Hubert Guyard et Jean-Yves Urien

L’aphasie de Broca. Dégrammaticalisation pathologique (2001) 

Résumé / Abstract

Cet article est une reproduction de : Urien J.-Y., Guyard H. (2001), L’aphasie de Broca. Dégrammaticalisation pathologique, dans : Grammaticalisation 2, Concepts et cas. Travaux Linguistiques du CERLICO, 14, PUR, 277-288.


I - Problématique et méthodologie

 [1]

1 Le point de vue de la linguistique clinique

La linguistique clinique cherche à comprendre, par des observations d’aphasiques, comment se déstructure et restructure le fait de « dire », dans les pathologies du langage. L’aphasique parle et raisonne mais la manière dont il formule son dire est profondément perturbée. Ce constat, que l’on pourra affiner à la lecture de Sabouraud (1995), signifie qu’il s’agit d’une pathologie d’un processus mental de grammaticalisation. Ce terme nous semble donc pertinent dès lors que l’on accepte de concevoir que la grammaticalisation n’est pas un processus particulier qui affecterait certains détails du dire seulement, mais l’aptitude cognitive générale à contrôler la forme « phrastique », – dite « sémiologique » dans le modèle glossologique de Gagnepain (1982) repris par Jongen (1993) –, forme marquée par des séquences de phonèmes (eux-mêmes formellement définis), et constituée de limites et de relations différentielles et segmentales. La grammaticalisation abstrait relative-ment le message des déterminismes qui constituent la référence, en lui imposant ses propres contraintes.

Second constat : cette déstructuration du dire a des caractéristiques distinctes selon qu’il s’agit d’une aphasie de Broca ou d’une aphasie de Wernicke. Cela ne peut s’expliquer que par une hétérogénéité des processus langagiers sélectivement affectés par la pathologie aphasique. Il s’agit donc pour l’observateur d’expliciter le mode de raisonnement de l’aphasique, sélectivement grammaticalisé, sélectivement dégrammaticalisé, sur un matériau donné. Ce matériau est aménagé en tests, de manière à discriminer, par étapes, ce que le malade peut encore construire selon une forme grammaticale contrôlée (il grammaticalise), et ce qu’il dégrammaticalise au profit d’un raisonnement qui repose sur des déterminismes autres, notamment induits par la référence. Le clinicien s’intéresse donc à des processus cognitifs, à une dynamique mentale, et laisse de côté le fait que tout usage langagier est pris dans une dynamique historique qui transforme relativement le statut des faits langagiers que les interlocuteurs échangent. Les deux perspectives sont compatibles entre elles mais distinctes.

2 Quels malades ? Quels tests ?

Les malades testés sont trois aphasiques de Broca et deux aphasiques de Wernicke, observés en milieu hospitalier pendant plusieurs semaines. Les cinq malades présentent des déficits dans l’expression et la compréhension verbales. Les trois aphasiques de Broca ont un langage très appauvri mais encore précis. La manière dont ils procèdent pour grammaticaliser ne peut donc être caractérisée pleinement qu’à travers de l’écrit. Les deux aphasiques de Wernicke ont un langage oral abondant mais incohérent.

Nous présentons une série de tests du même type. Il s’agit de reconstruire une phrase avec des étiquettes mobiles, proposées dans le désordre, sur lesquelles un mot se trouve écrit. (Un dessin représentant la scène est en général associé au groupe d’étiquettes) [2]. Cette procédure permet au malade, à partir d’informations données, de faire porter son effort langagier sur de la structure morphologique et syntaxique. Comme le malade ne parvient pas au résultat d’emblée, qu’il procède par étapes et par regroupements espacés les uns des autres, la prise de notes prend en compte ces étapes et ces rapprochements. Soit, par exemple, les 5 étapes suivantes [3] :

D [LES] [SONT] [LA] [TOUS] [GRIS] [NUIT] [CHATS]
M1 [CHATS][GRIS]
M2 [LES] [CHATS] [TOUS] [GRIS]
M3 [LES] [CHATS ][TOUS] [GRIS] [NUIT]
M4 [LES] [CHATS] [TOUS] [GRIS] [LA] [NUIT]
M5 [LES] [CHATS] [TOUS] GRIS] [SONT] [LA] [NUIT]

Ce matériau est donc aménagé de manière à discriminer, par étapes (Guyard 1987), ce que le malade peut encore grammaticaliser, et ce qu’il dégrammaticalise au profit de contraintes non grammaticales [4].

II - Dépendance chez l’aphasique des contraintes autres que grammaticales et négligence de contraintes grammaticales

Cinq observations d’aphasiques de Broca seront commentées.
Elles sont exemplaires des autres réponses obtenues.

Première observation. Premier essai. (Obs.1-1)
D = ELLE LE CIRE PARQUET MADAME
M1 = ELLE PARQUET
M2 = ELLE PARQUET CIRE

Première observation. Second essai (Obs.1-2)
D = ELLE LE CIRE PARQUET MADAME
M1 = MADAME PARQUET
M2 = ELLE PARQUET MADAME CIRE

Seconde observation (Obs.2)
D = CHIEN LE FAIT BALANCER MONSIEUR SE LE
M1 = LE CHIEN BALANCER
M2 = LE CHIEN BALANCER LE MONSIEUR

Troisième observation. (Obs.3)
D = ELLE LE CIRE PARQUET EN BOIS
M1 = ELLE PARQUET
M2 = ELLE PARQUET CIRE
M3 = ELLE PARQUET CIRE EN LE BOIS

1 Considérons les réponses M1 dans ces observations

ELLE PARQUET ; MADAME PARQUET ; LE CHIEN BALANCER

Le mode de résolution est à chaque fois fondé sur la sélection et le rapprochement de deux facteurs situationnels saillants : Agent/patient ; Agent/acte. Le malade néglige notamment les facteurs LE (Obs.1-1/2), et FAIT, SE, (Obs.2). Il se limite à une construction binaire sans prendre en compte d’un coup l’ensemble des matériaux proposés. Il saisit dans la situation des faits et des rapports entre ces faits, mais ceux-ci ne sont pas organisés selon la structure particulière que la grammaticalité impose, à savoir la structure phrastique. On observe de manière générale une prédilection pour un schéma « ontologique » simple : « un être » + « ce qui se passe » ou « à quoi cet être a affaire ». Ce schéma prégnant de base est réducteur par rapport à ce que la grammaire propose par ses structures propres. Caplan et Futter (1986) montrent l’attractivité abusive de l’agent, et Caramazza et Zurif (1976) des inversions lorsqu’il y a distorsion entre contraintes référentielles et syntaxiques. On pourrait aussi paraphraser les formules de Lucien Tesnière. Le malade vit dans un monde d’acteurs et d’actes ; mais il échoue en partie à les transformer en « actants » et « procès » (grammaticalisés notamment par des valences, des « thêta-rôles »). La prégnance de la structure factuelle n’est pas une simple possibilité offerte au patient ; elle s’impose à lui. En même temps qu’elle lui permet de répondre à la consigne, elle le piège en lui suggérant des compositions parasites.

2 Prenons maintenant la suite des réponses

LE CHIEN BALANCER + LE MONSIEUR (Obs. 2, M2). La consigne qui lui est donnée contraint l’aphasique à prendre en compte un élément supplémentaire. Aidé par le dessin – un chien y actionne le mécanisme d’un fauteuil à bascule –, il va chercher le terme qui désigne un autre acteur, et l’ajoute au message. Il n’est pas sûr qu’il établisse une seconde relation de type patient entre « balancer » et « monsieur ». C’est possible, mais indécidable. Il peut s’agir aussi d’un rapport binaire autonome « balancer – le monsieur ».

ELLE PARQUET CIRE + EN LE BOIS = (Obs. 3, M2 et M3). À partir du rapport de base, l’aphasique se montre très hésitant et doit réfléchir longuement. Il ajoute simplement les autres étiquettes CIRE, puis BOIS, dernier terme auquel il « adjoint » les petits mots restants.

3 Seconde observation. Poursuite de l’effort de reconstruction

On attire l’attention du patient sur les étiquettes restantes FAIT, SE, lui imposant une complexification qui le gêne. M2 devient :

M3 = LE CHIEN SE FAIT LE MONSIEUR BALANCER

Nous analysons son raisonnement de la manière suivante : Il sépare les deux acteurs, les envisage un à un, et adjoint à chacun un acte.

[LE CHIEN SE FAIT] + [LE MONSIEUR BALANCER]

Au lieu de traiter grammaticalement une structure phrastique à quatre constituants, il construit deux rapports situationnels minimaux. Cette hypothèse est hasardeuse à ce moment de l’observation. Nous la retiendrons cependant par la suite, parce qu’elle se trouve confirmée par l’observation qui suit.

4 Seconde observation. Dernière étape du raisonnement

On lui demande d’ajouter deux étiquettes : QUI et C’EST. On observe alors que, devant la complexité des données, il privilégie les étiquettes qui désignent les deux acteurs :

M4 = C’EST LE CHIEN FAIT SE BALANCER QUI LE MONSIEUR

Cette disposition montre que l’aphasique isole des facteurs de sens et construit un rapport minimal de désignation : « c’est – le chien » d’une part ; « qui – le monsieur » de l’autre. Il ne raisonne pas selon un schéma grammatical complexe, mais selon des relations entre des facteurs situationnels. Il ne peut plus s’abstraire des faits pour reconstruire une totalité phrastique. En cela ce qui est dit se trouve dégrammaticalisé [5].

Ainsi donc, le non aphasique cherche quelle formulation phrastique est compatible avec les contraintes factuelles et grammaticales. Son message est à la fois cohérent (grammaticalement) et adéquat (sémantiquement). C’est la solution du test. En cas d’impossibilité (étiquettes en trop, ou manquantes), il s’en rend compte et réagit en contestant les données du test. L’aphasique, lui, se focalise sur les facteurs situationnels ; il tente de les restituer avec le matériau proposé, mais reste insensible à certaines contraintes grammaticales, ce qui le conduit à ignorer des étiquettes, ou à en forcer la combinatoire. Négligence du grammatical et prégnance de la référence sont des traits corrélatifs de son raisonnement langagier.

III - Recul du préconstruit au profit d’essais partiels et ad hoc

Les deux observations suivantes concernent, l’une, l’unité morphologique (l’ensemble préconstruit constitutif du « nom » ou du « verbe »), et l’autre, le traitement de la cohésion phrastique. Nous nous intéresserons à la procédure de l’aphasique.

1 Première observation (Obs. 1-2 plus haut)

D = ELLE LE CIRE PARQUET MADAME
M1 = MADAME PARQUET
M2 = ELLE PARQUET MADAME CIRE

MADAME, en M1, puis ELLE en M2, sont mis en relation avec PARQUET, sans égards pour la matrice de construction du verbe : [Préfixe de personne - radical verbal]. Le rapprochement se fait sur un autre critère (cf. 1). Un échange est effectué en M2 dans le premier groupe et un second rapprochement MADAME CIRE est ajouté au premier groupe sans tentative de construction totale. Cet aphasique de Broca procède donc pas à pas, par rapprochements successifs de deux étiquettes. Chaque opération est séparée de la suivante. La consigne est remplie par addition de combinatoires. La totalité des items n’est pas prise simultanément en compte. La pathologie instaure une « dégrammaticalisation » en ce sens que la matrice d’engendrement du verbe (ou du nom) ne s’impose plus de manière constante et transposable.

2 Seconde observation.

D = CLEF IL LA FERME PORTE AVEC LA
M1 = FERME
M2 = IL FERME CLEF
M3 = LA CLEF (Il rapproche ces deux étiquettes)
M4 = IL FERME LA CLEF (Il les joint au premier groupe)
M5 = AVEC LA PORTE (Même procédure)
M6 = IL FERME LA CLEF AVEC LA PORTE

Les compatibilités [Préfixe personnel – radical verbal] et [déterminant – radical nominal] semblent respectées en M6. Cependant, la solution ne découle pas d’une prise en compte simultanée de l’ensemble des contraintes. Ainsi, « porte » ne peut être « pensé » avec « clef » et « ferme » simultanément, de manière à intégrer dans une totalité syntaxique les relations actantielles.

Selon les exemples, on peut donc observer des incohérences morphologiques ou bien des incohérences portant sur la structure phrastique. Les deux aspects découlent du même processus. Pour l’aphasique, chaque étiquette est d’abord isolée. Contraint de tout recomposer, il doit longuement réfléchir à des combinatoires que sa grammaire ne lui impose pas d’emblée ; il doit alors procéder de façon explicite à des rapprochements binaires, d’où le passage obligé par une décomposition et des additions successives.

A contrario, il montre que la grammaticalité nous délivre de cette stratégie additive explicite. La grammaticalité élabore implicitement de la forme abstraite, des programmes segmentaux minimaux, nominaux ou verbaux, formellement contraints, dont découlent des relations syntaxiques sur l’ensemble de la phrase. La capacité de grammaire nous impose des limites segmentales, donne un statut de début, de milieu et de fin, et par conséquent des repères pour des effacements (l’absence de préposition ou de conjonction sera grammaticalement significative par exemple) ou pour des déplacements. Elle construit en outre une portée phrastique, qui fait que le lot d’étiquettes n’est pas un tas de données mais un ensemble de constituants compatibles entre eux selon un schéma unique de construction, ou à défaut plusieurs schémas concurrentiels reconnaissables. Grammaticaliser son dire, c’est montrer cette aptitude à se dispenser de construire consciemment, parce que la construction s’impose a priori en nous. L’aphasique dégrammaticalise en ce sens qu’il ne peut plus se dispenser de réfléchir aux articulations entre éléments.

IV - Broca vs Wernicke : Deux dégrammaticalisations distinctes et corrélatives

1 Aphasie de Broca

Première observation. (Des étiquettes peuvent être rejetées).

O = PLANCHE SCIE SCIAGE DIFFICILE BOIS LE DU D’UNE UNE EST
M1 = PLANCHE SCIAGE
M2 = UNE PLANCHE EST SCIAGE

Outre ce qui a été observé précédemment, on soulignera ici que l’aphasique néglige les données lorsqu’elles dépassent un certain seuil de complexité. Il ne peut aller au-delà de ces deux étapes, et ne peut élaborer d’hypothèse plus complexe.

Seconde observation. Ajout de données à chaque étape.

D1 = TABLE LA IL FRAPPE
M1 = IL FRAPPE LA TABLE
D2 = LA COGNE ET TABLE FRAPPE IL
M2 = IL FRAPPE LA TABLE ET COGNE
D3 = LA COGNE ET TABLE FRAPPE IL IL
M3 = IL FRAPPE ET LA TABLE IL COGNE

Le malade est relativement sûr de son premier essai. En revanche, pour les essais suivants, il hésite beaucoup. Peut-être résout-il la seconde étape en s’appuyant sur sa performance antérieure et en ajoutant les données nouvelles. La démarche du testeur semble aller dans le sens de la démarche du malade. Pourtant, celui-ci devient très lent, très indécis, et il n’est pas sûr du résultat. Et surtout, en M3,il redistribue les données sans construire une totalité.

L’aphasie de Broca instaure une dégrammaticalisation de la phrase dans la mesure où le malade devient dépendant de la multiplicité des rapports grammaticaux à maîtriser. Plus ils sont nombreux, plus il en néglige et devient schématique. A contrario, il nous montre que le non aphasique est formellement capable d’intégrer « n » segments en « une seule » phrase où tous les rapports sont traités simultanément.

2 Aphasie de Wernicke

Troisième Observation.

D1 = SON PARAPLUIE IL LUI UN BEAU IL BRILLE ET QUI ET PULL-OVER SE FAIT IL IL FERME SOI SEC MET
M1 = SON PARAPLUIE
M2 = IL MET SON PARAPLUIE
M3 = IL FERME SON PARAPLUIE
M4 = IL FERME SON PARAPLUIE SEC ET BEAU

D2 = L’observateur propose un début de phrase et ajoute : IL FAIT
M5 = IL FAIT BEAU ET BRILLE SON PARAPLUIE SEC
M6 = IL FAIT BEAU ET BRILLE SON PARAPLUIE ET SEC

Le malade n’écrit qu’une partie de ses performances orales. N’ont pas été écrites, par exemple, les phrases suivantes :

1. « il ferme son parapluie beau et sec ».
2. « il fait beau pour son parapluie ».

De plus, le malade entame oralement beaucoup de phrases qu’il n’achève pas, ou qu’il achève avec des ruptures de construction. Exemple : « Il fait… brille pour son parapluie ».

Quatrième observation.

D = PIQÛRE SA FAIRE POUR PREND TROUSSE L’INFIRMIERE UNE

La malade lit les étiquettes. Elle formule plusieurs phrases oralement, se perd dans tous ses essais, ne pouvant en stabiliser aucun suffisamment longtemps pour pouvoir l’écrire.

Production orale : « L’infirmerie fait une piqûre pour… fait une piqûre pour… prendre… pour prendre la trousse pour.. pour faire une piqûre… A l’infirmerie pour faire une piqûre dans la trousse… Je ne vais pas y arriver ! L’infirmière prend une piqûre dans la trousse.. Je n’ai plus de forces ! L’infirmière prend une trousse pour y faire une piqûre ! Ca doit être ça ! L’infirmière prend sa trousse pour faire une piqûre.. pour faire une piqûre à l’infirmière, c’est ça ? »

L’aphasique de Wernicke est perdu dans l’ensemble des données fournies, sans que cette richesse appauvrisse ses performances comme c’est le cas pour le Broca. L’abondance des données disperse les réponses du malade à cause de la diversité des enchaînements possibles, entre lesquels il ne choisit plus. L’aphasique de Wernicke ne procède pas par juxtaposition d’éléments regroupés deux à deux ; il procède par une succession de constructions phrastiques, en espérant que l’une d’elles sera plus adéquate que les autres. Le problème n’est plus celui de la « construction » de la phrase, mais celui de sa « définition ».

En somme, l’aphasique de Broca adhère à l’ensemble des étiquettes fournies dans le test. Il fonctionne exclusivement dans ce cadre. Il procède par exclusions successives. Il isole d’abord deux étiquettes et en fait les éléments d’une première combinatoire. Il procède ensuite à un second tri, etc. Ce raisonnement s’explique, dirons-nous, par la permanence de « la capacité taxinomique ». Celle-ci assure la maîtrise d’un cadre de différences et la possibilité afférente d’exclure des éléments. L’aphasique de Broca conserve cette capacité grammaticale ; de ce point de vue, il grammaticalise son message. Cependant sa production ne se construit que par une addition de tris successifs. La récapitulation de ces étapes donne l’impression d’une arborescence ; mais il faut préciser que celle-ci s’effectue sans contraintes segmentales sous-jacentes. Nous dirons qu’est cette fois en cause « la capacité générative » chez le Broca.

Par ailleurs, il reste capable d’évaluer les essais où il est sûr de lui (s’il s’agit de procédures de tri par exclusion), ceux où il est encore « presque » sûr (lorsque l’engendrement du texte est canonique) et ceux, enfin, où il ne l’est plus (dès que la construction du texte devient complexe). L’aphasique de Broca ne se leurre pas sur la qualité de ses productions. En revanche ses performances sont quantitativement pauvres, et il lui faut beaucoup de temps pour aboutir à l’apparence « d’une phrase ». Nous résumons ainsi sa capacité grammaticale : taxinomie sans générativité. Son raisonnement langagier – témoignage de son type de compétence – montre un déséquilibre entre une dégrammaticalisation segmentale (spécifique de cette pathologie) et une surgrammaticalisation taxinomique, qui en découle par compensation.

L’aphasique de Wernicke, lui aussi, prend en compte les étiquettes du test, mais d’une tout autre manière. Chaque étiquette est un point de départ possible d’une construction ou d’un enchaînement phrastique. Plus il y a d’étiquettes et plus la diversité des phrases possibles augmente. Capable d’engendrement, l’aphasique de Wernicke se lance en aveugle dans une première phrase, puis dans d’autres, à moins qu’il ne poursuive la phrase commencée, en repoussant indéfiniment ses limites. Il est contaminé par cette diversité et ne peut logiquement exclure un enchaînement au profit d’un autre. Il s’égare et peut alors introduire d’autres mots que ceux fournis par le test. Sa production ne se définit que par un balayage aveugle de toutes les entrées suggérées non seulement par les étiquettes du test mais aussi par tous les mots « parasites » que ses essais successifs l’ont amené à actualiser. Pour expliquer la nature de sa pathologie, nous concluons que l’aphasie de Wernicke réalise une générativité sans taxinomie, c’est-à-dire un déséquilibre entre une dégrammaticalisation taxinomique et la surgrammaticalisation générative qui en résulte.

Soulignons enfin que le raisonnement aphasique est autant instructif par les compensations qu’il montre que par ses lacunes. L’aphasique, selon son type, s’appuie sur la capacité qui lui reste. « Deux capacités, taxinomique et générative, interactives, ainsi apparaît ce que peuvent sélectivement compromettre des lésions circonscrites dans l’une et l’autre zone du langage » Sabouraud (1995, p.332). Par ailleurs, les malades ont en commun de s’appuyer sur les données référentielles : une conscience des contours gestaltiques de ce qu’ils désignent ; une conscience de tout ce qui structure techniquement, socialement, axiologiquement leur expérience. La dégrammaticalisation est donc partielle et spécifiée. Telle est la portée heuristique de ces faits cliniques.

Bibliographie

Caplan, D., Futter, C. (1986), Assignment of thematic roles to nouns in sentence comprehension by an agrammatic patient, Brain and Language, 27, 117-134.

Caramazza, A., Zurif, E. (1976), Dissociation of algorithmic and heuristic processes in language comprehension : evidence from aphasia » Brain and Language, 3, 572-582.

Gagnepain, J. (1982), Du Vouloir-Dire, traité d’épistémologie des sciences humaines, t. 1 : Du signe, de l’Outil, Paris, Pergamon Press, rééd. 1995, Bruxelles, De Boeck Université.

Guyard, H. (1987), Le concept d’explication en aphasiologie, thèse d’État, Rennes 2.

Jongen, R. (1993), Quand dire c’est dire. Initiation à une linguistique glossologique et à l’anthropologie clinique, Bruxelles, De Boeck Université.

Sabouraud, O. (1995), Le langage et ses maux, Paris, Odile Jacob.

Saffran, E., Schwartz, M., Marin, O. (1980), The word order problem in agrammatism. II Production, Brain and Language, 10, 263-281.


Notes

[1Merci aux responsables du Centre « La Vallée », à Madame Le Bourhis, Médecin-Chef, à Madame Guérin-Bonvoisin, psychologue, sans qui cette recherche n’aurait pu être menée. Nous remercions enfin Francis Tollis et André Rousseau pour leur relecture attentive et leurs conseils.

[2 Le malade est prévenu qu’il lui faut utiliser un maximum d’étiquettes, mais que certaines peuvent être rejetées comme incompatibles avec la phrase attendue.

[3 D = Données (matériel proposé). M1 = Malade (réponse observée, 1re étape).

[4 À noter que cette construction expérimentale est différente de la procédure spontanée d’un locuteur. Mais elle repose sur le principe commun de l’existence d’une compétence grammaticale qui permet de se poser ce type de problèmes, et de les résoudre. Cf. Guyard (1987).

[5Saffran et al. (1980) montrent pour leur part que les aphasiques dits « agrammatiques » traitent des images d’actions en y relevant des faits saillants (saliency) et en négligeant les rapports grammaticaux.


Pour citer l'article

Hubert Guyard et Jean-Yves Urien« L’aphasie de Broca. Dégrammaticalisation pathologique (2001)  », in Tétralogiques, N°19, La conception du langage et des aphasies. La contribution de Hubert Guyard.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article148