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Mathieu Garcia

Institut de Sciences Criminelles et de la Justice (ISCJ), Département de Psychologie et de Droit, Université de Bordeaux, 4 rue du Maréchal Joffre, 33075 Bordeaux, France. Email : mathieu.garcia chez u-bordeaux.fr
Tel : +33 (0)5 57 57 18 30

La psychopathie entre amoralité et immoralité

Résumé / Abstract

La figure du psychopathe passionne et questionne. Elle tend notamment à nourrir, et parfois renouveler, certaines discussions métaéthiques situées à la jonction de la philosophie et de la psychologie morale. En témoigne la place — de choix — qu’elle occupe au sein des débats contemporains opposant rationalistes et sentimentalistes moraux, externalistes et internalistes, ou encore tenants de la compétence rationnelle et partisans de la compétence morale comme conditions d’accès à l’agentivité morale. Nous nous proposons plus spécifiquement d’interroger dans cet article la conception faisant du psychopathe une personne fondamentalement amorale, aveugle aux raisons d’agir moralement. Il s’agira donc d’examiner de manière critique la thèse postulant l’existence d’un déficit moral (historiquement considéré comme l’expression d’une « folie morale ») induisant chez les individus présentant une personnalité psychopathique une inaptitude à être moral, une incapacité à adopter un point de vue éthico-moral, avant d’argumenter que les agissements immoraux dont ces derniers font preuve ne sont pas tant le résultat d’une amoralité signant un manque de rationalité morale que d’un immoralisme (non-réflexivement motivé et/ou idéologisé) indifférent à la morale. C’est en effet, comme nous essayerons de le montrer, de manière non-rationnelle — et non irrationnelle — que le psychopathe se comporte de façon immorale.

The figure of the psychopath fascinates and questions. It tends to nourish, and sometimes renew, some metaethical discussions at the junction of philosophy and moral psychology. This is evidenced by the place — of choice — that this pathological personality style occupies within contemporary debates opposing rationalists and sentimentalists, externalists and internalists, or supporters of rational competence and partisans of moral competence as conditions of moral agency. We propose more specifically to question in this article the conception of the psychopath as a fundamentally amoral person, blind to the reasons for moral action. We will critically examine the thesis postulating the existence of a moral deficit (historically considered as the expression of a « moral insanity ») inducing in psychopathic individuals an inability to be moral, an incapacity to adopt an ethico-moral point of view, before arguing that their immoral conducts are not so much the result of an amorality coextensive of a lack of moral rationality as of an immoralism (non-reflexively motivated or ideologized) indifferent to morality. It is indeed, as we will try to demonstrate, in a non-rational — and not irrational — way that the psychopath behaves immorally.

Mots-clés
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Introduction

La psychopathie est généralement conceptualisée comme un trouble de la personnalité caractérisé par la présence d’une constellation de traits comprenant une insensibilité émotionnelle, une froideur affective, un manque d’empathie, de remords et de culpabilité, un fonctionnement narcissique associé à un charme superficiel, une tendance à la manipulation, ainsi qu’une impulsivité cognitive et comportementale pouvant précipiter diverses conduites antisociales et agressives [1]. Mais l’une des facettes distinctives (et centrales) de cette entité clinico-criminologique éminemment controversée réside avant tout dans la composante immanquablement morale à laquelle elle tend à être rattachée. Dans un ouvrage fondateur publié en 1941, The Mask of Sanity, qui s’avère encore aujourd’hui incontournable pour qui cherche à capturer l’essence du mode d’être psychopathique, Cleckley invoquait déjà la présence d’un sens moral altéré comme signe emblématique – voire pathognomonique – de cette pathologie de la personnalité. Il rejoint en ce sens tout une tradition, remontant aux premiers aliénistes français, accordant une place déterminante — aussi bien sur le plan étiopathogénique que purement descriptif — à ce profil (a)moral criminogène.

Pinel parlait ainsi de « manie sans délire », Esquirol de « monomanie affective », et l’école anglo-saxonne, représentée par Prichard, de « folie morale » (« moral insanity ») [2]. Les terminologies employées tout au long du XIXe siècle renvoyaient en réalité soit à la présence d’un désordre, soit à une sorte de dévoiement. Un désordre alternativement considéré comme émotionnel (comme en témoignent les notions, à l’époque abondamment usitées, de « folie affective » ou d’« aliénation affective »), ou comme moral (il sera alors question d’« aliénation ou de psychose morale », ou encore de « folie des actes »). L’idée d’un dévoiement se trouvera quant à elle désignée par les termes de « perversion morale » ou de « perversion du sens moral ». Mentionnons enfin les différentes théorisations qui, durant ce siècle, se concentreront sur la mise en évidence d’une infirmité constitutive chez ces individus aujourd’hui qualifiés de « psychopathes ». Une infirmité dénotée par les concepts d’« idiotie morale », d’« imbécillité », de « débilité » ou d’« invalidité morale », ou encore de « cécité » ou de « daltonisme moral ».

S’inscrivant dans la continuité des descriptions cliniques de Kraepelin à propos de ce qu’il nommera les « personnalités psychopathiques » [3], la notion de « trouble de la personnalité antisociale », que l’on trouve dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) [4] en tant que synonyme du terme péjorativement connoté de « psychopathie », porte également, de façon implicite certes, la focale sur la nature essentiellement morale de ce qui fut historiquement l’un des premiers troubles de la personnalité conceptualisés. Il ne s’agit non pas, conformément à la perspective a-théorique et agnosticiste revendiquée par les auteurs de la bible de la psychiatrie américaine, de s’attarder sur la potentielle présence d’un déficit moral supposé, mais bien plutôt de venir expliciter la façon dont s’exprime ce type de personnalité pathologique sur le plan strictement comportemental, en l’occurrence au travers d’un ensemble persistant de conduites traduisant « un mode général de mépris et de transgression des droits d’autrui » [5] et des normes admises. Les critères diagnostiques listés insistent parallèlement sur les attitudes peu soucieuses des mœurs en vigueur dont semble faire preuve le sujet ancré dans un fonctionnement antisocial. De sorte qu’il est difficile de voir en quoi la psychopathie diffère de la criminalité en tant que telle — ou d’une simple immoralité se voyant pathologisée —, de saisir ce qui justifie de la penser comme un trouble de la personnalité et non comme une propension, potentiellement présente chez tout un chacun, à s’écarter des règles morales dictant les attitudes et/ou les comportements socialement désirables. Ce qui nous amène à la question, cruciale pour notre propos, de savoir ce qui différencie — si tant est qu’il y ait une différence — le mépris normal (au sens de non-pathologique) des droits d’autrui du mépris pathologique attribué aux individus diagnostiqués avec une psychopathie. Certains auteurs [6] proposent de déplacer le problème en distinguant ce qui relève d’une immoralité dite « normale », dans laquelle les personnes ont la faculté de (re)connaître et de comprendre les principes moraux disponibles, bien qu’ils n’en tiennent pas (toujours) compte lorsqu’il s’agit de prendre des décisions d’ordre moral, et ce qui procède de l’amoralité (prétendument constitutive de la psychopathie) dans laquelle la connaissance, l’appréhension et le maniement de ces considérations morales font défaut. L’enjeu étant ici de mettre en tension une immoralité qui demeure compatible avec la présence d’une rationalité morale préservée d’une part, et une amoralité signant une irrationalité morale d’autre part. Opposer ainsi l’amoralité du psychopathe à l’immoralité du sujet lambda, c’est aussi, comme nous le verrons, introduire un contraste entre une amoralité subie et une immoralité choisie, et donc entre des comportements amoraux résultant d’une incapacité à être moral et des comportements immoraux reflétant une volonté de ne pas être moral. Tout en sachant, enfin, qu’une telle opposition se révèle forcément déterminante lorsqu’il s’agit de statuer sur la responsabilité morale — et par voie de conséquence pénale — des actes perpétrés par un justiciable. D’où l’intérêt, et l’importance, de clarifier avant toute chose ce dont il est question lorsque nous parlons d’amoralité.

Qu’est-ce qu’être amoral ?

La figure de l’amoraliste se loge au cœur de la plupart des débats métaéthiques en philosophie morale. Le psychopathe étant à ce titre souvent considérée comme l’incarnation même de ces personnes qui paraissent entièrement résister au pouvoir normatif de la morale. Il faut néanmoins immédiatement lever une ambiguïté inhérente à cette idée d’amoralité, laquelle peut aussi bien référer aux individus rejetant toute considération morale dans leurs prises de décision qu’à ceux ne disposant pas (ou seulement de manière lacunaire) de la capacité à prendre en considération ce qui relève de la morale. Le fait qu’un agent social donné soit amoral parce qu’il décide de l’être n’est, en effet, aucunement équivalent à la situation de l’amoraliste qui ne peut qu’être amoral, ou, en d’autres termes, n’a pas d’autres choix, pour des raisons psychologiques, voire psychopathologiques, que celui d’être amoral. Cette nuance devient d’ailleurs explicite lorsque l’on compare, comme le fait Schramme (2014), l’expression « ne pas être une personne morale » à celle « être une personne non-morale ». La première désigne ainsi les individus qui ne sont pas des personnes morales compte tenu de leur incapacité à développer un point de vue moral. Ce qui signifie qu’ils ne peuvent être tenus pour des personnes morales dans le sens où ils ne peuvent pas être moraux, et non parce qu’ils ne sont pas moraux. Il faut dès lors les distinguer de ceux dont il est question dans la seconde expression, qui agissent de manière immorale ou qui rejettent les règles morales, puisqu’un tel rejet présuppose un sens moral intact permettant à l’individu de juger le caractère moral ou au contraire immoral de ses actions, de repérer celles qui dévient de normes morales nécessairement connues et comprises. Aussi cette distinction entre le fait d’être immoral et le fait de ne pas pouvoir être moral nous reconduit-elle à la dissociation, développée plus haut, entre une volontaire immoralité et une amoralité synonyme d’incapacité morale.

Nous commencerons donc, pour tenter d’extraire le psychopathe de cette dualité oppositive, par examiner la logique et les fondements à la fois empiriques et conceptuels de la thèse faisant de lui le prototype de l’individu amoral.

I Le psychopathe est-il amoral ?

Les psychopathes ont pendant longtemps été décrits comme des « monstres moraux » (« moral monsters »  [7]) moralement aveugles (« morally blind » [8]), voire « moralement morts  » [9]. Ces descriptions classiques, insistant sur la prégnance d’une déficience morale (« moral defectiveness  », « moral insensibility » [10]), s’accordent avec l’hypothèse — communément partagée [11] — selon laquelle les comportements antisociaux, délictuels et criminels adoptés par ces individus résulteraient principalement d’une rationalité morale défaillante. Un dysfonctionnement, donc, qui tendrait à venir expliquer les comportements immoraux pour lesquels ils optent [12]. De fait, les psychopathes ne parviendraient pas à reconnaître que telle règle morale s’applique à certains types d’actions, ni même à percevoir les raisons qui pourraient justifier de suivre ou d’appliquer ces règles. Il est donc de coutume de dire qu’ils manquent de la rationalité pratique requise pour se comporter de façon éthique.

Mais est-il si clair que la présence d’une personnalité psychopathique implique celle d’un tel manque de rationalité morale ? C’est en tout cas ce que suggère Levy (2008), qui soutient par exemple que « les psychopathes ne possèdent pas les connaissances morales pertinentes » [13] pour pouvoir prétendre à une quelconque responsabilité morale. Faute de ces connaissances, ces derniers seraient « incapables de contrôler leurs actions à la lumière de raisons morales » [14] éclairantes et dissuasives.

À l’appui de cette conception se trouve le constat, cliniquement étayé, selon lequel les sujets atteints de psychopathie n’éprouveraient pas le besoin et/ou ne percevraient pas la nécessité de justifier leurs actions venant enfreindre la loi morale [15]. Lorsqu’ils causent un préjudice à quelqu’un, les explications qu’ils donnent de leur acte ne font ainsi que rarement référence au préjudice subie par la victime, restant axés sur leurs propres désirs, leurs intérêts, leurs buts, peu soucieux — et vraisemblablement peu conscients — du caractère moral ou immoral de leurs agissements. Et dans le cas où ils reconnaissent que leurs comportements enfreignent une règle, ils ne font néanmoins apparemment pas la distinction entre une règle morale et une règle conventionnelle [16]. Si bien qu’il semble légitime d’en conclure qu’ils ne comprennent pas vraiment le concept de moralité et ne font donc preuve d’aucune espèce de rationalité morale. Pourtant, les choses ne sont pas si simples. Il n’est d’ailleurs qu’à jeter un œil aux recherches réalisées au cours de ces deux dernières décennies en philosophie expérimentale, en psychologie morale, en anthropologie ou encore en neurosciences, pour se rendre compte que cette thèse octroyant au psychopathe une absence de discernement moral, et donc une incapacité à penser rationnellement les situations morales auxquelles il peut se trouver confronté [17], est loin d’aller de soi. C’est sur ces travaux qu’il nous faut ici nous pencher, en ce que leurs résultats, ainsi que leur discussion, sont susceptibles d’apporter un éclairage sur les aptitudes morales des personnes se caractérisant par un fonctionnement psychopathique, et plus spécifiquement sur la teneur de leur activité judicative morale.

I.1 Les psychopathes s’adonnent-ils à des jugements moraux  ?

Précisons en premier lieu que nous utiliserons ici l’expression « jugement moral » comme désignant l’état ou l’activité mental consistant à juger les actes et/ou les choix d’une personne (ou d’une institution) à la lumière d’un ensemble de concepts moraux à partir desquels il s’agit de statuer sur leur caractère moral ou immoral, bon ou mauvais, juste ou injuste, méprisable ou honorable. Cette définition en tête, évoquons à présent les données empiriques disponibles, obtenues via différentes approches méthodologiques :

  • Par le biais du Turiel’s Moral/Conventional Test [18].
  • À l’aide de la confrontation à des dilemmes moraux directement issus de la philosophie [19].
  • À travers les outils de mesure du raisonnement moral développés à partir des travaux de Kohlberg [20].
  • Via la passation du Questionnaire des principes moraux fondateurs (Moral Foundations Questionnaire [21]).

(1) Discriminer le moral du conventionnel

Le Turiel’s Moral/Conventional Test est probablement l’un des instruments les plus utilisés dans le champ d’étude des liens entre psychopathie et jugement moral. Pour cause, il s’appuie sur une distinction hautement pertinente — et ingénieusement opérationnalisée — entre la violation des règles morales (telles que ne pas frapper autrui, ne pas se moquer d’autrui, ne pas tuer, etc.) et la violation des règles conventionnelles (telles que lever le doigt en classe avant de parler, ne pas se promener sans vêtements, utiliser les couverts d’une façon particulière, etc.). Le fait est que ces deux types de règles diffèrent selon deux points. Premièrement du point de vue du critère de l’universalité. Car si les règles morales sont valables partout, les règles conventionnelles sont valables de façon purement locale et peuvent varier d’un endroit à l’autre. Il est par exemple partout moralement condamnable de frapper quelqu’un, tandis que prendre la parole sans prendre la peine de lever le doigt est obligatoire seulement dans les écoles où cette règle est en vigueur. Deuxièmement au regard de l’indépendance à l’autorité : les règles morales sont en effet « intouchables » [22], irrévocables, alors que les règles conventionnelles peuvent être « créées ou dissoutes par les autorités compétentes » [23]. Ainsi, ce n’est pas parce qu’une figure d’autorité (éducative, parentale, peu importe) nous dit qu’il est permis de torturer quelqu’un que cela l’est effectivement. À l’inverse, si cette personne autorise un élève à parler en classe sans lever le doigt, cela cesse d’être mal. Cette distinction entre règles morales et règles conventionnelles semble être un fait universel précocement inscrit dans le développement cognitivo-moral. Dès l’âge de quatre ans, en effet, les enfants ont tendance à penser et affirmer que le port du pyjama en classe est quelque chose de mal, tout en concédant que cela ne serait plus mal si le professeur l’autorisait, alors qu’il serait toujours mal de frapper d’autres enfants même si le professeur autorisait le fait de frapper autrui [24]. Ils tendent également à déclarer que s’en prendre physiquement à d’autres enfants est plus grave que de porter un pyjama en classe, attribuant un degré de gravité accru au préjudice causé à ces enfants comparativement à celui engendré par le port d’un pyjama en classe — conscients, bien que de manière pré-réflexive, du fait que ce n’est pas le préjudice causé aux victimes potentielles de cette tenue non-conventionnelle qui rend cette action mauvaise.

Or, et c’est là ce qui nous intéresse, deux études [25] démontrent que les sujets présentant une psychopathie sont incapables de distinguer ce qui relève de la transgression morale de ce qui relève de la transgression d’une convention. Les justifications qu’ils donnent de leurs réponses diffèrent en outre radicalement de celles des personnes composant le groupe contrôle. Alors que ces dernières font majoritairement appel à des considérations touchant au mal-être de la victime et au caractère injuste du préjudice subi par celle-ci, les psychopathes ont tendance à convoquer les conventions et l’autorité pour expliquer pourquoi telle action est mauvaise (ou mal) (wrong en anglais). Étrangement, ils qualifient les violations conventionnelles de « graves » et « inadmissibles » quand bien même la société et les autorités autorisent l’acte, comme si les violations conventionnelles étaient perçues et caractérisées comme des violations morales, alors que l’hypothèse de départ consistait à supposer la présence d’un traitement des violations morales comme des violations d’ordre conventionnel [26].

Une étude récente plus récente [27], menée auprès d’une population de détenus à l’aide d’une version modifiée du test de distinction des transgressions morales versus conventionnelles classiquement utilisé, suggère cependant de nuancer l’assertion selon laquelle les individus au fonctionnement psychopathique seraient dans l’incapacité d’opérer cette distinction. Les participants étaient informés que huit des actes à juger — évidemment sans préciser lesquels —­­ étaient consensuellement considérés comme moralement condamnables même en l’absence de règles conventionnelles ou des lois les condamnant. Les huit autres actes sur lesquels devaient se positionner les sujets étaient dépeints comme non-conventionnels (et donc conventionnels s’il n’y avait pas de normes conventionnelles ou de lois contre eux). Naturellement, ce protocole est venu supprimer toute propension à considérer l’ensemble des violations comme morales, dans la mesure où les participants savaient pertinemment qu’il ne fallait pas considérer trop de violations comme morales, au risque de commettre des erreurs de classification. Mais de manière intéressante, il ressort finalement que le score total de psychopathie ne prédisait ici en aucun cas la performance à la tâche de jugement proposée, contestant l’idée selon laquelle les psychopathes ne savent pas distinguer une violation morale d’une violation conventionnelle. On pourra toutefois objecter, comme le fait d’ailleurs l’un des auteurs de l’étude en question [28], que les participants ont pu rapporter ce qu’ils pensaient que d’autres personnes pensent des questions morales plutôt que ce qu’eux-mêmes pensent de ces questions. En d’autres termes, cette absence de différence au niveau des jugements prononcés entre psychopathes et non-psychopathes pourrait résulter du fait que les premiers, dans cette expérience en particulière au moins, décrivent des normes morales globalement acceptées sans nécessairement les approuver eux-mêmes ou émettre des jugements de type moraux. Nous y reviendrons.

(2) Tramwayologie

Afin d’explorer de façon plus approfondie la vie morale des sujets atteints de psychopathie, et notamment les motivations sous-jacentes à certaines de leurs décisions morales, Greene et son équipe ont eu en 2001 [29] l’idée d’utiliser des dilemmes moraux sacrificiels – initialement introduits en philosophie morale – induisant un conflit entre un positionnement moral utilitariste et un positionnement déontologiste. Les jugements moraux dits utilitaristes reflètent ainsi des choix rationnels fondés sur un calcul coûts-bénéfices considérant prioritairement les conséquences de l’action envisagée. Les décisions déontologiques, en revanche, ne sont pas conséquentialistes et procèdent plutôt d’une morale de l’intention, en ce qu’elles ne s’intéressent pas exclusivement aux résultats ; il s’agit de privilégier et de valoriser la conformité d’une action à certaines obligations ou devoirs moraux (le fait de ne pas tuer par exemple).

Dans la célèbre expérience de pensée dite du « problème du tramway » [30], les participants sont confrontés à un scénario mettant en scène une personne confrontée à un dilemme. À chaque fois, il s’agit d’un tramway vide, sans passager ni conducteur, roulant à toute vitesse le long d’une voie de chemin de fer et menaçant d’écraser cinq personnes se trouvant sur cette voie. Si rien n’est fait, ces cinq personnes vont mourir, écrasées par le tramway devenu fou. Mais il est possible d’intervenir et de sauver ces cinq personnes au prix de la vie d’une sixième personne, soit en actionnant un aiguillage pour dévier le tramway sur une voie secondaire où se trouve malheureusement la personne en question, soit en poussant la sixième personne — qui se trouve être très corpulente — positionnée sur un pont en surplomb de la voie ferrée, de façon à ce que sa chute sur les rails vienne arrêter la course folle du tramway, causant certes sa mort, mais sauvant les cinq personnes qui se trouvent plus loin sur la voie. Il est donc, dans ces deux cas qui correspondent à deux variantes d’un dilemme devenu classique, demandé si la personne a moralement le droit ou non d’intervenir, respectivement en détournant le tramway sur la voie secondaire ou en poussant l’homme « énorme » depuis le pont.

Étant entendu que les participants doivent dans ces deux situations hypothétiques prendre une décision virtuelle causant la mort d’une (seule) personne pour en sauver plusieurs, l’approbation du sauvetage du plus grand nombre au détriment de la vie d’un individu indique, dans chacune des deux situations, un choix découlant d’un raisonnement utilitariste accordant une valeur supérieure à l’intérêt collectif par rapport aux droits individuels. À l’inverse donc, refuser d’agir traduirait, dans un cas comme dans l’autre, une décision d’ordre déontologique. Un déontologiste soucieux de ne pas faire le mal et adhérant à la règle morale « Tu ne tueras point » devrait en effet condamner le fait de tuer un homme, quelles qu’en soient les conséquences, et juger inacceptable de sacrifier une personne pour en sauver cinq. Le défenseur de l’utilitarisme, au contraire, en tant qu’il cherche à maximiser le bonheur du plus grand nombre ou à minimiser le mal dans le monde, devrait juger inacceptable de ne pas sacrifier une personne pour en sauver cinq, tant lorsqu’il s’agit de détourner le train vers une voie secondaire que lorsqu’il s’agit de pousser en contrebas un individu pour qu’il fasse obstacle au tramway.

D’après Greene [31], la réponse dite « utilitariste » est le fruit de processus mentaux conscients et volontaires, et donc d’un raisonnement moral, tandis que la réponse qualifiée de « déontologique » est essentiellement émotionnelle – soit le résultat d’une sorte de violent « signal d’alarme émotionnel » désactivant toute fibre utilitariste. Mais comment, dès lors, comprendre que la plupart des personnes juge qu’il est moralement bien plus acceptable d’actionner l’aiguillage que de pousser le « gros » individu sur les rails, alors que les deux choix ont les mêmes conséquences en termes de « pertes », c’est-à-dire en en termes de vies non-sauvées [32] ? Parce que, nous dit Greene, la mort de l’homme énorme, dans le scénario dit de la passerelle, suscite chez nous une émotion plus vive encore que la mort de l’homme sur la voie secondaire vers laquelle nous détournons la trajectoire du tramway. De sorte que dans le dilemme de l’aiguillage, le raisonnement « l’emporterait » sur une réponse émotionnelle qui reste faible, laissant libre cours à une réponse « utilitariste », tandis que l’idée de pousser personnellement une personne produirait une réponse émotionnelle court-circuitant le processus de raisonnement, induisant une réponse « déontologique » [33]. Le fait est que le dilemme de la passerelle demande de tuer quelqu’un « de ses propres mains » : c’est nous qui poussons l’individu pour que son corps stoppe le tramway. On parle alors de dilemmes « personnels » [34]. Les dilemmes dits « impersonnels », comme celui mettant en jeu l’aiguillage, n’exigent quant à eux aucunement que le répondant se projette comme s’engageant dans un acte de violence physique directe. Aussi est-il plus difficile, en raison — comme en témoigne la sur-activation des aires cérébrales impliquées dans le traitement des émotions relevée lors de la confrontation à des dilemmes « personnels » — des réactions émotionnelles que cette perspective suscite, d’accepter de pousser un être humain pour en sauver cinq que de dévier un tramway pour sauver cinq personnes, même si cette déviation cause la mort d’une personne isolée [35]. Ce sont ainsi nos réactions émotionnelles qui nous poussent à refuser de pousser l’homme du pont. Et le fait que les patients souffrant de déficits émotionnels à la suite d’une lésion du cortex préfrontal acceptent trois fois plus souvent que les autres de le pousser [36] va dans le sens de cette idée. Des chercheurs italiens [37] ont même montré que le rejet des jugements utilitaristes était d’autant plus fréquent chez des personnes se caractérisant par une surexcitation physiologique (s’exprimant via une réactivité électrodermale anormalement élevée). Le même type de résultat est retrouvé concernant l’activité amygdalienne, corrélée positivement aux réactions émotionnelles négatives face à des dilemmes de type « passerelle » et négativement corrélée aux jugements utilitaristes [38].

On l’aura compris, de tels résultats suggèrent que le raisonnement moral du psychopathe, dont le tableau clinique révèle, entre autres, la coexistence d’une certaine cécité émotionnelle, d’une froideur et d’un détachement émotionnel, d’une insensibilité à la souffrance d’autrui et d’un manque de remords et d’empathie affective [39], devrait, selon toute vraisemblance, être moins pollué par les réactions émotionnelles précipitant l’émergence de jugements déontologiques [40]. Corroborant cette hypothèse, plusieurs études ont mis en évidence une étroite relation entre traits psychopathiques auto-rapportés et jugements utilitaristes, et ce tant en population générale [41] que carcérale [42]. Si Koenigs et ses collègues [43] montrent plus spécifiquement que cette propension à privilégier des décisions morales de type utilitariste est d’autant plus importante chez les sujets rapportant les plus faibles niveaux d’anxiété — ce qui tend, en un certain sens, à confirmer l’assertion selon laquelle c’est la diminution de la réponse émotionnelle négative qui inhibe les réactions déontologiques. Leur recherche indique également que ces réactions foncièrement utilitaristes ne s’observent que face à des dilemmes moraux impersonnels. D’autres travaux révèlent qu’une désactivation de la réponse empathique vis-à-vis de la victime évoquée dans les scénarios sacrificiels [44] ou encore une aversion moindre à l’idée de voir quelqu’un souffrir ou subir un préjudice [45] constituent des facteurs modérateurs contribuant à augmenter la probabilité de relever, chez les individus avec les plus hauts niveaux de traits psychopathiques, des raisonnements utilitaristes. Si bien que l’on pourrait penser que les décisions utilitaristes, qui sont, rappelons-le, censées refléter une préoccupation éminemment rationnelle — laquelle relève parfois du pur calcul arithmétique — à l’égard de l’intérêt général, sont, dans la psychopathie, davantage le résultat d’un déficit émotionnel et/ou empathique que d’un quelconque raisonnement moral à proprement parler. Ce serait donc « par défaut », c’est-à-dire pour des raisons qui touchent à son fonctionnement émotionnel, que le psychopathe pense comme un utilitariste. Nous pourrions néanmoins rétorquer à cela que les jugements utilitaristes sont généralement brandis comme le signe d’une prédilection avérée pour la délibération et la réflexion. Une récente étude [46] souligne à ce titre, à l’aide d’un protocole combinant évaluations psychométriques auto-rapportées, mesures neuroanatomiques et tâches instrumentales, que ce sont bel et bien les différences en termes de motivation à recourir à la délibération cognitive, de préférence pour la pensée logique et analytique, ainsi que la faculté à raisonner de façon logique et arithmétique qui prédisent les décisions morales utilitaristes, et non le degré de préoccupation pour les conséquences de cette décision sur la victime. Bien avant cette recherche, Bartels et Pizarro avaient montré en 2011 que les individus valorisant l’effort de réflexion au lieu de suivre leurs intuitions émettent généralement davantage de jugements de type utilitariste. Corollairement, Adam Moore et son équipe mettaient en exergue il y a quelques années que les jugements utilitaristes sont associés à de meilleures capacités de contrôle cognitif [47]. Et dès lors que l’on interfère avec cette cognition contrôlée, par exemple en demandant aux sujets d’effectuer simultanément une tâche secondaire provoquant une « charge cognitive » supplémentaire, il s’ensuit une significative diminution de la propension à formuler des décisions aux accents utilitaristes [48]. Inversement, le fait de supprimer toute contrainte de temps, et donc de favoriser implicitement le recours à la réflexion, accroit le nombre de réponses utilitaristes [49], tout comme le fait de résoudre (en amont de la confrontation aux dilemmes moraux) des problèmes mathématiques nécessitant de neutraliser les réponses rapides et intuitives [50].

Faut-il pour autant en conclure que les psychopathes sont, au regard de leurs patterns de réponses face aux dilemmes moraux sacrificiels, plus rationnels, sur un plan moral, que les non-psychopathes ? Ce serait là faire preuve d’un raccourci un peu trop rapide. Il n’est qu’à se référer aux travaux pointant le fait que les jugements dits utilitaristes formulés dans le cas de dilemmes moraux ne sont aucunement reliés à un quelconque altruisme signalant une impartiale préoccupation pour le bien du plus grand nombre, et sont au contraire associés à une tendance accrue à l’égocentrisme et à la déshumanisation, ainsi qu’à une clémence anormalement élevée à propos de transgressions morales claires et évidentes [51]. De sorte qu’il y aurait même peu de liens entre les jugements moraux utilitaristes relevés dans d’hypothétiques dilemmes moraux et les jugements moraux réellement utilitaristes — du moins tels qu’ils peuvent être décrits et conceptualisés en éthique. L’utilitariste, pour paraphraser Kahane, n’est pas celui qui choisit de pousser le gros monsieur du pont ; c’est celui qui estime qu’il est moralement inacceptable de ne pas distribuer ne serait-ce qu’un peu d’argent à des organisations caritatives sachant que cela améliorerait la vie de milliers d’enfants qui meurent de faim ; c’est celui qui refuse de manger de la viande en raison de la quantité de souffrance animale — bien plus grande que le plaisir que nous prenons à manger un morceau de steak — causée par l’élevage industriel.

En réalité, la question, extrêmement complexe et âprement débattue, de savoir ce dont dépendent ces jugements et ce qu’ils disent des personnes qui en sont les auteurs est loin d’être résolue et dépasse le cadre de notre discussion [52]. Supposons toutefois que les réponses qualifiées « d’utilitaristes » aux dilemmes sacrificiels soient effectivement le signe d’un immoralisme latent masqué par une mécompréhension de ce qui caractérise véritablement la doctrine — très exigeante — de l’utilitarisme. Loin de refléter le moindre souci pour le plus grand bien du plus grand nombre, de telles décisions permettraient ainsi de repérer des tendances égocentriques, amorales, voire éventuellement sadiques. En ce sens, les résultats, cités plus haut, selon lesquels les psychopathes sont les champions des jugements utilitaristes conforteraient la thèse de leur amoralité.

Mais ce serait là négliger les recherches faisant état d’une absence de liens démontrés entre les scores à l’échelle de psychopathie et le taux de réponses utilitaristes, aussi bien dans les dilemmes impersonnels que personnels [53]. Vyas et ses collaborateurs [54] montrent plus spécifiquement que le fait de proposer des scénarios plus réalistes, mettant notamment en scène des situations davantage concrètes typiquement rencontrées dans la vie de tous les jours favorisant la formation de conflits moraux plus ordinaires, annule toute association entre psychopathie et jugements utilitaristes. Cependant, même en plaçant les participants face à des situations moralement conflictuelles hautement hypothétiques et parfois très abstraites, Cima et son équipe [55] n’ont trouvé aucune différence en termes de patterns de jugements moraux entre des individus judiciarisés atteints de psychopathie et différents groupes contrôles. Les auteurs en déduisent alors que les psychopathes savent distinguer le bien du mal, sont conscients des enjeux moraux sous-jacents aux scénarios, mais ne sont pas suffisamment motivés à agir d’une façon qui coïncide avec leurs conceptions morales et avec leur lecture — pertinente — de la situation. En d’autres termes, et d’après ces résultats, les individus aux caractéristiques psychopathiques sauraient parfaitement ce qui est moralement approprié ou ce qui ne l’est pas, mais ne se soucieraient guère de ce savoir moral et n’en tiendraient pas compte lorsqu’il s’agit de décider. Ils comprennent les principes moraux, et jugent de manière adéquate les situations auxquelles ils font face, mais ce jugement n’engendre pas la réponse verbale ou comportementale correspondante. Remarquons que cette interprétation a le mérite d’être compatible avec les niveaux standards — lorsque ce n’est pas élevés — d’intelligence dont font preuve les sujets au fonctionnement psychopathique [56]. Plus fondamentalement encore, cette hypothèse rejoint celle en faveur de l’existence de processus indépendants à l’origine du jugement et du comportement effectivement privilégié. De plus en plus de recherches vont en effet dans le sens d’une dissociation entre jugement et action moraux, comme en témoigne la divergence — parfois massive — fréquemment relevée entre le jugement et le choix de l’action lors d’une évaluation morale [57]. Le jugement ne présage pas du choix, et, réciproquement, le choix ne dit rien du jugement. Une équipe de recherche française [58] a pu à cet égard montrer qu’un niveau élevé de traits psychopathiques prédisait une plus grande proportion de réponses utilitaristes pour le choix, mais pas pour le jugement moral. Ce qui pourrait expliquer les résultats contradictoires des études susmentionnées, où ces deux processus n’étaient pas différenciés et analysés de manière isolée.

(3) Les tests kohlbergiens

Tournons-nous maintenant vers ce qui représente l’une des premières tentatives visant à étudier de façon standardisée la cognition morale. Il nous faut pour cela revenir aux travaux de Kohlberg, qui propose en 1963 un modèle rationaliste du développement moral structuré en trois « niveaux » : (a) pré-conventionnel, (b) conventionnel, et (c) post-conventionnel, chaque niveau – correspondant à des « stades » dans la genèse de l’acquisition de la maturité morale - étant subdivisé en deux sous-niveaux. La théorie Kohlbergienne [59], d’inspiration kantienne, en ceci que c’est la raison qui vient ultimement déterminer ce qu’il est convenu ou non de faire, porte la focale sur les justifications rationnelles et rationalisantes que tendent à donner les individus lorsqu’ils prennent des décisions d’ordre moral. Ainsi, au stade pré-conventionnel, les enfants (ou les adultes en retard sur le plan du développement moral), sont avant tout égocentriques et demeurent axés sur le concret : ils décident des questions morales en accordant une importance prioritaire au fait d’éviter les punitions ou de préserver leurs propres intérêts ; ils jugent leurs actions à l’aune des conséquences qu’elles ont pour eux, tandis que les personnes atteignant le stade post-conventionnel s’engagent dans des jugements moraux authentiques, aux accents kantiens, et prennent des décisions fondées sur des principes éthiques abstraits universels ou universalisables, tels que la sauvegarde des droits de l’homme, l’équilibre réflexif rawlsien, ou encore l’appel à la formation d’un consensus dans la prise de décisions – quand bien même de telles décisions pourraient desservir leur endogroupe. Ceux qui se trouvent au stade intermédiaire, dit conventionnel (typique des adolescents et de la grande majorité des adultes), se tournent quant à eux généralement vers les intentions qui président aux actions entreprises par autrui.

Le postulat de base de la plupart des chercheurs ayant utilisé le Kohlberg’s Moral Judgment Interview, qui fût le premier test utilisé pour évaluer la qualité des cognitions morales du psychopathe, reposait alors sur l’idée que ce dernier, au regard de ses motivations le plus souvent égoïstes, de son manque d’empathie et de remords, devrait, dans une situation à valence morale, privilégier son intérêt personnel, et non une quelconque adhésion à des principes éthiques abstraits. De sorte que les sujets présentant une personnalité psychopathique resteraient, en un certain sens, « coincés » aux niveaux inférieurs du développement moral [60]. Une étude de Link, Scherer et Byrne, publiée en 1977 [61], indiquera pourtant que les individus diagnostiqués avec une psychopathie, loin de manquer de maturité sur le plan moral, obtenaient au test ci-dessus des scores de raisonnement moral significativement plus élevés par rapport à deux groupes témoins (et ce même après avoir contrôlé les différences en termes d’âge, de niveau éducatif, ou de QI).

Sera alors crée le Defining Issues Test (DIT) [62] comprenant cinq dilemmes moraux. Le plus célèbre étant « le dilemme de Heinz », lequel consiste à demander aux participants si un homme doit ou non voler un médicament en entrant par effraction dans une pharmacie pour sauver la vie de sa femme, mourante — sachant qu’il n’y a pas d’autres options envisageables, et ce même si cette option implique d’être dans l’illégalité. Il s’agit alors, à partir des réponses données par le sujet interrogé, mais aussi sur la base des justifications du répondant venant expliciter les raisons de son choix, de quantifier le niveau de raisonnement moral supposé. Or, là encore, l’état de l’art suggère une relation pour le moins inconsistante entre psychopathie et raisonnements moraux défaillants. O’Kane et ses collaborateurs [63] n’ont par exemple trouvé aucune corrélation entre les scores totaux obtenus à l’échelle de psychopathie révisée de Hare et les scores au DIT de 40 personnes incarcérées dans une prison britannique. Lose (1997) rapporte des résultats similaires auprès d’un échantillon de détenus américains. Enfin, une récente méta-analyse [64] croisant les données relevées dans 11 échantillons différents (issus aussi bien de populations générales, cliniques que carcérales) révèle un lien extrêmement faible (en réalité quasi-inexistant) entre la présence de traits psychopathiques et les différents indices statistiques mesurant le niveau de développement moral et la richesse des raisonnements moraux.

D’aucuns pourraient rétorquer que cette approche rationaliste se concentre exclusivement sur des jugements moraux qui s’avèrent contrôlés par le sujet, qui reposent sur des processus mentaux au demeurant volontaires, conscients, et nécessitant un certain effort intellectuel propice à toutes sortes de déformations. Les tenants de cette perspective rationaliste initialement développée par Piaget, dont Kohlberg, rappelons-le, fut l’élève, défendent en effet que nous avons directement accès aux règles morales qui nourrissent et structurent la formation de nos jugements moraux. Et c’est en appliquant scrupuleusement — et donc de manière consciente — ces règles que nous parvenons à une conclusion morale donnée.

Aussi paraît-il raisonnable d’analyser les justifications que donnent les agents sociaux de leurs jugements moraux, dans la mesure où de telles justifications sont censées « refléter » les principes moraux guidant leurs jugements. Néanmoins, cela présuppose que les participants aient bel et bien accès à leurs propres croyances morales et systèmes de valeurs, qu’ils soient conscients des principes qui gouvernent leurs décisions. Or, c’est précisément cette idée que récusent les défenseurs de la thèse intuitionniste [65]. D’après ces derniers, la plupart de nos jugements moraux sont le produit de processus mentaux automatiques, involontaires et non-conscients. Nous sommes seulement conscients du résultat final des cheminements conduisant au jugement moral ; les différentes étapes par lesquelles passe notre raisonnement, ou même les principes moraux qui guident nos jugements, nous échappent. De sorte que les justifications que nous fournissons à leur égard ne seraient, selon cette conception intuitionniste, dans la plupart des cas, que des constructions a posteriori peu susceptibles de venir rendre compte des principes moraux sur lesquels reposent véritablement nos choix. C’est pourquoi certains chercheurs, soucieux de contourner les écueils propres à la démarche rationaliste, ont voulu étudier les intuitions morales des individus étiquetés comme psychopathes.

(4) L’adhésion aux principes moraux fondateurs

L’approche intuitionniste conçoit la morale « comme un ensemble de valeurs et d’usages culturellement ancrés et partagés, s’appuyant sur l’opposition entre le Bien et le Mal pour orienter et réguler les conduites sociales » [66]. Afin d’étudier la fonction aussi bien prohibitive que prescriptive des valeurs morales propres à une société, les chercheurs en psychologie morale [67] ont mis au point un questionnaire ayant vocation à explorer le système de valeur auquel les individus souscrivent. C’est le fameux Moral Foundation Questionnaire (MFQ) [68], « questionnaire des principes moraux fondateurs » en français [69], construit sur la base d’un modèle théorique formalisant cinq domaines moraux autonomes représentant chacun un genre de préoccupation éthique venant peser sur nos prises de décisions [70]. Il s’agit plus précisément, dans ce qui ressemble à une sorte d’axiomatique morale, de dresser les quelques principes moraux formant le socle axiologique de base à partir duquel chaque culture développe ses propres valeurs morales [71]. Ajoutons que ces principes, invariablement retrouvés dans toute culture, seraient porteurs d’une fonction adaptative sélectionnée au cours de l’évolution [72].

Nous avons ainsi, parmi ces valeurs morales fondatrices, le principe de non-nuisance, qui proscrit toute forme de souffrance ou de préjudice causés de façon volontaire à autrui et sous-tend par conséquent les valeurs liées à la protection des personnes telles que la bienveillance, la sollicitude et la compassion. Le principe d’équité, qui rappelle fortement les travaux de Marcel Mauss sur le don, renvoie à la régulation des échanges et des relations entre les individus à travers l’idée de réciprocité. Citons en outre le principe de loyauté, visant à maintenir la cohésion au sein du groupe à travers « la valorisation des liens qui unissent l’individu à son groupe (e.g., dévouement, fidélité, patriotisme) » [73]. Le principe d’autorité permet quant à lui la pérennisation des rapports de hiérarchie au sein du groupe social, notamment par le biais d’un respect du statut, des rôles sociaux et des devoirs qui y sont associés (e.g., obéissance, discipline, sagesse). Enfin, le principe de pureté nous incite à protéger l’individu de toute contamination, que celle-ci soit de nature physique ou spirituelle ; le corps et l’esprit ne doivent pas être salis, de sorte que ce dernier principe tend à valoriser, conformément à une tradition chrétienne qui fut évidemment pour beaucoup dans son déploiement, la maîtrise de soi et l’élévation spirituelle (par exemple via les vertus cardinales de modération, de chasteté ou encore de dévotion).

Ces précisions faites, que révèle la passation de cette échelle offrant la possibilité de mesurer, chez le psychopathe, l’importance que revêt chacun de ces cinq principes au sein de son système axiologique de référence ? Glenn et son équipe [74], qui furent les premiers à appliquer ce modèle intuitionniste aux recherches sur la personnalité psychopathique, faisaient l’hypothèse que les individus rapportant ce type de fonctionnement se préoccuperaient probablement beaucoup moins des questions de préjudice et d’équité que ceux ne présentant pas ou peu de traits psychopathiques. Et les résultats, obtenus au sein d’une population générale, font effectivement état d’une corrélation négative entre les scores obtenus à l’échelle de psychopathie et l’adhésion aux principes de non-nuisance et d’équité. L’approbation du principe de pureté est également légèrement plus faible comparativement au groupe contrôle. Aharoni, Antonenko et Kiehl [75] ont répliqué ces résultats à partir d’un échantillon médico-légal. Plus intéressant encore, d’autres chercheurs [76] ont démontré que la psychopathie était liée à une moindre préoccupation morale dans les cinq domaines, soit à un manque significatif d’adhésion à chacun des principes universellement valorisés par l’être humain. De quoi alimenter la thèse de la monstruosité morale du psychopathe, preuve vivante de la possibilité même de l’amoralité.

I.2 Incompétence ou indifférence morale ?

On pourra néanmoins rétorquer, à la lecture de ces différentes études, qu’il n’est pas si évident de conclure à la présence d’un déficit en termes de jugement moral. Le manque d’adhésion du psychopathe au système axiologique sur lequel se fonde toute culture ne dit par exemple rien de ses compétences morales. En fait, il semble même plutôt légitime de supposer que le problème ne réside non pas dans une incapacité à accéder à des principes moraux socialement valorisés, mais reflète au mieux une moindre préoccupation pour ces principes, dont il a connaissance et qu’il comprend, mais auxquels il n’apporte aucune valeur, ou du moins une valeur qui n’est pas à la hauteur de celle que l’on pourrait attendre. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les auteurs des études citées ci-dessus parlent systématiquement d’une approbation — ou d’une adhésion à — des valeurs morales données. La question n’est donc pas tant celle de l’appropriation rationnelle de tels principes que celle de l’intérêt ou de l’importance que les sujets atteints de psychopathie y accordent.

Penchons-nous à présent sur les travaux, également présentés ci-avant, faisant état de l’incapacité des psychopathes à distinguer les violations morales des violations conventionnelles. Résultats face auxquels il est tentant d’en déduire que ces derniers ne sont pas en mesure de s’engager dans des jugements moraux. Il parait cependant tout à fait concevable que le psychopathe puisse être l’auteur de jugements moraux quand bien même il ne parviendrait pas à distinguer ces jugements des jugements de type conventionnel. Sinnott-Armstrong [77] objecte à cela que si un marchand d’art n’arrive pas à distinguer la valeur esthétique de la valeur marchande de l’œuvre qu’il envisage de vendre, alors il est faux de dire qu’il peut s’adonner à des jugements esthétiques. Il en serait alors de même dans le cas des jugements moraux. Mais là encore, il semble justifié de penser qu’il n’y a rien d’incompatible dans le fait d’être l’auteur d’un jugement esthétique sans pour autant faire explicitement la part des choses entre ce qui relève d’un jugement esthétique et d’un jugement strictement marchand. On peut ainsi facilement imaginer un vendeur qui n’aurait pas (ou plus) conscience de son jugement esthétique venu déterminer la valeur marchande qu’il attribue à l’objet d’art qu’il s’apprête à marchander. Aussi n’est-il pas rare de voir un esthète confirmé ne daignant plus, à force de se lancer dans toute sorte de transactions marchandes, faire la différence entre la valeur esthétique de l’œuvre et sa valeur pécuniaire : les deux sont pour lui devenues la même chose, en ce que la première conditionne la seconde et que la seconde est l’indice de la première. Ne peut-on pas avancer, dans le même ordre d’idée, que le psychopathe peut bel et bien s’engager dans des jugements moraux, mais que dans la mesure où toute norme morale n’est pour lui qu’une convention imposée de l’extérieur, il ne fait pas la différence entre les transgressions d’ordre moral et celles d’ordre conventionnel. À quoi bon, en effet, les différencier, puisqu’il s’agit dans les deux cas de statuer sur la violation d’une règle socialement prescrite ? D’aucuns pourraient maintenir que c’est bien là la preuve que le psychopathe ne perçoit pas ce qu’il y a de moralement indésirable dans les violations de certaines normes établies. Or, nous avons vu que dès lors que leur est précisé, dans une tâche de discrimination, qu’il y a n violations morales et n violations conventionnelles à distinguer, les psychopathes arrivent sans difficultés à repérer les violations morales [78]. Comme s’il fallait les placer dans des conditions de choix forcés, face à l’obligation d’user de connaissances morales qu’ils ne mobilisent que lorsque cela est requis ou demandé [79]. Ce qui rejoint la thèse voulant que les comportements immoraux adoptés par le psychopathe indiquent non pas un sens moral défectueux, mais plutôt un manque de motivation dans l’utilisation de ce sens moral et de ce qu’il suggère. Si bien que les psychopathes peuvent savoir, de manière abstraite, que leurs actes sont immoraux, sans pour autant se soucier concrètement, lorsqu’il s’agit de faire un choix, des méfaits que peuvent engendrer telle ou telle action. Ce qui rejoint, rappelons-le, les résultats obtenus par Cima et son équipe [80], ou par Tassy [81], révélant que sur le plan de l’activité judicative, les individus avec psychopathie ne sont pas moins compétents que n’importe quelle autre personne. C’est au moment du choix, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit de prendre effectivement la décision morale, que les choses se corsent, et ce non pas en raison d’un déficit en termes de compréhension de la morale — les bonnes capacités de raisonnement moral dont font preuve les psychopathes en témoignent [82] —, mais bien d’une moindre préoccupation à l’égard de ce que peut dicter une morale qui s’avère manifestement non investie, bien que comprise.

Si tel est le cas, alors cela implique de renoncer à la thèse de la psychopathie comme expression paradigmatique de la folie morale. De sorte que le psychopathe, loin d’être amoral, serait tout simplement immoral. Reste qu’en disant ça, nous n’avons pas dit grand-chose. Car l’immoralisme, comparativement à ce que nous avons suggéré en introduction, n’est pas nécessairement choisi. Il faut en effet distinguer ce que Philippa Foot a appelé « l’immoralisme idéologique » [83] de ce qui ressemble à un immoralisme immotivé. Précisons.

II La valeur des valeurs : l’immoralisme à l’épreuve de la psychopathie

L’immoralisme défendu par les partisans d’une idéologie — plus ou moins aboutie — prônant l’immoralité est ainsi l’apanage de ces êtres moraux refusant d’être moraux, à la façon de la figure de l’immoraliste dépeinte par Nietzsche dans Aurore. Le personnage de l’immoraliste que le philosophe allemand appelle de ses vœux va en effet « jusqu’à critiquer la morale » et la tenir pour « problématique » ; il proclame et défend un renversement des valeurs judéo-chrétiennes imposées dont il ne veut plus « dépendre » ; rejette la morale traditionnelle, « cet ennemi de la vie » face auquel il entretient, en bon sceptique qui en décèle la duperie et l’hypocrisie, une « subtile méfiance » susceptible de le mener au nihilisme moral, et donc à la réfutation des idées de bien et de mal – « fausses » car bâties sur des « préjugés » -, à la vigoureuse contestation de la réalité des principes moraux, bref, à la négation du fait que « les jugements moraux reposent sur des vérités » [84]. Où l’on perçoit, via ce détour empruntant au corpus nietzschéen, dans quelle mesure le rejet de concepts moraux requiert une préalable appropriation et réflexion autour desdits concepts, ne serait-ce que pour être en mesure de s’en distancier. C’est pourquoi le sujet amoral, qui se trouve, selon l’acception la plus commune, incapable d’être moral, qui ne parvient pas à s’approprier autant que nécessaire les concepts moraux auxquels nous nous référons pour être moraux, ne peut être assimilé à l’immoraliste. Mais ce type d’immoraliste, incarné par un Thrasymaque dans La République de Platon, ou encore par le héros du récit proposé par André Gide dans L’Immoraliste, n’est pas identique à l’immoralisme qui semble caractériser le psychopathe.

Le premier se demande en effet si la bonté et la méchanceté humaines sont ce qu’elles sont censées être, il apporte des arguments en faveur d’une « transmutation de toutes les valeurs » [85] venant restructurer notre façon d’appréhender le bien et le mal ; il soutient par exemple qu’il n’y a rien d’erroné et d’infondé à postuler que l’être humain véritablement admirable est celui qui s’est livré à une violence impitoyable afin d’atteindre ses objectifs, disons en tuant quelqu’un qui ne lui a pas montré le respect qu’il estimait mériter [86]. Ce type d’immoraliste, qui, en un certain sens, comprend le concept de morale, saisit parfaitement les raisons morales qui devraient l’inciter à ne pas se comporter de cette manière et a tout à fait conscience de la nécessité qu’il y a à justifier moralement de ses actions. Il n’en demeure pas moins qu’il rejette — en usant parfois d’un arsenal conceptuel typiquement relativiste plus ou moins aiguisé — les normes morales en vigueur, appelant à leur déconstruction ou à leur dépassement. C’est donc de façon rationnelle qu’il choisit de résister à la morale établie. Et c’est précisément parce que la personne normalement immorale décide rationnellement d’agir de manière immorale que les éthiciens soutiennent généralement qu’il est nécessaire de lui donner une ou des raison(s) de (re)devenir moral [87].

De fait, les immoralistes, qui rejettent les règles morales alors qu’ils sont, en principe, capables de les considérer, posent un sérieux défi à la question de savoir ce qui justifie de se comporter de façon morale : « pourquoi — ou pour quelles raisons — devrais-je être moral ? » [88], telle est la dérangeante question que soulèvent finalement ces personnes revendiquant un immoralisme dit idéologique. L’immoraliste au fonctionnement psychopathique, quant à lui, ne va pas jusqu’à formaliser cette question telle quelle. Car celle-ci suppose de se sentir minimalement concerné par les principes moraux, ne serait-ce que pour pouvoir ensuite en exhiber le caractère injustifié et réclamer des raisons de s’y conformer. Or, le « problème » du psychopathe n’est pas qu’il manque de raisons d’agir moralement, mais plutôt qu’il reste indifférent aux raisons invoquées (dont il est tout à fait conscient). Ainsi, s’il est faux de dire qu’il n’a pas accès au raisonnement moral, il n’est pour autant pas question de dire qu’il a des raisons de ne pas être moral. C’est en effet de manière non-rationnelle (et non irrationnelle) que le psychopathe se comporte de façon immorale. C’est, à l’inverse de l’immoraliste théorisant l’absence de raisons d’être moral, sans raisons qu’il est immoral, et ce bien qu’il détecte les raisons morales qu’il y a agir de telle façon dans telle situation.

Entendons-nous bien, lorsque nous disons que c’est sans raisons que les sujets atteints de psychopathie adoptent des attitudes et des conduites immorales, il ne s’agit en aucun cas d’affirmer qu’il n’y a aucune cause susceptible d’expliquer pourquoi leurs facultés rationnelles et leurs connaissances morales ne sont pas suffisantes pour les inciter à ne pas agir de manière immorale. Le terme de raisons désigne ici spécifiquement les raisons au sens des justifications (que l’on pourrait dire théoriques) que peut brandir l’éthicien face à Nietzsche ou à Thrasymaque lorsque ces derniers argumentent en faveur de l’absence de nécessité qu’il y a à être moral. C’est que l’immoralisme qu’ils défendent est un immoralisme choisi, assumé et même théorisé. Leur mépris vis-à-vis des principes moraux est fondamentalement idéologique et idéologisé, contrairement au mépris caractéristique de l’immoralisme psychopathique, qui n’apparaît, selon toute vraisemblance, motivé par aucune idéologie, procédant plutôt d’une sorte d’indifférence sourde où les choses se passent comme si les règles, normes et standards moraux n’avaient pas la moindre influence sur les comportements ultimement adoptés. Pour preuve, le fait même de fournir aux psychopathes des raisons ayant vocation à venir justifier de la nécessité de suivre ce que la morale suggère s’avère être une manœuvre qui reste sans effet [89]. Là encore, cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas en capacité d’adopter un point de vue moral ou de comprendre ces justifications morales, mais que celles-ci ne les touchent pas, ne sont pas suffisamment impactantes ou contraignantes pour faire barrière à leurs agissements immoraux. Bien qu’ils les connaissant et les comprennent, ils n’ont que faire de ces valeurs morales qui n’ont pour eux aucune valeur, à la différence de l’immoraliste armé de son immoralisme idéologique, qui accorde suffisamment de valeur à ces valeurs pour chercher à démontrer qu’il n’est pas requis de les suivre. Ne faut-il pas en effet se sentir concerné par de telles valeurs pour venir se sentir obligé de justifier des raisons que nous aurions de ne pas nous y conformer — ou de l’absence de raisons absolues qu’il y aurait de s’y conformer ?

Il nous faut donc à ce stade, et pour conclure, revenir sur cette trompeuse — car trop simplificatrice — opposition entre une amoralité pathologique corrélative d’une irrationalité (ou d’une folie) morale d’une part et un immoralisme taxé de normal car volontairement choisi d’autre part. Cette dichotomie — à laquelle se superpose naturellement la vieille question « malades ou mauvais ? » [90] — occulte en effet la possibilité même d’une immoralité non réflexivement motivée à travers laquelle des individus pensent rationnellement la morale sans pour autant agir moralement [91]. En essayant à tout prix de distinguer l’amoralisme déficitaire du sujet n’ayant pas accédé à la maturité éthico-morale de l’immoralisme consciemment et intellectuellement valorisé par le surhomme nietzschéen décidant de faire abstraction des valeurs morales admises, nous passons à côté de la distinction, sur laquelle Nietzsche lui-même insistera [92], entre un nihilisme moral actif et un nihilisme moral passif, entre un immoralisme activement contestataire de la morale et un immoralisme indifférent à la morale, entre l’immoralisme d’un Max Stirner proposant une « théorie éthique » favorable aux intérêts égoïstes de l’être humain [93], et celui d’un psychopathe qui, bien qu’il le voit, n’est pas motivé à faire le bien (ou à ne pas faire le mal). Si nous ne nous prononcerons pas ici sur la question de savoir s’il est ou non pertinent de qualifier cette forme d’immoralisme — passive donc — de pathologique, il semble toutefois essentiel de prendre conscience des enjeux, à la fois conceptuels, cliniques et juridiques, qu’il y a à venir identifier la ou les source(s) psycho(patho)logique(s) de cette insuffisante motivation à suivre ce que dicte la raison morale, à élucider les mécanismes (cognitifs, affectifs, volitifs) sous-tendant le divorce qui semble s’installer, sur le plan moral, entre ce que le psychopathe reconnaît (ou sait) et ce qu’il fait (ou décide in fine de faire).

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Notes

[1Cleckley (1941), Cooke & Michie (2001), Hare (1999, 2003), Hare & Neumann (2006, 2008), Harris et al. (2001), Patrick (2018).

[2Pour une histoire de la notion de folie morale, voir Arveiller (2001). Pour une généalogie du concept de psychopathie, lire Sass & Felthous (2014).

[3Kraepelin (1896).

[4American Psychiatric Association (2013).

[5Ibid.

[6Voir par exemple Schramme (2014).

[7Ellis (1890).

[8Talbert (2008).

[9Murphy (1972).

[10Maudsley (1873).

[11Furnham, Daoud, & Swami (2009).

[12Duff (1977), Leistico, Salekin, DeCoster, & Rogers (2008), Levy (2014).

[13Levy (2008, p. 129)

[14Ibid., p. 129.

[15Cleckley (1941), Hare (1999).

[16Voir à ce sujet les travaux de Blair (2005).

[17C’est là ce qu’un auteur comme Morse (2008) défend.

[18Nucci & Turiel (1978), Nucci & Herman (1982) et Nucci & Nucci (1982), Turiel (1977).

[19Foot (1967), Thomson (1985), Greene et al. (2001), Edmond (2013).

[20Kohlberg (1963).

[21Haidt & Graham (2007), Graham et al. (2011).

[22Nous reprenons ici le terme qu’utilise Cova (2011) dans l’un de ses ouvrages.

[23Ibid., p. 42.

[24Turiel, Killen, & Helwig (1987). Une autre étude publié un an plus tôt (Cf. Nucci, 1986) montre que lorsque l’on demande à des enfants s’il deviendrait permis de changer le jour du culte ou de voler si jamais Dieu lui-même le décidait, la grande majorité d’entre eux considère que le vol ne serait pas davantage acceptable même si Dieu le déclarait comme tel.

[25Blair (1995), Blair et al. (1995).

[26Notons que des résultats similaires sont rapportés auprès d’enfants et d’adolescents manifestant d’importants traits psychopathiques (Cf. Blair, 1997 ; Jambon & Smetana, 2018).

[27Aharoni et al. (2012). Voir aussi Aharoni et al. (2014).

[28Sinnott-Armstrong (2014).

[29Greene et al. (2001).

[30Foot (1967), Thomson (1985).

[31Greene (2013).

[32Cushman, Young, & Hauser (2006).

[33Cette thèse est clairement formulée par Greene dans l’un de ses textes publiés sous le titre The secret joke of Kant’s soul (Cf. Greene, 2007).

[34Greene (2009).

[35Cushman, Gray, Gaffey, & Mendes (2012).

[36Voir par exemple Koenigs et al. (2007).

[37Ciaramelli & Muccioli (2007).

[38Greene (2013).

[39Blair (2007), Hare (2003), Patrick (2018).

[40Voir l’argumentation serrée proposée par Berg, Lilienfeld, & Waldman (2013).

[41Balash & Falkenbach (2018), Bartels & Pizarro (2011), Gao & Tang (2013).

[42Voir notamment l’étude de Koenigs et al. (2012).

[43Ibid.

[44Takamatsu (2018).

[45Patil (2015).

[46Patil et al. (2020).

[47Moore & Clark (2008).

[48Greene & Morelli (2008).

[49Suter & Hertwig (2011).

[50Paxton, Ungar, & Greene (2011).

[51Voir l’étude de Kahane et al. (2015). Lire également Takamatsu (2019) sur le lien entre déshumanisation et jugements utilitaristes face à certains types de dilemmes.

[52Précisons en outre que les débats sont tout autant actifs au sujet de la question des méthodologies les plus pertinentes pour évaluer les jugements utilitaristes (voir par exemple Paytas, 2014, ou encore Kahane, 2015).

[53Voir notamment Glenn et al. (2009a, 2009b), Pujol et al. (2012).

[54Vyas et al. (2017).

[55Cima et al. (2010).

[56Cleckley (1941), Hare (2003), Glenn et al. (2010).

[57Kurzban et al. (2012), Tassy et al. (2013a).

[58Tassy et al. (2013b).

[59Kohlberg (1963).

[60Campbell et al. (2009), O’Kane, Fawcett, & Blackburn (1996).

[61Link, Scherer, & Byrne (1977).

[62Rest et al. (1974).

[63O’Keane et al. (1996).

[64Marshall et al. (2017).

[65On consultera avec profit l’article princeps et « manifeste » de Haidt (2001).

[66Metayer & Pahlavan (2014, p. 80), citant les représentants phares de l’intuitionnisme moral : Haidt & Kesebir (2010), Haidt (2008), Graham & Haidt (2011), Janoff-Bulman, Sheikh, & Hepp (2009), Moll et al., (2005).

[67Voir tout particulièrement l’article précurseur de Haidt et Graham (2007).

[68Graham et al. (2011).

[69Traduit et validé par Métayer & Pahlavan (2014).

[70Haidt & Joseph (2004).

[71Ibid.

[72Haidt & Kesebir (2010).

[73Metayer & Pahlavan (2014, p. 81).

[74Glenn et al. (2009a).

[75Aharoni, Antonenko, & Kiehl (2011).

[76Jonason et al. (2015).

[77Sinnott-Armstrong (2014).

[78Aharoni et al. (2012).

[79Il faut, dans le même ordre d’idée, citer les travaux, certes plus anciens, de Simon et al. (1951), indiquant que les réponses déviantes que tendent à donner, face à des dilemmes moraux, des femmes avec des traits psychopathiques prononcés n’apparaissent que dans le cas où la réponse à formuler est ouverte (ou libre). En effet, dès lors qu’est imposé une réponse à choix multiples arrêtés, les participantes apportent des réponses qui ne diffèrent en rien de celles qui pouvaient être observées dans le groupe contrôle.

[80Cima et al. (2010).

[81Tassy et al. (2013b).

[82Voir les études citées plus hauts, dans la partie « Les tests kohlbergiens ».

[83Foot (2001).

[84Nietzsche (1887).

[85Nietzsche (1901).

[86Nous empruntons cet exemple à Foot (2001). 

[87Bayertz (2004).

[88Nielsen (1989, p.167).

[89Cleckley (1941), Hare (1993, 2001).

[90Reznek (1997).

[91Cette distinction tranchée occulte également le fait que la psychopathie puisse éventuellement venir réfuter l’internalisme moral, soit la position selon laquelle nos raisons d’agir moralement mentionnent ou reposent nécessairement sur un désir d’agir pour « compter comme de véritables raisons » (Gnassounou, 2007, p.26). L’externaliste, qui gagne bien évidemment à pointer l’existence de la psychopathie pour montrer la validité de son point de vue, conçoit quant à lui qu’il est parfaitement envisageable que « nous jugions bonne une action sans que les considérations qui nous permettent de la juger telle aient un lien quelconque avec les désirs de l’agent, c’est-à-dire avec ce qui est susceptible de le motiver à accomplir ce qu’il estime être bon » (Gnassounou, 2007, p.26). Si bien que ces considérations peuvent tout de même être considérées comme des raisons d’agir. Nous pouvons ainsi avoir d’excellentes raisons de faire ce que pourtant aucun désir ne nous pousse à faire. Je peux par exemple avoir de bonnes raisons de ne pas manger ce hamburger, tout en désirant néanmoins le manger, ce qui m’amène à le manger. Pour l’internaliste, en revanche, dire cela n’a strictement aucun sens, dans la mesure où nous ne pouvons avoir une raison d’agir qu’à la seule condition que celle-ci soit susceptible d’avoir une influence sur nos choix et nos agissements. Si ce n’est pas le cas, on peut certes parler d’une raison de juger bonne ou souhaitable une action, mais non pas d’une raison d’agir à proprement parler. Où l’on comprend que ce débat ne peut faire l’économie de la question de savoir ce qu’est une « raison (morale) d’agir ». De sorte que les discussions relatives au fait de déterminer si le fonctionnement moral du psychopathe constitue ou non — et si non, pourquoi — une preuve empirique suffisamment solide en faveur de la plausibilité de la thèse externaliste demanderait, on s’en doute, un développement à part entière.

[92Nietzsche (1887).

[93Stirner (1844).


Pour citer l'article

Mathieu Garcia« La psychopathie entre amoralité et immoralité », in Tétralogiques, N°26, Pour une axiologie clinique.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article169