Joaquín Gonzalez Cosiorovski, Pascale Moity-Maizi
Joaquín Gonzalez Cosiorovski : chercheur en sciences agroalimentaires à l’Institut National de Technologie Agricole (INTA) en Argentine. Doctorant en anthropologie sociale (Universidad General San Martín, Argentine - Université Paul Valery, France).
Pascale Moity-MaIzi : maître de conférences HDR en Anthropologie à Supagro-Montpellier, UMR GRED. Pascale.Maizi chez supagro.fr
La fabrique patrimoniale du chaku dans la Réserve de biosphère de Laguna Blanca (Catamarca, Argentine)
Résumé / Abstract
Cet article fait partie d’un travail de thèse doctorale en cours, qui propose d’analyser les processus de patrimonialisation de biens territoriaux dans une zone géographique d’altitude, dite de pré-puna et de puna, localisée dans la Province administrative de Catamarca, en Argentine. Nous présentons ici le processus et la procédure qui ont permis de façonner des patrimoines dans cette région isolée, et nous illustrons cette description par un cas d’étude : la capture et la tonte de la vigogne, pratiques regroupées sous le terme local chaku. Elles permettent par ailleurs de souligner la dimension d’apprentissages, collectif et individuel, de la part de la société locale comme des techniciens, qui se sont engagés dans la production d’une dynamique de patrimonialisation.
Mots-clés
apprentissage | Argentine | chaku | patrimoine naturel |
C’est au cours des années soixante-dix qu’émergent à l’échelle internationale les Réserves de Biosphère, promues par l’UNESCO dans le cadre du programme Man and Biosphère, lancé officiellement en 1971. Il s’agit d’un dispositif formel de protection de certains écosystèmes considérés par les experts de cette institution comme des biens dont la protection relève d’un intérêt général. L’originalité de ce dispositif tient au fait qu’il encourage le maintien et l’engagement des populations locales dans la gestion des ressources concernées, autrement dit : une Réserve de biosphère désigne un patrimoine matériel (forêts et écosystèmes) et immatériel (connaissances et règles régissant tous les usages possibles de ces entités). La création de la Réserve Naturelle et Provinciale de Laguna Blanca en Argentine en 1979, par décision juridique provinciale, s’inspire directement de ce modèle international. Elle est d’ailleurs suivie en 1982 de sa reconnaissance par l’UNESCO comme Réserve de Biosphère dont les limites recouvrent partiellement les précédentes. Ce dispositif de protection marque le début d’une série d’initiatives proposées ou soutenues par l’État argentin, relevant d’une dynamique de patrimonialisation de biens matériels et immatériels, qui se poursuit encore aujourd’hui. C’est dans cette perspective qu’est notamment créé en 1997 le Musée Intégral de la Réserve, un musée archéologique à ciel ouvert et participatif, inspiré par le modèle des écomusées d’Europe. En 1995 s’ajoutent diverses interventions publiques portées par l’Instituto Nacional de Tecnología Agropecuaria (INTA) en appui à la production d’aliments et à l’organisation de marchés et foires permettant de les valoriser en tant que ressources patrimoniales. Toutes ces actions de valorisation des ressources biologiques locales et des connaissances et savoir-faire détenus a priori par la population locale peuvent être analysées comme autant de procédures et de processus de patrimonialisation initiés par l’État. Les premières renvoient en effet au corpus de règles et d’outils institutionnels qui sont créés pour permettre au second de prendre forme dans la société à travers diverses opérations de sélection, de délimitation, de qualification, mais aussi d’apprentissage, impliquant une diversité d’acteurs et d’échelles d’action. Ces opérations constituent les traductions locales d’une politique nationale et les étapes d’une série de transformations volontaristes, touchant divers objets, activités et connaissances associées, pour en faire des objets patrimoniaux (archéologiques, alimentaires, artisanaux, paysagers ou culturels). C’est l’observation de ces opérations, en tant que configurations sociales particulières, qui permet de comprendre que leur enjeu principal est de convaincre la population de reconstruire des liens avec son passé, à travers des apprentissages individuels et collectifs, sur des objets parfois oubliés ou inaccessibles dans un registre réglementaire antérieur ; avec le fait original ici que ces apprentissages concernent tout autant la population que les agents ou experts qui traduisent cette politique en actions collectives localisées.
L’étude particulière du chaku que nous proposons ici illustre cette transformation qui fait passer l’interdiction de chasser la vigogne en autorisation de capture collective, organisée et temporaire, justifiée par des fins économiques, conservatoires et identitaires, encadrée par des agents de l’État. Les opérations techniques que recouvre le terme chaku aujourd’hui constituent une réinvention collective de pratiques et règles de gestion spécifiques autour de la vigogne et mettent en acte la transformation du statut même de l’animal, qui d’objet de chasse devient ressource patrimoniale, emblématique de la Réserve et de toute la population résidente. L’une des hypothèses de notre analyse c’est que les savoirs et pratiques relevant de ce processus et de ces procédures de patrimonialisation que synthétise le chaku contribuent à la formation d’un nouveau régime d’action publique (Dodier, 1993 ; Negrier, 2007). Par ailleurs, celui-ci intègre nécessairement différentes références historiques ou culturelles, différentes ressources et différentes formes d’engagement, portées par une pluralité d’acteurs qui tentent de se coordonner pour produire leur patrimoine. Nous faisons l’hypothèse que ces coordinations ont essentiellement lieu au cours d’apprentissages collectifs (Moity-Maizi et al., 2011) autour de la capture et de la tonte des vigognes mais aussi autour du traitement de leur laine ou de la gestion de l’animal dans son écosystème. Ces apprentissages constituent en fait des passages obligés qui conditionnent d’une part l’adhésion des populations au processus de patrimonialisation et au concept même de patrimoine, d’autre part la possibilité de se réapproprier la gestion [1] de la vigogne par l’acquisition et la remémoration de techniques, de connaissances et la reconstruction collective de règles dédiées.
L’observation empirique des dispositifs qui caractérisent ce processus et les procédures de patrimonialisation propres à l’espace de la Réserve de Biosphère de la Laguna Blanca (dans laquelle prend forme le chaku) nous amène à reconstruire son histoire, d’abord pour comprendre dans quelle configuration territoriale et sociale particulière ils s’inscrivent ; ensuite pour comprendre quels types de coordinations se (re)construisent aujourd’hui au sein de groupes locaux mais aussi entre groupes locaux et représentants officiels de l’État (INTA, universités). L’objectif de cet article est donc de proposer dans un premier temps une analyse historique des dispositifs de patrimonialisation qui se sont succédé dans cette région, en tant que moyens ou supports d’actions collectives qui contribuent à renouveler les liens entre acteurs locaux et objets supposés quotidiens mais dont certains avaient de fait été effacés des mémoires ; et de faire émerger dans un second temps les apprentissages comme coordinations particulières et nécessaires à la reconstruction de ces liens. Nous ferons ensuite une description du chaku comme ensemble d’actions de transformation qui contribuent à un nouveau régime d’action publique orienté vers une double perspective de préservation et de valorisation marchande de la vigogne en tant que ressource spécifique et emblématique de cette zone. Nous décrirons rapidement pour finir les espaces et acteurs des apprentissages qui se construisent à travers cette dynamique particulière.
1 Un territoire labellisé pour une fabrique patrimoniale
La province de Catamarca est située dans la région nord-ouest de la République d’Argentine, sur une superficie de 102 602 km2 (Fig.1). Selon les données de l’Institut National des Statistiques et du Recensement (INDEC, 2017) sa population s’élève à 367 228 habitants (avec une densité de population de 3,6 habitants/km2). Nos observations depuis 2016 se concentrent dans la zone de Laguna Blanca (Département de Belén au nord de la Province de Catamarca), caractérisée par un écosystème de puna à 3200 mètres d’altitude, et plus précisément nos enquêtes se déroulent dans un hameau de 600 résidents dont la principale activité est l’élevage de lamas, de brebis et de chèvres, associée à la production agricole et à l’artisanat textile. Il est encore isolé des centres urbains, des principaux marchés et des circuits touristiques malgré l’ouverture d’une route en 1979 (Gonzalez-Cosiorovski et al., 2015). Une grande partie des revenus provient d’emplois publics et de plans d’aides sociales nationaux (Delfino, 1999, cité par Espiro et al. 2007). Le village de Laguna Blanca est accessible par un chemin de terre depuis la route Nº 43 inaugurée elle aussi à la fin des années soixante-dix, qui relie Belén à Antofagasta de la Sierra.
Figure 1. Province de Catamarca
Source : Institut Géographique National Argentin (2017)
Jusqu’à l’ouverture de la route, ces localités n’étaient accessibles qu’à dos de mulet. Ce changement structurel dans le paysage et la vie des résidents a ouvert la possibilité pour la Direction provinciale de l’Élevage d’intervenir dès 1978 avec l’objectif de régler les problèmes sanitaires des élevages locaux. La configuration territoriale de l’époque présente une forte dispersion des habitants, les maisons isolées forment ce que l’on appelle alors des « postes » (“puestos”) (voir photo 1), lieux de vie qu’utilisent encore certains éleveurs dans les périodes de gardiennage du bétail.
Une redistribution partielle des terres de Laguna Blanca est réalisée par l’État provincial à la fin des années soixante-dix, avec l’expropriation partielle d’une des trois familles dominantes qui possèdent encore une grande partie des terrains où sont localisés les « postes ». La majorité de la population vit aujourd’hui sur ces terres redistribuées mais les éleveurs maintiennent leurs troupeaux dans les espaces en propriété privée de ces anciennes familles, espaces dans lesquels ils passent quelques jours par semaine (ils payent pour cela un droit de pâturage aux actuels propriétaires). Jusque dans les années cinquante, Laguna Blanca était aussi un centre important de commerce et de trafic des peaux de vigogne, spécifiques de cette région. Ce fait historique est encore bien présent dans les mémoires. Il explique l’importance que la population donne au tissage artisanal dans tout l’espace situé entre Belén et Antofagasta de la Sierra (Cajal et al., 1998, Hermitte, 1970) et justifie sans doute que cette activité soit rapidement admise comme une forme d’engagement visible dans le processus patrimonial même s’il faut réapprendre les techniques de traitement et de tissage propres à la laine de vigogne.
Figure 2. Vue d’un poste (puesto) ; Laguna Blanca
Source photo : Joaquín Gonzalez-Cosiorovski
L’État argentin décide en 1971 de réguler la situation en adoptant la Convention sur le commerce international d’espèces menacées de faune et de flore sylvestres (Cites), traduite par la loi n° 4855. En 1971 la vigogne est déclarée espèce en danger d’extinction et intègre la Convention Cites : commence alors une période de renouvellement de l’espèce protégée, puisqu’il est totalement interdit de la chasser jusqu’en 2002. Le risque d’extinction de l’espèce dans le département de Belén a aussi motivé les politiques vers le contrôle du braconnage, en établissant notamment des contrats avec certains hommes de Laguna Blanca pour qu’ils s’engagent à devenir garde-chasse. Ces coopérations contractuelles émergent dans un contexte de fortes revendications des populations autochtones locales pour faire reconnaître des droits de gestion autonomes de leurs ressources, en mobilisant tous les ingrédients du registre conservationniste (Carenzo et al., 2014) pour s’engager et garantir un usage non prédateur de l’espace. Concrètement, les hommes qui chassaient éventuellement ou occasionnellement la vigogne se transforment en gardes-chasse de la Province. C’est pour notre analyse une première étape d’enrôlement (Latour, 2005) des chasseurs locaux à la cause des vigognes et pour justifier avec eux la création postérieure de la Réserve.
En effet, en 1979 est créée la Réserve Naturelle et Provinciale de Laguna Blanca, sous tutelle de la Direction de l’Élevage du Ministère de la production et du Développement. Cette Réserve couvre les départements de Belén et Antofagasta de la Sierra avec une superficie de 770 000 hectares. Elle est reconnue Réserve de Biosphère par l’UNESCO en 1982, organisée en trois espaces (Noyau, zone Tampon et zone d’Usages multiples ou de Transition), comme bien d’autres Réserves de Biosphère, sous la responsabilité du Secrétariat de l’environnement et du développement durable de la Province de Catamarca. Un seul de ces espaces est occupé par des groupes humains.
La déclaration de Réserve de Biosphère en 1982 puis la création du « Musée intégral » (dans la zone de transition) en 1997, marquent le début d’une nouvelle série d’actions volontaristes, portées par des services et organismes d’État, visant la protection et la valorisation de diverses ressources territoriales, qui se poursuivent aujourd’hui.
2 Approche empirique
Le patrimoine et les ressources du territoire sont abordés ici en tant que constructions sociales mobilisant une diversité d’acteurs. Nous pouvons décrire celles-ci à partir des souvenirs et points de vue des habitants mais aussi à partir des pratiques et décisions qu’ils ont prises pour s’engager progressivement dans ce processus, ou encore à partir des dispositifs politiques et institutionnels de patrimonialisation portés par des acteurs externes (État et ONG par exemple). Notre recherche empirique se déroule depuis 2016 à Catamarca et dans la Réserve de Biosphère. La collecte des données suit la méthodologie proposée par J.-P. Olivier de Sardan (1995) pour réaliser une enquête de terrain ethnographique (Gonzalez-Cosiorovski et al., 2015). C’est en effet cette approche qui nous permet d’analyser comment les personnes contribuent à la construction de divers types de patrimoines, d’identifier leurs apprentissages et actions au quotidien et de comprendre comment elles se reconnaissent à travers eux en leur affectant sens et valeur. La méthode ethnographique permet de privilégier les pratiques et discours en situation comme autant de traductions concrètes de formes d’engagements (Dodier, 1993 ; Thévenot, 1990) et comme autant d’expressions du sens que les acteurs donnent à leurs existences quotidiennes, aux événements exceptionnels et à l’avenir (Guber, 2001). Cette méthode permet aussi d’aborder de manière privilégiée les arrangements, négociations et conflits entre acteurs, autrement dit d’analyser des épreuves d’ajustement (Thévenot, 1993), notamment entre habitants et professionnels extérieurs qui imposent ou proposent des dispositifs et actions collectives.
Nos premières investigations sur le terrain ont révélé quelques objets marqueurs de la problématique de la patrimonialisation dans la Province de Catamarca. Ainsi en nous attachant aux discours des premiers acteurs rencontrés nous avons pu considérer que la Déclaration de Réserve de Biosphère livre un repère institutionnel, temporel et spatial, déterminant pour les habitants de cette région comme pour notre propre investigation, puisqu’elle permet de comprendre la logique des interventions successives et des interactions entre acteurs notamment autour des actions de protection de la vigogne.
Plusieurs entretiens ont été organisés avec des résidents en profitant des foires et marchés de producteurs à Laguna Blanca, Barranca Larga, Belén et Londres [2] entre 2014 et 2017 ; au cours de la célébration des fêtes de Pâques [3] en 2016. Ces entretiens ont été associés à des observations de fêtes et rituels autour de la terre à Laguna Blanca (2016 y 2017). Des séquences d’observations participantes ont pu être réalisées dans quelques ateliers ou réunions avec des producteurs et particulièrement dans le cadre d’un projet de création de marque territoriale (2017). Des entretiens ont été aussi conduits auprès de dix fonctionnaires administratifs (agent du Secrétariat de l’Élevage ; garde-chasse de la Province de Catamarca ; agents du ministère de l’Environnement) en 2016 et d’agents de l’INTA dont la présence et les interventions sont continues dans la Province (2016-2017 et 2018). Ces entretiens ont permis de recueillir récits et points de vue contrastés. La reconstruction sociale de l’activité saisonnière de chasse maîtrisée de la vigogne, sans mise à mort de l’animal, est l’événement le plus souvent mentionné. Relance et re-création, cette chasse articule de manière emblématique, d’une part logique de protection et logique de valorisation marchande, d’autre part relance d’une très ancienne tradition autochtone oubliée et logique d’apprentissage et d’innovation pour (ré)inventer une pratique collective. La vigogne et sa capture apparaissent alors comme des repères partagés qui contribuent à réactualiser des connaissances (Thévenot, 1993) et à requalifier l’animal comme toutes les actions pouvant lui être associées (chasse, tonte, tissage).
3 Une chasse réhabilitée : le chaku
La protection de la vigogne s’appréhende donc aujourd’hui à travers une série d’actions particulières regroupées sous le terme el chaku. Ce terme quechua signifie « chasse » et renvoie à une pratique que l’on attribue initialement aux peuplements incas. Les textes anciens mentionnent bien une chasse de la vigogne (ou chaku) pratiquée tous les trois ou quatre ans mais aussi d’autres types (signalés comme chaku ou qayqus) de chasse réservés aux curacas, c’est-à-dire aux autorités communautaires (Laker et al., 2006). Les hommes en grand nombre étaient alors mobilisés pour rechercher les troupeaux de vigognes sur le territoire, pour les regrouper rapidement en un même lieu contrôlé et pour opérer une enclosure des animaux rassemblés. Une partie d’entre eux était tuée, les autres étaient juste soumis à une tonte avant d’être relâchés. La laine déjà recherchée était destinée au tissage de vêtements pour l’Inca et pour chaque famille. Ces chakus étaient régulés par des mécanismes politiques, religieux, sociaux et culturels (Acosta, 1962/1590 ; Custred, 1979, cité par Yacobaccio, 2009), ce qui suggère aujourd’hui une gestion et un usage de la vigogne précisément contrôlés, permettant de réguler la démographie de cet animal sur le territoire mais aussi de garantir la reproduction de l’événement social et de cette interaction particulière entre vigogne et société humaine de manière durable.
De fait, la vigogne est un animal qui ne se reproduit pas en captivité, qui a besoin de grandes superficies pour vivre, ce qui empêche de l’élever comme d’autres ovins. On estime qu’au XVe siècle il y avait environ 1,5 à 2 millions de vigognes, alors que leur chasse organisée parvenait à en capturer trente ou quarante mille (Flores-Ochoa, 1994 cité par Laker et al., 2006). L’époque coloniale marque un changement notable, du moins c’est ce que reflète la chronique de Pedro Cieza de León qui décrit alors la chasse systématique de la vigogne et du guanaco (autre appellation du lama), chassés par les conquérants espagnols pour la laine et pour la viande. La population animale décroît sans doute rapidement puisque l’on tente, par un Décret impérial en 1777, de réguler cette chasse en déclarant illégale la mise à mort de la vigogne. Mais l’exportation massive de laine et de cuir de vigogne au départ du port de Buenos Aires vers l’Europe restera importante entre 1663 et 1853, et l’on estime que plus d’un million d’animaux ont été abattus en une centaine d’années (Yacobaccio, 2009). C’est en 1967 qu’une alerte est lancée : ne resteraient que 10 000 vigognes dans les Andes. En Argentine on les évalue alors à environ 2 000 individus sur l’espace compris entre Jujuy, Catamarca, Salta, San Juan et La Rioja (Baldo et al., 2013). Cette situation s’inverse entre 1967 et 1972 grâce aux actions internationales avec le Pérou, pour réintégrer l’espèce en Argentine, grâce au projet de Réserve « Pampa Galeras » porté par le Service forestier péruvien en collaboration avec des volontaires américains (Peace Corps) et la GTZ (agence allemande de coopération technique). Ces premières actions de réhabilitation, associées à des travaux de recherche, ont eu une influence évidente dans toute la région andine. Par exemple, le manuel de gestion de la vigogne (“El Manejo de la Vicuña Silvestre”) de Hofmann, Otte, Ponce y Ríos, publié en 1983 par la GTZ eut un retentissement considérable en Argentine. Otte en particulier, fit par ailleurs un voyage de trois mois à Laguna Blanca avec l’objectif de conseiller les ingénieurs de la Direction de l’Élevage (Unzaga 2016, com. pers). On constate toutefois que cette équipe de travail ne mentionne jamais le terme chaku dans sa publication mais évoque la technique ancienne de capture de vigognes avec des pièges qui correspondent à ceux que décrit Yacobaccio (2009).
Le cadre légal actuel en Argentine et pour la région andine est régie par la convention CITES, selon laquelle la vigogne est protégée depuis 1973. En 1997 la vigogne passe de l’appendice I à II (ce qui donne l’autorisation de la chasser sans la tuer) pour la zone de Jujuy, tandis que cette transition s’effectue à Laguna Blanca en 2002. La législation ne mentionne pas le terme chaku mais évoque une chasse de l’animal vivant, appelée « esquila en silvestría » pour en récupérer la fibre à des fins de confection de tissages artisanaux. Cette législation conservatoire institutionnalise par ailleurs le recensement régulier de cet animal sur l’ensemble de son territoire ainsi que le comptage précis et systématique des animaux capturés, puis des volumes de laine qui en sont issus. C’est donc grâce à ces dispositifs de mesures qu’il est aujourd’hui possible d’affirmer que l’Argentine compte une population de 132 579 vigognes (ce qui indique une augmentation de 100 000 animaux en vingt ans), répartie entre les provinces de Jujuy, Salta, Catamarca, San Juan et La Rioja. Quelques 1300 animaux sont tondus à Jujuy et Catamarca chaque année et la production annuelle de fibres de laine dans ces provinces atteint 499 kg (Rigalt, 2016). Le rendement en laine d’un animal est donc faible (100 à 230 grammes par tonte). Ceci s’explique par le fait que les acteurs du chaku veillent à ne pas tondre totalement l’animal pour le préserver du froid préférant réduire la valeur ajoutée de la pratique plutôt que de risquer la perte des animaux d’une année sur l’autre. Ce choix a bien été formulé lors de nos entretiens et souligne au passage une conscience patrimoniale.
4 Réinventer le chaku à travers l’apprentissage
Le terme chaku aujourd’hui fait donc référence à la technique de capture des animaux pour les tondre (parfois aussi pour les vacciner et les marquer) puis les relâcher. Celle-ci reprend dans les grandes lignes une pratique ancienne de chasse avec libération partielle du troupeau, à l’époque inca, pratique qui fut progressivement remplacée par une chasse avec mise à mort systématique, qui mit rapidement l’espèce en situation de quasi extinction. Les accords internationaux entre le Pérou et l’Argentine en particulier se sont principalement traduits par des coopérations en matière de formations, du Pérou vers l’Argentine, pour transmettre des pratiques qualifiées de traditionnelles ou d’origine inca, dont la réhabilitation présenterait plusieurs intérêts pour les pays andins (environnemental, culturel, économique). Pour transmettre ces techniques les formateurs se sont appuyés et s’appuient encore sur divers documents historiques et repères matériels locaux tels que ruines de murets d’encerclement présentes dans la zone de Laguna Blanca notamment, mais aussi sur des techniques de capture traditionnelles en Afrique (l’encerclement progressif des animaux). Un document permit d’initier et de reproduire régulièrement ces apprentissages ; il est constitué par les deux tomes de l’ouvrage El manejo de la vicuña silvestre déjà signalé plus haut, de Hofmann, Otte et Ponce, publié par la GTZ (figure Nº 3). De fait les techniciens actuels de l’INTA font référence au même document que les premiers techniciens de la Direction de l’Élevage comme à la visite de l’un de ses auteurs (Otte) à Catamarca dans les années quatre-vingt.
La technique consiste à encercler l’animal (en troupeau) en profitant de la topographie d’un lieu. Cela peut être dans une plaine sans couvert arbustif, comme c’est le cas à Laguna Blanca, ou entre deux collines. L’objectif est d’arriver à guider un troupeau vers un enclos fabriqué pour l’occasion. À Laguna Blanca cet enclos est collectivement constitué avec la population locale et éventuellement avec des touristes, formant un « cordon humain » qui encercle les animaux. Incontournable et collectif, cet encerclement constitue un moment stratégique du chaku marqué par l’effervescence des participants et les interactions rapprochées avec les vigognes. Y assister permet de comprendre qu’à travers lui se construit l’action collective, par une multitude d’accords, de règles et de gestes qui tous convergent vers l’attente puis l’emprisonnement progressif de vigognes et enfin le corps à corps final de la capture et de la tonte. C’est dans la diversité des échanges et des jeux de corps dans l’espace, lors de cette séquence, que se construisent l’image et le sens d’un animal fragile et emblématique d’un territoire. Enfin, c’est par l’encerclement des vigognes qu’apparaît aussi délimité le collectif engagé dans leur protection et dans la ritualisation de sa capture.
Les premiers à réapprendre ces techniques d’encerclement puis de capture et de tonte sans dommage à l’animal, furent les agents des services d’élevage, pendant la décennie de 1980 à 1990 marquée par l’interdiction formelle de chasser ou de capturer l’animal autour de Catamarca, les troupeaux étant sous contrôle de la population avec l’appui des techniciens. Vingt ans plus tard on observe une seconde étape marquée par une date particulière : le 30 novembre 2003. C’est en effet ce jour-là que fut réalisée la première capture d’animaux sans mise à mort à Laguna Blanca. C’est donc à partir de cette date qu’a démarré la pratique du chaku désormais qualifiée de « traditionnelle », mobilisant des collectifs d’habitants supervisés par quelques techniciens-experts, sur le territoire protégé de la province de Catamarca. Cet événement désormais considéré comme une institution identitaire de la Province constitue d’abord un moment d’apprentissages pendant lesquels les techniciens forment des résidents volontaires aux pratiques qu’ils ont eux-mêmes apprises et reconstruites à travers l’ouvrage de Hoffmann et al., 1983.
Figure Nº 3. Pratique de capture dite de “Pampa Galeras”.
Source : La gestion de la vigogne sauvage, Tome II. Hofmann, Otte, Ponce y Ríos. (GTZ 1983).
Ces apprentissages concernent les techniques collectives d’encerclement, de capture, tout autant que les rythmes, caractéristiques et espaces de vie de la vigogne ou la technique de tonte rapide et partielle sur un animal sauvage et fragile. Toutes ces connaissances ont été d’abord acquises, éprouvées en partie par quelques techniciens. Relativement maîtrisées elles sont ensuite transmises à plus large échelle, aux agents de protection (les garde-chasse formés pour protéger l’animal par exemple), aux techniciens d’organismes d’État tels que l’INTA et aux acteurs du Projet de développement rural du Nord-ouest argentin (PRODERNOA) qui les transmettent à leur tour aux individus volontaires. De nouvelles publications scientifiques et didactiques sur la gestion des vigognes (Baldo et al., 2013) accompagnent ce processus collectif d’apprentissage du moins pour ceux qui y accèdent, permettant de préciser des recommandations techniques autour de la capture (périodes favorables, manipulations à éviter, etc.). Chacun réinvente les techniques à partir de ce qu’il en connaît, à partir d’échanges annuels ritualisés pendant la période des captures en octobre ou novembre. Le récit de cette (ré)invention du chaku comme patrimoine territorial et communautaire nous révèle finalement un fait social et technique étroitement articulé à un milieu, apparemment en harmonie avec une société dans son environnement et son histoire, alors même qu’il a été récemment initié. Le chaku apparaît ainsi à la fois comme objet et produit d’une action collective qui, à travers divers apprentissages annuels en quelque sorte ritualisés, réussit à construire et transmettre de manière rituelle (lors de chaque nouvelle saison de capture) trois registres de valeurs : conservatoires (de l’animal vivant dans son milieu), économiques (vente de laine et d’artisanat associés au tissage) et identitaires (la capture comme savoir-faire spécifique d’une identité collective). Les hommes et les femmes de la communauté sont concernés de la même manière. Deux éléments peuvent expliquer leur adhésion commune sans distinction de genre : i/ le chaku est un événement qui fait sens pour la population locale essentiellement parce qu’il est l’occasion, même si ce n’est qu’un jour par an, de travaux collectifs, de rencontres et d’échanges entre familles de communautés apparentées mais souvent éloignées les unes des autres sur le territoire de Laguna Blanca ; ii/ la pratique du chaku est présentée comme une nouvelle activité économique permettant d’accéder à nouveau, de manière régulière et légale, à la laine de vigogne. Le fil obtenu constitue une ressource importante pour confectionner de manière artisanale des vêtements tissés très recherchés tels que ponchos, couvertures, gants, chaussettes, etc. À titre d’exemple, un poncho en laine de vigogne se vend environ 2 000 dollars. La régulation du chaku ne suit donc plus une logique religieuse, politique comme nous le montre son histoire mais renvoie essentiellement à des mécanismes économiques et environnementalistes.
En 2007 est créée la Plateforme locale de Laguna Blanca, une coopérative initiée par les agents du projet PRODERNOA avec la participation de l’INTA. Toutes les organisations sociales locales y sont représentées, pour recueillir et valoriser au mieux la fibre de laine de vigogne. L’institutionnalisation du patrimoine biologique, social et technique, que constitue désormais le chaku, passe ainsi par un autre dispositif. Centre d’approvisionnement et de gestion de la laine (désormais pensée comme une ressource convoitée et coûteuse), la coopérative a mis du temps à rallier des volontaires. Elle représente en effet un nouvel effort collectif à réaliser, ne relevant pas seulement d’un engagement ou d’une présence régulière mais d’apprentissages gestionnaires concernant tout autant la laine elle-même que la clientèle, ou la construction des prix. La coopérative a l’ambition de relier l’activité et l’engagement communautaires avec les attentes et représentations du marché à l’échelle nationale au moins. Pourtant les volumes de laine annuels restent faibles : un chaku permet de tondre puis de se répartir environ un kilo de laine par membre. Le schéma d’organisation de la coopérative permet de répartir équitablement la fibre entre les membres et chacun est libre de la tisser ou de la vendre directement à des tisserands. Mais chaque artisan s’engage à livrer ses tissages à la coopérative qui avant de les vendre, les marque d’une étiquette avec l’identité personnelle du tisserand. Chaque artisan devient ainsi auteur d’un ouvrage, vestimentaire ou décoratif. Pour certains de nos interlocuteurs, cette reconnaissance symbolique a autant de valeur que la rémunération de leur travail grâce à la vente des tissages qui s’effectue sur place, dans un local dédié, ouvert aux rares touristes de la Province.
5 Les étapes et acteurs stratégiques de la fabrique patrimoniale
La Déclaration de Réserve de Biosphère par l’UNESCO avait pour objectif de protéger la vigogne. Elle a fait émerger des dispositifs dont le sens et l’efficacité reposent sur une diversité d’apprentissages qu’on peut analyser comme autant de passages obligés pour enrôler et mobiliser la population locale dans la fabrique d’un patrimoine local. La formation et le recrutement contractuel de certains hommes comme gardes-chasse aux côtés de chercheurs et d’agents techniques donnent le ton d’une coopération possible entre acteurs très éloignés au départ, dont les effets sont rapides : c’est la transformation d’éventuels chasseurs (certes occasionnels mais illégaux) et consommateurs de vigogne en protecteurs et défenseurs d’une ressource reconnue, protégée et valorisée [4].
La prise en charge de cette Réserve de Biosphère par l’État argentin s’est d’abord traduite par l’installation de personnel de la Direction de l’Élevage dans la zone concernée [5] puis par l’arrivée de chercheurs de l’université nationale de Catamarca, ouverte dans les années quatre-vingt-dix, essentiellement à partir des travaux et demandes d’une équipe d’archéologues. C’est en effet un territoire comportant plusieurs sites archéologiques (Piedra Negra, ou Aldea Laguna Blanca, par exemple) justifiant la présence régulière d’archéologues. Leurs travaux se concentrent sur les nombreux vestiges d’habitats, pour comprendre les logiques d’occupation humaine de la région, quelles ont été les pratiques productives, alimentaires et spatiales de ces sociétés antiques. Ce sont ces chercheurs qui ont créé en 1997 le musée qui dépend ainsi de l’université de Catamarca. Pour tous ceux qui y travaillent comme pour la population, c’est un musée « à ciel ouvert » où sont censées cohabiter des sociétés disparues avec les habitants actuels de la région. Qualifié de musée intégral, il a été conçu pour recréer un lien fort entre chercheurs, sociétés disparues et population actuelle. Une fois encore, cette institution culturelle originale a nécessité quelques apprentissages pour que la population puisse contribuer auprès des chercheurs aux processus de choix des activités et objets à mettre en scène et offrir ainsi au public dans ce nouvel espace. Aujourd’hui ce sont aussi les habitants qui accueillent et guident les visiteurs du musée.
Les agents de l’INTA interviennent de leur côté depuis 1995 à travers plusieurs projets d’intervention à caractère productif et commercial dans le domaine agricole et dans une perspective de développement de la zone, en valorisant essentiellement de nouveaux produits et marchés, justifiant l’organisation locale des producteurs de manière à former la trame institutionnelle de nouvelles filières. Les agents de ces dynamiques organisées mobilisent différents arguments et modes d’intervention pour convaincre la population de ce qui, de leur point de vue d’experts, pourrait faire sens comme patrimoine. Leurs discours forment aujourd’hui une rhétorique du patrimoine qui met en avant la Réserve de Biosphère comme opportunité institutionnelle, le chaku et le musée comme deux facteurs de développement territorial dans la mesure où ils seraient vecteurs de nouveaux revenus mais aussi d’une reconnaissance officielle de l’identité locale.
Conclusion
Tous les dispositifs qui ont émergé à la faveur de la création de la Réserve de Biosphère de Laguna Blanca constituent des traductions matérielles d’une politique conservatoire qui prend prétexte de ce label à forte réputation pour promouvoir de nouvelles activités économiques en formant une partie de la population à la gestion de ressources restées longtemps inaccessibles telles que la vigogne et d’un espace protégé. Ces interventions et leurs traductions matérielles (le musée, la coopérative artisanale) et sociales (la promotion des pratiques du chaku, la sensibilisation aux règles de gestion d’une Réserve) contribuent à la fabrique patrimoniale (Heinich, 2009) comme à celle d’un lieu (Lamy, 2000). En effet, tous les dispositifs et procédures mis en place par l’État, favorisent de nouvelles coordinations entre familles, entre résidents de cette Réserve et représentants locaux de l’État (politiques, chercheurs), entre populations et touristes enfin, tous acteurs du processus patrimonial, du moins quand ils acceptent de s’engager dans une diversité d’actions collectives dont le chaku est une illustration emblématique. La maîtrise de ces dispositifs et actions collectives suppose des apprentissages pour les techniciens ou chercheurs qui y travaillent comme pour la population résidente qui est chaque fois sollicitée pour contribuer à leur activation ou à leur dynamique. Ce sont en définitive des dispositifs qui favorisent de nouvelles interactions sociales entre des acteurs aux origines et intérêts différents, qui transforment leurs façons de penser certaines entités de cette Réserve (la vigogne en particulier) en les abordant comme des ressources stratégiques pour l’économie du territoire. Ils font alors émerger de nouvelles pratiques relatives à leur usage ou à leur protection : il n’est plus question par exemple d’interdire sa capture pour protéger la vigogne mais de réapprendre ses cycles de déplacements et son mode de vie, de réguler et de réinventer les techniques de capture, enfin de valoriser sa laine pour garantir sa conservation en justifiant celle-ci par un argumentaire qui renvoie à l’identité et à la cohésion de la société locale plutôt qu’à une logique strictement environnementaliste. Un double processus opère ici : i/ d’enrôlement de la population pour qu’elle s’approprie les orientations et la rhétorique de l’État au même titre que les agents locaux de l’État ; ii/ d’engagement de cette population dans l’apprentissage de pratiques dont certaines lui sont présentées comme anciennes donc supposées identitaires mais oubliées. Depuis peu, l’État défend une politique de développement de l’écotourisme, encore essentiellement national, qui conduit la population à définir avec les experts convoqués pour cela, des pratiques qualifiées de typiques qui pourront être mises en scène, accessibles à un public d’anonymes. Le tourisme est ici pensé comme un moyen idéal de promouvoir une image et une économie andine construites à partir de la valorisation d’un écosystème d’altitude mais aussi d’une agriculture dédiée à la culture de plusieurs variétés spécifiques de patates ou de maïs, et enfin de quelques ressources emblématiques telles que le lama, la vigogne et les tissages (Gonzalez-Cosiorovski et al. 2015). Cette dynamique de valorisation marchande par le tourisme est vecteur à son tour de nouveaux projets et dispositifs économiques (tels qu’inventaires biologiques, marques territoriales, circuits touristiques et gastronomiques ou écologiques), soutenus par un argumentaire relativement nouveau dans le contexte argentin qui puise au registre de la théorie des biens communs (Ostrom, 1990). La référence aux biens communs pour qualifier les ressources vivantes locales provient d’un intérêt des politiques et scientifiques pour créer les conditions d’une durabilité des configurations et des dispositifs patrimoniaux. Il s’agit pour ces acteurs de faire en sorte que les règles, conceptions et pratiques qui ont été apprises au cours de la fabrique patrimoniale sur le territoire de la Réserve (et même autour) soient transmises à nouveau. L’enjeu affirmé c’est que les acteurs locaux formalisent les apprentissages qu’ils ont récemment vécus en dispositifs de transmission pour ancrer et institutionnaliser d’autres façons de penser et de gérer ou d’utiliser les ressources de leur territoire. Actuellement, le processus d’apprentissage de la population se poursuit et nous pouvons l’observer en particulier à travers les effets induits par l’autorisation de capturer la vigogne pour sa fibre. Car au-delà du savoir-faire de capture et de tonte qu’il faut apprendre, cette autorisation implique en effet que la population puisse aussi anticiper, évaluer et gérer les troupeaux, en multipliant les observations de terrains et les coordinations entre usagers pour que soit rendue possible une capture régulière, organisée et efficace (en volume de laine notamment).
Cet exemple révèle par ailleurs que les savoirs locaux construits et activés pour la fabrique patrimoniale du chaku sont produits par des acteurs externes puis localisés à travers des processus d’apprentissage et d’adhésion de la population aux nouvelles activités et aux nouveaux repères identitaires qui lui sont proposés. Pendant les situations d’apprentissage, les connaissances sont en effet sélectionnées, parfois reformulées en fonction des trajectoires et compétences de chacun, ainsi qu’à partir de différentes formes d’engagement, qu’il serait pertinent de décrire. C’est pourquoi, il nous paraît pertinent de parler ici de localisation des savoirs pour souligner la dimension active et volontariste de la fabrique patrimoniale qui permet de générer un savoir collectif que les acteurs (qu’ils soient techniciens, producteurs, touristes, chercheurs) qualifieront de local (Moity-Maizi, 2011). C’est de cette manière aussi qu’il est possible d’interroger les savoirs incorporés aux produits et aux activités qualifiées de patrimoines (Moity-Maizi, Bouche, 2011). Les apprentissages reconfigurent par ailleurs les pratiques locales, la façon de considérer les ressources et les espaces, et par voie de conséquence les critères locaux de distinction sociale : il y a en effet ceux qui savent, ceux qui maîtrisent déjà les nouvelles techniques du chaku et ceux qui ne s’y engagent pas encore ou refusent ces pratiques ; ceux qui traduisent et guident les touristes dans la communauté, ceux qui s’abstiennent de toute interaction de ce type ; ceux dont le nom est indiqué sur l’étiquette d’un tissage emporté par un acheteur, et ceux qui restent anonymes dans l’espace public du marché.
Le processus que nous avons décrit et analysé ici a aujourd’hui vingt ans. Il s’appuie sur l’existence d’un label international qui cadre un territoire d’interventions et sur un marché émergent, essentiellement justifié par le développement des pratiques touristiques en Argentine. Ce processus créé une dynamique territoriale, produit une nouvelle configuration sociale, qui mobilise la population dans ses formes d’organisation sur l’espace délimité de la Réserve, dans ses relations aux ressources territoriales au moins, générant de nouvelles visions et réflexions sur le sens même de ce qui fait ressource ou patrimoine. C’est ce qui explique aujourd’hui l’émergence d’une nouvelle perspective collective centrée cette fois sur la valorisation et la patrimonialisation de certaines productions alimentaires, reléguées au second plan d’un processus qui s’est attaché jusqu’ici à valoriser des ressources vivantes sauvages ou archéologiques.
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Notes
[1] Du moins quand elle est accessible dans la zone particulière dite Zone Tampon.
[2] Ce sont les noms des quatre villages visités dans cette zone. Londres, fondée en 1558, s’appelait initialement Londres de Nueva Ingleterra, en hommage à l’alliance entre Philippe II roi d’Espagne et Maria Tudor d’Angleterre.
[3] Certains entretiens ont été réalisés à Pâques pour l’importance des événements collectifs qui se déroulent à cette période qui donnent l’occasion aux populations des villages du territoire de se rencontrer autour de célébrations de la pacha mama, des marchés de Pâques et du chaku.
[4] Une investigation plus approfondie permettra plus tard de comprendre les ressorts de cet enrôlement apparemment convaincu.
[5] Une enquête sociologique plus approfondie pourrait être envisagée pour comprendre si l’affectation d’agents à des postes sur place a été vécue comme une sanction ou une promotion (du point de vue de ces agents notamment), et pour analyser comment la population interprète cette présence de l’État local.
Joaquín Gonzalez Cosiorovski, Pascale Moity-Maizi « La fabrique patrimoniale du chaku dans la Réserve de biosphère de Laguna Blanca (Catamarca, Argentine) », in Tétralogiques, N°24, Processus de patrimonialisation.