Sophie Le Coq, Julie Léonard, Jean-Yves Dartiguenave, Charles Quimbert, Jean-Claude Quentel

Sophie Le Coq, maître de conférences en sociologie, université de Rennes, LIRIS (Laboratoire interdisciplinaire de Recherche en Innovations Sociétales) EA 7481. sophie.lecoq chez univ-rennes2.fr
Julie Léonard, doctorante en sociologie, université Picardie Jules Verne, Responsable de l’inventaire du PCI, BCD (Bretagne Culture Diversité).
Jean-Yves Dartiguenave, professeur de sociologie, université de Rennes, LIRIS (Laboratoire interdisciplinaire de Recherche en Innovations Sociétales) EA 7481.
Charles Quimbert, directeur de l’association régionale BCD (Bretagne Culture Diversité).
Jean-Claude Quentel, professeur émérite, université de Rennes, LIRIS (Laboratoire interdisciplinaire de Recherche en Innovations Sociétales) EA 7481.

Patrimoine et transmission

Résumé / Abstract

Dans le cadre de cette contribution nous profitons des « troubles » occasionnés par l’invention de la catégorie patrimoine culturel immatériel (PCI) dans la définition, l’organisation et la production de politiques patrimoniales pour souligner, dans une perspective médiationniste, que le PCI invite à l’analyse non plus des procédures d’élection d’objets au rang patrimonial mais de l’élection et de la production de liens de filiation et de leurs processus.
Nous remarquons que le patrimoine est affaire de propriété et, à ce titre, donne lieu à des politiques de conservation d’avoirs concernant le patrimoine culturel, lues par certains comme l’organisation d’un don pour les futures générations, et à des politiques de sauvegarde de liens à des passés concernant le PCI. L’enjeu de ces dernières réside dans leur capacité à produire une politique issue d’une réflexion sur l’élection et la production des liens à des passés.
Concernant la production de liens à des passés, nous démontrons que le patrimoine ressort à des liens de filiation non réductibles à des entités telles la famille ou la génération si on admet de les appréhender en termes de liaison et de séparation dans le temps. Cette orientation ouvre sur un questionnement relatif à la transmission — puisque les situations patrimoniales attestent que le passé ne passe plus dans le présent — faite de reproduction et de transformation arrimée à la dialectique de l’appropriation.
Ainsi, le patrimoine se spécifierait, sociologiquement, par une double caractéristique : l’une, conjoncturelle, par la présence d’héritiers spirituels sans donateur ; l’autre, structurale, par une sorte de hiatus dans la transmission.
Le patrimoine serait ainsi une des modalités de production de reconnaissance de paternité dans le temps, une sorte d’ancrage temporel nécessaire générant des effets sur les appartenances sociales et spatiales.

Mots-clés
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Introduction

Cette contribution profite des « troubles » qu’occasionne la création du patrimoine culturel immatériel (PCI) dans l’appréhension du patrimoine, pour tenter de cerner les rapports entre patrimoine et transmission à partir de la grille de lecture de la théorie de la médiation.

Dans un premier temps, nous montrons que, si du point de vue des procédures institutionnelles de patrimonialisation, le PCI pose plusieurs difficultés, du point de vue de la théorie de la médiation, il devient une opportunité pour investir une analyse non plus de l’élection d’objets au rang patrimonial, mais de l’élection et de la production des liens de filiation et de leurs processus.

Dans un second temps consacré à l’analyse de l’élection de liens de filiation, nous constatons que le patrimoine reste une affaire de propriété faisant, à ce titre, objet de politiques de conservation des biens, concernant le patrimoine culturel et, de sauvegarde de liens, concernant le PCI.

Dans le premier cas, l’enjeu de l’invention d’une propriété collective par le droit du patrimoine incite, certains observateurs, à penser les objets patrimoniaux comme de nouveaux objets sacrés, abrités dans des musées afin de les rendre disponibles aux générations futures, comme un don.

Dans le cas du PCI, l’enjeu réside dans une politique de sauvegarde qui ne porte plus sur des objets, mais sur des liens à des passés, capable de questionner une politique de conservation à partir d’une réflexion sur une politique des liens à des passés. Ses linéaments requièrent d’identifier des héritiers à l’instar des réflexions de Pierre-Yves Balut (1983). Du point de vue de l’élection des liens de filiation, les situations patrimoniales se différencieraient des situations d’héritage par leurs caractéristiques conjoncturelles dans la mesure où les premières attestent de l’absence de testateur pour ne donner à voir que des héritiers spirituels désignant une relation d’adoption ascendante.

Dans un troisième temps dédié à l’analyse de la production de liens de filiation, nous montrons que ces liens émargent à un type de liens sociaux, c’est-à-dire à des liens de filiation non réductibles à l’entité familiale ou générationnelle dès lors que l’attention se porte, non plus sur la positivité de ces liens, mais sur le processus de liaison et de séparation dans le temps que sous tendent ces liens. S’ouvre alors un questionnement sur la transmission puisqu’en matière patrimoniale le constat que le passé ne passe plus dans le présent s’impose. La transmission serait animée par un mouvement de reproduction et de transformation dont les fondements seraient ceux de la Personne de la théorie de la médiation, plus précisément de la dialectique de l’appropriation. De ce point de vue, la « filiation inversée » qui, selon Jean Davallon (Davallon, 2006), spécifie le patrimoine, caractériserait en fait toute filiation. Mais, l’analyse de cette reconnaissance de paternité sous l’angle de l’élection et de la production des liens à des passés permet de spécifier le patrimoine d’un point de vue sociologique par une double caractéristique : l’absence de donateur ne donnant à voir que des héritiers spirituels et le constat que quelque chose du passé ne passe plus dans le présent, soit une sorte de hiatus dans la transmission.

Appliquée à l’exemple du fest-noz, cette grille de lecture révèle que la patrimonialisation de cette pratique repose sur une prise de conscience que quelque chose disparaît et qu’à ce titre il fait l’objet d’une sélection consciente et d’un investissement affectif. Mais le nœud du questionnement réside dans ce qui sous-tend cet investissement, non son contenu, c’est-à-dire ce qui permet de faire sien dans le temps, générant des effets sur la définition et la délimitation des appartenances sociales et spatiales. La patrimonialisation serait une des modalités de production d’ancrage temporel, opérant par emprunt et transformation, éclairant l’héritier sous le double visage du créateur et du débiteur. Ici se loge sa dette à l’égard de ceux dont il se sent lié et qu’il assume en s’inscrivant dans des rapports de pouvoir où se disputent la fidélité aux pères et l’invention des fils donnant à voir la création du « bal breton ». Cet exemple illustre une façon de réassumer le lien aux prédécesseurs, c’est-à-dire de s’obliger envers eux ouvrant sur une conception de l’histoire non plus chronologique mais produite par récapitulation.

1. Le patrimoine culturel immatériel : une invitation à l’analyse des liens de filiation

1. 1. Les motivations de la création d’une catégorie et ses problèmes

Si le patrimoine en France procède d’une invention historique, il n’en demeure pas moins, sociologiquement, l’expression d’une appartenance et d’une filiation. C’est dire d’emblée que le patrimoine ne se réduit pas aux vieilles pierres. C’est en tout cas ce qu’incite à penser le PCI.

De la même manière que la convention internationale sur la diversité culturelle ouvre un nouveau paradigme pour concevoir l’action des politiques culturelles nationales [1], particulièrement en France, la création par l’Unesco, en 2003, du label « Patrimoine Culturel Immatériel » et la rédaction, la même année, d’une convention internationale [2] – ratifiée en 2006 par la France – invite à penser le patrimoine dans un nouveau cadre de réflexion. En effet, dans l’article 2.1. de cette convention, le PCI se rapporte à des « pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi qu’à des instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés ». L’ensemble de ces « pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire », lit-on dans l’article 2.2., se manifeste dans cinq domaines : « les traditions et expressions orales, y compris la langue comme vecteur du patrimoine culturel immatériel ; les arts du spectacle ; les pratiques sociales, rituels et événements festifs ; les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ; les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel ». Néanmoins, ces « pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire », rapportés à ces cinq domaines, ne sont considérés comme PCI que s’ils :

  • sont reconnus comme patrimoine culturel par les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus ;
  • sont transmis de génération en génération ;
  • sont recréés en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire ;
  • procurent un sentiment d’identité et de continuité ;
  • sont conformes aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus, et d’un développement durable.
    Ainsi établi, le PCI peut se rapprocher du folklore mais il s’en démarque parce qu’il se définit par les façons dont les populations produisent du patrimoine : « (…) si le “folklore“ pouvait s’interpréter comme le produit d’une documentation réifiée (…), le PCI, en revanche, est conçu comme le processus contextuel de recréation de ces éléments par les groupes mêmes qui, à travers ces opérations, activent un processus d’identification culturelle » (Bortolotto, 2011 : 27).

Avant d’exposer les principaux troubles qu’engendre cette nouvelle façon de définir du patrimoine, précisons, avec Christian Hottin, les motivations de l’Unesco quant à la création de cette nouvelle catégorie. D’emblée, l’auteur indique que les critères de définition du PCI n’ont strictement rien à voir avec ceux qui prévalent concernant le patrimoine mondial dans la mesure où, pour le PCI, il n’existe « point de “valeur universelle” et exceptionnelle, mais avant tout la représentativité d’une pratique culturelle pour une communauté, la force de son engagement en vue de l’inscription, et la qualité du projet de sauvegarde élaboré par elle » (Hottin, 2017 : 147-148). Il en profite pour rectifier la tendance désormais commune à rabattre les motivations de la création de cette catégorie sur un rééquilibrage entre les pays du nord et du sud, moins dotés en patrimoine culturel, et avance que c’est davantage l’affirmation d’un principe : « le patrimoine n’a ontologiquement rien à voir avec l’art, l’histoire, la rareté, l’authenticité, l’ancienneté, l’exceptionnalité professées jusqu’alors par les experts ». La convention adoptée en 2003 pour la sauvegarde du PCI « proclame surtout (…), que le patrimoine est avant tout affaire d’adhésion, d’attachement, de reconnaissance » (ibidem  : 148-149). Si ce principe invite à une égalité de traitement dans les hiérarchies des objets culturels, il indique surtout, pour l’auteur, l’enjeu central de cette convention, c’est-à-dire « ce potentiel de mobilisation des collectifs » considéré comme dimension fondamentalement politique (ibidem  : 149). Cette convention fait donc « entrer de plein droit, via l’immatériel, les cultures populaires et le principe de participation dans la sphère du patrimoine le plus légitime » (ibidem  : 150). Pour ces raisons, les pays signataires de cette convention s’engagent « à prendre des mesures concrètes en vue de favoriser la transmission de ce patrimoine entre les générations, avant tout sur leur territoire » (ibidem  : 148) et à développer une politique non de conservation mais de sauvegarde [3] du PCI.

Venons-en aux difficultés que soulève cette nouvelle catégorie du PCI en résumant celles qu’identifie Chiara Bortolotto (Bortolotto, 2011 : 21-43) :

  • l’immatérialité de ce patrimoine culturel pose problème à une tradition française qui appréhende et pense le patrimoine à partir des objets ;
  • le critère de transmission et de recréation des pratiques contrevient à une politique patrimoniale de la conservation puisque ce critère interdit de figer ces pratiques, ce qui explique l’incitation de l’Unesco à favoriser des politiques de sauvegarde ;
  • la centralité des « communautés » dans la définition du PCI pose question à double titre. Ce terme pâtit, dans le droit international, d’un manque de définition générant une crainte de certains États que le terme puisse « légitimer la revendication de droits culturels par des minorités et entamer ainsi leur souveraineté ». Un principe a donc été édicté visant au compromis : « la “participation” des communautés, groupes, individus au processus de sauvegarde tout en conservant aux États la responsabilité de définir la politique de sauvegarde nationale » [4] (ibidem  : 33). Par ailleurs, en accordant un rôle actif aux populations dans la définition de ce qui fait patrimoine, le PCI bouscule la distribution des compétences en matière patrimonial puisqu’il déplace la reconnaissance institutionnelle des experts vers celle des populations. Ce faisant, les modalités de construction de l’authentique se modifient aussi puisque l’accès au caractère authentique d’un objet, d’une pratique, ne s’éprouve que dans ses manifestations, donc par ceux qui en font l’expérience (la conformité de l’exécution d’une danse, d’un chant à une tradition). On assiste alors à une série de transpositions : de l’expert scientifique à l’expert praticien ; de la preuve par l’objet à la preuve par les performances ; de la connaissance à l’expérience [5].

1. 2. Procédures et processus de patrimonialisation : des liens à des passés

Réagissant à ces troubles générés par le PCI dans le patrimoine, les chercheurs tentent de cerner les mécanismes de patrimonialisation chez les populations [6] par comparaison avec les modalités institutionnelles de patrimonialisation. Par exemple, Jean Davallon [7] précise les étapes de la procédure de patrimonialisation institutionnelle du patrimoine culturel matériel : une découverte est effectuée et exprimée en « trouvaille » [8] ; l’objet est étudié par des spécialistes pour « l’authentifier », c’est-à-dire le dater et cerner son monde d’origine ; le statut patrimonial de l’objet est officiellement déclaré ; l’accès collectif à l’objet devenu patrimonial est organisé ; la transmission de l’objet à la génération future est organisée dans le cadre d’une politique de conservation. Cette procédure est qualifiée de « patrimonialisation autour d’une absence » qui rend présent un objet du passé. Dans cette procédure, les experts (ethnologues et archéologues) révèlent la mémoire absente dans l’objet et prennent le statut de « substitut d’une transmission mémorielle absente ». Ils garantissent aussi l’origine et l’authenticité de l’objet et invoquent la « puissance symbolique » pour créer une adhésion à son monde d’origine. En conséquence, souligne Jean Davallon, le caractère authentique de l’objet suppose de rendre « visible un invisible ». Par ailleurs, le caractère patrimonial de l’objet se forme à partir de l’objet réel et de la signification qu’on lui donne. Enfin, les experts refont vivre la mémoire de l’objet cherchant à la faire fonctionner comme mémoire sociale. Concernant le PCI, en revanche, la procédure se modifie, parce que nous avons affaire, en référence aux travaux de Gérard Genette et surtout de Nelson Goodman, à des objets de type non plus autographique (l’objet et le sens de l’objet ne sont pas séparés) mais allographique (l’œuvre est en arrière plan ; l’objet est idéal). Pour les premiers, la preuve de leur dimension patrimoniale réside dans l’objet lui-même. Pour les seconds (allographique), la preuve de leur dimension patrimoniale transite par leurs actualisations, c’est-à-dire leurs performances (le chant, les savoir-faire, la musique, la danse, par exemple) différenciées selon qu’il s’agit d’exécution (montrer un savoir-faire dans une situation publique) ou de transmission (apprentissage des caractéristiques de l’objet idéal). La principale conséquence de cette spécificité de l’objet allographique se situe du côté du milieu de l’expertise : l’autorité sociale qui gage du caractère authentique de l’objet se déplace de l’expert scientifique à ceux qui l’expérimentent, le pratiquent.

Cette façon de raisonner nous a questionnés à plusieurs niveaux.

On peut s’étonner que ces réflexions qui cherchent à identifier les façons dont les populations font patrimoine prennent comme seul point de repère les objets concernés (tangibles ou non). De surcroît, on peut s’interroger sur l’association systématique des objets devenus patrimoniaux au registre culturel y compris dans le cadre du PCI. À ce sujet, André Chastel souligne que « la notion de bien culturel ne se confond pas ou ne devrait pas se confondre avec celle de bien patrimonial : les objets de collection, les témoins ethnologiques… sont ou peuvent être des biens culturels dignes d’attention ; ils ne sont pas, semble-t-il, pour autant, sinon par métaphore, des éléments d’un patrimoine » (Chastel, 1997 : 1464).

Par ailleurs, c’est peut-être l’association des patrimoines au « culturel » et, dans le cadre du PCI, la perte d’autorité sociale des experts, qui tendrait à rendre nodale la question de l’authentique dans la conversion patrimoniale d’un objet ou d’une pratique. Or, si la question de l’authentique peut être entendue comme un type de valeur associé au patrimoine, rien ne démontre qu’elle soit constitutive des façons dont les populations font patrimoine. Là encore, appuyons-nous sur les remarques d’André Chastel. Concernant le Japon, écrit-il, « certains comportements à l’égard du patrimoine ne peuvent que déconcerter les Occidentaux. Endommagés ou non, les grands sanctuaires sont périodiquement reconstruits intégralement, en matériaux identiques mais neufs ; (…). Cette pratique suppose une fidélité aux partis, aux techniques (…), qui démontre justement pour le Nippon son souci de la dignité de l’édifice. À ce sentiment d’une continuité idéale s’oppose l’attitude occidentale, hantée par le déclin, l’irremplaçable et la double mort des objets qui se ruinent et des sentiments qui changent » (Chastel, 1997 : 1464).

Enfin, dans cet effort de réflexion scientifique pour cerner comment les populations font patrimoine, le raisonnement procède par comparaison avec des procédures institutionnelles de patrimonialisation. Or, en adoptant ce raisonnement, ne risque-t-on pas de confondre procédures institutionnelles et processus social de patrimonialisation ?

À partir de ces remarques, nous avons opté pour le raisonnement suivant [9] : si on admet que la dimension patrimoniale d’un objet (tangible ou non) ne réside ni dans l’objet lui-même ni dans la construction de la valeur de l’authentique, mais dans des rapports que les populations établissent ou non avec ces objets, on peut suggérer que ce constat traduit des liens tissés avec des passés. Ainsi, il est possible de faire l’économie d’un travail de spécification des objets – à tout le moins dans un premier temps de la réflexion – au profit d’un travail d’approfondissement de ces types de liens. Notre option a donc consisté à traiter de la question des processus sociaux de patrimonialisation sous l’angle du legs [10] et à appréhender les populations moins en termes de groupes spécifiques ou de communautés qu’en termes d’héritiers. Ainsi, nous avons davantage porté l’attention aux relations entre des légateurs, c’est-à-dire ceux qui définissent des biens, des pratiques à transmettre, et des héritiers, c’est-à-dire ceux à qui il s’agit de transmettre. Simultanément, nous nous sommes intéressés moins aux questions d’identité de ces groupes – sans pour autant les omettre – qu’à celles de responsabilités des héritiers.

2. De la conservation d’avoirs à la sauvegarde de liens

Qu’il s’agisse de patrimoine culturel, de patrimoine naturel ou encore de patrimoine culturel immatériel, la locution demeure une invention sociale autorisant le sociologue à parler de construction sociale sans que cette désignation n’aide a priori à l’explication du phénomène. Admettons néanmoins que cette construction sociale désigne une réponse originale qu’une société formule face à une question qui se pose à elle. Si on s’en tient au patrimoine culturel et au patrimoine culturel immatériel, rappelons qu’à chaque fois il s’agit d’une invention politique afin de résoudre, dans la première version du patrimoine culturel — le monument historique — la question de l’égalité face à la propriété privée et, concernant le patrimoine culturel immatériel, celle du risque d’une diversité culturelle dissoute dans une culture mondialisée. Bien que différentes, ces deux inventions répondent, nous semble-t-il, à une même question, mais qui se donne à lire sous deux aspects différents : celle de la propriété tantôt sous l’aspect matériel des objets tangibles du passé, tantôt sous l’aspect, moins saisissable empiriquement, d’une appropriation de pratiques, traduisant dans les deux cas l’élection de liens avec des passés.

2. 1. Patrimoine culturel : à la recherche d’une propriété collective

Marie Cornu et Noé Wagener appréhendent aussi la notion de patrimoine comme une construction sociale et l’explorent sous ses aspects politique et juridique. Ils identifient le nœud du questionnement de la manière suivante : « (…) il apparaît que le patrimoine développe un rapport particulièrement complexe au droit d’une part, et à l’État d’autre part, qui, dans tous les cas, ne saurait être réduit à un simple rapport d’instrumentalisation du premier (le patrimoine) par le troisième (l’État) et ce par l’entremise du deuxième (le droit) » (Cornu, Wagener, 2018 : 34). Pour le traiter, les auteurs cherchent à restituer la place du droit dans le débat patrimonial en adoptant un point de vue externe (le rôle du droit dans la construction de l’objet patrimoine) et interne sur le droit (l’activation par le droit de l’objet patrimoine) afin de cerner ce qu’exprime le patrimoine : « le simple pouvoir de l’État mis au service du projet de protection ? Ou la conviction, plus ou moins adroitement mise en forme, d’être en présence de quelque chose de profondément commun ? » (Ibidem : 34).

Du premier éclairage, les auteurs retiennent que le patrimoine se présente à la fois comme une catégorie d’État et une revendication juridique, c’est-à-dire qu’il s’est institué, « dans le dernier tiers du XXème siècle, (…) en une catégorie de pensée officielle, au sens de “garantie par l’État” », rappelant que ce dernier « s’est approprié le patrimoine et qu’il a, par suite, contribué à l’imposer comme catégorie permettant de penser le monde », mais aussi comme revendication juridique permettant de faire remarquer, avec Pierre-Yves Balut, que « l’enjeu du débat patrimonial, en réalité, n’est pas de savoir ce qui est ontologiquement du patrimoine, mais de déterminer qui décide, et selon quelle procédure, de ce qui en devient » (Ibidem  : 38) [11]. C’est ce qui permet de comprendre que « le patrimoine, au fond, est une constante “lutte pour le droit”, au sens d’un combat pour obtenir le droit de décider du sort d’une chose, donc d’instituer un point de vue parmi d’autres en point de vue autorisé qui s’impose sur celui des autres » (Ibidem  : 37-38). Lues sous cet angle, les lois relatives au patrimoine « dévoilent l’extension implacable (…) du champ du monopole de l’État de décider du sort de choses qui, pourtant, ne lui appartiennent pas » (Ibidem  : 39).

Du second point de vue (l’activation par le droit de l’objet patrimoine), les auteurs retiennent deux idées principales.

La première, déjà démontrée par ailleurs (Choay, 1992 ; Heinich, 2012), enseigne une inflation de la notion de patrimoine du fait des extensions de celle de monument historique autorisant une autre lecture des critères d’intérêt d’art ou d’histoire qui prévalent jusqu’aux débuts des années soixante-dix pour définir les objets patrimoniaux. Nathalie Heinich décline et précise ces différentes extensions. Elle fut d’abord chronologique en qualifiant de patrimoine des objets de plus en plus récents. Cette extension est aussi topographique du fait des effets de la modernisation et de l’expansion du tourisme ouvrant sur une approche des monuments inscrits dans leur environnement de façon concomitante avec l’émergence de la notion de paysage. La troisième extension est d’ordre catégoriel : la catégorie monument historique recouvre désormais non seulement des objets pour leur valeur propre mais aussi des objets pour leur valeur de témoin. La quatrième extension est d’ordre conceptuel puisque nous serions passés d’une « logique de l’unicum, s’intéressant uniquement aux œuvres uniques ou exceptionnelles (…) à la logique du typicum, visant l’élément d’une série, d’un ensemble, voire d’un contexte » (Heinich, 2012 : 17-21). En définitive, d’extension en extension, le patrimoine est devenu une notion désignant selon les termes de Jean-Michel Leniaud « “l’ensemble des objets qui ont perdu leur valeur d’usage” » (Ibidem  : 21).

La seconde idée qui ressort des investigations de Marie Cornu et Noé Wagener tient au rapprochement, au début des années 2000, entre droit du patrimoine civil et droit du patrimoine culturel dans le Code du patrimoine, ce dernier étant clairement orienté du côté de l’avoir, soit du droit des biens. Ce faisant, le Code du patrimoine adopté en 2004 s’arrime « à la force symbolique de l’héritage et sa nécessaire transmission » mais maintient aussi une ambiguïté entre ces deux types de patrimoine en actant un Code du patrimoine sans proposer un Code du patrimoine culturel. La raison avancée par les auteurs se situe dans l’articulation entre avoir et être que recèle la notion de patrimoine civil permettant, pour le patrimoine culturel, de « suggérer une dimension intrinsèquement collective à ces choses ». Or, rien n’est moins sûr pour les auteurs parce que s’inscrire dans les pas du droit du patrimoine civil « éloigne le droit du patrimoine culturel de sa dimension collective, pour le ramener à un vis-à-vis entre l’État, puissance publique qui, au nom de l’intérêt général, impose son projet de protection, d’un côté, et le propriétaire assujetti, de l’autre côté, avec les outils qui en découlent (servitude d’utilité publique, expropriation, etc.) » (Cornu, Wagener, 2018 : 45).

2. 2. Patrimoine culturel : un sacré séculier pour un don aux générations futures

Les réflexions de Jean Davallon sur le patrimoine culturel alimentent ce débat sur la question de la propriété collective puisqu’il en vient à considérer le patrimoine culturel et sa conservation comme l’expression d’un don à l’égard des générations futures. Cette propriété collective sans propriétaire s’incarnerait dans l’institution muséale qui abrite une sorte de sacré séculier, c’est-à-dire des objets retirés des transactions marchandes afin d’être transmis aux générations futures.

Au patrimoine serait d’emblée associé un impératif : l’obligation de garder. Selon Jean Davallon, sitôt proclamé dans l’espace public, l’objet se voit simultanément saisi par le registre juridique l’élevant au rang patrimonial, lequel enjoint de le conserver pour le transmettre aux générations futures : « (…) quelle que soit la forme que prenne la patrimonialisation (…) la déclaration [publique] va toujours aboutir à un même impératif qui est l’obligation de garder ce qui a reçu statut de patrimoine (…). L’obligation de garder qui fait suite à la déclaration du statut patrimonial de l’objet (…) se traduit de facto (…) en catégories de pensées juridiques, ainsi qu’à des catégories historiques et politiques, portés par le terme même de patrimoine » (Davallon, 2006 : 137-138). Ce serait donc le droit qui, en France, imposerait cette obligation de garder. Ce constat s’explique par le fait, démontré par Yvon Lamy en 1996, que « la notion de patrimoine culturel est une extension de la notion de patrimoine privé, elle-même liée à la relation filiale » (Ibidem : 140). Il y aurait donc deux formes de patrimoine définies par le droit : « D’un côté, l’existence actuelle d’ “un corpus de règles (…)” qui concernent les biens juridiquement patrimoniaux (le droit du patrimoine) ; de l’autre, une représentation juridico-politique du patrimoine culturel construite à partir du patrimoine privé » (Ibidem  : p. 142). À ces deux formes juridiques de patrimoine correspondent deux acceptions différentes : « D’un côté (…), le patrimoine est la globalisation des biens affectés à une personne physique ou morale (…). De l’autre (…), le patrimoine est l’ensemble des biens sélectionné auquel “le législateur entend appliquer une protection renforcée”. Cette acception est liée à la première (…) “tout en la transcendant afin de sélectionner un certain nombre de biens, quel que soit le régime de propriété en cause, afin d’assurer leur conservation” » (Ibidem  : p. 146). Par le droit donc s’invente le patrimoine culturel et aussi naturel en soustrayant un ensemble d’objets à toutes formes de transactions économiques, à toutes circulations entre les uns et les autres, visant ainsi à le qualifier d’inaliénable afin de le transmettre aux générations à venir : « ce qui caractérise les biens patrimoniaux des personnes est la possibilité de les monnayer, de les transmettre, d’être convertis en valeur marchande, bref de faire qu’il puissent participer à la circulation des richesses, le caractère premier du patrimoine culturel et naturel est l’interdiction de l’aliéner, et plus encore de le détruire (…). La patrimonialisation juridique visait à soustraire certains objets à l’aliénation privée et les sortait du patrimoine entendu comme ensemble des biens d’une personne, qu’elle soit privée ou publique (…), pour leur accorder un statut de choses à conserver et à valoriser » (Ibidem  : p. 150). L’obligation de garder s’explique donc, dans cette démonstration, par le droit et engendre « une mise à la disposition du public et cette transmission aux générations futures (…). C’est donc bien un usage social et une transmission symbolique qui sont instaurés, par la reconnaissance du caractère de patrimoine “collectif” d’un objet, comme deux nouvelles règles constitutives de l’institution du patrimoine. (…). Ce sont les deux raisons qui sont admises par tous comme justifiant l’obligation de garder les choses du patrimoine » (Ibidem  : p. 151). Mais ce dont informe le droit, poursuit Jean Davallon, répond à une « opération sociale » rapportée à une opération symbolique : « (…) ce mouvement par lequel des biens, (…), sont au contraire “extra-patrimonialisés” (au sens où ils sont en quelque manière sortis du patrimoine des particuliers) pour acquérir le statut de patrimoine culturel et naturel, même s’il est opéré par l’application de règles ou se traduit en termes de droit, répond à une opération sociale – pour être plus précis : à une opération symbolique » (Ibidem  : 149). On comprend que le symbolique [12] sert l’auteur pour articuler deux échelles d’observation des phénomènes patrimoniaux : celle, individuelle, du patrimoine des personnes ; celle, collective, du patrimoine culturel et naturel. Bien plus, c’est la dimension symbolique qui rend possible le passage de l’un à l’autre par le retrait de la « trouvaille » du système de transactions économiques lui permettant de circuler entre héritiers au profit d’une conservation de la « trouvaille » pour la rendre disponible aux générations futures. Mais, la notion juridico-politique de patrimoine culturel reste ambiguë et paradoxale, ce qui indiquerait « la marque d’un travail de la notion juridico-politique (le patrimoine) par la règle (l’obligation de garder) » (Ibidem  : 143). Cette règle serait précisément issue du symbolique qui enjoint de conserver les biens à transmettre. Pour preuve empirique, le constat récurrent, depuis l’invention de la notion de patrimoine collectif, de la conservation de « la trouvaille » pour en faire un « bien transmissible » ; pour preuve théorique, la référence anthropologique aux travaux de Maurice Godelier qui démontrent que toute société différencie trois catégories de choses : celles qu’il faut vendre, garder, et donner : il « ne peut y avoir de société (…), il ne peut y avoir d’identité qui traverse le temps et serve de socle aux individus comme aux groupes qui composent une société, s’il n’existe des points fixes, des réalités soustraites (provisoirement mais durablement) aux échanges de dons et aux échanges marchands » (Godelier, 1996 : 16 cité par Davallon, 2006 : 156) se concrétisant par un « partage entre deux (…) formes de circulation des choses » (Davallon, 2006, 156). Plus précisément, « c’est parce que ces trois opérations – vendre, donner et conserver pour transmettre – ne sont pas les mêmes que les objets se présentent selon ces trois contextes soit comme des choses aliénables et aliénées (des marchandises), soit comme des choses inaliénables mais aliénées (les objets de don), soit comme des choses inaliénables et inaliénées (par exemple, les objets sacrés, les textes de lois) (Godelier, 2007 : 87-88). De ce point de vue, le musée peut se concevoir comme une sorte d’incarnation de la propriété collective sans propriétaire parce qu’il abrite des objets de patrimoine jouissant d’une certaine sacralité pour être disponibles et transmis comme un don aux futures générations.

2. 3. L’enjeu d’une politique des liens de filiation

Dans le cadre du PCI, le choix d’une politique de sauvegarde se substitue à celui d’une politique de protection des objets matériels reconnus patrimoniaux. Si la nuance entre ces termes semble ténue, elle marque une différence fondamentale. L’idée de sauvegarde des pratiques du PCI vise à rappeler le caractère dynamique de ces dernières et à agir politiquement non plus dans une logique de maintien des conditions d’intégrité et d’authenticité de ces pratiques mais dans une logique d’aménagement de leur viabilité. Cette orientation générale de l’action politique et institutionnelle cherche à répondre à un des traits définitoires du PCI : la recréation permanente des « pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire ». Or, les mises en œuvre effectives de cette politique de sauvegarde font problème à un double niveau :

  • les outils institutionnels disponibles à ce jour « ne sont pas conçus pour accompagner et soutenir cette dimension évolutive », y compris concernant le patrimoine oral par exemple, qui, par le recours à l’enregistrement « produit alors une fixation de l’élément » (Bortolotto, 2011 : 28) [13] ;
  • les « acteurs » du PCI, fortement encouragés à s’impliquer dans cette politique de sauvegarde, achoppent sur la question de la transmission des pratiques : « face aux nombreuses variantes », d’un chant par exemple, « par où faut-il commencer ? Comment et par quels moyens organiser la transmission ? » (Bortolotto, 2011 : 28).
    Ces constats illustrent la contradiction entre des outils institutionnels pensés pour une politique de protection des objets patrimoniaux et une politique de sauvegarde qui concerne non plus des objets mais des pratiques – du performatif diraient les sociologues –, impossibles à fixer une bonne fois pour toute. En d’autres termes, le PCI et l’orientation de sa politique forcent à dépositiver le patrimoine pour l’appréhender non plus sous l’angle de l’élection de biens patrimoniaux mais sous celui de l’élection de liens à des passés. De ce point de vue, toute collectivité produit ce type de liens indépendamment d’un relevé empirique d’une conservation, voire d’une accumulation des objets du passé. C’est ce qui habilite sans doute Christian Hottin à faire remarquer, nous l’avons mentionné, que « le patrimoine n’a ontologiquement rien à voir avec l’art, l’histoire, la rareté, l’authenticité, l’ancienneté, l’exceptionnalité professées jusqu’alors par les experts », mais qu’il est « avant tout affaire d’adhésion, d’attachement, de reconnaissance » (Hottin, 2017 : 148-149). Autrement dit, le patrimoine ne relèverait ni du logos ni du rectus, mais de l’ethos. Pierre-Yves Balut le souligne concernant le logos : « L’intéressé alors, si l’on veut le rendre responsable de son sort, n’est pas à prendre au sens mol de piquer sa curiosité, (…), bref, de lui faire consommer un savoir que d’autres élaborent, détiennent et vendent. C’est rester dans l’indécrottable prédominance du Logos, sinon de la logomachie, alors qu’il s’agit de l’Ethos » (Balut, 1983 : 212-213). Tout l’enjeu réside alors dans la production d’une politique – qui, par définition, vise à établir des consensus toujours renégociables – de l’Ethos dédiée aux façons d’élire des liens à des passés. Cette dernière ne peut se restreindre à une seule politique de gestion des traces tangibles du passé, sélectionnées par les experts du fait de leur valeur historique, scientifique, les faisant alors émarger au statut de biens patrimoniaux et donnant lieu à une politique de conservation. Elle suppose, selon Pierre-Yves Balut, une véritable éducation patrimoniale qui appelle certaines exigences : « Les quelques opérations qui prennent en compte le peuple héritier concerné et qui veulent le rendre responsable des décisions achoppent souvent sur ce point : comment le préparer à un pouvoir et pour quoi faire ? Il est difficile de ne pas s’engager alors dans les sentiers battus du savoir et de la “culture” avec les moyens éculés des musées, expositions et autres activités culturelles. Pour l’éviter et donner substance à l’éducation, il ne faut pas seulement replacer le patrimoine dans le politique en l’affranchissant du savoir ; il est aussi fondamentalement nécessaire d’en analyser la nature, de rendre compte du mécanisme du phénomène » (Balut, 1983 : 213). Une des façons d’entrer dans cette analyse est de différencier des types d’héritiers au regard des liens tissés à des passés permettant de distinguer trois figures d’héritiers :
  • les héritiers par lignage, c’est-à-dire une descendance sociale effective, mais qui ne répond pas forcément à une filiation stricte : « […] ce peuvent être les descendants effectifs des mineurs du Creusot (…). Mais, la descendance sociale n’est pas que de l’ordre de la filiation stricte : d’une certaine façon, les générations successives d’étudiants en Sorbonne sont les descendants directs de leurs prédécesseurs » ;
  • les héritiers spirituels désignent une relation d’adoption, descendante (le donateur choisit son héritier, lequel n’atteste pas une filiation stricte avec le donateur), mais aussi ascendante (« le successeur peut réassumer le prédécesseur avec le lequel il n’a pourtant pas eu de lien » (Balut, 1983 : 210) ;
  • les héritiers de fait, c’est-à-dire une succession assumée dans le cadre d’un droit payant qu’il soit ou non héritier par lignage ou par adoption : « Si le cas ne se présente peut-être pas fréquemment pour les personnes privées, il est habituel pour le public qui fait strictement les frais de la plupart des opérations patrimoniales : la nation est donc de fait héritière, quel que soit le groupe social précisément en cause » (Ibidem  : 211).

En mobilisant cette typologie, il devient possible, du point de vue de l’élection de liens à des passés, de différencier les situations sociales d’héritage de celles de patrimoine par ce qui les caractérise conjoncturellement. À ce sujet, Jean Gagnepain, dans un séminaire inédit du 20 mars 1986 intitulé « Le musée de l’homme », précise la situation sociale de l’héritage : « Quand la propriété se trouve être (…) placée historiquement dans des circonstances favorables, assurant la transmission de génération en génération successives, on appelle ça l’héritage. L’héritage n’est pas la propriété ; c’est la propriété transmise dans des conditions favorables pour ceux qui la vivent ; l’héritage ça n’est jamais que la transmission historiquement saisissable de génération en génération de la même propriété » (Gagnepain, 1986). Autant dire que dans les situations d’héritage, le donateur est toujours présent, même lorsqu’il n’est plus là [14], c’est lui qui orchestre la répartition des biens tandis que dans les situations patrimoniales, c’est, en principe, l’absence du testateur [15] qui s’observe pour ne laisser voir que des héritiers. Les seules situations sociales à considérer comme relevant du patrimoine seraient alors celles qui répondent au second type d’héritier proposé par Pierre-Yves Balut, c’est-à-dire les héritiers spirituels qui désignent une relation d’adoption mais seulement ascendante.

Ainsi, en mettant l’accent sur l’élection de liens à des passés davantage que sur l’élection de biens à conserver, le PCI ouvre une réflexion sur le patrimoine qui le saisit sur le versant non de la propriété des objets mais sur celui de la propriété de soi. Il réhabilite l’idée fondamentale que si le patrimoine est une affaire de propriété, elle n’est pas seulement réductible à de l’avoir et son cumul qui définissent le propriétaire, mais concerne aussi de l’être, de l’ethos, c’est-à-dire les ressorts de ce qui lie à des passés, de ce qui permet de se les faire sien et qui concerne alors ce que nous nommerons de l’appropriation. Or, c’est précisément cette nuance, fondamentale pour l’analyse non plus d’une politique des objets du passé mais d’une politique des liens à des passés, qui reste dans l’ombre des analyses de Marie Cornu et Noé Wagener. Si ces auteurs cernent bien que le patrimoine est une affaire politique et qu’à ce titre il s’agit d’identifier les décideurs et leurs modalités d’action, ils omettent d’intégrer à leur réflexion un aspect de l’analyse du phénomène, c’est-à-dire celui qui participe à rendre compte de la production de ces liens à des passés, les empêchant dès lors de différencier propriété et appropriation au risque d’invalider une partie de leur analyse. En effet, en montrant les proximités entre patrimoine des privés et patrimoine culturel, les auteurs rappellent à juste titre que le patrimoine n’est pas qu’une question d’avoirs : « L’un (patrimoine du droit civil) et l’autre (patrimoine culturel) renvoient, fondamentalement, à un processus de transmission, à une relation forte entre les personnes et les choses. Ils relèvent tout autant du registre de l’être que de celui de l’avoir » (Cornu, Wagener, 2018 : 44). Or, ils expliquent la difficile inscription de la définition du PCI au Code du patrimoine du fait que le PCI « renvoie pour partie à des choses inappropriées : les savoir-faire, les pratiques, les rites et autres, tous ces éléments reliés à cette notion de patrimoine immatériel ne sont pas des objets de propriété » (Cornu, Wagener : 45). C’est précisément l’inverse qu’il est possible de soutenir en usant de cette différence entre propriété et appropriation et de constater qu’il est possible d’être propriétaire sans jamais se sentir lié aux objets de même qu’il est possible de se sentir lié aux objets sans jamais en être propriétaire. C’est, nous semble-t-il, ce à quoi peuvent répondre les pratiques qui lient à des passés, soient celles qui relèvent du PCI, c’est-à-dire qu’elles nécessitent d’être appropriées mais pas d’en être propriétaire. Mais, à ce niveau de réflexion, nous entrons dans une analyse non plus de l’élection de liens à des passés mais des ressorts de la production des liens à des passés.

3. Les liens aux passés : une reconnaissance de paternité

3. 1. Un type de lien social réductible à la famille et aux générations ?

Dans un bref ouvrage, Serge Paugam livre son approche du lien social en s’appuyant sur la littérature sociologique, particulièrement les travaux d’Émile Durkheim et de sociologues allemands, dont Georg Simmel et Norbert Elias (Paugam, 2013). La solidarité comme réponse durkheimienne à l’interrogation sur ce qui rend une société possible, rappelant les proximités de Durkheim avec la philosophie solidariste, se différencie selon le type de société en solidarité mécanique et organique. Dans les sociétés à solidarité organique, spécifique aux sociétés modernes, « la reconnaissance devient pour les individus un enjeu autonome » parce qu’elle est « moins automatique que dans les sociétés où l’individu appartient avant tout à un cercle étroit, elle est aujourd’hui, dans les sociétés où les multiples liens sociaux s’entrecroisent, un objet de conquêtes et donc de luttes » (Ibidem  : 50). Le lien social dans ces sociétés est donc à lire « comme l’entrecroisement de plusieurs liens » que traitent Simmel et Elias en insistant sur « la pluralité des appartenances » (Ibidem  : 51). En étudiant les formes d’interdépendance sociale selon les époques par le concept de configuration, Norbert Elias place la question des interdépendances humaines au cœur de sa réflexion actant que « les individus sont ainsi reliés les uns aux autres par des chaînes de dépendance réciproque qui s’appliquent à des formations sociales de tailles diverses » (Ibidem  : 57). Mais, rappelle Serge Paugam, Elias se questionne dès le début des années soixante-dix sur les problèmes que soulève l’analyse des liens sociaux en soulignant qu’il ne faut pas seulement rendre compte des interdépendances impersonnelles, mais aussi des interdépendances personnelles et « surtout, les liaisons émotionnelles comme facteurs de lien social. (…) Autrement dit, pour Elias, le lien affectif n’est pas à proprement parler un type de lien distinct des autres mais plutôt une dimension constitutive du lien lui-même. Ainsi, puisque les valences émotionnelles sont inséparables de la formation du ”nous”, elles sont à prendre en compte en tant que telles dans l’analyse des différents types de liens » (Ibidem  : 59 ; 60-61). À la suite de ces rappels, Serge Paugam rapporte le lien social à une double dimension : celle de la protection (compter sur) et celle de la reconnaissance (compter pour). Il décline ensuite quatre types de liens sociaux définis en fonction des formes de protection et de reconnaissance :

  • le lien de filiation (entre parents et enfants) caractérisé par une forme de protection (compter sur la solidarité intergénérationnelle ; protection rapprochée) et une forme de reconnaissance (compter pour ses parents et ses enfants ; reconnaissance affective) ;
  • le lien de participation élective (entre conjoints, amis, proches choisis…) caractérisé par une forme de protection (compter sur la solidarité de l’entre-soi électif ; protection rapprochée) et une forme de reconnaissance (compter pour l’entre-soi électif ; reconnaissance affective ou par similitude) ;
  • le lien de participation organique (entre acteurs de la vie professionnelle) caractérisé par une forme de protection (emploi stable ; protection contractualisée) et une forme de reconnaissance (reconnaissance par le travail et l’estime sociale qui en découle) ;
  • le lien de citoyenneté (entre membres d’une même communauté politique) caractérisé par une forme de protection (protection juridique [droits civils, politiques, sociaux] au titre du principe d’égalité) et une forme de reconnaissance (reconnaissance de l’individu souverain) (Ibidem  : 64).
  • Précisons le lien de filiation qui nous intéresse : selon l’auteur, il présente une double dimension, biologique ou adoptive, mais, dans les deux cas, « le lien de filiation (…) constitue le fondement absolu de l’appartenance sociale (…), les sociologues, mais aussi les psychologues, les psychologues sociaux et les psychanalystes insistent sur la fonction socialisatrice et identitaire de ce lien. Il contribue à l’équilibre de l’individu dès sa naissance, puisqu’il lui assure à la fois protection – soins physiques – et reconnaissance – sécurité affective » (Ibidem  : 65).

Si nous devions situer le patrimoine dans cette typologie, c’est-à-dire du point de vue des liens qui peuvent le spécifier, il nous serait bien difficile de soutenir qu’il émarge aux liens de type filial. Au mieux, nous pourrions le rapprocher du lien de citoyenneté. S’il en est ainsi, c’est probablement du fait que l’auteur, bien que mobilisant les travaux de Simmel, reste, plus attentif au contenu du lien social qu’à ses formes. Or, Simmel distingue les formes de socialisation de leurs contenus : « les formes de l’action réciproque ou de la socialisation ne peuvent être réunies et soumises à un point de vue scientifique unitaire que si la pensée les détache des contenus, qui ne deviennent des contenus sociaux que par elle – voilà, me semble-t-il, le seul fondement qui rende pleinement possible une science spécifique de la société en tant que telle » (Simmel, 2010 : 45). Notons que par socialisation, Simmel ne désigne pas le processus par lequel les individus intériorisent les normes et les valeurs spécifiques à la société dans laquelle ils sont placés, mais « le processus d’action réciproque par lequel se lient et se délient les individus, se constituent et se désagrègent les groupes (…) la socialisation se noue et se dénoue pour se renouer à nouveau ; il s’agit d’un perpétuel écoulement et d’une animation qui relient les individus, même là où l’on ne relève pas des organisations véritables » » (Simmel, 1981 : 90-91 ; 56). Et d’ajouter qu’ « à l’homme seul il est donné, face à la nature, de lier et délier les choses, et cela de la manière particulière qui consiste à faire toujours de l’un de ces processus la présupposition de l’autre (…). Qu’il s’agisse du sens immédiat ou du sens symbolique, du sens corporel ou du sens spirituel, nous sommes à tout instant des êtres qui séparons ce qui est lié et lions ce qui est séparé » (Ibidem : 14-15). Simmel empruntera la métaphore de la porte (Tür) et du pont (Brücke) pour exprimer la réciprocité dialectique de la liaison et de la séparation.

Cette orientation de l’analyse sociologie pensée par Simmel introduit à celle proposée par la théorie de la médiation et que précisent Jean-Yves Dartiguenave, Jean-Michel Le Bot et Jean-François Garnier : « (…) le lien social (…) est construit par des personnes qui, non seulement, ne cessent de “lier ce qui est séparé et de séparer ce qui est lié”, mais qui – et c’est là l’un des compléments que nous apporterons aux analyses de Georg Simmel – ne cessent pas non plus “d’identifier ce qui est différencié et de différencier ce qui est identifié”. L’analyse implicite par laquelle les personnes construisent leurs liens sociaux se fait en effet selon deux “axes” : celui, qualitatif ou différentiel, des identités et des différences de statuts, et celui, quantitatif ou segmentaire, de l’unité et de la pluralité des positions » (Dartiguenave, Le Bot, Garnier, 2012 : 53).

De ce point de vue, rendre compte des liens à des passés suppose alors non de chercher d’emblée des illustrations circonstancielles de ces liens pour en rendre raison, mais d’être attentif à l’analyse implicite de ces liens à des passés, soit à la réciprocité dialectique de la liaison et de la séparation qui s’exerce sur la coordonnée temporelle. « Il ne faut donc pas se laisser prendre à ce qui, circonstanciellement, est “cause administrative”, mais reprendre la notion [de patrimoine] à partir de ce qui essentiellement, est “en cause” patrimoniale : une affaire de famille, c’est-à-dire au sens où nous la prenons, une affaire de société (…). Le patrimoine (…), ne se définit ni dans le logique, ni dans le technique [16], mais dans le social. Il faut donc cerner la part propre qu’il prend dans la structure organisant notre être en société. (…). En une formule, le patrimoine est le produit d’une capacité sociale qui nous fait analyser, à travers le temps, notre appartenance à un groupe, constitutive de notre personne (…) le patrimoine est ce qu’une société accepte ou refuse d’une autre pour se construire elle-même » (Balut, 1983 : 208-209). Sous cet angle, le patrimoine serait une des modalités de production des liens à des passés, lesquels ne seraient donc ni réductibles et ni exclusifs à une forme d’organisation sociale, telle la famille, ou encore à une cohorte identifiée dans le temps, telle la génération. À ce titre, il serait une des modalités de l’inscription dans de l’histoire.

3. 2. Filiation biologique, filiation sociale, filiation culturelle : question de transmission

Le patrimoine reste étroitement lié à l’idée de transmission. Cette dernière en serait même constitutive parce que le patrimoine se donne à lire comme une notion futuriste [17] et, aussi, parce qu’il s’agit de cerner comment le passé passe dans le présent. Or, précisément, les situations patrimoniales attesteraient que quelque chose du passé ne « passe » plus dans le présent : « le fait qu’un objet soit reconnu comme patrimoine par un groupe signifie qu’il y a eu rupture de la mémoire : rupture du contexte mémoriel de cet objet, permanence de l’objet mais disparition du contexte et donc nécessité de reconstruire ce contexte. (…) Pour qu’il y est patrimonialisation, il faut qu’il y ait eu rupture dans la continuité de la mémoire ; la chose est reconnue par l’ensemble des chercheurs travaillant sur le sujet. La seconde condition est (…) l’existence, dans le présent, d’un objet venu du passé » (Davallon, 2006 : 113 ; 119). Pour cet auteur donc, cette « rupture dans la continuité de la mémoire » prend le statut d’une description empirique qui montre que le passé « ne passe » plus dans le présent et s’atteste par la présence, dans le présent, d’objets anachroniques [18]. La même logique anime l’historien, rapportant cette rupture, à l’échelle de l’histoire des sociétés, à une détraditionnalisation (Gauchet, 2017). Or, ce constat nécessite, nous semble-t-il, d’être appréhendé sous l’angle du fonctionnement de la transmission humaine. Les sciences humaines ont montré qu’elle répondait au double mouvement d’une reproduction et d’une transformation, en ayant néanmoins tendance à ne retenir que le premier.

La sociologie tend en effet à rabattre la question de la transmission sur celle de la reproduction sociale. Dans un ouvrage publié en 2010, Sylvie Octobre s’attèle à la question de la transmission culturelle [19] à l’égard des populations jeunes à une période où le discours ambiant accuse un déficit de transmission entre générations : « les mécanismes de passage entre les générations se seraient enrayés sous l’effet conjugué de la disparition des aptitudes familiales à transmettre, du brouillage des valeurs face au relativisme culturel ou encore de la balkanisation de la société en communautés – de sexe, d’âge, d’origine, etc. – étrangères les unes aux autres, et possédant leurs références culturelles propres » (Octobre, 2010 : 205). Elle rappelle que la problématique de la transmission a été appréhendée par une sociologie critique, l’associant à l’idée de reproduction sociale : « Trop souvent, transmission a été confondue avec reproduction. La tradition sociologique française s’est ainsi attardée sur des rapports sociaux de reproduction, mettant en avant une vision statique – et souvent conflictuelle – des rapports entre générations, doublée d’une analyse de la domination : on s’intéresse principalement à la reproduction des comportements et au maintien des mécanismes de domination » (Ibidem  : 207). Pourtant, poursuit l’auteur, « le concept de transmission vise la diversité des configurations possibles dont la reproduction n’est qu’un aspect (…). La transmission suppose une action des héritiers qui est toujours une transformation, une réinterprétation, essentielles au processus d’appropriation » (Ibidem  : 207-208). Il y aurait donc deux aspects contradictoires dans la transmission : celui d’une reproduction et celui d’une transformation.

Du côté de l’anthropologie, David Berliner rappelle que la question de la transmission est constitutive de la discipline parce que seule la culture se transmet, venant alors spécifier la nature culturelle, pourrait-on dire, de toute société humaine : « Comprise au sens très large de ces processus qui, connectant les individus, contribuent à la perpétuation du culturel, la transmission est avant tout un problème vieux comme l’anthropologie que l’on retrouve dans les textes les plus datés de notre discipline. (…) Dans les années 1950, (…), Alfred Reginald Radcliffe-Brown suggère que “c’est par l’existence de la culture et de traditions culturelles que la vie sociale humaine diffère fondamentalement de la vie sociale des autres espèces animales“, notamment par “la transmission de manières acquises de penser, de sentir et d’agir qui constitue le processus culturel, trait spécifique de la vie sociale des hommes“ » (Berliner, 2010 : 6). Et pourtant, si « le problème de la transmission est consubstantiel au projet anthropologique » (Ibidem  : 11), ce dernier ne réussit pas à stabiliser un socle théorique unifié susceptible de venir expliquer ce processus de transmission. Comme la sociologie qui s’est confondue en associant transmission et reproduction sociale, l’anthropologie, en cherchant à cerner comment le passé « passe » dans le présent, s’est fourvoyée dans « un culte de la persistance » (Ibidem  : 9). Comment dès lors « approcher cette réalité insaisissable qu’est la transmission ? Où commence le transmettre ? » questionne l’auteur sachant que celui qui reçoit est « toujours interprète actif de ce qui lui est transmis » (Ibidem : 13), c’est-à-dire qu’il transforme à son tour. De la littérature anthropologique ressort donc aussi l’idée que la transmission serait animée par deux aspects contradictoires : celui d’une reproduction et celui d’une transformation.

Si la transmission culturelle [20] se caractérise de la sorte, alors tout contenu transmis (qu’il s’agisse d’objets tangibles, de langues, de savoir-faire) « subit » simultanément ce double mouvement. Mais le principe par lequel s’opère ce double mouvement n’est pas véritablement explicité. Or, il nous faut cerner ce qui vient fonder ce jeu de la reproduction et de la transformation au sein du processus de transmission. À la suite de Jean Gagnepain, Jean-Claude Quentel suggère d’en rendre compte à partir du principe de la Personne en tant qu’instance d’acculturation ou de transformation du registre naturel de l’imprégnation que l’homme partage avec d’autres espèces animales. Il s’agit là d’une relation dialectique qui permet de comprendre que l’homme ne s’en tient jamais à la simple reproduction d’un vécu dont il s’imprègne nécessairement par le jeu d’une « socialisation primaire », même si, par ailleurs, toute transformation de ce vécu trouve sa limite dans la nécessité d’une reproduction par laquelle l’homme s’assure une certaine permanence de son « être-là » [21]. Ainsi,

« la répétition aboutit à une reproduction au sens strict, en l’état. Chacun d’entre nous vit à son niveau cette reproduction sans changement de ce qui se trouve transmis d’une génération à une autre. Nous répétons par exemple, sans nous apercevoir, des manières de faire ou d’être qui nous viennent de nos parents. Cette forme de répétition renvoie à (…) ce qui a fait trace pour nous durant l’enfance, parce que nous y avons baigné, sans distance possible (…). Le processus en jeu ici peut être appelé “incorporation“ : aussi bien la psychanalyse que la sociologie le nomment ainsi [22]. Il rend compte de ce que Jean Gagnepain a appelé une “imprégnation“. Celle-ci se fait sans distance possible ; elle nous marque au plus profond de nous-mêmes en reproduisant en nous ce dont nous avons été nourris. Cela opère donc en chacun de nous dès l’enfance, mais également à l’âge adulte lorsque nous réagissons sur le même mode que celui de l’enfant qui n’est pas encore capable de recul par rapport à ce qui lui est transmis. (…). Ce type de transmission participe d’un fonctionnement nécessaire (…) ; il fige les choses en les reproduisant en l’état. D’où le fameux risque de “pétrification“ du patrimoine évoqué par certains. L’autre forme de processus va aboutir à une transformation. Le résultat est tout autre. Il s’agit également d’une forme de reproduction qui n’aboutirait toutefois pas à une répétition. Ce processus nous conduit au cœur même du phénomène de la transmission dans ce qui va en faire une création (…). Jean Gagnepain a proposé de parler ici d’“appropriation“, laquelle s’oppose donc à l’imprégnation. (…). Lorsque le sociologue Pierre Bourdieu évoque, à propos des habitus, une “structure structurante“ et non plus “structurée“, c’est également à un processus de ce type qu’il fait appel (Bourdieu, 1980 : 88 ; 96). L’appropriation répond au marquage par chacun de nous de notre différence, donc de notre singularité, et par toute nouvelle génération de son particularisme. Elle constitue un autre moyen de faire vivre le patrimoine (…). Répétition et transformation constituent donc deux processus inverses, qui vont pourtant nécessairement de pair. En effet, tout ne peut être transformé dans ce qui se transmet : certains usages sont nécessairement répétés, au moins un certain temps. De la même manière, il ne peut s’agir de tout répéter : il faudra s’approprier, donc transformer. Apprendre un usage, quel qu’il soit, suppose en fait de s’en imprégner d’abord avant d’être en mesure d’en faire son affaire, et donc de le transformer. Mais transformer revient à faire vivre encore ce qui est transmis en l’inscrivant dans de l’histoire » (Quentel, 2014 : 168-170).

Dans ce raisonnement médiationniste sur la transmission culturelle, la différence entre imprégnation et appropriation tient donc en une rupture, mais une rupture anthropologique, c’est-à-dire qui relève des processus implicites produisant du social. En d’autres termes, cette rupture est d’ordre structural et non phénoménal. Par elle, s’introduit une distance qui vient précisément différencier imprégnation et appropriation. C’est cette capacité de mise à distance qui, par exemple, fait sans cesse empiriquement constater que tout un chacun ne coïncide jamais avec les statuts qu’imposent les différents contextes de la vie sociale.

Appliquée à la production de liens à des passés, cette rupture structurale permet de souligner que la « filiation inversée » qui, selon Jean Davallon, spécifie le patrimoine, caractérise en fait toute filiation. Expliquons-nous. Jean Davallon emprunte l’expression « filiation inversée » à l’ethnologue français Jean Pouillon lorsqu’il traite de la question de la tradition (Pouillon, 1975) et considère que le patrimoine peut être abordé dans les mêmes termes : le patrimoine n’est pas « une œuvre d’un autre âge mais, selon les termes de Pouillon, un “point de vue”, que les hommes du présent développent sur ce qui les a précédés, une interprétation du passé conduite en fonction de critères rigoureusement contemporains (…). Nous choisissons ce par quoi nous nous déclarons déterminés, nous nous présentons comme les continuateurs de ceux dont nous avons fait nos prédécesseurs. La tradition constitue une “filiation inversée” : loin que les pères engendrent les fils, les pères naissent des fils. Ce n’est pas le passé qui produit le présent mais le présent qui façonne le passé. La tradition est un procès de reconnaissance de paternité » (Lenclud, 1987 : 118, cité par Davallon, 2006 : 97). « La patrimonialisation serait fondamentalement alors une “reconnaissance de paternité” (Lenclud) ; ou, pour reprendre l’expression de Pouillon, une “filiation inversée”, qui viendrait substituer une filiation culturelle à la filiation biologique ou sociétale stricte » (Davallon, 2006 : 97). Si Jean Davallon spécifie la patrimonialisation par la « filiation inversée », c’est parce qu’il s’inscrit dans une démarche descriptive et raisonne donc à partir de l’identification d’une succession historique des formes d’organisation sociale de la transmission rapportée à la famille. Or, si nous souscrivons aux analyses de Jean Pouillon concernant la tradition, la conception médiationniste de la transmission enseigne que toute filiation suppose la reconnaissance et même l’adoption du fils par le père, mais aussi inversement la reconnaissance d’un père par le fils, de sorte que c’est bien le fils qui fait le père. Il n’est alors point besoin d’évoquer une quelconque inversion de la filiation, sauf à confondre la forme conjoncturelle que peut revêtir cette filiation avec le principe qui la fonde.

Ainsi, au regard de la théorie de la médiation, les liens patrimoniaux trouveraient à se spécifier par un double caractère :

  • l’un, conjoncturel, attesterait de l’absence de tout testateur pour ne donner à voir que des héritiers spirituels lesquels opèrent une sélection consciente des passés auxquels ils se sentent liés à partir de ce pour qui, pour eux, les incarnent ;
  • l’autre, structural, informerait que quelque chose du passé ne passe plus dans le présent, traduisant une sorte de hiatus dans le processus de transmission, entendu comme césure, interruption.

3. 3. Lecture médiationniste du PCI : l’exemple du fest-noz

Qu’il s’agisse de situations d’héritage ou de patrimoine, l’héritier exerce toujours une analyse qui se donne à lire par l’exercice d’un choix à l’égard de l’héritage fait d’acceptation et de refus qui traduit l’élection, ou non, d’un lien avec des passés. « Ainsi le refus de l’héritage monarchique de l’Ancien Régime, marqué par la destruction de la Bastille, est positivement un acte patrimonial. On ne peut absolument pas parler tout uniment de vandalisme révolutionnaire : tantôt ce sont des actes d’un peuple héritier qui, par le refus qu’ils concrétisent, sont fondateurs ; tantôt ce sont effectivement des mouvements de pur intérêt ou spéculation particulière (…). Nous pouvons donc créer des ruptures dans le temps, et c’est une manière d’hériter à part entière que de refuser l’héritage autant que de marquer la continuité en l’acceptant » (Balut, 1983 : 213 ; 214).

Dans le cas du PCI, l’héritier prend souvent, dans un premier temps, la figure de ce qu’on pourrait nommer, en prenant l’exemple du fest-noz, un « lanceur d’alerte ». Ce dernier, comme celui qui fait une « trouvaille » dans le cadre du patrimoine matériel, fait valoir, auprès de quelques autres, que quelque chose disparaît, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Jean Davallon, le contexte originel de l’objet. Autant dire que ce « lanceur d’alerte » prend conscience, avant d’autres, de cette disparition non parce qu’il se distingue par une qualité spécifique mais parce qu’il fait l’expérience d’un déplacement. Charles Quimbert montre, en effet, que ceux qui « alertent » que quelque chose disparaît font l’expérience d’une scission avec l’environnement social et culturel de la pratique concernée. Il s’agit de cas de transclasses [23]. Cette expérience en occasionne une autre : celle de ne plus se confondre avec cet environnement social et culturel leur permettant de se forger une prise de conscience que quelque chose disparaît. De ce point de vue, le patrimoine fait l’objet d’une sélection consciente, de l’exercice réflexif d’un tri qui ne s’exerce pas au hasard. En effet, le « lanceur d’alerte » n’est pas n’importe qui. Bien que « transclasse », il sait reconnaître ce qui socialement, dans cet environnement social et culturel dont il n’est plus vraiment, fait repère ; de même, il n’est pas dénué de capacité de jugement lui permettant d’estimer ce qui vaut, pour lui, d’être considéré. À ce niveau se loge la part de valorisation patrimoniale, son investissement affectif fait d’attachement. Mais, alors qu’une sociologie classique s’intéresse d’emblée au contenu de cet investissement, le raisonnement médiationniste cherche d’abord à cerner ce qui permet cet investissement. À l’instar d’une réflexion sur l’habitus qui force à questionner l’incorporation [24], il s’agit ici de questionner les ressorts de cet investissement en suggérant qu’ils sont spécifiquement sociaux, c’est-à-dire qu’ils se rapportent à ce qui permet de faire sien et qui relève donc d’une question d’appropriation appliquée à la coordonnée temporelle, laquelle a des effets sur les autres coordonnées du milieu et du lieu.

Le choix de l’héritier traduit à chaque fois une manière d’hériter, « un point de vue » entendu comme exercice du choix par l’héritier de ceux qui le déterminent dans le temps, de ses prédécesseurs. Il atteste plus généralement sa capacité à traiter le temps, c’est-à-dire à sortir de la précarité naturelle d’une durée qui s’écoule, « le fait que nous soyons capables non pas de quitter le temps, mais d’émerger à la capacité de le traiter, d’y introduire de l’identité et du dénombrement, c’est-à-dire une capacité de s’originer » (Gagnepain, 1986). Cette capacité à traiter le temps procède d’un double mouvement : celui d’une rupture avec, on l’a dit, la précarité naturelle d’une durée qui s’écoule sans début ni fin ; celui d’une définition et d’une délimitation du périmètre de sa filiation, soit d’une origination ou encore d’un ancrage nécessaire. Cette idée se retrouve sous la plume de Marcel Gauchet, lorsqu’il considère que la patrimonialisation du passé traduit une transformation du rapport au passé et remplit « le vide créé par le parachèvement de la détraditionnalisation » (Gauchet, 2017 : 413) ou encore celle du médiologue Régis Debray s’exprimant sur les rapports entre communication et transmission particulièrement sur la fonctionnalité de la communication à l’heure d’internet et les ressorts existentiels de la transmission humaine : « tout établissement humain, c’est-à-dire tout collectif intégré et durable suppose chez ses membres un double mouvement d’effraction et de repli. Il faut l‘attrait du large et le périmètre de sécurité, l’arbre et la pirogue, le sacré et le profane. La toile, elle, est trop insécure, ne remplit que la moitié du programme qui est la navigation fonctionnelle ; l’existentiel, c’est-à-dire l’amarrage [25], exigera, c’est à craindre, d’autres moyens de régulation, de réassurance et sans doute, à en croire, les dernières nouvelles, il exigera une surenchère d’archaïsme ou d’ancrage [26] dans l’ethnie, la religion ou la langue ou le terroir » (Debray, 2000). Cet amarrage ou cet ancrage – indépendamment de toute connotation péjorative – se rapporte souvent au traitement de l’espace, mais s’exerce aussi sur la modalité temporelle générant des effets sur les autres modalités puisqu’il permet de s’inscrire dans une filiation [27]. La patrimonialisation comme définition et délimitation du périmètre de sa filiation, par acceptation ou refus, traduit alors une façon de se positionner dans telle filiation, c’est-à-dire de se sentir appartenir à telle histoire, d’en être aussi redevable en l’assumant à son tour, en s’y inscrivant, en y prenant place. C’est ce qui faire dire à Jean-Claude Quentel que l’héritier est simultanément débiteur et créateur  : il « est dans la dette et dans la rupture (sauf s’il répète à l’identique). Il est dans la dette, puisqu’il ne fait que prendre à l’autre. Il ne lui doit de lui avoir donné tout ce dans quoi il est venu puiser. Rien ne se crée jamais socialement ex nihilo. Il est dans la dette, mais il est nécessairement en même temps dans la rupture » (Quentel, 2014 : 170), c’est-à-dire la transformation. Ainsi, dans les situations patrimoniales, les héritiers élisent, par eux-mêmes, des liens avec des passés en définissant et délimitant le périmètre de leur filiation autorisant en ce sens l’usage du terme continuité, sans néanmoins le confondre avec l’idée d’une stricte répétition à l’identique puisque l’ancrage temporel nécessaire opère à la fois par emprunt et transformation.

Insistons sur le versant débiteur de l’héritier. Ce dernier s’illustre une nouvelle fois à travers l’histoire du fest-noz en Bretagne, notamment autour de la figure de Loeiz Ropars. Ce dernier endosse la responsabilité de celui qui rend public le constat d’une disparition, plus précisément d’un usage qui ne s’exerce plus. Il entre alors dans des rapports de pouvoir où se disputent la fidélité aux pères et l’invention des fils, c’est-à-dire la tendance à se conformer à la tradition – telle que la comprend Jean Pouillon – et la tendance à en déroger, à en faire autre chose. À ce sujet et contrairement aux constats de Jean Davallon, cet exemple n’illustre pas la « nécessité de reconstruire » le contexte disparu de la pratique. Il s’agit plutôt de faire vivre une pratique en inventant de nouvelles occasions de la pratiquer dans un monde qui n’a plus rien à voir avec son contexte originel puisque « Loeiz Ropars invente à Quimper le “bal breton” pour le public citadin » (Quimbert, 2019 : 151). Autrement dit, voilà une danse qui se pratiquait en Bretagne rurale, dans le cadre des travaux cycliques de la vie paysanne et qui, avec les années cinquante, demeure mais autrement, entre autres en basculant dans la sphère autonome des loisirs et des divertissements bien étrangère à la quotidienneté paysanne. Prendre la responsabilité de relayer le constat d’une disparition d’usage d’une pratique pour s’inscrire dans des rapports de pouvoir se comprend dans cette lecture médiationniste comme une façon de réassumer le prédécesseur, c’est-à-dire de s’obliger envers lui indépendamment de toute idée de contrainte. Le sens de cette obligation a déjà été énoncée par Jean Davallon lorsqu’il tente d’expliquer la conservation des biens patrimoniaux en s’appuyant sur les réflexions de Maurice Godelier relatives à la logique du don. Mais il omet de considérer la différence de conception et d’organisation des temps sociaux qui séparent les sociétés modernes des sociétés traditionnelles. Or, l’impératif de conservation inhérente à la notion de patrimoine, écrit Marcel Gauchet, « émerge avec la conscience historique moderne, à la charnière des XVIIIe et XIVe siècles, en fonction du sentiment d’une différence du passé significative en elle-même qui va se concrétiser dans la notion de monument historique » (Gauchet, 2017 : 419). C’est donc que la conservation des « trouvailles » est une façon particulière – et non la seule – de manifester des liens avec des passés puisque, précise Marcel Gauchet, « l’objectivation patrimoniale représente l’opposé exact de l’incarnation qui réclame la tradition et qui s’accompagne, dans les sociétés qu’elle domine, d’une frappante indifférence pour les attestations de ce passé dont elle révèrent les modèles. Le trait a été souvent relevé, les sociétés de tradition ne se soucient guère de conserver les vestiges et les traces de leur passé (…). Mais c’est justement parce que leurs modèles fondateurs sont supposés vivre dans le présent, s’y incarner, s’y actualiser, que le passé en tant que tel ne les intéresse pas. » (Gauchet, 2017, 419). Il n’y a donc aucune raison de rabattre le constat d’une politique de conservation des objets patrimoniaux sur l’idée d’obligation. En revanche, il est possible de cerner l’exercice de cette dernière dans le comportement de ceux qui, relayant le constat d’une pratique en déshérence, s’inscrivent dans des rapports de pouvoir pour faire valoir leur constat. C’est en tout cas la lecture que propose cette perspective médiationniste parce qu’elle ouvre sur une rupture épistémologique quant à une conception de l’histoire dès lors qu’elle passe d’une approche chronologique du patrimoine à une approche fondée sur le mode de la récapitulation. En effet, habituellement, le mode d’explication permettant de signaler le patrimoine s’inscrit dans une conception chronologique de l’histoire, laquelle se fonde dans une logique causale. Dans cette logique, le patrimoine existe parce qu’il s’inscrit dans une succession historique, de sorte que ce qui est recherché ce sont des origines, rapportées à des objets – voire, à des pratiques dans le cas du PCI – dont la valeur se rapporte à celle de l’authenticité. Dans cette conception de l’histoire, l’explication des processus de patrimonialisation s’envisage dans des perspectives diachronique et synchronique. Or, la grille de lecture médiationniste rompt avec cette conception chronologique de l’histoire parce qu’elle situe le propre de l’histoire non dans une explication logique des phénomènes, mais dans l’exercice effectif d’un processus social dont la logique n’est plus celle de la chronologie mais celle de la récapitulation. Dans cette perspective, l’enjeu ne réside plus dans la recherche des origines dont la preuve serait les traces tangibles des objets ou pratiques mais plutôt dans l’analyse des processus d’appropriation et de transmission entre héritiers et donateurs.

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Notes

[1« Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles », adoptée par la 33ème session de la conférence générale de l’Unesco, le 20 octobre 2005. Cette convention est précédée en 2001 par la « Déclaration Universelle sur la diversité culturelle » adoptée par la 31ème Conférence Générale de l’Unesco le 2 novembre 2001 et reconnue comme légitime par 151 pays du monde, dont la France.

[2UNESCO, 2003 « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel », Paris, 17 octobre 2003. Disponible en ligne, http://unesdoc.unesco.org/images/0013/001325/132540f.pdf. Voir aussi UNESCO, « Textes fondamentaux de la Convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel », 2010.

[3« On entend par ’sauvegarde’ les mesures visant à assurer la viabilité du patrimoine culturel immatériel, y compris l’identification, la documentation, la recherche, la préservation, la protection, la promotion, la mise en valeur, la transmission, essentiellement par l’éducation formelle et non formelle, ainsi que la revitalisation des différents aspects de ce patrimoine », Extrait de la Convention de 2003, art. 2.3.

[4Malgré tout, l’analyse des situations soulève deux principales ambiguïtés. D’une part, l’ascendant politique des États sur les « communautés » puisque « si l’attribution de la valeur patrimoniale à une pratique relève désormais de ses praticiens mêmes (les « communautés »), le statut patrimonial lui est toujours assigné par les institutions gouvernementales qui demeurent seules fondées à établir une politique de sauvegarde et d’autorisation patrimoniale (…) » (Bortolotto, 2011 : 33). D’autre part, le dispositif PCI laisse aux États l’interprétation de la notion de « communauté, groupes et individus ». Or, selon les cultures politiques des États, tantôt le PCI « pourra se présenter comme incarnation des différences ethniques au sein de la société nationale » tantôt, dans des pays comme la France, où la notion embarrasse, « l’idée d’identifier la communauté avec la nation entière devient envisageable comme en témoigne l’inscription du repas gastronomique des Français sur la liste représentative » (ibidem  : 34).

[5Colloque « Le patrimoine oui, mais quel patrimoine ? » organisé par la Commission Nationale Française pour l’Unesco avec la collaboration de la MCM / Centre français du patrimoine culturel immatériel, 3 avril 2012, Paris, UNESCO. Communication de Jean-Louis Tornatore, « Le patrimoine, de “re-présenter” à “faire attention” ».

[6Soit ce que certains chercheurs nomment des « patrimonialisations ordinaires » (Cyril Isnard, 2012).

[7Colloque « Le patrimoine oui, mais quel patrimoine ? » organisé par la Commission Nationale Française pour l’Unesco avec la collaboration de la MCM / Centre français du patrimoine culturel immatériel, 3 avril 2012, Paris, UNESCO. Communication de Jean Davallon, « Comment se fabrique le patrimoine ? ».

[8Jean Davallon emprunte le terme à Umberto Eco (Eco, 1993). Le terme indique le basculement de l’objet d’un monde (celui de son origine) à un autre (le nôtre).

[9Nous l’avons adopté pour questionner les rapports des populations au patrimoine à partir de l’étude d’une campagne de mécénat populaire pour la restauration de l’église de la commune de Bangor à Belle-Île-en-Mer soutenu par le Conseil Régional de Bretagne (Le Coq, 2017).

[10Cette perspective n’est pas nouvelle. On la retrouve par exemple dans l’ouvrage collectif dirigé en 2012 par Dominique Jacques-Jouvenot et Gilles Vieille Marchiset intitulé Socio-anthropologie de la transmission.

[11Les auteurs s’appuient sur les réflexions de Pierre-Yves Balut qui admet que la patrimonialisation est une sorte d’élection et « comme en toute élection, n’importent que la légitimité des électeurs et la régularité des opérations » (Balut, 1983 : 213).

[12L’auteur précise qu’il accorde deux sens différents aux termes « symbole » et « symbolique ». Le premier sens, sémiotique, se rapporte « au sens peircien d’un signe dont la relation avec son objet est conventionnelle ». Le second sens, anthropologique, se rapporte à celui « de construction, de dispositif ou d’opérativité symbolique ». Il « implique une dimension sociale et communicationnelle (…) le symbolique est ce qui unit (…) en permettant une reconnaissance ; son fonctionnement suppose un dispositif à la fois institutionnel, technique et sémiotique dont le fonctionnement suppose une pratique qui suppose implication qui est d’abord esthétique de la part des participants ; ce fonctionnement vise à faire, il est performatif. Les effets produits sont de double nature : une efficacité pour les pratiquants (…), et une opérativité qui est l’effet sociétalement produit. Par exemple, le don est efficace car il produit de la relation entre donateur et donataire, mais son opérativité se situe au niveau, par exemple, de la production d’une cohésion sociale. Cette distinction renvoie au fait qu’au moins une partie du sens, de la logique, de la raison et de la maîtrise du dispositif et de sa performativité échappe aux sujets sociaux qui les mettent en œuvre et se situe dans une extériorité à leur espace social concret » (Davallon, 2006 : 18).

[13Notons avec l’auteur que l’outil le plus habituel demeure les listes : « La Convention prévoit en effet la création d’une liste à l’échelle nationale (des inventaires du PCI présent sur le territoire de chaque État) et de deux listes à l’échelle internationale : une Liste du patrimoine culturel immatériel nécessitant une sauvegarde urgente et une Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité », Ibidem, p. 29.

[14Ne serait ce que dans le souvenir qu’on en a.

[15Sur cet aspect, notre réflexion collective reste ouverte dans la mesure où il s’agit de qualifier le type d’absence dont il s’agit : l’absence de donateur est-elle effective factuellement ? L’absence de donateur traduit-t-elle une relation de type filial que n’investit pas celui qui pourtant, dans cette relation, revêt ce statut de donateur ? Dans ce dernier cas, il s’agirait alors d’un déficit de paternité.

[16Ajoutons, ni dans l’axiologique.

[17Parce qu’il est conçu, nous l’avons indiqué, comme un don aux générations futures par Jean Davallon (Davallon, 2006). C’est aussi le point de vue de Marcel Gauchet, mais pour d’autres raisons : « (…) le patrimoine est en réalité une notion futuriste. Il met en œuvre un rapport au passé placé sous le signe de l’avenir » (Gauchet, 2017 : 418).

[18Jean Davallon énonce clairement son intention non de produire une explication de la patrimonialisation, mais de décrire empiriquement ce phénomène : « Je l’ai dit, la posture que j’ai choisie ne vise pas une telle recherche d’explication de la patrimonialisation, mais souscrit plutôt à une volonté de description du phénomène » (Davallon, 2006 : 128).

[19Par transmission culturelle, l’auteur entend la transmission de contenus socialement qualifiés de culturels.

[20Par cette expression nous visons à marquer ce qu’il y a de spécifique dans les phénomènes de transmission chez les êtres de culture – c’est-à-dire les hommes –, distincts d’une hérédité biologique, de même que plus complexes qu’un schéma technique concernant la transmission – ou plus justement, la circulation – d’informations saisie en termes d’input, d’output.

[21On peut ici évoquer en termes plus philosophiques, le Dasein d’Heidegger qui désigne « cet étant que nous sommes toujours déjà nous-même ».

[22Par exemple, pour la sociologie, Pierre Bourdieu dont les fameux « habitus » relèvent en un premier temps d’une incorporation d’usages sans recul (Bourdieu, 1980 : 94 ; 97).

[23Chantal Jacquet privilégie l’emploi du terme transclasses au détriment de celui de transfuges parce que ce dernier connote le déplacement social de traîtrise (Jacquet, 2014).

[24Pour « qu’il y ait incorporation, encore faut-il que quelque chose vienne faire corps » (Le Bot, 2000 : 58).

[25C’est nous qui soulignons.

[26Ibidem.

[27Par exemple, les Rencontres Internationales du Patrimoine Maritime et Littoral, organisées par le Conseil Régional de Bretagne les 1 et 2 octobre 2018 à Saint-Malo, montrent une série de réhabilitations de vieux gréements du fait d’un engouement de personnes pour lesquelles rien ne prédestinait à un tel investissement.


Pour citer l'article

Sophie Le Coq, Julie Léonard, Jean-Yves Dartiguenave, Charles Quimbert, Jean-Claude Quentel« Patrimoine et transmission », in Tétralogiques, N°24, Processus de patrimonialisation.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article131