Hubert Guyard et Jean-Yves Urien

Interrogation et aphasie. Essai de linguistique clinique (1995)

Résumé / Abstract

Cette version a été révisée par Jean-Yves Urien en janvier 2012. L’article premier a été publié dans la revue Travaux linguistiques du Cerlico, 1995, n°8, Rennes, PUR, p. 21-52.


Introduction

 [1]

Le fait est qu’en sciences du langage la « culture clinique » est très différente de la « culture pédagogique », et que l’analyse du fonctionnement l’emporte sur celle du dysfonctionnement. C’est pourquoi nous commencerons par définir globalement les pathologies aphasiques, avant de présenter des tests visant à expliciter le raisonnement aphasique face à l’interrogation, grâce à une mise en contraste expérimental de la stratégie grammaticale de l’aphasique de Broca et de celle de l’aphasique de Wernicke. La thèse soutenue est que cette différence comportementale révèle sélectivement des processus langagiers généraux qui fonctionnent indissociablement chez le normal.

La pathologie est révélatrice de deux manières complémentaires. D’une part, la capacité perturbée est délimitée « en négatif » par une absence de maîtrise. (Plus précisément, de même qu’une voiture peut tomber en panne ou, au contraire, devenir incontrôlable, de même une composante langagière perturbée peut générer une performance fixe, « stéréotypée », ou aléatoire.). D’autre part, la capacité restée intacte apparaît comme hypertrophiée par compensation.

I – L’aphasie – les aphasies

1 Méthodologie

1.1. Le diagnostic d’aphasie désigne, par son symptôme le plus handicapant, des lésions du cortex cérébral gauche : lésion frontale (aphasie de Broca) ; lésion temporo-pariétale (aphasie de Wernicke) [2]. Une aphasie peut être provoquée par un traumatisme crânien, ou par diverses maladies, notamment cardio-vasculaires (en particulier une thrombose cérébrale). Après traitement en neurologie, les malades rejoignent leur famille ou séjournent dans un Centre de rééducation fonctionnelle, afin de réduire le handicap et de se réinsérer dans la vie normale.

L’observation d’aphasiques intègre deux paramètres principaux. Le type d’aphasie (dite de Broca, ou de Wernicke), et le degré de l’atteinte, qui est lui-même fonction d’une part de l’ampleur de la lésion, et d’autre part du degré de récupération. Nous parlons ici de « degré » parce qu’il y a un continuum : un Broca reste un Broca du début à la fin, et nous pensons pouvoir montrer qu’un même principe de fonctionnement pathologique se retrouve dans les divers symptômes qui caractérisent les étapes de récupération.

1.2. Les observations présentées ont été faites dans les conditions suivantes. Certaines sont des contraintes ; d’autres des choix méthodologiques. Nous observons un petit groupe de malades, pendant longtemps et de manière approfondie. Les conclusions cherchent à être généralisables. Pour ce travail sur l’interrogation, 5 Broca et 7 Wernicke ont été sollicités, ainsi qu’un malade atteint d’un syndrome frontal. Les principaux cas ont été vus régulière­ment sur une longue période (2 ans pour certains) au centre de rééducation de La Vallée de Betton, ou au service de neurologie du C.H.U. de Rennes-Pontchaillou.

1.3. Notre méthodologie vise à faire apparaître le fonctionnement aphasique, et non pas à mesurer un écart entre normal et déviant. Par conséquent, la terminologie traditionnelle ne sera reprise que par convention : « jargon, agrammatisme, dyssyntaxie, etc. ». Ces termes résument de façon inexacte un fonctionnement pathologique qui a une cohérence cachée qu’il s’agit d’expliciter.

L’expérimentation prend la forme de tâches orales ou écrites, où l’on cherche à contrôler deux paramètres complémentaires, d’une part les données fournies au malade, et de l’autre une consigne, par rapport à une hypothèse concernant le fonctionnement grammatical de l’aphasique.

La consigne représente l’effort demandé au malade. Elle suppose qu’il reste quelque chose à formuler. Si l’effort était total (« dites quelque chose ! »), le résultat offrirait peu de prise à l’explication. Il faut donc l’orienter. Au contraire, les données de départ sont, par définition, du « déjà formulé ». Elles témoignent d’une cohérence grammaticale dont on dispense le malade. Elles résultent d’un effort grammatical que l’on fait à la place du malade en lui adressant un message verbal, oral ou écrit.

Nous soulignons fortement le premier aspect, parce qu’il échappe facilement au non-clinicien. Tout message proposé à un aphasique est un certain « capital » d’information qu’il n’a pas lui-même à produire. C’est donc une aide sur laquelle il va s’appuyer. Nous verrons que c’est même une sorte de palliatif qui aboutit à masquer son trouble.

En somme, il ne s’agit donc pas simplement d’écouter un malade, ou de provoquer de la parole (comme dans Zurif, E. et alii, 1993), mais de construire des tests permettant de prévoir sa parole en fonction d’hypothèses réfutables. L’exposé qui va suivre contiendra une succession de tels tests. Ils témoignent, à des degrés divers, d’une démarche progressive de notre part. Ils visent à contraindre de plus en plus la réponse aphasique, de manière à confronter la réponse prévisible, déduite de l’hypothèse, à la réponse effective. L’écart constitue la part de réfutation, et permet de relancer la démarche expérimentale [3].

2 Trouble aphasique et trouble non-aphasique

Un même exercice sera demandé aux deux types de malades. (Il s’agit de jeunes malades). Voici la consigne, orale et écrite :

« Vous êtes instituteur et vous proposez un exercice d’arithmétique à vos élèves. Voici les données du problème. Il faut que vous posiez aux élèves la question qui convient pour que ce soit un vrai problème d’arithmétique. À vous d’inventer cette question. »

2.1. Un trouble non-aphasique. Le syndrome frontal

(1) Monsieur S.F. Questions et réponses écrites avec accompa­gnement oral. (Désormais, O = observateur, et M = malade. Les textes en italiques sont des données).

Pierre a 6 pommes. Il en mange 1 et en donne 3 à Sylvie, sa sœur.

O : question
M : Combien de pommes a-t-il ?
O : Autre question
M : Combien de pommes a-t-il donné à sa sœur ?
O : Autre question
M : Combien en a-t-il mangé ?
O : Autre question
M : Combien de pommes aurait-il pu manger ?
O : Il y a encore une autre question
M : Combien, Pierre, lui reste-t-il de pommes ?
Réponse  :
Il a 6 pommes.
Réponse :
Il en a donné 3.

Réponse :
Il a mangé 3 [corrige]
1 pommes.
Réponse :
Il aurait pu en manger 6.
Réponse
2

– Le malade formule spontanément des interrogatives grammaticalement cohérentes. Il peut trouver la solution. Sa démarche est cohérente. Il a logiquement accès au problème et à sa résolution, lorsque la question devient logiquement la seule restante, et sur pression de l’interlocuteur.

– Mais il n’entre pas dans le scénario convenu : distinguer les quantités connues et la quantité inconnue. Le malade exploite les données présentes dans l’énoncé. À chaque réponse, il faut relancer le malade, et il faut le forcer, en saturant les possibilités, pour obte­nir un vrai problème.

Ce malade n’est pas aphasique. Il peut formuler une interrogation et passer d’une forme affirmative à une forme interrogative. En revanche, il ne sait pas quelle « question » constitue le scénario, quel est le récit convenu qui définit un problème scolaire.

2. 2. Un trouble aphasique

(2) Même consigne qu’en (1). Poser la question du problème et y répondre. Un fonctionnaire de mairie de la ville de Rennes doit écrire un rapport de 45 pages sur l’alimentation de la ville en eau, pour mieux prévoir la sécheresse. Il a déjà rédigé la première partie. Il lui reste 15 pages à écrire.

– Le malade lit les données à voix haute, ainsi que la consigne. Il n’arrive pas à formuler de question, et réagit par sa stéréotypie : « Ouais mais ». Lorsqu’on lui demande : « Quel est le calcul à faire ? Si tu vois un chiffre, écris-le sur la feuille », il écrit immédiatement le nombre 30 au brouillon, puis, laborieusement, les messages ci-dessus. Il complète par un schéma chiffré.

– La démarche de formulation est faite de plusieurs essais isolés. Son premier problème est de chercher un mot interrogatif. Il trouve le mot « comment » et s’y fixe pendant toute la série des exercices. Il cherche ensuite à compléter globalement. Il recopie le nom dans les données. Sa tactique est strictement la même dans toute la série d’exercices, quel que soit le thème. Il reproduit d’un exercice sur l’autre le « comment », le « a mit », et le « pendant ».

Ce test montre une pathologie distincte du malade précédent.

– Ce malade reste capable de résolution de problèmes. Il délimite tout de suite la consigne ; il entre spontanément dans le jeu. Il calcule mentalement, et met en figure correctement [4]. Nous en concluons qu’il n’y a pas ici de pathologie de la relation et de l’interlocution, ni de pathologie de la capacité technique. Il maîtrise le rapport « Question/réponse » et le genre particulier « Problème/solution ».

– Son problème porte strictement sur la formulation d’énoncés grammaticalement cohérents. C’est un aphasique. La suite de l’exposé permettra de préciser le trouble.

3 Aphasie de Broca et aphasie de Wernicke

Le propos de cette section sera de mettre en contraste les stratégies utilisées par ces deux types d’aphasiques pour répondre à une question [5]. Il s’agira d’un exercice de dénomination (présenté comme une devinette), et d’un exercice de définition. Ces deux exercices sont complémentaires : dans le premier, un lexème est conceptuellement analysé, mais non dénommé ; dans le second, il est dénommé, mais non analysé. Pour le Broca, un test complémentaire sera présenté pour préciser le trouble.

3.1. Aphasie de Wernicke

(3) Dialogue alternant devinette : « Quel est le nom de… ? » et définition : « Qu’est-ce qu’un… ? ». (Monsieur V.G.).
O : C’est un petit cube dont chaque face est marquée de un à six. Il sert à jouer. Quel est le nom de ce petit cube ?
M : Des billes, pas des billes… c’est carreau, c’est pas carreau… je joue avec mes gosses… une bille, pas une bille… c’est marrant !… c’est pas des tubes… des timbres… Ah ! c’est marrant… les puz… pas les puz !… les timbres… Ça va de 1 à 15… ou de 1 jusqu’à 10… je peux pas !
O : Qu’est-ce qu’un bol ?
M : C’est un seau pour boire… un bol… un bon… j’ai bu un café… un bloc… un café à matin… un bo… Ah ! là là !… un bo. (O : « Un bol ? »)… un bol, c’est un machin pour boire un café dedans, un bo… un seau, pas un seau !… un pot, pas un pot… Ah !
O : C’est un petit cube dont chaque face est marquée de un à six. Il sert à jouer. Quel est le nom de ce petit cube ?
M : C’est pas un dé ! c’est un dé ! Ça revient des fois, c’est marrant ça.
O : Qu’est-ce qu’un bol ?
M : C’est… c’est un pot… un paille… j’arrive pas à dire… un dé… un corbeau, pas un corbeau… c’est moi qui essuie ça le matin… c’est un pot, un seau, pas un seau ! un mont ! Non ! J’arrive pas à le dire ! Ça ne sort pas ! un pot, pas un pot… un verre, pas un verre non plus !

Le malade conçoit bien que la consigne est une interrogation, qu’il s’agit d’identifier grammaticalement un concept, et que l’objectif est lexical : soit un terme simple (devinette), soit une formulation plus complexe mais synonymique (définition). Les performances orales montrent que, quelles que soient les réponses qu’il propose, le malade n’est jamais sûr de l’identité de son hypothèse. Dans les devinettes, il tourne à l’intérieur d’un champ lexical assez vaste, et peut s’en échapper (dé/timbre ; bol/corbeau), y compris dans les tâches de définition. Le mot ne maintient pas son identité. L’aphasique de Wernicke ne dirige pas ses corrections : il reste dans l’aléa. C’est ce qui distingue cette pathologie des « ratés de langage » d’un normal.

En revanche, le malade n’a pas de mal pour construire grammaticalement des phrases. Comme le montre cet extrait d’un autre test, qui fera contraste avec l’observation du Broca qui va suivre :

(4) Supprimer le début de la phrase (« dis-moi donc… ») et poser une question (Monsieur V.F.) :
O : Dis-moi donc ce qu’il fait dans la cuisine.
M : Que fait-il dans la cuisine ?

Dans le test précédent, il était embarrassé, non pour développer ses formulations en fonction d’un concept, mais pour contrôler la différence des éléments qui concourent à cette identification conceptuelle. Dans la terminologie glossologique [6], on dira que le Wernicke a un problème taxinomique, un problème pour maîtriser l’identique et le différent.

3. 2. Aphasie de Broca

(5) Devinettes. (Monsieur B.O. Ce malade est aussi atteint sur la face phonologique du signe, d’où les simplifications syllabiques).
O : C’est un petit récipient pour boire. Il est rond et creux. Il sert pour prendre son petit déjeuner. Qu’est-ce que c’est ?
M : bol
O : Expliquez
M : ca…fé
O : Et encore ?
M : so-ko-ra (« chocolat »)
O : C’est un petit récipient pour boire. Il est en verre. Qu’est-ce que c’est ?
M : verre
O : Expliquez
M : boire
O : et encore ?
M : mm…

Le Broca identifie immédiatement l’élément lexical cible. Il est bon en devinettes. Mais il est gêné dans ses définitions par l’obligation de transformer en plusieurs mots le mot unique de départ. Le mot conceptuellement voisin, voire le synonyme, satisfait le Broca, parce qu’il est sûr de son adéquation et qu’il lui suffit. On a vu au contraire que le parcours d’un champ sémantique ne soulageait pas le Wernicke, qui n’est jamais sûr de la distance séparant les éléments qu’il explicite, quel que soit le nombre des tentatives.

En outre, il faut se garder de considérer sa production comme « un mot » : c’est pour lui un énoncé global. Étant incapable de produire du multiple, il est aussi incapable de produire de l’unité, celle-ci étant définie comme la quantité minimale homogène qui, reproduite, génère la complexité. Dans la terminologie glossologique, on dira qu’il a un trouble de l’axe de la segmentation, qu’il ne maîtrise plus le principe de l’unité qui permet de produire et de contrôler le multiple.

Voici maintenant le pendant du test (4) portant sur la subor­dination. (Monsieur B.A.).

(6) Supprimer le début de la phrase et poser une question.
O : je n’entends pas bien ce qu’il dit.
M : ce dit-il ? (Oral : « je sais pas »)

On commence à voir que les formes interrogatives entraînent des difficultés distinctes pour les deux populations d’aphasiques. En fonction de quoi ? En fonction du type de « travail » grammatical qu’elles contraignent le malade à faire. Chaque forme interrogative formule à sa manière un vide grammatical et apporte une information grammaticale. Telle manière de combler ce vide sera accessible au Wernicke et inaccessible au Broca, et inversement. Si l’interrogation oblige à parcourir un ensemble d’éléments lexicaux distincts, (« Qu’est-ce que c’est ? ») le Wernicke sera en difficulté (3) ; pas le Broca (5). Si l’interrogation oblige à reformuler la construction phrastique, le Broca sera en difficulté (6), pas le Wernicke (4).

Nous allons préciser ces deux profils pathologiques en examinant successivement comment l’aphasique passe de l’interrogative à l’affirmative correspondante ; et comment il produit des interroga­tives à partir d’énoncés affirmatifs.

II – Que répondent-ils ? – Comment répondent-ils ?

Comment les aphasiques traitent-ils l’information grammaticale délivrée par le message interrogatif de départ ? Il faut être attentif essentiellement à la série des réponses, et au raisonnement patho­logique dont elle témoigne, et non à tel point particulier.

Les tests proposés s’appuient notamment sur la différence entre interrogation appellative à pronom initial, (que la tradition dénomme interrogation partielle), et interrogation prédicative, qui porte sur la prédication, (et que la tradition dénomme interrogation totale). Le couple conceptuel « appellative » et « prédicative » est préféré en raison de la vacuité explicative de la terminologie usuelle. La tradition passe à côté de la différence fondamentale qui sépare le fait de créer un vide d’information lexicale par l’emploi d’un pronom (« Qui est là ? – Pierre. »), et le fait de soumettre le prédicat à une validation positive ou négative (« Pierre viendra-t-il ? – Oui. / Non. / Peut-être. / Il viendra. »). L’appellation n’est pas une « partie » de la prédication ; elle est un processus mental autre. Et la prédication n’est pas non plus la « totalité » de l’information que contient un énoncé ; ce dernier inclut l’information qui découle des choix lexicaux.

1 Deux types de raisonnements, face à deux types de difficultés

1.1. Le comportement de l’aphasique de Broca se caractérise par sa fixité textuelle et la différenciation systématique des réponses successives

(7) Réponse écrite à des questions appellatives (dites « partielles »). Le malade dispose d’emblée de l’ensemble de ces questions ouvertes. (Monsieur B.E.).

Données : Le marin monte la voile du bateau.

Question
1 Qui monte la voile ?
2 Qu’est-ce que monte le marin ?
3 Où le marin monte-t-il la voile ?
4 Que fait-il sur le bateau ?
5 Que fait-il avec la voile ?
6 Quel est son métier ?
7 Quelle est sa « maison » ?
8 Qu’est-ce qu’il habite ?
9 Quel est le tissu ?
10 Quel est le navire ?
Réponse
le marin
la voile
du bateau
la voile
du bateau
le marin
habite
sa maison
sa voile
du bateau

Le Broca entre facilement dans le raisonnement attendu, parce qu’il sait qu’une réponse globale suffit à ce genre de question. Mais cette totalité ne peut être développée.

Quelle est sa tactique ? Elle consiste à adhérer aux données de départ, et à repérer dans cet énoncé le mot demandé, par exclusions successives. Ainsi, la question 3 oblige le normal à s’extraire des données ; l’aphasique n’y parvient pas, et préfère exploiter un élément inutilisé dans le texte : « du bateau ». Le Broca utilise les données comme un inventaire de QCM à sa disposition, où chaque segment nominal est un possible. Ce qui est pour le normal une construction de constituants phrastiques est pour l’aphasique une liste d’oppositions, qu’il parcourt. (Si on enlève de sa vue la phrase de référence, le malade fait jouer sa mémoire, mais très vite ne peut plus rien répondre).

Ainsi s’expliquent aussi les réponses 4, 5, et 6. Elles obligent le normal à une reformulation et à une construction plus ou moins complexe. Le malade y est totalement insensible. Il poursuit une tactique de choix, si bien que la série (4, 5, 6) est une variante du parcours effectué en (1, 2, 3).

La question 7 trouble le malade : il a en effet déjà utilisé tous les possibles, et cela en deux cycles successifs. Nous constatons qu’il ne reproduit pas ce raisonnement, en raison peut-être du côté perturbant de 7 (y compris pour le normal). Le fait est qu’il explore maintenant les données que constituent les questions elles-mêmes, et son attention différenciatrice est attirée en 8 par le terme « habite », qui constitue une bonne adéquation. Le fait aphasique est ici dans le recours aux données à sa portée. Cette différence lui suffit.

En 8, réciproquement, il s’appuie sur la question 7 pour trouver « sa maison ».

En 9, il modifie « maison » en « voile ». Arrêtons-nous sur ce détail, qui est une « signature » du Broca que nous avons souvent observée [7]. Il cherche d’abord à opposer, mais ne peut opposer qu’un élément à la fois. Il maintient donc « sa ». Ce que nous appelons ici « élément » n’est pas l’élément du normal. Ce peut être « le marin », ou « voile » opposée à « maison », ou un élément apparemment plus long. Ceci peut varier de manière aléatoire. Pour le Broca, il n’y a qu’une entité : ce qu’il substitue. Le Broca ne maîtrise plus la dimension grammaticale.

1.2. L’aphasique de Wernicke produit des réponses incontrôlées

(8) Il s’agit de répondre à des questions appellatives sur une phrase donnée. Le Wernicke formule davantage par oral que par écrit ; le texte est donc un résumé, alors que le Broca formule ora­lement des mots isolés, et les juxtapose par écrit. (Monsieur V.D.).

Données : Ma voiture est tombée en panne dimanche matin. Je l’ai fait réparer lundi. Et elle marche bien maintenant.

Question
1 Qui a réparé la voiture ?
2 Où la voiture a-t-elle été réparée ?

3 Qu’est-ce que le garagiste a fait ?
4 Quand suis-je tombé en panne ?
5 Je suis tombé en panne, quand ?
Réponse

lundi

par un mécanis ; lu : chez un docteur…, relu : par un mécano…

a mechager la voiture
Oral : il a nettoyé…
… (échec)

Oral : Ben… dimanche

Contrairement au Broca, le Wernicke propose des termes qui ne figurent pas dans les données, il fait parfois même des néologismes (« méchager »), et peut dériver dans le champ sémantique (« docteur »). À ce degré de l’aphasie, un autre trouble apparaît : les affirmations écrites peuvent être inadéquates par rapport aux interrogations, en 1 et, moins nettement, en 2 (« par »), et il échoue en 4. La différence entre les pronoms interrogatifs n’est pas constamment maîtrisée. Et pourtant, il réussit en 3 et 5, sans que nous puissions prévoir quand, et pourquoi, il réussit ou il échoue. (D’autres tests ultérieurs permettent de penser que la postposition du pronom joue en 5 un rôle facilitant). De façon générale, on peut dire que le raisonnement du Wernicke est moins prévisible, alors que celui du Broca est significativement plus prévisible.

2 L’opposition entre interrogation appellative et interrogation prédicative

Les exercices qui suivent jouent sur deux paramètres : (a) ils pré­sentent une alternance entre une interrogation appellative (à pronom initial), et une interrogation prédicative à structure clivée, (syntaxiquement et sémantiquement distinctes l’une de l’autre) ; (b) les éléments nominaux de réponse sont tous repérables dans la phrase de départ.

2.1. L’aphasique de Broca tend à être insensible à une telle différence

(9) Monsieur B.E.
Données : Le menuisier coupe une planche avec une scie.
Que coupe le menuisier avec la scie ? – La planche
Est-ce une planche que le menuisier coupe ? – une scie
Avec quoi le menuisier coupe-t-il la planche ? – une scie
– Est-ce avec une scie qu’il la coupe ? – la planche
– Qui coupe la planche avec une scie ? – le menuisier
– Est-ce le menuisier qui coupe la planche  ? – une scie

Le Broca se montre insensible au changement de structure syntaxique d’une phrase à une autre. Il fige son raisonnement grammatical, qui consiste à repérer dans le texte de départ le mot qui est absent de la phrase interrogative. Le début de la phrase interrogative est ainsi considéré comme une sorte de « case vide », qu’il remplit dans sa réponse par soustraction. Si bien que toute forme interrogative a pour lui valeur pronominale.

(10) Monsieur B.A.

Données : Le menuisier coupe la planche avec la scie
Quel est le métier de celui qui coupe la planche ? – Le menuisier
Le menuisier coupe-t-il la planche ? – la planche
3 Est-ce bien une planche que le menuisier coupe avec une égoïne ? – la scie
(Le terme égoïne visait à différencier la question de la phrase initiale sur le point problématique. L’intérêt en est douteux).
4 Quel instrument utilise le menuisier ? – le menuisier
Il s’arrête puis ajoute : coupe (Oral : « coupe…mais »). On lui demande d’essayer encore. Il écrit : « la planche ».

La stratégie est ici strictement différentielle. En 4, le malade cherche autre chose que la réponse 3, il recommence son cycle, puis se rend compte d’une difficulté. Il recopie la phrase, ajoute le verbe, et ne peut progresser. Notre insistance le relance dans une recherche de différence : il place le troisième élément de la série. L’exemple complémentaire qui suit, du même malade, montre aussi qu’il est « intoxiqué » par sa capacité taxinomique : il raisonne automatiquement dans une logique d’opposition.

De même dans :

(11) Données : Le couscous cuit dans une marmite sur le gaz.
– Est-ce que le couscous cuit sur le gaz ? – une marmite.

Quel est le raisonnement du malade ? Malgré la forme interroga­tive prédicative, il utilise les données comme une liste de choix possibles. Il compare les constituants de la question à ceux de la phrase donnée, exclut les éléments identiques, et retient celui qui reste : dans une marmite. En somme, le Broca tend à réinterpréter le passage d’une interrogation appellative à une interrogation prédicative comme une opposition entre deux interrogations de même nature.

2.2. L’aphasique de Wernicke reste sensible à cette différence

(12) Monsieur V.C.

Données : Le menuisier va couper la planche avec une scie.
Que coupe le menuisier avec sa scie ?
– Quelle chose coupe le menuisier avec sa scie
– Le menuisier coupes des planches
Est-ce une planche que le menuisier coupe ?
– Ce n’est pas une seule planche, mais plusieurs planches au contraire.
Avec quoi le menuisier coupe-t-il la planche ?
– avec une scie
Est-ce avec une scie qu’il coupe la planche ?
– oui !
Qui coupe la planche avec une scie ?
– le menuisier
6 Est-ce le menuisier qui coupe la planche ?
– oui

Le passage se fait sans problème. L’utilisation de l’adverbe « oui », isolé, serait au contraire très rare chez un Broca, qui tentera plutôt de retranscrire la phrase de départ.

On voit se dessiner ici une stratégie de réponse du Wernicke distincte de celle du Broca. Ce qui fait difficulté à l’un ne fait pas difficulté à l’autre. Le Broca néglige le changement de structure syntaxique d’une phrase à l’autre, et fige son raisonnement gram­matical, en utilisant abusivement la capacité qui lui reste : l’aptitude à repérer dans les données de départ le mot qui n’est pas dans la phrase interrogative. Le Wernicke, au contraire, ne se laisse pas ainsi abuser par le test : il passe de l’interrogation appellative à l’interrogation prédicative sans problème.

3 L’incohérence question/réponse

Au premier abord, ce problème ne paraît pas opposer les deux populations d’aphasiques. Les deux semblent être généralement adéquats et parfois incohérents. Encore faut-il tenir compte de l’étape du trouble. Les incohérences sont plutôt le fait des apha­siques les plus atteints (Cf. V.D. (8)) ; en cours de récupération, ce trouble s’atténue. Cependant, nous allons essayer de montrer que les incohérences ne s’expliquent pas de la même manière chez les deux.

3.1. Observation de l’incohérence appellative chez le Wernicke

(13) Monsieur V.B. Données : Le marin monte la voile du bateau.
Que fait le marin sur le bateau ? - monte la voile
Avec la voile, qu’est-ce qu’il fait ? - monte
Qui monte la voile sur le bateau ? - le marin
Est-ce le marin qui monte la voile sur le bateau ? - (oral : « oui ») le marin
Est-ce sur un bateau qu’on monte une voile ? - le marin
Où le marin monte-t-il la voile ? - tempête
Est-ce sur un bateau qu’il la monte ? - le marin monte la voile du bateau
Que fait-il - monte la voile du bateau
Qui le fait - le marin
10 Où le fait-il ? - monte la voile du bateau

Ces performances peuvent rappeler celles du Broca. Elles sont en réalité différentes. Ses réponses sont des résumés (par oral, il peut s’expliquer ; pas un Broca). En 3, 4, 5, il donne une même réponse à trois questions différentes ; un Broca aurait cherché automatique­ment à changer de réponses. La réponse 6 est typique d’un Wernicke : il répond par un terme qui ne figure pas dans les don­nées, et témoigne d’une confusion de « quand » et de « où ».

En somme, alors que le Broca tend à répéter le schéma lui-même, en changeant l’un des termes, le Wernicke, lorsqu’il répète, répète la totalité, sans être sensible à la nécessité d’une différence.

3.2. L’incohérence propositionnelle chez le Broca

Ce risque d’incohérence dépend chez le Broca de l’importance de la reformu­lation à opérer.

Voici une question difficile (y compris pour un normal — mais la réaction de celui-ci serait différente).

(14) Monsieur B.A. Données : Les pneus lisses sont dangereux quand la route est mouillée
Q : La route est-elle dangereuse ?
R : la route est mouillée quand les pneus lisses sont dangereux.

Le malade est perdu devant la complexité de la construction de la phrase et surtout à cause de la distance grammaticale qu’il y a entre l’énoncé de départ et la question. Il compare les données, saisit très vite ce qui est identique et ce qui est différent, et ramène l’exercice à un rapport entre « dangereux » et « mouillée ». Cette association est pour lui une réponse suffisante. Il lui reste à la construire grammaticalement, selon sa tactique comparative habituelle, en utilisant par morceaux les données de départ : le début de la réponse reprend le schéma de la question – « la route est… ». Le malade examine ensuite la phrase de départ, repère que le début de sa réponse correspond à la fin de la phrase donnée, « pivote » autour de « quand », et retranscrit « à l’aveugle » le début en le mettant en position finale. Le résultat n’a pas la cohésion que lui prête le lecteur normal. Elle juxtapose trois morceaux indépendants : « la route mouillée ; quand ; les pneus lisses dangereux ».

Pour le Broca, la réponse, c’est ce qui est différent de la question, et non ce qui la complète. Le Broca est en cela totalement prévisible.

(15) Voici, du même malade, une autre production similaire.
Données : La cuisinière pèle les pommes de terre, et jette les épluchures dans la poubelle.
Question : Est-ce qu’on mange les épluchures ?
Réponse : les épluchures
(Autre essai) la cuisinière jette les épluche dans la poubelle
(Autre essai) la cuisinière avait une soupière

Oral : « è pluchures… è…ètr…a mi, ètr… ». Il échoue à composer une phrase prédicative. Il écrit : Les épluchures. Un tel départ de phrase nécessiterait une paraphrase au passif, ou une construction détachée, c’est-à-dire des transformations phrastiques dont il est tout à fait incapable. Après réflexion, il barre sa réponse. Il écrit, à partir du texte de départ : la cuisinière jette les epluche dans la poubelle. Oral : « point, et… et le, la cuisinière que… non… a mis… a…a mis ». Il écrit : avait. Oral : « avait mis les pommes de terre… soupière ». Il écrit : une soupière. Le malade cherche à prédiquer, mais il a du mal à se détacher d’un modèle grammatical prédominant pour en produire un autre.

4 Information réduite, trouble augmenté

On a vu, chez le Broca, l’appui fourni par les données de départ. Que se passe-t-il lorsqu’on réduit cet appui, en ajoutant au pronom interrogatif le proverbe « faire » (16) ou des anaphoriques (17), ou en proposant comme question un simple mot inducteur (18) ?

(16) La question « Que fait… ? » (Monsieur B.A.)
Données : Le goal met des gants pour mieux bloquer le ballon.
Q : Que fait le gardien de but ? - R : le gardien est de but

Le malade ne parvient pas à faire le rapport entre « goal » et « gardien de but » (et pourtant ce malade est connaisseur en football), parce qu’on est passé d’une formulation en un mot à une formulation en deux mots. Autrement dit, pour lui, plus rien dans la question ne reprend formellement les données. Cela suffit pour qu’il renonce à se servir de la phrase de départ (qu’il suffisait de recopier).

Il se concentre alors sur la question et en utilise les constituants comme support de prédication. Il écrit « le gardien », puis, en laissant un blanc, « de but ». Après réflexion, il insère entre les deux l’élément « est ». Il pointe du doigt « de but » et commente oralement : « dans… le…la… but ». On voit que l’effort fourni est maximal pour lui.

(17) Seconde manière d’évider l’interrogative. Multiplier les ana­phores. (Monsieur B.U.).
Données : Le menuisier coupe la planche avec une scie.
Que coupe-t-il ? - la planche
Qui la coupe ? - le menuisier
Qu’en fait-il ? - (échec)
Avec quoi le fait-il ? - une scie

La lecture des questions est symptomatique des difficultés du malade.

1 « que coupe-t-il ? » (il n’a pas de difficulté pour répondre)
2 « qui… coupe la planche ? » (Cette lecture lui facilite la réponse 2, mais va augmenter sa difficulté à comprendre 3)
3 « qu’en… c’est ça ? fait-il… c’est ça ?… qu’en… merde… après… je sais plus… coupe-t-il ?… qu’en… je sais plus après ».
4 « Avec quoi… le… c’est pas ça… avec quoi le… non… je sais plus ».

Un début d’interrogation en « Qu’en » est redoutable pour un aphasique de Broca, parce qu’il ne sait pas s’il doit le traiter comme un ou comme deux morphèmes. Ce problème vient s’ajouter à celui de la forme verbale « fait », si bien qu’il ne peut tout résoudre à la fois. Il essaie donc de supprimer un des deux problèmes : en 2, l’enclitique « la » est remplacé par le nom ; en 3, le pantonyme « fait » est remplacé par « coupe ». En 2, cela s’avère efficace, en 3 non. En 4, sa lecture et son commentaire oral manifestent son désarroi devant la complexité des morphèmes, et pourtant le résultat écrit apparaît, paradoxalement, « adéquat » pour l’observateur. D’autres contrastes analogues ((Cf. 7, 10), nous permettent d’avancer que cette « adéquation » est illusoire : ici, le malade va chercher dans l’énoncé de départ le nom qui n’a pas encore été utilisé. Le raisonnement aphasique n’est pas exactement celui du normal — l’adéquation n’est pas toujours une réussite, elle peut être un artefact du test. Ce problème ponctuel montre bien qu’une réponse isolée n’a pas de valeur (ni de réfutation, ni de probation) indépendamment de la série où elle se situe.

(18) Autre difficulté : proposer au malade une question implicite. Une phrase est proposée, ainsi que des mots inducteurs sollicitant une suite. (Monsieur B.E.).
Données : le marin monte la voile du bateau.
le marin ? - la voile monte la bateau
la voile ? - le marin monte la bateau
le bateau ? - le marin monte la voile

Un locuteur normal serait intrigué par une telle consigne ; il pourrait réclamer des précisions, proposer diverses solutions, ou la déclarer infaisable. L’aphasique n’est pas particulièrement alerté. Une solution s’impose immédiatement à lui : il systématise le raisonnement par exclusion. Au lieu, par exemple, de reprendre le mot inducteur par une anaphore, et de construire (en 1) « Il monte la voile du bateau », (et, en 3, de signaler son embarras), le malade construit une phrase stéréotypée avec le reste du matériau grammatical.

III – Comment interrogent-ils ?

Formuler une phrase interrogative est une épreuve plus grande pour l’aphasique que de répondre ; c’est vrai pour les deux types de malades, mais pour des raisons différentes. Le Wernicke ne contrôle pas la différence entre les deux formes (affirmative et interrogative), tandis que le Broca ne parvient pas à restructurer les composants de la phrase.

1 Le Wernicke

1.1. Non accession à une structure interrogative

Cette incapacité s’observe aux stades les plus graves de la patho­logie.

(19) Premier aspect. La jargonaphasie. (Monsieur V.F.).
O : Posez le plus de questions possibles à propos de cette phrase
Données : Le menuisier coupe une planche avec une scie.
M : il fait avec du chat
L’observateur rappelle la consigne et écrit un point d’interrogation en fin de ligne : … ?
M : la planche a été bien bête ! … ?
L’observateur rappelle à nouveau la consigne.
M : la scie coupe bien.
M : le menuisier passe bien la coupe blanche

Il est clair que le malade n’entre pas dans la consigne. Il prolonge l’information du départ. Pourquoi « chat » ? Mystère. Ce choix induit peut-être « bête ». « La coupe blanche » est dérivé de « … coupe une planche ». Dans la jargonaphasie, tout peut valoir pour tout. Le malade ne voit pas de quelle nature est l’exercice demandé. L’énoncé de départ n’est même pas suffisamment identifié pour servir de base stable à des modifications. Ce que le malade dit est compris par l’observateur comme une nouvel énoncé dont il peut, lui, normal, apprécier la distance grammaticale par rapport aux autres. Pour le malade en revanche ce n’est que de la variation incontrôlée. Il ne sait pas en quoi ce qu’il dit en différent ou identique à ce qu’il a déjà dit. Par conséquent, il ne peut pas progresser.

(20) Second aspect. La dyssyntaxie. (Monsieur V.B.).
Le malade a à sa disposition, sur la même feuille, des modèles de phrases interrogatives, auxquelles il vient d’essayer de répondre.
Données : Le marin monte la voile du bateau
O : Mettre à la forme négative (chercher le contraire).
M : avec le bateau qu’il monte la voile, le marin.
O : Mettre à la forme interrogative (en question).
M : le marin du bateau puisque celle-ci le monte la voile.

Ce malade varie et commente le matériau de départ. Les questions qui figurent plus haut sur la même feuille (que fait-il ? qu’y fait-il ?) n’attirent pas son attention. Dans ce test, le malade se comporte comme Monsieur Jourdain : il recombine, de manière aléatoire des segments, dont il maîtrise en revanche la construction interne, nominale (ex : avec le bateau), ou verbale (ex : qu’il monte).

1.2. L’enchaînement des questions

Nous demandons au malade de produire un maximum de phrases interrogatives, de manière à observer la stratégie de diversification des questions. Le Wernicke, contrairement au Broca, n’a pas de mal à multiplier les performances. Comment s’organisent-elles ? Comment gère-t-il les différences entre les questions ? Trois obser­vations permettront de cerner son comportement.

(20) Monsieur V.H. Données : Les immeubles les plus hauts du monde sont en Amérique.
1 C’est à New York que l’on trouve les plus immeubles.
(Rappel de la consigne. On écrit un … ? en fin de ligne)
2 Pourquoi les plus immeubles sont plus haut en Amérique ?

O : « Posez une autre question ! » Le malade écrit ceci :
3 Les immeubles sont très hauts par la superficie n’
Il dit tout bas : « parce que les… ah !… je tombe toujours dans… je n’arrive pas dans l’interrogation », et il écrit l’énoncé 4.
4 Pourquoi les immeubles sont de grandes hauteurs car il n’y avait pas de superficie assez grandes ?
5 Pourquoi ces immeubles sont essentiellement occupés par des bureaux ?
6 Pourquoi la statue de la liberté soit entrée dans la rade de New-York ?

On observe trois faits saillants dans ces performances.

– Le Wernicke cesse très vite de prendre la formulation de départ comme référence. Contrairement au Broca, celle-ci n’est pas un modèle pour définir une séquence finie de questions distinctes, liées à des éléments de réponses distincts dans le texte. Le Wernicke se disperse, il commente librement.

– Il ne sépare pas non plus systématiquement interrogation et assertion. Ainsi, en 3, il produit automatiquement une assertion, avant de prendre conscience du problème. Mais ensuite, en 4, la réponse est automatiquement enchaînée à la question.

– Une fois qu’il a trouvé un mot interrogatif, il s’y tient, et ne cherche pas à le changer. Il peut d’ailleurs négliger la recherche d’un mot interrogatif, comme le fait cet autre malade.

(21) Monsieur V.F. Données : Le chauffeur change le pneu du camion.
1 Lever le camion
2 Dévisser les rous
3 Reparre la chambre à air
4 Nous remarchons la pression
(Lorsqu’il s’agira de formuler les réponses correspondantes, le malade nous dira : « On met tout à l’envers de là… D’abord, redéposer… »)

Cette succession semble prévisible. Ne retrouve-t-on pas la systématique du Broca ? Non. Il y a entre les deux une différence fonda-mentale. « L’algorithme » du Broca s’appuie sur la forme de l’énoncé de départ, dont il explore les différents constituants. Le raisonnement de ce Wernicke s’appuie sur sa maîtrise professionnelle des étapes de l’intervention mécanique, indépendamment de la phrase de départ. Il est capable de démultiplier ces étapes, et c’est cela qui dynamise ses performances. L’interrogatif est une décoration : le malade n’entre pas dans une logique de couple « interrogation/assertion ». Il n’oppose pas les deux ; l’une n’est pas exclusive de l’autre. Chaque performance confond les deux. C’est bien de confusion qu’il s’agit, alors que pour le Broca, il y a focalisation.

Cette analyse se confirme si on met à la disposition de l’aphasique une suite de mots interrogatifs, comme dans le test qui suit. On le dispense ainsi d’un effort de distinction entre les deux formes.

(22) Monsieur V.H. Données : L’équipe de Nantes a battu hier soir le PSG au Parc des Princes.
Il se trouve qu’il a vu à la télévision quelques jours auparavant un match Nantes/PSG, joué à Nantes, et gagné par le PSG. Il néglige donc immédiatement les données fictives du message, pour parler du vrai match. Il adhère à la référence.
Rappel de la consigne : posez des questions.
1 Où … à Nantes sur son terrain ?
2 Quand … le mercredi de la semaine dernière ?
3 Comment … elle a encaissé quatre buts à zéro
(Le locuteur normal serait alerté par cette question « exogène », qui rompt relativement la série ; nous avons introduit cette rupture pour voir si cette autre contrainte produirait un effet particulier — effet qui nous aurait permis de lancer d’autres hypothèses. Il y a une part de tâtonnements dans une telle procédure).
4 Qui … le P.S.G. était plus complet.
5 Que … Nantes n’a jamais été à la hauteur des joueurs de Paris
6 Est-ce que … le match a été décevant, l’équipe de Nantes n’était pas concentrée ? et jouait médiocrement.

En 1 et 2, le malade enchaîne sur une assertion. Mais il tient compte de la différence des pronoms. Et il note un « ? ». À partir de 4, les formules interrogatives sont négligées. Le malade enchaîne divers commentaires. À noter qu’il écrit un « ? » au milieu de son commentaire en 6. Il bute aussi en 4 sur « Qui » : « je ne vois pas… qui … elle a encaissé les buts… qui, c’est elle… », et il écrit : le P.S.G. etc. Donc « Qui, Que, Est-ce, » ne fonctionnent pas pour lui comme des identités exclusives les unes des autres, et ne contraignent pas la suite du message.

Il est clair que ces malades sont insensibles à la différence gram­maticale qui sépare interrogative et assertive. Ils confondent les deux.

1.3. La cohésion interrogation/assertion

Cette fois, nous examinerons non pas les réponses à des questions posées par l’observateur, mais le couple « interrogation/assertion », lors de trois tests proposés à Monsieur V.B.

(23) Données : Le chauffeur change le pneu du camion.
Posez le plus de questions possibles - Répondez à vos questions
1 Pourquoi ? – change le pneu usagé
2 Est-il ? – la chauffeur du camion
3 Comment ? – change le pneu
4 Change par ? – le pneu
5 qu’il pour ? – change le pneu du camion

Le malade accède à certains pronoms interrogatifs, mais dérive par ailleurs d’autres formes. Les prépositions, en tant qu’elles sont des amorces de segments nominaux, fonctionnent comme interrogatifs. Le Wernicke s’appuie ici sur sa maîtrise du cadre segmental : il sait que « par… » est le début d’un nom, même s’il a ensuite des difficultés à contrôler le remplissage lexical de ce cadre abstrait. (Au contraire du Broca, pour qui une préposition peut fonctionner comme une phrase complète)

Les réponses ne sont pas cohérentes par rapport aux questions, et la série n’est pas systématisée par rapport au texte de départ. Le malade respecte les données, mais produit des redondances (3/5 « change le pneu… »), contrairement à ce que ferait un Broca. Il ne cherche pas à planifier des différences. Il accumule des assertions variées. Et il n’y a pas de prévisibilité dans la démarche.

(24) Données : La ménagère prend six œufs frais pour faire une omelette.
Q : La ménagère prend six œufs frais pour ?
R : faire une omelette
Q : prend six œufs pour faire pour une omelette, laquelle ?
R : La ménagère

(25) Données : Les confitures de fraises sont meilleures quand elles sont faites avec les fruits de son jardin.
Q : Les confitures de fraises sont meilleurs quand ?
R : elles sont faites avec les fruits de son jardin
Q : Avec les fruits de son jardin pourquoi ?
R : les confitures de fraises sont meilleures
Q : Quand elles sont faites et meilleurs et comment ?
R : les confitures avec les fraises de son jardin

Les premières « interrogatives » recopient le texte de départ, et ex­ploitent comme mot interrogatif une préposition ou une conjonction (« pour, quand »). La cohérence apparente ne tient qu’à ce report. Cette particularité de « quand » et « pour » de pouvoir remplir deux rôles masque le fait que le malade ne maîtrise pas véritablement la différence entre interrogative et affirmative. Il ne peut que compléter un propos par un autre. (Nous avons vu que c’est précisément ce que le Broca ne peut pas faire)

En somme, le Wernicke a du mal à maintenir la différence entre une interrogation et une affirmation. Il ne systématise pas plus ses questions que ses réponses. Il les varie, sans limite grammaticale différentielle. Le rapport interrogation/réponse est perturbé. Il arrive en particulier que la question n’en est pas une, mais un début de formulation, dont la « réponse » constitue le prolongement (22 fin).

2 Le Broca

2.1. Non accession à une structure interrogative

Au stade le plus grave, le malade ne peut pas formuler une phrase interrogative. Si l’échec est le même que pour le Wernicke, les raisons sont autres. Tandis que le Wernicke tend à ne plus distinguer les deux, le Broca ne parvient pas à construire autrement son énoncé, en intervenant sur la quantité formelle, c’est-à-dire à complexifier la construction et à modifier la disposition. Ceci explique qu’à partir d’une phrase modèle, il ne privilégie pas la recherche d’un pronom interrogatif, qui peut entraîner une restructuration du verbe (ex : suffixation de « -t-il ? ») ou de la disposition syntaxique. Il s’oriente vers la question « totale », qui est marquée de manière minimale pour lui.

S’agissant d’abord de l’interrogation prédicative, le malade cherche à l’obtenir à moindre coût. Il peut adopter diverses tactiques pour y parvenir. Voici deux observations de Monsieur B. E.

(26) Données : Le chauffeur change le pneu du camion.
Posez toutes les questions que vous pouvez.
1 Le chauffeur change du camion ?
2 Le chauffeur change le pneu ?
3 Le change le pneu ?
4 Le change du camion ?

Le malade systématise à partir d’un schéma calqué sur le modèle et ajoute une ponctuation. Il produit un « paradigme » pathologique, en introduisant une modification à chaque fois. Il se focalise sur cette tâche, ce qui le conduit à négliger le schéma de l’interrogation et à le réduire.

(27) Données : La couturière fait un tricot de laine.
1 Mettre à la forme négative : Non, la couturière
2 Mettre à la forme interrogative : Oui, la couturière

Le malade disposait pourtant d’un modèle de phrase interrogative, parce que cet exercice figurait sur la même page qu’un exercice de réponse. Pourquoi cela ne fait-il pas modèle ? Parce que le malade systématise trop. Dans le raisonnement du Broca, l’effet de série est déterminant ; aussi le deuxième message s’explique-t-il par le premier. Il a trouvé une solution pour formuler une phrase négative, en plaçant une coupe prédicative entre l’adverbe de négation et son « sujet logique ». Il utilise donc l’adverbe « non » comme résumé commode de prédicat négatif. La seconde consigne ne fonctionne pour lui que comme une consigne de modification. Il fait donc ce qu’il sait faire : commuter un élément, changer le « non » en « oui », sans toucher à la construction phrastique.

Si maintenant on contraint un Broca à rechercher un pronom, que se passe-t-il ? Voici ce que dit Monsieur B.A.

(28) Après lui avoir fait comprendre le sens de la phrase écrite « Moi je vois la montre » (une montre placée sur la table), on lui demande de compléter le début de la phrase interrogative : « … la voit ? » en choisissant l’une des étiquettes « Qui, Quand, Où, Que ». Il échoue. En revanche, lorsqu’il doit compléter « … voit la montre ? », il repère « Qui », par essais successifs des étiquettes. Ce test manifeste une difficulté caractéristique du Broca, déjà envisagée plus haut à propos des réponses : il ne peut traiter qu’un problème d’opposition à la fois. Lorsqu’il est confronté à plusieurs vides, à plusieurs anaphores, il n’arrive pas à gérer leur rapport respectif, ce qui perturbe chez lui sa capacité à les identifier. Les effets de construction sont déterminants dans sa recherche de pronoms interrogatifs.

2.2. Problèmes particuliers de reformulation

Le Broca aura d’autant plus de difficulté qu’il devra transformer les données. Ses difficultés seront fonction de divers paramètres. D’une part la possibilité ou non de reprendre des éléments de la question ou d’un texte de départ. D’autre part la nécessité plus ou moins grande de transformer la formulation de la question. Enfin, le caractère systématique ou non de ce qui lui est proposé en modèle. Il cherchera toujours en effet une analogie ; il visera à distinguer en conservant un même cadre. Si on l’oblige à rompre l’analogie, il sera gêné. Si au contraire on lui fournit une analogie, il l’exploitera jusqu’à l’excès.

Lorsque la tâche consiste à restructurer autrement les éléments grammaticaux, on semble l’aider si on lui propose une régularité quantitative (29), mais on favorise alors l’abus de systématicité. Et si on lui impose une irrégularité quantitative (30), on le gêne et l’on provoque le blocage. Observations de Monsieur B.A.

(29) Compléter à partir du modèle (en italiques) :

Tu viens quand ? Quand viens-tu ?
Tu habites où ? Où habites-tu ?

Tu manges quoi ? Quoi manges-tu ?
Tu travailles comment ? comment travailles-tu ?
Tu cherches quoi ? quoi cherches-tu ?
Pierre regarde qui ? qui regarde Pierre ?
Pierre regarde quoi ? quoi regarde Pierre ?

L’aphasique de Broca systématise : le travail de permutation l’a­veugle, il ne peut envisager de procéder à une seconde modification en même temps. Et surtout, chaque portion de texte fonctionne de manière indépendante des autres : l’allomorphisme « quoi/que » entraîné par la position lui échappe.

(30) Essayons de canaliser son effort en lui proposant au départ une amorce de message. Les données sont en italiques.
Le camion a apporté les colis hier chez la concierge.
Q : Les colis… la concierge ?

Le malade ne peut s’appuyer sur la disposition du texte, l’effort de reformulation est alors trop grand pour lui. La discussion orale, notamment la réponse qu’il nous propose : « la télé », nous suggère l’hypothèse qu’il conçoit une question telle que, pour nous : « Quels colis la concierge apporte-t-elle ? », sans pouvoir accéder au pronom, ni à sa syntaxe.

Autre aspect de cette fixité : Où s’arrête l’interrogation ? (Monsieur B.A.).

(31) En Amérique, on mange les frites avec du ketchup.
Posez le plus de questions possibles à propos de cette phrase
Q : est ce que on mange les frites avec quoi ?

On voit qu’une première formule interrogative ne sature pas l’énoncé, puisque le malade termine sur une autre question. Il y a étanchéité entre l’item « est ce que », qui signifie seulement que la phrase est une question, et le reste, où se trouve la question : « avec quoi ». La formule interrogative initiale ne fait pas contrainte sur la suite. L’aphasique a perdu ce principe de la syntaxe : maintenir une identité tout en générant une multiplicité d’éléments — en l’occurrence, faire que « Est-ce que – » vaille jusqu’au bout de la construction syntaxique, et sature le syntagme interrogatif.

Cette incapacité à maîtriser la multiplicité — sans forme « en trop », ou « manquante » — caractérise l’aphasie de Broca ; c’est pourquoi la glossologie la définit comme trouble génératif.

(32) On retrouve ce trait dans l’exercice oral suivant de description de dessins.
— Le dessin n°1 représente un enfant qui regarde un chat.
Consigne : Fabriquez une question avec : « Est-ce que… ? » .
Q : « Est-ce que le bonhomme regarde-t-il ? » R : « le chat ».
Consigne : Répétez.
Q : « Est-ce que le gars regarde-t-il le chat ? »
— Le dessin n°2 montre un enfant qui grimpe dans un arbre. Consigne : Posez une question.
Q : « Est-ce que… le gars… le garçon… va-t-il grimper dans l’arbre ? ». R : « Oui, il grimpe dans l’arbre ».
— Sur le dessin n°3, un chat essaie d’attraper un poisson dans un bocal.
Q : « Est-ce que le chat agrippe-t-il le poisson ? » R : « Oui, il va prendre le poisson. »
— Le dessin n°4 représente un chien léchant un enfant.
Q : « Est-ce que le chien lèche-t-il le garçon ? » R : « Oui, il lèche le garçon. »

Ce Broca persévère : ayant défini un schéma de réponse, il s’y tient. Il commute à l’intérieur d’un cadre invariant. Sensible à la cohérence sémantique de ce cadre, il ne l’est plus à sa cohérence grammaticale.

3 L’interrogative indirecte

Ce cas particulier permettra de synthétiser divers problèmes de reformulation : inversion, changement de pronom, etc. Il s’agira toujours de Monsieur B.A.

(33) Interrogative directe > Interrogative indirecte.
Faites des phrases en commençant par : « Je me demande… »
Où est passé Pierre ? Je me demande où est passé Pierre
Comment la fête se passe-t-elle ? Je me demande comment la fête se passe-t-elle
Pierre a-t-il téléphoné ? Je me demande Pierre a-t-il téléphoné
Idem avec : « Savez-vous… »
4 À quelle heure passe le facteur ? Savez-vous le facteur passe à quelle heure
(Le malade écrit « Savez-vous » en dessous de « à quelle heure passe », puis éprouve une difficulté à formuler la suite et recopie « le facteur » de la première ligne sur la seconde. Il complète avec « passe », puis avec « à quelle heure ». Ce résultat ne le satisfait pas ; il corrige alors « passe » en « passe-il »).
Va-t-il faire beau demain ? Savez-vous demain (corrigé en : le temps) va-il faire beau
Oral : « Savez-vous demain le temps va-t-il faire beau ».

(34) Interrogative indirecte > directe. Supprimer le premier verbe.
Savez-vous s’il fera beau demain ? – si il fera beau demain ?
Je ne vois pas pourquoi il a tort. – Qui a tort .
(2e essai :) - pourquoi a il tort ?
Je ne sais pas s’il viendra me voir. – qui viendra me voir ?
(2e essai :) – si viendra-il me voir
Je n’entends pas bien ce qu’il dit. – Ce (oral : « ce… dit-il… Quoi mettre après ?… je sais pas)
(2e essai :) — quoi ?
Je ne sais pas ce dont il a besoin pour travailler. – a-til besoin pour travailler. R : oui.
Je ne sais pas ce qui lui fait peur comme cela. – comment il a peur comme cela ? (Oral : « ce qu’il… fait peur… Qui a fait peur comme cela ? »). R : Le il en bête (Oral : « il… lui… embête ». En désignant les pronoms : « Il… là et là c’est pas pareil »)

Ces exercices de restructuration donnent donc les mêmes résultats dans les deux sens. Le malade tend à adhérer à la formule qui lui est donnée. Le contrôle du morphème verbal « il- / -t-il » est difficile. L’alternance « est-ce que/si » n’est pas faite. « Ce que, ce qui, ce dont, » lui pose problème. Il tente alors de refaire une phrase indépendante, avec un pronom « Quoi, comment », ou bien il inverse : « a-t-il besoin ».

(35) Par contraste, voici ce que répond Monsieur V.F. (Wernicke) à un test de suppression :
Dis-moi donc qui a téléphoné ? – Il a téléphoné ?
Dis-moi donc s’il est arrivé à l’heure ? – A-t-il arrivé à l’heure ?
Dis-moi donc ce qu’il fait dans la cuisine ? – Que fait-il dant la cuisine.

Conclusions

1. La première conclusion à laquelle nous avons abouti est que l’aphasique se comporte par rapport à l’interrogation en fonction de la structure grammaticale de celle-ci.

1.1. L’aphasique de Broca échoue à remanier la structure segmentale qu’on lui propose. Il est perturbé par la complexité des évidements morphématiques qu’implique la pronominalisation dans l’interrogative. Pour compenser ce manque, il se fixe sur la construction initiale, qui lui sert de constante pour passer de l’interrogation à l’assertion ou l’inverse. Il adhère à son point de départ.

En même temps, il exerce de manière systématique sa capacité à différencier. Il recherche prioritairement à opérer un changement, et un seul. Pour cela, il exploite les données (une phrase pour le normal) non comme une totalité construite, mais comme une suite de possibles, qu’il parcourt. Cela le conduit le cas échéant à traiter comme une interrogation appellative (« ouverte ») une interrogation prédicative, alors qu’il est capable de prédiquer. De manière plus générale, ce qui lui fait difficulté, c’est de démultiplier les constituants des termes de la relation prédicative.

1.2. L’aphasique de Wernicke est souple mais instable dans ses productions. Lorsqu’il s’agit de répondre, il tend à confondre entre eux les pronoms interrogatifs, voire à les négliger comme tels, faute de les identifier. C’est pourquoi ses réponses sont souvent incohérentes, ou n’en sont pas. Il tend à poursuivre et à commenter l’énoncé de départ, compris comme une assertion. Lorsqu’il accepte d’entrer dans le jeu de l’interrogation, il est sensible au passage de l’un à l’autre des deux types d’interrogation. Il produit difficilement une question de lui-même, faute de maîtriser les limites lexicales des éléments caractéristiques. En outre, il ne maintient pas l’identité des éléments qu’il utilise. Aussi une réponse peut-elle se greffer sur une question. Il génère de la complexité construite, mais ne contrôle pas l’identité des constituants d’un bout à l’autre.

On a remarqué aussi la forte adhérence à la situation, qui est pour lui une garantie de constance. D’où l’adhérence à des schémas non langagiers comme les enchaînements d’opérations techniques ou les modes de vie (repérage de l’emploi du temps, d’itinéraires, etc.) [8]. Ceci explique qu’il soit perturbé lorsqu’il s’agit de s’abstraire de cette sécurité référentielle pour interroger.

Ainsi donc, il y a deux stratégies opposées chez le Broca et le Wernicke, relativement définissables. Le Broca précise systémati­quement, sans pouvoir compléter tandis que le Wernicke tente de compléter, sans jamais être sûr d’être précis. Le Broca catégorise sans pouvoir générer de définition tandis que le Wernicke génère à la dérive sans pouvoir contrôler de catégorie. Chez le Broca, interrogation et assertion s’opposent, mais doivent être coulées dans le même schéma ; chez le Wernicke, les deux formes tendent à se confondre, mais il est prêt à en compléter la formulation.

2. En cela, le traitement de l’interrogation par l’aphasique révèle une dichotomie générale qui traverse la grammaticalité. Cette dichotomie est invisible chez le normal, et devient apparente chez l’aphasique, parce qu’en perdant l’une des deux capacités, il est contraint à hypertrophier le fonctionnement de la capacité restante, et à s’en remettre de manière figée aux solutions que l’entourage lui fournit.

2.1. D’une manière générale l’aphasique de Broca ne maîtrise plus la construction segmentale en quoi consiste tout message grammatical. Il globalise son dire ou l’émiette en fragments sans solidarité entre eux. Ne contrôlant pas la dimension formelle du un, il ne contrôle pas non plus le multiple, et ne peut donc pas opérer de manière structurale une démultiplication ou une réduction. Or l’interrogation implique une telle reformulation quantitative. Sur cet axe, il est obligé de se fier à la production langagière des autres, et d’adhérer au cadre segmental construit par les autres (ex. 26, 29). Seul, il tend, — en fonction de facteurs externes — soit à tout dire d’un coup (ex. 5, 13-2, 30), soit à se fixer sur un schéma automatique minimal (ex. 18, 27). Si on l’incite à formuler, il tendra à juxtaposer de manière relativement étanche des morceaux de phrase (ex. 16), et à traiter un seul problème à la fois (ex. 17, 26). En ce sens, Roman Jakobson définissait insuffisamment le déficit en parlant de trouble de la « contiguïté » [9], parce que c’est le statut formel même de l’élément à combiner qui fait problème dans l’aphasie de Broca.

Corollairement, si on lui propose un schéma de référence, il est soulagé de cet effort, se fixe sur ce cadre, et hypertrophie sa capacité restante à jouer de l’identité et de la différence, donc de l’analogie.

Pour résumer ce tableau, la perspective glossologique propose l’appellation « aphasie générative », ou « trouble de la capacité grammaticale de segmentation ».

2.2. L’aphasique de Wernicke témoigne de l’inverse. Il ne contrôle plus l’identité et la différence des réalités grammaticales qu’il produit hypothétiquement. Il n’est jamais sûr de l’identité des éléments qu’il énonce, c’est-à-dire de la mutuelle exclusion de deux éléments différents. En revanche, il maîtrise les cadres segmentaux, qu’il est capable de remanier, de démultiplier ou de réduire.

C’est pourquoi la théorie glossologique parle d’aphasie « taxino­mique », ou de « trouble de la capacité de différenciation ».

L’ensemble de ces oppositions cliniques met en relief, au-delà de la distinction classique des « deux interrogatives », l’existence de deux processus langagiers généraux - que la théorie glossologique dénomme capacité de différenciation, et capacité de segmentation.

En qualifiant notre perspective de « linguistique clinique », plutôt que « neurolinguistique », nous voulons dire ceci. Le malade peut contribuer à nous apprendre ce qui détermine le langage humain. Il s’agit donc, à long terme, de construire une théorie de la rationalité, notamment langagière, à partir de la pathologie ; et non pas de projeter sur le comportement aphasique une théorisation extérieure testée sur le normal (Cf. Jean Gagnepain et alii, 1994).

L’objectif est, petit à petit, d’aboutir à une modélisation qui soit compatible pour le normal et pour le pathologique. Le but est double. D’une part, la complexité nosologique peut prouver que tout n’est pas langage dans l’humain, et aider à définir la spécificité de celui-ci. De l’autre, à l’intérieur même du langage, et singulièrement du grammatical, se diffractent des capacités qui peuvent être sélectivement atteintes. Il s’agit, en révélant expérimentalement ces fractures, de modéliser les composantes d’une architecture solidaire chez le normal.

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Notes

[1[Les auteurs] remercient vivement Monsieur le Professeur P. Chauvel, chef du service de neurologie et Monsieur le Professeur O. Sabouraud au C.H.U. Rennes-Pontchaillou, ainsi que Madame Ch. Le Gac-Prime, orthophoniste, pour les observations 20 et 22. Merci à Madame de Labarthe, Médecin-Chef au Centre La Vallée et à son équipe, sans qui cette recherche n’aurait pu être menée. Grand merci également à Jean Chuquet et Jean-Michel Fournier pour leurs amicales et pertinentes remarques.

[2Pour plus d’informations sur les aphasies, Cf. Gagnepain, Jean., et alii, 1994, Pour une linguistique clinique  ; Sabouraud, Olivier, 1995, Le langage et ses maux.

[3 Le lecteur remarquera que des détails de consignes s’écartent parfois du test envisagé. Il peut s’agir de maladresses de l’expérimentateur, ou d’essais secon­daires introduits pour sonder si telle difficulté particulière allait alerter le malade ou non. La réduction scientifique ne peut être totale dans la relation clinique, qui est fondamentalement un rapport entre êtres humains. En outre, il arrive aussi que le malade, successivement, échoue et réussisse une épreuve. Il y a des raisons hétérogènes à cela, et il est parfois impossible de comprendre ces aléas. Le fait aphasique n’est donc pas qu’il échoue toujours, mais que, lorsqu’il échoue, la difficulté peut être définie par la méthode hypothético-déductive. Sur ces deux points, la démarche clinique se démarque de l’expérimentation en sciences de la nature, parce qu’elle concerne le psychisme d’êtres humains.

[4 Des problèmes surgiraient s’il fallait noter des opérations plus complexes, et énoncer verbalement les nombres et les calculs, comme nous l’avons montré dans Guyard, Hubert et Urien, Jean-Yves, 1993.

[5Plusieurs publications récentes contrastent ainsi les deux aphasies, sans toute­fois traiter de l’interrogation. Kolk, H.H.J., et alii 1992 ; Shapiro, L.P. et alii 1993.

[6On trouvera une présentation systématique de la théorie glossologique dans Jongen, René, 1993 : Quand dire c’est dire. Les aphasies y sont présentées.

[7 On trouvera d’autres exemples dans Le Bot, Marie-Claude, « L’aphasie ou le paradoxe du phénomène », in Gagnepain Jean et al., 1994.

[8 D’autres tableaux cliniques montrent des troubles de la maîtrise des opérations techniques : les atechnies, dites aussi « apraxies idéatoires » ; d’autres encore affectent la personnalité et les repères biographiques, notamment, du côté psychiatrique, les psychoses.

[9 Jakobson, Roman, 1956, (éd. fr. 1963), p. 57. « L’altération de l’aptitude à combiner des entités linguistiques en unités plus complexes ». Cette différence de points de vue est développée dans Guyard Hubert, 1987, Le concept d’explication en aphasiologie, thèse d’État, notamment I, 316-317.


Pour citer l'article

Hubert Guyard et Jean-Yves Urien« Interrogation et aphasie. Essai de linguistique clinique (1995) », in Tétralogiques, N°19, La conception du langage et des aphasies. La contribution de Hubert Guyard.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article149