais aussi sans hardiesse ? Et pourquoi cette quiétude apparaît-elle sans amertume mais aussi sans passion ? c. Peut-on expliquer les manies (écrire sur tout ce qui se présente, bouchonner le papier W.C., déchirer du papier) de la malade comme des comportements palliatifs ou compensateurs ?

Une écriture sans rature

Soumise à une tâche « papier-crayon », Madame G. commence généralement par exécuter la consigne explicitement formulée par l’observateur, puis, progressivement, elle se détache de cette consigne et se met à écrire, en vrac, des numéros de téléphone, des noms, des adresses, des formules de politesse, toujours les mêmes à quelques rares variantes près.

Une épreuve de calcul

On propose, par exemple, sur une feuille de papier les opérations suivantes :

La malade commence par répondre 20, puis elle additionne 13 et 12. Elle additionne également le 0 du 20 aux chiffres situés au-dessus. Sans marquer de temps d’arrêt, elle inscrit un, puis deux numéros de téléphone, son nom et son adresse. Elle continue en recopiant une partie de ce qu’elle vient d’écrire, un bout d’adresse, son nom, etc. On obtient une sorte de dérive comportementale dans laquelle la malade commence bien par exécuter la tâche définie par la consigne. Mais une première dérive amène la malade à continuer de calculer en prenant n’importe quel item présent sur la feuille, puis à interrompre le calcul pour lui substituer des stéréotypes comportementaux déjà repérés lors d’écriture spontanée. Dire qu’elle ne répond pas à la consigne, ou qu’elle ne contrôle pas les opérations serait méconnaître le déroulement même de l’épreuve et cette dynamique particulière qui, à partir d’une ou de quelques bonnes réponses initiales, la conduit inévitablement à une sorte de « remplissage » stéréotype. Tout ceci se déroule sans a-coups, sans arrêts. La patiente ne se précipite pas ; elle n’hésite pas davantage. Elle enchaîne ses réponses sans aucune autocritique, sans commentaires particuliers. On ne note aucune rature, aucune autocorrection. Rien ne semble pouvoir faire obstacle à la dérive que nous venons de décrire.

Première relance de l’ observation. Nous lui proposons quatre opérations à effectuer dont deux seulement sont « normales ». Les deux autres comportent des erreurs, les lettres F et V. En d’autres termes, nous cherchons à faire réagir la malade en contrariant le scénario « calcul » préalablement décrit.

La malade raisonne oralement de la manière suivante. Lorsqu’elle écrit le zéro isolé, directement sous la quatrième opération, elle dit : « quatre fois zéro, zéro ! ». Elle multiplie au lieu d’additionner et commence par la dernière opération sans raisons particulières. Puis elle continue : « sept fois un, sept ! » Visiblement, elle se réfère, cette fois, à la seconde opération.

Notons qu’elle tient compte du « F » puisqu’elle ne cherche pas à effectuer une opération qui l’inclurait ; elle considère les seuls chiffres du dispositif et multiplie l’un des chiffres (7) par l’autre (I). Mais notons également que ce « F » ne lui apparaît nullement déplacé : il ne lui cause aucune difficulté. Elle n’en tient pas compte dans son calcul mais elle ne s’en plaint pas. Elle écrit alors le résultat de ce calcul, puis le recopie sans justifier cette surcharge. Elle continue et énonce à haute voix : « cinq fois quatre, vingt ! ». Elle se réfère alors à la première opération. Elle écrit le résultat de son calcul mais sans tenir compte de l’éloignement graphique instauré entre ce résultat et l’opération concernée. Elle recopie encore une fois son propre résultat. Enfin, elle se fixe sur la troisième opération et recopie seulement les chiffres 13. Elle les additionne et marque le résultat tout à côté, 4. Là encore, le V n’est pas confondu avec un chiffre [3] et la malade ne l’intègre pas à un quelconque calcul. Mais, dans le même temps, elle ne fait aucun commentaire critique sur sa présence.

On s’aperçoit que la malade ne commet pas d’erreurs de calcul, mais qu’elle peut passer sans aucune autocritique de la multiplication à l’addition. Elle ne calcule qu’avec les seuls chiffres donnés mais elle ne s’inquiète pas de l’intrusion des lettres dans le dispositif de ces mêmes opérations. Elle peut certes inscrire le résultat de son calcul sur la feuille, mais elle ne voit aucun inconvénient à placer ce résultat à un tout autre bout de la feuille. Elle peut aussi bien calculer que recopier sans prendre le moindre recul critique vis-à-vis de ces modifications répétées de la consigne initialement donnée. Elle peut calculer en « oubliant » certains chiffres sans éprouver le moindre manque.

Il est difficile de trouver le commun dénominateur à toutes ces anomalies, sinon, nous semble-t-il, celui déjà repéré dans les comportements antérieurement décrits. La malade semble incapable de projeter sur ses performances le moindre jugement de valeur ; tout vaut et rien ne se constitue comme erreur ou comme difficulté. Pas de performances qui apparaîtraient comme « moins bien » qu’une autre et qui viendrait alors donner une sorte de direction dans les comportements de Madame G. Dès lors, quoi qu’elle entreprenne, tout semble pathologiquement s’équivaloir. On ne note aucune inquiétude sur la difficulté de se relire, ni aucune réticence sur la présence d’éléments incongrus. Tout est bien et rien n’est mal, si bien que la malade peut prendre toutes les directions sans que l’une vienne inscrire l’autre en flux.

Seconde relance de l’observation. Nous avons recherche le type de situation susceptible de servir de « suppléance » au trouble de Madame G. Nous avons alors reposé à la malade les mêmes opérations, mais en n’inscrivant qu’une seule opération par page, ceci afin de réduire l’effet de dispersion constaté dans l’étape précédente.

Confrontée à l’opération « 24+5 », Madame G. énonce oralement : « cinq fois deux, dix » et écrit 10. Puis, sans transition, elle recopie sous son 10, le chiffre 24. Elle enchaîne alors, sans effet de rupture, elle se dicte, à voix haute, une sorte de courrier, en inscrivant au milieu de la page son nom de famille, des noms de tantes, des phrases toutes faites, etc.

Ceci aboutit au résultat suivant :

Par exemple, confrontée à la pseudo opération « 13+ F », Madame G. recopie le 13, puis recopie sa propre performance en les situant dans une sorte de disposition rappelant celle de l’opération donnée. Elle se met alors à écrire « Madame » qu’elle orthographie bizarrement « Madae » sans éprouver le fait qu’elle omet certaines lettres. Puis, ailleurs sur la page : « vou re mere » et plus haut « si ». Elle interrompt sa ligne pour continuer à un autre bout de la feuille : « de mavoir », puis elle effectue le même saut que précédemment et écrit « fé » puis « lire ». Elle tourne la feuille et écrit sur le côté « ala tan de Mannante » ce qui veut sans doute dire « la tante de Nantes ».

On a ainsi obtenu l’effet inverse de celui recherché. En ne présentant qu’une seule opération sur toute la feuille, il semble bien que l’on ait précipité Madame G. dans une activité de remplissage de l’espace laissé libre, remplissage prenant ici l’aspect, sur le plan de la nature de la tâche, d’une auto-dictée épistolaire et, sur le plan de sa mise en page et de son orthographe, d’un véritable « coq-à-l’âne » graphique.

Il semble surtout que les comportements parasites de Madame G. puissent se décrire sous deux aspects antithétiques : a. celui de comportements stéréotypés ou préférentiels, toujours sensiblement les mêmes, et sur lesquels la malade inévitablement « revient », quelle que soit sa tâche initiale (le fait, après avoir compté, de remplir l’espace blanc par des noms, des adresses, des formules de politesse) et b. celui de comportements éclatés, se manifestant par de véritables coq-à-l’âne (la disposition graphique des mots dans la page, la variation orthographique incontrôlée, les passages d’un type d’opération à l’autre). Les comportements parasites de Madame G., peut-être sous la pression d’un vide graphique, oscillent ainsi du leitmotiv au patchwork.

L’auto-dictée nous a aussi paru intéressante d’un autre point de vue. Nous avons ainsi remarqué que la dispersion graphique de ses écrits contrastait avec le caractère régulier et itératif de ses énoncés oraux, dans une sorte d’ignorance réciproque de leur inadéquation. Elle écrit certes ce qu’elle se dicte ; si, par exemple, elle se dicte un mot en le décomposant syllabe par syllabe, il est aisé de reconnaître dans le mot écrit une fragmentation corollaire. Mais, en revanche, le fragment écrit, aussi défectueux qu’il puisse être, ne fait plus retour sur ce qu’elle vient de se dicter et n’entraîne plus aucune correction. Nous avons été sensibles au fait que la malade semblait oralement avoir toujours « un train d’avance » sur ce qu’elle écrivait, donnant l’impression d’une distorsion, voire d’une quasi totale indépendance, entre ce qu’elle avait oralement annoncé et ce qu’elle en réalisait effectivement par écrit. Si nous avons raison de considérer que l’auto-dictée reflète une intention d’écrire, alors force est de constater que, chez cette malade, cette intention fonctionne à vide, dans l’indifférence d’une quelconque mise à l’épreuve. En somme, elle écrit mais sans rechercher le moindrement à vérifier ce qu’elle écrit.

On comprendrait alors que ces écrits puissent devenir complètement chaotiques du simple fait qu’ils ne sont plus écrits pour être relus, et que la malade ne dispose plus de ce moment de « feed back » dont n’importe quel scribe dispose normalement. La malade se dicte le mot « téléphone ». Or, la feuille qu’elle utilise est déjà remplie. Que fait-elle ? Elle écrit dans un coin laissé blanc « té », puis dans un autre blanc situé beaucoup plus loin « le », puis dans un troisième endroit disponible « phfone ». Elle s’est livrée à une sorte de « saute-mots » sans envisager un seul instant que cette discontinuité pouvait ensuite faire obstacle à la lecture. Spontanément la malade ne cherche pas la faute : elle ne se relit pas et ne demande aucune expertise à son locuteur. Sa graphie est certes aléatoire, mais on ne saurait la confondre avec celle d’un atechnique. Lorsqu’on lui soumet ses propres écrits, elle est, bien évidemment incapable de s’y retrouver, mais qu’on lui propose un texte convenablement écrit, soit dactylographié soit même manuscrit et la malade n’éprouve alors strictement aucune difficulté pour déchiffrer le document.

Des auto-dictées

Quand on parle d’orthographe, on envisage une écriture « droite », c’est-à-dire une écriture à laquelle on impose une direction, très exactement l’inverse d’une graphie qui irait dans tous les sens, c’est-à-dire précisément l’inverse de celle dont fait preuve Madame G. Qu’on en juge par cet échantillon.

je t’envoie cette petite lettre pour te dire que je suis en bonne santé je tun voie seu pet lete pour te du que je sui onbone santé
ta mère qui pense à vous ta mere qui panss a voue
Merci d’avance ! Mersie d’a van se
le vent le van
sa place sa plasse
se casse se cace
sans parole sen parolle
l’eau lo
moineau moinmo
elle voudrait rentrer avec nous elle vou drérantré avé tou
une persome une pere some
qui habite Acigné qui a bite a Signé
tu sais que je grossis tu sequje gro si
le vent le ven

Ces performances ne peuvent pas être uniquement mises au compte d’un faible niveau scolaire. Quelques écrits antérieurs à la maladie montrent qu’elle disposait d’une toute autre compétence. Mais surtout, il faut noter que Madame G. ne fait aucune rature ; elle n’hésite jamais sur la graphie de tel ou tel mot. Devant deux graphies différentes pour le même mot, elle n’établit jamais cette non-coïncidence comme le révélateur d’une erreur. Bref, elle n’a strictement aucun recul critique vis-à-vis de ses performances « orthographiques ».

L’écriture copiée

La malade se montre également incapable de vérifier si elle a reproduit les mots à copier. On observe des écarts sur lesquels elle se montre incapable de revenir.

fortfort
forteresse torterssse
sport p sport
grande crant de
grandeur cam Deur
longueur loncuer
tracteur tracteur
grandeur crandeur
sportif sctportif
sport spoprt

Cette malade rejoint quelques cas déjà décrits

Nous avons recherché, dans la littérature, des cas analogues à Madame G. Certains cas décrits en neurologie nous ont paru assez proches, en particulier ceux relatant des « comportements compulsifs par lésions frontales et sous-corticales ».

Une malade « graphomaniaque » observée par J. Cambier et coll.

C’est par exemple le cas d’une patiente décrite par J. Cambier, C. Masson, S. Benammou et B. Robine [4], qui présente une « graphomanie », c’est-à-dire une « activité graphique compulsive » survenue à la suite d’« un gliome fronto-calleux ». Cette femme écrit également sur n’importe quel type de support : « À défaut, elle écrivait sur les marges des magazines, sur les documents administratifs dont elle pouvait se saisir, sur les cartons du test auquel elle était soumise ». Cette activité graphique est automatique et ne correspond à aucun objectif précis : « La plupart du temps, l’activité graphique se nourrissait d’elle-même, la patiente recopiant la même phrase de façon stéréotypée. Lors de la passation des tests, elle se saisissait d’un crayon et, en l’absence de toute sollicitation, elle transcrivait les questions ou les consignes ».

Quelques différences de détail peuvent être relevées. La patiente de J. Cambier et coll. ne présente spontanément pas le même « coq-à-l’âne » graphique que Madame G. Par contre, il est possible de retrouver un tel symptôme dans le contenu langagier des lettres qu’elle écrit : « Quand la patiente écrivait une lettre, la disposition d’ensemble et le ton étaient ceux d’une correspondance familière mais la patiente passait dans une même phrase d’un thème à un autre. Ces sauts du coq à l’âne rendaient le texte incompréhensible ».

« J’espère que Bertrand a trouvé bon les fruits que Maurice et Benoît lui ont découpés dans le moule, il n’y en a pas énormément... Ici, ce n’est plus du brouillard mais de la fraîcheur, on ne reçoit plus le tombeau. Je vais faire ma toilette ainsi que celle du chat. Je vous embrasse tous les 3 en attendant cet après-midi. Belle journée aujourd’hui. Ce matin en tout cas. Je viens de prendre le bain de pied à l’hydrocuiseur tiède. Deux personnes partaient ensemble sur Asnières. Je ne sais pas où est la tombe au cimetière. Mon bain de pied est pris, les personnes n’étaient pas contentes, pour couper les ongles il a fallu 2 fois 1/4 d’heure. Si moi ça ne marche pas aujourd’hui, on verra demain avec le pharmacien. C’est de l’argent qu’il met dans sa poche directement ».

Ceci nous conduit à détacher le comportement de « coq à l’âne » du contenu sur lequel il peut éventuellement s’exercer : contenu graphique chez notre patiente, mais contenu langagier chez la malade de J. Cambier et coll.

De même que Madame G. ne voit aucune raison de critiquer les opérations dans lesquelles nous avons glissé des leurres, de même la malade de J. Cambier ne critique absolument pas les erreurs introduites par le clinicien dans le matériel de test : « En revanche, les erreurs d’orthographe, de syntaxe, les absurdités sémantiques n’étaient pas corrigées quand la patiente copiait un texte altéré par l’examinateur. Les fautes étaient alors reproduites sans aucune critique ».

Une autre remarque intéressante concerne l’appréhension de ces comportement dits compulsifs. J. Cambier et coll. les voient davantage comme des comportements de remplissage que comme des comportements de simple réaction à des stimuli : « Elle passait beaucoup de temps à manipuler les objets qui l’entouraient. Plutôt qu’un comportement d’utilisation, il s’agissait d’un besoin de déplacer les objets et de les ranger ; ranger ses lunettes dans leur étui et les sortir à nouveau, poser le couvercle sur les boîtes, empiler les papiers présents sur la table ».

Selon les mêmes auteurs, ce comportement est lui-même à rapprocher des comportements compulsifs de malades souffrant de lésions sous-corticale : « L’association d’une perte de l’auto-activation psychique et de manifestations compulsives pseudo-obsessionnelles peut résulter de lésions bilatérales des noyaux lenticulaires (...) Le comportement graphique dans notre cas pourrait relever d’une compulsion de même nature ».

Comportements compulsifs par lésions sous-corticales

D. Laplane, D. Widlocher, B. Pillon, M. Baulac et F. Binoux [5] décrivent, quant à eux, un « comportement compulsif d’allure obsessionnelle » suite à une « nécrose circonscrite bilatérale pallido-striatale ». Ce nouveau malade présente, d’une façon assez analogue à Madame G., une diminution significative de l’intérêt : « Mentalement le tableau était très particulier. Il ne comportait ni anxiété ni élément dépressif ni tristesse. Mais il consistait avant tout en un grand apragmatisme. Cet homme auparavant très actif ne faisait pratiquement rien, ne s’intéressait plus à rien ni à personne alors qu’il était auparavant un mari et un père très attentionné ».

Mais il présente également des comportements compulsifs très particuliers. En effet, il compte : « Les nuits, je compte. Je ne peux pas ne pas compter, c’est plus fort que moi. Pour m’arrêter je dois me concentrer, je dois vider ma tête pour brouiller les chiffres ». Il est également très attiré par les boutons électriques : « quand je vois un bouton électrique, je suis obligé de le manœuvrer. Par moments, je suis attiré par eux et je suis obligé de les manœuvrer un multiple de trois fois ». D’autre fois, il ne peut s’empêcher de : « toucher plusieurs fois les choses ou encore mettre ses mains sous les cuisses et compter 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 jusqu’à 12 puis repartir à zéro ».

Les auteurs insistent sur le caractère particulier de ces comportements. Le malade n’est pas anxieux et présente donc un tableau fort éloigné de la névrose obsessionnelle : « Malgré l’intensité du comportement compulsif, la ressemblance à la névrose obsessionnelle reste superficielle. L’anxiété est totalement absente ; la vie n’est nullement ritualisée ; on ne trouve aucune tendance au scrupule ni au doute ; l’aboulie n’est pas la conséquence de l’incertitude mais de l’absence d’initiative ; la conscience morale n’est nullement hypertrophiée ; les contacts sociaux sont plutôt marqués par l’indifférence à l’ambiance et à son jugement qu’à la timidité ».

Les auteurs préfèrent alors parler d’un « vide mental », interprété comme une difficulté, ou une quasi impossibilité, à initier tout comportement : « Tout se passe en quelque sorte comme si la vie psychique aussi bien intellectuelle qu’affective dépendait entièrement des stimulations extérieures et qu’au contraire, son dynamisme inteme, sa capacité à se produire elle-même avait en grande partie disparu ».

Nous retrouvons, surtout, dans ce tableau, comme dans celui de Madame G., l’absence de toute anxiété. Il n’y a pas de crise de confiance, et, d’autre part, le malade ne cherche pas à faire le deuil de certaines de ses aspirations antérieures. On ne note donc aucun doute ni aucun regret. En d’autres termes, la pseudo-confiance et la pseudo-sérénité de Madame G. nous semblent pouvoir rejoindre le « vide » mental de ces malades.

Une perte de la valeur ?

Si on cherche à interpréter le trouble de Madame G, il nous semble que l’hypothèse la plus adaptée serait de considérer une perte du processus de valorisation. Qu’entend-t-on par « valeur » au sein du modèle de la Norme ? La théorie de la médiation considère sous le nom de « valeur » un traitement naturel du vouloir, dont le résultat est de sérier des projets, l’un devenant le prix d’un autre constitué comme bien. « Le vouloir naturel n’est pas pure stimulation, mais recherche essentiellement élective et immédiatement discriminatoire de jouissance ». La valeur nous fait aussi bien rechercher « un plus » de plaisir qu’ « un moins » de souffrance ; elle oriente nos comportements toujours dans le sens du plus grand intérêt.

Il y aurait chez Madame G. une perte, au moins partielle, de cette discrimination libidinale. Dès lors, cette patiente serait incapable d’établir une quelconque préférence dans ses comportements. Elle n’aurait plus de raison de se donner du mal. Ses intentions tourneraient à vide, puisqu’elle serait devenue impuissante à les confronter à un principe de réalité. Il n’y aurait plus ni réussite, ni échec, c’est-à-dire plus aucun moyen de diriger ou de canaliser ses comportements.

Dès lors le trouble nous paraît se définir selon deux aspects : d’abord une relative absence d’initiative (a) et ensuite une absence de réaménagement des décisions prises [6] (b).

a. S’expliqueraient ainsi les activités décrites comme compulsives, mais que nous préférons appeler « activités itératives de remplissage ». L’espace laissé libre sur la feuille finit par se remplir d’inutilités, presque toujours les mêmes. Le temps laissé libre se charge d’activités qui ne paraissent incongrues (remplir ses chaussures de bigoudis, par exemple) que, précisément, parce qu’elles sont totalement déconnectées d’un quelconque bénéfice. Ce sont des activités « pour rien » en quelque sorte. Ce remplissage, quasi automatique, fonctionnant comme une sorte de boucle, réalise une sorte de « sur-place » comportemental. A contrario, la valeur serait un processus qui nous permettrait de nous orienter, un mode de fonctionnement libidinal capable de nous diriger vers une plus grande satisfaction.

Ce processus de la valeur ne touche pas l’affect. Il serait relativement inexact de décrire ces malades comme totalement inactifs ou apathiques ; Madame G. s’habille, elle fait un peu de lavage, elle écrit, elle prend son goûter. Ces comportements, nous semble-t-il, lui viennent d’une obligation relayée par l’institution, par la présence du personnel, éventuellement par des habitudes. Mais des qu’ elle est laissée à elle-même, elle ne peut que revenir à ces comportements de remplissage.

La valeur serait donc un processus qui permettrait d’initier son propre comportement ; on retrouve la notion « d’auto-activation » évoquée pour décrire le déficit des malades décrits plus haut : « Pourquoi perte d’auto-activation, plutôt qu’apathie, perte d’allant, d’énergie psychique, aspontanéité, ou encore perte du « drive », pour reprendre le terme anglo-saxon ? La raison essentielle est que le trouble est remarquablement réversible par « hétéro-activation ». L’incitation par l’entourage permet, dans une large mesure, la mise en action, principalement pour des activités plus complexes, comme la passation des tests [7] ». La valeur serait alors bien, comme le suggère le modèle, au premier temps de la dialectique éthico-morale ; sans la valeur le rationnement éthique, bien que toujours virtuellement possible, ne serait pas même alerté ou sollicité. Décider suppose un premier moment de « mise en branle [8] » dont la malade ne disposerait plus. Sans vouloir naturel, le noloir de la Norme resterait muet ; dans un monde devenu pathologiquement sans tentation, la question éthique du rationnement resterait, en quelque sorte, perpétuellement en suspens. Ce premier aspect du trouble serait donc à mettre au compte d’un état de non-décision, lui-même attribuable à une suspension de la dialectique éthico-morale.

b. S’expliquerait encore l’absence de toute perspective critique vis-à-vis des erreurs volontairement introduites par le clinicien dans ses tests. La malade, soumise à la pression de l’interlocution, répond mais sans mesurer la moindre difficulté, ou encore sans se heurter à la moindre impossibilité. La malade se dicte des énoncés sans jamais que les mots effectivement écrits fassent retour sur les choix effectués, tant dans la disposition des mots que sur le choix des graphies. Son écriture échappe à toute vérification et elle ne trouve plus strictement rien à raturer.

A contrario, la valeur apparaît cette fois, chez le normal, comme ce qui rend nécessaire un réaménagement de la décision prise, l’intention ne cessant, normalement, de se heurter aux imperfections ou aux difficultés de sa mise en œuvre. L’échec (ou la réussite) fait retour sur les décisions à prendre ; elle fait en quelque sorte office de tri. Plus rien de tel chez Madame G. ; elle est devenue totalement imperturbable, et sa décision ne saurait s’éprouver par une quelconque épreuve de vérité. La dialectique [9] se trouve donc ici deux fois mise en échec, d’abord dans un défaut d’initiation des comportements et ensuite dans une absence de mise en échec et de réaménagement de la décision prise : la décision se substancialise en quelque sorte puisqu’elle ne rencontre aucun obstacle et qu’elle a ainsi perdu toute possibilité d’être falsifiée.

Les frontières de l’aboulie

Définir l’aboulie suppose qu’on interroge tout à la fois ce qu’elle n’est sans doute pas, et aussi ce qu’elle pourrait bien être.

Ce que l’aboulie n’est sans doute pas

L’article d’O. Sabouraud de ce numéro 9 de Tétralogiques, au-delà des remarques concernant les pathologies animales, suggère qu’un certain nombre de troubles chez l’homme, pour la plupart provoqués par des lésions des lobes frontaux, pourraient s’interpréter comme le résultat d’une atteinte de l’analyse éthique elle-même. Ces troubles neurologiques seraient alors, au moins partiellement, assimilables à des psychopathies. Entre autres candidats, les malades dont le prototype est fourni par l’observation historique de Phineas Gage (1868) et dans lequel on observe une extrême dépendance au bénéfice immédiat et une totale impuissance à faire preuve d’un quelconque self-control. Les cas de moria, bien que s’exprimant avec des symptômes différents, évoquent soit une incapacité de freiner toute recherche hédonique immédiate, soit une incapacité à mettre en œuvre des stratégies complexes et différées de recherche d’avantages.

Il faudrait également, à l’opposé, exclure les troubles de l’affect, c’est-à-dire les troubles strictement apathiques.

Ce que l’aboulie pourrait être

Il s’en faut de beaucoup que l’hypothèse d’une aboulie, et plus précisément, ici, d’une « aspoudasie », puisse ramener la totalité des observables à un même principe explicatif. Pour en prendre la mesure, il suffit de considérer la différence des tableaux cliniques pour lesquels l’hypothèse aboulique se trouve, dans ce numéro 9 de Tétralogiques, déjà sollicitée [10].

Une perte d’intérêt chez un malade indomptable

Attie Duval-Gombert et Christine Le Gac-Prime décrivent le cas d’un jeune homme devenu, au moins partiellement, incapable d’éprouver de l’intérêt pour ce qu’il dit, ce qu’il fait, ou encore ce qu’il vit. Il existe certes des points communs entre ce jeune homme et Madame G. Dans les deux cas, on note d’une part un manque d’initiative comportementale et d’autre part un comportement imperturbable, appelé « indomptable » par les auteurs. Encore convient-il de remarquer, au-delà de l’identité des interprétations, d’une part que la gravité du trouble n’est pas la même d’un malade à l’autre et d’autre part que les contenus des anomalies comportementales ne peuvent pas strictement se superposer.

Une volonté formelle

À propos d’une jeune malade observée en milieu psychiatrique, Clément De Guibert retient l’hypothèse d’une psychose maniaco-dépressive (P.M.D.). L’hypothèse aboulique lui permet alors, outre de sortir nettement la P.M.D. du cadre des névroses et des psychoses, d’envisager aussi un dérèglement spécifique de la valeur. Sa malade semble, en effet, incapable de résister à une sorte de surenchère pathologique, soit d’une culpabilité inhibitrice dans les phases mélancoliques, soit d’une transgression jubilatoire dans les phases maniaques. Lorsqu’elle est mélancolique cette jeune femme n’éprouve plus que sentiment total de ruine et d’impuissance ; elle serait alors sous la dépendance du fonctionnement exclusif d’un rationnement éthique qu’elle finirait par substancialiser dans des interdits de plus en plus massifs. A l’inverse, en phase maniaque, la malade ne peut que viser la transgression systématique des mêmes interdits ; la malade serait alors sous la dépendance exclusive de l’autorisation morale, c’est-à-dire, finalement, dans une substancialisation inversée de ces mêmes interdits. En phase mélancolique, on assisterait à un renoncement sans passif ; la stupeur serait alors l’expression clinique d’un renoncement éthique qui ne connaîtrait que lui-même faute d’être modulé par une prise en compte d’un quelconque déficit. Et le triomphe du maniaque ne serait que le masque jubilatoire d’une autorisation morale dès lors en elle-même impossible à assouvir. Ce serait donc, dans les deux cas, la même impossibilité à se déprendre d’un formalisme éthico-moral pour l’ajuster à une meilleure appréciation des coûts et des gains [11].

Mais comment expliquer que le mélancolique éprouve une douleur morale là où Madame G. ne donne à voir qu’une froide apparence de calme et de sérénité ? Comment expliquer que le maniaque montre cette exaltation qui fait tant défaut à Madame G. ? Si l’absence de la valeur a pour effet, chez Madame G, de suspendre son fonctionnement éthico-moral, de rendre cette patiente, selon l’expression heureuse d’A. Duval-Gombert et C. Le Gac-Prime, « anosocritique » [12], pourquoi produit-elle un affolement de ce même fonctionnement chez la jeune femme atteinte de psychose maniaco-dépressive ? C’est là interroger tout à la fois ce à partir de quoi et ce sur quoi l’analyse éthico-morale est susceptible de fonctionner. Une meilleure compréhension de ce qui spécifie ces tableaux cliniques devrait nous faire progresser dans la compréhension de ce que le modèle nomme « dialectique ».

Le rapprochement des tableaux cliniques ne va pas non plus sans faire retour sur la démarche analogique elle-même, dans la mesure où elle interroge l’interprétation du « modèle agnosique [13] » à partir duquel nous tentons analogiquement de comprendre les cas d’aboulie. Bref, l’hypothèse aboulique déplace le lieu des incertitudes explicatives du clinicien, sans pour autant, normalement, les épuiser.


Notes

[1J. Gagnepain, Du Vouloir Dire, Tome II, De la personne. De la norme, Livre et communication, 1991, p. 181.

[2Nous remercions M. Leoujet, psychologue dans le service du Professeur Pouyollon, pour avoir su nous alerter sur l’intérêt de ce cas.

[3Cette confusion s’observe, entre autres épreuves, dans la correspondance des minuscules et des majuscules, mais elle ne concerne que les malades ayant des troubles atechniques. Voir A. Duval, Les troubles de l’écriture et de lecture dans les cas d’aphasie, Thèse de 3° cycle, 1976. p. 25 et suivantes.

[4Rev. Neurol. (Paris), 1988, 144, 3, 158-164. [référence complète : La graphomanie, activité graphique compulsive , manifestation d’un gliome fronto-calleux, Revue Neurologique, vol.144, n° 3, pp.158-164, 1988].

[5Rev. Neurol. (Paris), 1981, 137, 4, 269-276. [référence complète : D. Laplane, D. Widlocher, B. Pillon, M. Baulac, and F. Binoux, Comportement compulsif d’allure obsessionnelle par nécrose circonscrite bilatérale pallido-striatale. Encéphalopathie par piqûre de guêpe, Revue Neurologique, vol.137, n° 4, pp.269-276, 1981].

[6Ce double aspect nous semble faire écho aux observations des troubles agnosiques. « La clinique des agnosies démontre, en effet, que l’expérience sensorielle est doublement impliquée dans le procès du Signe puisqu’elle conditionne deux fois le conflit qui le spécifie ; une première fois parce qu’elle est le préalable minimum instigateur de la négativité structurale et une seconde fois parce qu’elle instaure la négation de la formalisation ». M.C. Le Bot, ll y a toujours quelque chose à dire, Tétralogiques, n °6, 1989-1990, p. 37.

[7D. Laplane, B. Dubois, B. Pillon, M. Baulac, Perte d’autoactivation psychique et activité mentale stéréotypée par lésion frontale, Rev. Neurol. (Paris), 1988, 144, 10, 564-570.

[8« Ce n’est pas d’activité, ici, mais de mise en branle, très précisément qu’il s’agit ». J. Gagnepain, Du Vouloir Dire, op. cit., p. 178.

[9« Il serait fâcheux, toutefois, d’oublier que c’est moins le vide en soi - ici l’abnégation - qui nous fait hommes que la contradiction des processus qui nous permettent paradoxalement de l’abstraire et de le réinvestir dans une nature à laquelle notre culture ne nous dispense pas d’appartenir, dût-elle par elle-même n’avoir, pour nous, pas plus de réalité que la forme ». J. Gagnepain, Du Vouloir Dire. II. op. cit., p. 225.

[10Encore faudrait-il aussi interroger d’autres tableaux limitrophes, par exemple les « aphasies avec perte du fil du discours » dans lesquels il n’y a aucun trouble grammatical ou rhétorique, mais des coq-à-l’âne fréquents.

[11« Analogiquement à l’agnosie, et à la différence de plan près, si l’agnosique hallucine littéralement ce qu’une grammaticalité privée de Gestalt perceptive lui suggère, l’aboulique se motive en quelque sorte fantasmatiquement par la règle elle-même ». C. De Guibert, La non-évidence de la souffrance, Tétralogiques, n°9, 1994, p. 185.

[12A. Duval-Gombert et C. Le Gac-Prime : « il est malade, mais ne cherche pas de guérison. C’est pourquoi nous disons qu’il est anosocritique : il ne peut pas évaluer son trouble, alors qu’il peut toujours en parler » (« Un malade sans intérêt », Tétralogiques, n°9, p. 241).

[13C. De Guibert a raison de faire remarquer que les tableaux agnosiques ne sont pas non plus homogènes, et que l’on éprouve, par exemple, des difficultés à comprendre l’opposition des agnosies dites aperceptives et associatives.


Pour citer l'article

Hubert Guyard, Robert Le Borgne« L’écriture sans soucis d’une femme imperturbable. Peut-on parler d’écriture aspoudasique ? », in Tétralogiques, N°26, Pour une axiologie clinique.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article172