François Osiurak , Christophe Jarry et Didier Le Gall
F. Osiurak : Laboratoire « Santé, Individu, Société » (UPRES EA 4129), Université Lyon 2. François.Osiurak chez univ-lyon2.fr
C. Jarry : Unité de Neuropsychologie, Département de Neurologie, Centre Hospitalier Universitaire d’Angers. Laboratoire de Psychologie UPRES EA 2646, Université d’Angers.
D. Le Gall : Unité de Neuropsychologie, Département de Neurologie, Centre Hospitalier Universitaire d’Angers. Laboratoire de Psychologie UPRES EA 2646, Université d’Angers.
De l’ouvrage à l’usage
I — Introduction
Nous, représentants de l’Homme moderne, sommes de férus consommateurs d’objets [1] que nous ne fabriquons pas nous-mêmes. Evidemment, ces objets ne tombent pas du ciel et notre capacité à les acquérir en grand nombre n’est rien d’autre que le résultat du développement technico-économique des sociétés modernes qui a provoqué le déclin progressif de l’artisanat au profit de l’industrialisation. Bien que la règle générale soit de se procurer l’objet adéquat, manufacturé par autrui pour un but défini, il nous arrive également de détourner ces objets de leur usage initial en leur improvisant une nouvelle utilisation, ce que Claude Lévi-Strauss [2] désigne par le terme de « bricolage ».
Une façon d’interpréter ce phénomène, qui ne peut être compris indépendamment de la capacité à pérenniser l’emploi des objets, est de considérer dans la théorie de la Médiation que l’acte d’improvisation ressortit à l’Instrument. Le corollaire est que la capacité à utiliser des objets manufacturés en accord avec le but pour lequel ils ont été confectionnés ressortit à l’Outil. Cette interprétation est notamment celle de Jacques Laisis qui fut un des premiers à interroger la relation entre Instrument et Outil. Pour lui, et en accord avec le modèle ergologique de Jean Gagnepain [3], l’Instrument est pensé comme un acte d’improvisation. L’individu instrumente en fonction de ce que lui offre l’environnement, tel un très jeune enfant tirant une nappe pour rapprocher l’assiette qu’il convoite [4]. A l’inverse, l’Outil permet à celui qui le raisonne de concevoir à travers la nappe un objet dont la finalité est « un pour couvrir ».
L’objectif de ce travail est d’apporter une réflexion nouvelle sur l’origine de l’acte d’improvisation et de la pérennité de l’emploi des objets. Plus précisément, nous contestons les suggestions émises par Jacques Laisis en proposant que l’Instrument a pour finalité non pas de permettre l’utilisation de ce qui est « à portée de main », mais de permettre de compléter ce que l’Outil a commencé. En conséquence, les phénomènes d’improvisation et de pérennité ne peuvent pas s’expliquer à travers la dissociation Instrument/Outil. A l’instar d’Eliane Pontais [5], nous proposons que ces phénomènes mettent plutôt en exergue le télescopage des Plans II et III.
II — De l’instrument à l’outil
Chez l’animal, tout comportement aussi ressemblant qu’il puisse être à ceux réalisés par les humains ressortit à la seule capacité d’instrumenter, c’est-à-dire, de produire une sériation de trajets afin de parvenir au but escompté. Bien que le rapprochement n’ait à notre connaissance jamais été réalisé, la notion de trajet est proche de celle d’affordance. Pour James Gibson [6], la perception humaine et animale est égocentrique et directement orientée vers l’action. Un individu ne perçoit pas de façon neutre son environnement, mais il détecte des potentiels d’action, des « opportunités » (i.e., affordances) qui correspondent à des complémentarités entre ses capacités biomécaniques et l’environnement. Ainsi, chaque individu détecte ce qui est grimp-able ou non, ce qui est march-able ou non, ce qui est pren-able ou non – et organise gestaltiquement sa motricité en fonction.
La caractéristique de l’animal est qu’il ne conteste en aucun cas ces différents trajets. Le chat, désireux de faire de l’oiseau perché en haut d’un arbre son repas, est capable de détecter une sériation de trajets correspondant à : S’approcher de l’arbre (trajet 1), grimper à l’arbre (trajet 2), attraper l’oiseau (trajet 3), tuer l’oiseau (trajet 4), manger l’oiseau (trajet 5). En un sens, chacun de ces trajets correspond à percevoir une complémentarité entre le potentiel biomécanique de l’individu (e.g., marcher) et l’environnement (une surface plane), ce qui rejoint pleinement la notion d’affordance.
L’Homme, à la différence de l’animal, est capable de refuser de s’engager dans cette sériation de trajets et accède ainsi à l’Outil. Par exemple, un chasseur – humain – peut décider de ne pas grimper à l’arbre à la force des mains et envisager d’autres moyens d’agir tel que l’utilisation de quelque chose qui fait échelle. Ce raisonnement provoquera alors une modification de la sériation initiale de trajets qui deviendra : Aller chercher une échelle en marchant (trajet 1), saisir l’échelle (trajet 2), porter l’échelle jusqu’à l’arbre (trajet 3), monter à l’échelle (trajet 4), attraper l’oiseau (trajet 5), etc. Rien n’empêchera notre chasseur de contester le trajet 1 (aller chercher une échelle en marchant) et d’envisager quelque chose qui fait bicyclette, ce qui modifiera de nouveau la sériation de trajets.
La question se pose toutefois de savoir ce qui inciterait notre chasseur soit à « improviser » une échelle de fortune, en associant des rondins de bois et du lierre immédiatement disponibles, soit à aller chercher l’échelle qui est rangée dans son garage et dont il a « pérennisé » l’utilisation. Notre intuition, confortée par l’observation que nous rapportons dans les lignes qui suivent, est que l’acte d’improviser et celui de pérenniser l’utilisation d’outils ne ressortissent pas uniquement au Plan II.
III — Utilisation d’objets et usage : une étude de cas
Bien que les objets manufacturés soient généralement dévolus à un usage spécifique, il est évident que leur emploi peut dévier de cet usage. Une chaussure, bien que destinée à être « un pour chausser », peut être utilisée pour marteler une petite pointe, pour écraser un insecte ou bien encore pour être jetée à la figure d’un voleur ou d’un président. Comme l’a pointé Eliane Pontais, déterminer qu’une chaussure est « un pour chausser » ne serait pas plus du ressort de l’Outil que de l’Instrument, mais pourrait mettre en exergue le télescopage des Plans II et III.
Pour étayer notre propos, discutons le cas d’une patiente, MJC, victime d’un traumatisme crânien, que nous avons récemment évaluée dans notre service [7]. Le tableau clinique indiquait, au premier plan, un trouble sémantique [8] prononcé, caractérisé par l’incapacité d’apparier des dessins d’objets sur un critère fonctionnel (e.g., le dessin du marteau va avec celui du clou) ou catégoriel (e.g., l’avion va avec le train car il s’agit de moyens de transport). Cette patiente présentait un comportement assez atypique puisqu’elle était incapable de démontrer l’utilisation d’objets isolés (e.g., démontrer l’utilisation d’un marteau sans le clou et la planche). Fait important, MJC tendait systématiquement à démontrer l’emploi des objets isolés en exploitant l’environnement de l’évaluation clinique. Par exemple, elle démontra l’emploi d’une petite clef en grattant le chanfrein du bureau. Cette démonstration s’accompagnait de plaintes concernant non pas le potentiel technique de l’objet manipulé, mais plutôt son usage. Bien qu’affirmant que « ça peut être utilisé comme cela », elle ne paraissait pas satisfaite de cette démonstration, comme si elle ne pouvait plus décider si le dispositif ainsi formé (la table plus la clef) était d’usage. Elle se comporta de la même façon avec plusieurs objets, dont le décapsuleur, qu’elle utilisa comme levier pour retirer un bouchon en plastique, qui obstruait un orifice servant habituellement à faire passer des fils électriques dans le bureau. De la même façon, bien que constatant l’efficacité de sa démonstration, le décapsuleur permettant effectivement bien de retirer le bouchon, elle ne put clairement affirmer si cette utilisation était d’usage. En quelque sorte, la conduite de la patiente ressemblait fortement à celle d’un homme du Moyen-Âge que l’on aurait propulsé au début du XXIe siècle pour lui demander d’anticiper l’usage d’objets familiers.
En dépit des difficultés rencontrées pour montrer l’utilisation d’objets isolés, la malade présenta une performance normale lorsque ces mêmes objets étaient présentés non plus de façon isolée, mais en dispositif (e.g., démontrer l’utilisation du marteau avec la planche et le clou). La patiente semblait alors pleinement guidée par la tâche qui s’imposait à elle. Le décapsuleur ne fut plus utilisé pour « débouchonner » mais bien pour « décapsuler » et la clef fut directement insérée dans le cadenas, comme si ça allait de soi. La patiente n’exprimait plus de plaintes quant à l’usage des objets, et le bureau n’était plus considéré comme support à l’utilisation. Il est toutefois important de remarquer que MJC, contrairement aux 41 sujets contrôles que nous avions évalués dans les mêmes conditions, n’inféra pas que la cuillère pouvait servir à extraire du yaourt à partir du pot en plastique proposé. Elle démontra une utilisation proche du couteau qui la laissa d’ailleurs assez perplexe. Cette conduite pouvait sans nul doute s’expliquer par le fait que le pot que nous présentions était justement dépourvu de yaourt. En quelque sorte, la patiente ne pouvait pas faire comme s’il y avait du yaourt et se contenta donc de démontrer l’utilisation de la cuillère avec le pot.
IV — Utilisation non usuelle d’objets et atechnie
Récemment, nous avons examiné 20 patients avec des lésions cérébrales vasculaires unilatérales gauches, 11 patients avec des lésions cérébrales vasculaires unilatérales droites et 41 sujets contrôles sur une épreuve nécessitant d’utiliser des objets familiers de façon non usuelle (e.g., utiliser un couteau pour visser une vis) [9]. Tous les patients avec des lésions droites ainsi que 9 des 20 patients avec des lésions gauches montrèrent une performance comparable à celle des sujets contrôles. Les 11 autres patients avec des lésions cérébrales hémisphériques gauches éprouvèrent des difficultés sévères pour extraire le potentiel technique des objets proposés, suggérant donc la présence d’une atechnie.
De façon intéressante, ces 11 patients atechniques employèrent des stratégies différentes d’utilisation. Plus précisément, 8 de ces patients avaient tendance à ne pas exploiter la partie de l’objet la plus appropriée pour réaliser l’action escomptée. Le mouvement exécuté avec l’objet paraissait toutefois adéquat, suggérant ainsi un déficit sur le versant mécanologique. Par exemple, un des essais de l’épreuve correspondait à enfoncer un clou avec un couteau. Evidemment, le manche du couteau était assez lourd et solide pour réaliser cette tâche. Lors de cet essai, ces malades eurent tendance à marteler le clou avec la lame et non le manche. Les 3 autres patients atechniques avaient également tendance à ne pas sélectionner la partie de l’objet la plus pertinente pour l’action proposée. Toutefois, ces 3 malades se distinguèrent par la réalisation d’actions qui étaient nettement éloignées de la tâche en cours. Par exemple, ils frottèrent ou mirent simplement en contact la lame du couteau avec le clou, sans qu’à aucun moment la tâche « marteler » ne fût apparente. Ce comportement suggéra davantage la présence d’un trouble téléologique.
De plus, il est intéressant de signaler qu’un tiers des actions proposées dans cette épreuve était techniquement impossible (e.g., couper une planche avec une cuillère). Dans la majorité de ces situations, les 11 patients atechniques démontrèrent malgré tout comment l’objet proposé pouvait être utilisé pour réaliser l’action. Nous discuterons cet aspect plus en détail ultérieurement. Il est également à noter que ces patients rencontrèrent de sévères difficultés pour utiliser de façon usuelle des objets familiers en dispositif, confirmant ainsi l’hypothèse d’un trouble technique se répercutant dans différentes situations requérant l’utilisation d’objets. Toutefois, et de façon importante, 9 de ces patients obtinrent une performance normale sur l’épreuve d’appariement de dessins d’objets sur un critère fonctionnel et catégoriel (voir ci-dessus). Autrement dit, en dépit de leur désordre technique, ces patients étaient pleinement capables d’associer des dessins d’objets sur la base de leur usage.
L’épreuve d’utilisation non usuelle d’objets familiers fut également proposée à la patiente MJC, qui la réalisa aisément. En somme, alors que les difficultés de MJC portaient essentiellement sur l’utilisation d’objets isolés et l’appariement de dessins d’objets sur la base de leur usage, les 11 patients atechniques rapportés ci-dessus furent essentiellement caractérisés par l’incapacité de démontrer l’utilisation d’objets en dispositif.
V — Techniques d’improvisation
La question se pose donc quant à la nature du trouble de la patiente MJC. Trois raisons principales nous ont incités à écarter l’hypothèse d’un trouble technique. Tout d’abord, le comportement de cette patiente ne s’apparente à aucune des quatre formes d’atechnies suggérées par le modèle ergologique et décrites par Didier Le Gall [10]. Ensuite, contrairement aux patients atechniques rapportés ci-dessus, la patiente fut capable de démontrer l’utilisation usuelle et non usuelle d’objets familiers en dispositif. Enfin, dans les situations d’utilisation d’objets isolés, si les démonstrations réalisées par la patiente étaient peu usuelles, elles restaient néanmoins techniquement adaptées et efficaces. Le décapsuleur était effectivement adapté pour retirer le bouchon en plastique. Et, eu égard à nos souvenirs d’écoliers, une clef est loin d’être inappropriée pour graver nos initiales ou des petits mots doux sur un rebord de bureau. En d’autres termes, s’il s’agissait bien là d’un trouble dans l’Outil, il ne pouvait s’agir d’un trouble de l’Outil.
L’hypothèse que nous avons formulée était que cette patiente présentait un trouble de la Personne sans trouble de l’Outil [11]. Cette patiente semblait en effet incapable de « refuser » la situation de l’examen clinique pour se projeter dans d’autres situations non immédiates, l’obligeant à improviser des dispositifs à partir de ce qui était lui immédiatement fourni. Cette interprétation rejoint les intuitions d’Olivier Sabouraud sur les troubles des connaissances sémantiques [12]. A l’appui, il est également possible de mentionner les travaux de Hodges et al. [13] chez des patients atteints de démence sémantique qui, en dépit de difficultés à montrer, lors de l’examen clinique l’utilisation d’objets isolés, conservent la capacité à utiliser ces mêmes objets dans la vie quotidienne, là où leur environnement fournit d’emblée les dispositifs. Ces travaux ont également montré que l’incapacité à démontrer l’utilisation d’objets isolés était fortement corrélée au déficit sémantique. Donnée intéressante, les patients atteints d’une démence sémantique présentent généralement une atrophie corticale des régions bitemporales polaires. La patiente que nous rapportons avait également des lésions dans ces régions. De plus, le comportement d’adhérence de notre patiente ressemblait fortement au comportement rapporté par Sirigu et al. chez un patient au décours d’une encéphalite herpétique, avec des troubles sémantiques marqués [14]. En effet, ce patient avait tendance à démontrer l’utilisation d’objets isolés en se servant de ce qu’il avait directement à sa disposition lors de l’examen clinique. Il suggéra, par exemple, qu’une épingle à nourrice pouvait servir à attacher deux feuilles ensemble. La préservation des capacités techniques semblait là aussi démontrée. Donnée intéressante, les lésions de ce patient concernaient aussi les régions bitemporales polaires.
Ces données ajoutées au cas que nous présentons ici soulignent la complexité du télescopage qui existe entre les Plans II et III. Plus précisément, nous pensons que le raisonnement sociologique serait au fondement même de la capacité à récupérer des objets non immédiatement présents pour les utiliser dans une présente situation. Sans cette capacité, l’humain serait toujours à même d’improviser en usant exclusivement de son raisonnement technique, tel la patiente MJC qui, privée de la capacité à retrouver l’usage des objets présentés isolément, ne peut faire autre chose que d’inférer une utilisation potentielle en se servant de ce qui s’offre immédiatement à elle.
De la même façon, si notre chasseur présentait les mêmes difficultés que MJC, nous pensons qu’il ne serait pas capable de se projeter dans d’autres environnements que celui qui s’offre immédiatement à lui, l’empêchant, d’une part, de penser à l’échelle qu’il possède dans son garage, et l’obligeant, d’autre part, à sonder directement les alentours de l’arbre, sur lequel l’oiseau est perché, pour y réifier ce quelque chose qui fait échelle.
Nous contestons donc l’idée que l’improvisation ressortit à l’Instrument et proposons plutôt que l’utilisation ou non de ce qui se trouve à portée de main dépend pleinement de l’analyse sociologique. Comme mentionné précédemment, nous pensons que l’Instrument ne se résume pas à l’utilisation d’objets naturels (e.g., branche, caillou) ou à l’utilisation inhabituelle d’objets manufacturés. Cette hypothèse nous paraît déjà peu vraisemblable pour la simple raison qu’elle interdit aux premiers représentants du genre Homo d’avoir développé toute analyse technique, sous le prétexte qu’ils ne manipulaient pas d’objets pleinement manufacturés. A l’inverse, il a été démontré que le chimpanzé peut « manufacturer » des tiges pour blesser de petites proies cachées dans des trous d’arbre [15]. Doit-on considérer qu’il s’agit ici de l’émergence de l’Outil ?
Plus précisément, nous suggérons que la pérennité de l’Outil ne s’observe pas positivement par l’utilisation d’objets manufacturés, mais plutôt par sa spécificité à fournir des principes d’analyse technique (e.g., faire levier, couper, trancher) qui peuvent être appliqués à volonté sur des matières diverses (e.g., bois, verre, eau) et à des moments distincts. En conséquence, nous proposons que le caractère « improvisé » de l’Instrument ne s’observe pas positivement par l’utilisation d’un objet de fortune ou par l’utilisation inhabituelle d’un objet manufacturé, mais plutôt par sa spécificité à compléter l’analyse réalisée par l’Outil au sein de la conjoncture actuelle. Ainsi, lorsqu’un individu utilise une chaussure ou un marteau pour enfoncer un clou, l’Outil correspond à l’analyse de finalité technique « marteler » et des matériaux qui lui incombent, alors que l’Instrument correspond à la mise en œuvre de la puissance naturelle pour amener le marteau ou la chaussure jusqu’au clou. La question d’utiliser l’objet usuel (le marteau) ou ce que l’on a sous la main (la chaussure) ne ressortirait donc pas au Plan II, mais plutôt au Plan III.
VI — L’Outil produit l’Ouvrage, la Personne conserve l’Usage
Cela nous amène à aborder la question des objets manufacturés. Nous posons l’hypothèse que si l’Homme n’émergeait pas à la rationalité sociologique, il n’aurait jamais eu l’idée de ranger son espace en termes d’activités appareillées et, par conséquent, d’associer à chaque objet un usage particulier. Autrement dit, la pérennité de l’objet qui correspond à utiliser plusieurs fois un objet pour un usage spécifique ne serait possible que parce que les individus rangent et dérangent en permanence leur espace. La confection et la manufacture d’objets auraient alors pu se développer grâce au télescopage des Plans II et III, l’outil fabriqué pouvant être rangé, conservé et, par conséquent, continuellement amélioré. Par ailleurs, et comme l’a rappelé justement André Leroi-Gourhan [16], manufacturer et confectionner des objets prend du temps. Ce service peut néanmoins être échangé avec le temps pris par un autre individu pour la confection d’un autre objet, amenant les individus à utiliser des objets qu’ils n’ont pas manufacturés eux-mêmes.
En d’autres termes, l’évolution technologique humaine qui s’articule autour de la capitalisation d’objets manufacturés est bel et bien une incidence de l’Outil et de la Personne sur la performance. Endel Tulving [17] a proposé une définition de la mémoire sémantique qui est assez proche de ce que la théorie de la Médiation entend par Personne, à savoir, la capacité de se projeter et de réfléchir sur des situations « dé-contextualisées », c’est à dire, sur des choses qui ne sont pas immédiatement présentes aux sens. Nous suggérons fortement que la capacité à pérenniser l’utilisation d’un objet pour un emploi particulier correspond à cette analyse.
Enfin, il est important de rappeler que l’acte d’improvisation est sans nul doute également conditionné par le Plan IV. En effet, même si le raisonnement technique de notre chasseur appelle l’utilisation de quelque chose qui fait échelle, et que son raisonnement sociologique lui suggère l’échelle rangée dans le garage, il se peut très bien que ce dernier réalise une échelle de fortune avec les rondins de bois qui gisent sur le sol parce que le déplacement jusqu’au garage lui coûte. Ce coût peut être tel que notre chasseur, en l’absence d’un quelconque objet satisfaisant son raisonnement technique, abandonne même l’idée d’utiliser une échelle. Pour autant, il se pourrait très bien que lors de ses multiples tentatives pour grimper à la force des mains sur le tronc d’arbre, il soit saisi d’une profonde insatisfaction, l’échelle désirée ne quittant pas son esprit.
VII — Phénomène de fusion et acte d’improvisation
La dialectique qui opère sur le Plan II consiste en une double négation : négation, dans un premier temps, de la concrétude qui lie l’activité naturelle de l’individu avec l’environnement, afin d’introduire l’abstraction de l’analyse technique ; négation, dans un second temps, de l’abstraction du produit de l’analyse, afin de réintroduire la concrétude de la relation d’origine entre l’individu et l’environnement. Dans la schizotechnie, trouble autolytique du Plan II, l’analyse est décontextualisée et amène à un jeu de production en chaîne. Au contraire, la performance de l’atechnique reste pleinement guidée par le contexte de son activité à travers de ce qui est à faire.
La principale conséquence est que l’atechnique, incapable d’analyser le manque d’efficacité de son action, tend à utiliser ce qui se présente immédiatement à lui. Il peut ainsi, comme mentionné ci-dessus, « enfoncer » un clou avec la lame d’un couteau, si un couteau et non un marteau lui est proposé. Toutefois, ce phénomène de « fusion » qui caractérise le réinvestissement de l’Outil chez les patients atechniques ne doit pas être rapproché de l’acte d’improvisation discuté dans cet article, c’est-à-dire le fameux « bricolage » de Claude Lévi-Strauss. Si l’atechnique ne cherche pas à réinvestir le produit de son raisonnement dans des objets qui ne sont pas immédiatement présents, c’est tout simplement parce que son désordre technique ne lui permet pas de « comprendre » que les objets qui se trouvent à sa portée ne sont pas efficaces pour l’action escomptée. Dans ce cadre, rien ne l’incitera non plus à réaliser une analyse sociologique lui permettant de se projeter dans d’autres espaces, puisque cela suggérerait qu’il fusse au préalable capable de considérer que les objets présents ne sont pas appropriés pour atteindre le but recherché.
VIII — Empirie et magie, des visées techniques
Avant de conclure, il nous semble important de revenir sur un point de désaccord concernant les propositions théoriques d’Eliane Pontais et les nôtres. Cet auteur a défendu l’idée que l’acte d’improvisation ressortirait à l’Instrument, et correspondrait à une visée magique, alors que l’utilisation d’objets manufacturés ressortirait à l’Outil, et correspondrait à une visée empirique. Comme nous venons de le discuter et même si nous partageons largement avec Eliane Pontais l’idée que l’utilisation d’objets manufacturés ressortit au télescopage des Plans II et III, l’association proposée entre improvisation/Instrument et utilisation d’objets manufacturés/Outil nous semble discutable. Il nous paraît également important de revenir sur l’interprétation donnée concernant les visées magique et empirique.
Le réinvestissement performantiel de l’Outil se réalise selon trois types de visée à savoir empirique, magique, et plastique. En considérant que l’Instrument sature la visée magique, Eliane Pontais a semble-t-il supposé que plus l’individu gesticule pour compléter ce que l’Outil ne fait pas, plus cela suppose que les rapports techniques entre les objets manipulés sont « mal analysés », autrement dit, magiques. Cette hypothèse n’est ici pas tenable puisque cela présuppose que l’Instrument serait associé à l’acte d’improvisation, ce qui n’est pas le cas (voir ci-dessus).
En accord avec les idées originelles de Jean Gagnepain, les visées empiriques et magiques correspondent à des relations entretenues entre l’Outil et l’appareil qu’il fabrique. Toutefois, nous posons l’hypothèse que la nature de ces visées n’est pas connue par l’individu. En effet, si certaines tribus appellent la pluie au son de leur tambour, pour eux ce rapport n’est pas magique, il est empirique. Toutefois, pour un météorologue occidental, ce rapport sera magique. Il en est de même pour l’enfant qui, focalisant sur le manche du crayon et non sur la mine, déduit de façon empirique que l’Outil qui permet de tracer met en opposition des engins solides (manche du crayon mais aussi morceau de bois, télécommande, règle, etc.) et résistants (feuille de papier, mais aussi mur, meuble, etc.). Toutefois, ce rapport qui aux yeux des adultes peut être jugé magique pourra être bouleversé et restructuré au cours de son développement pour intégrer le matériau friable. Il en est également de même du chercheur qui tapant sur les touches du clavier de l’ordinateur, considère que l’Outil qui permet de faire apparaître des lettres à l’écran met en opposition les touches du clavier et l’écran. Or, pour l’informaticien, ce rapport sera jugé magique puisque ce dernier comprend empiriquement par quelles relations ou causalités techniques, cela est possible.
En d’autres termes, les visées magiques et empiriques correspondent à deux modes de réinvestissement de l’Outil qui sont sans cesse bouleversés. Fait important, la distinction entre les visées magiques et empiriques pourrait expliquer pourquoi l’individu qui est sur un rapport magique – bien qu’il ne le sache pas – persévère en appuyant plusieurs fois sur la touche du clavier parce que la lettre n’apparaît pas (phénomène de fusion, comme chez l’atechnique). A l’inverse, l’individu qui est sur un rapport empirique démontera de suite son ordinateur pour comprendre d’où vient la panne ou, par, le biais de son analyse sociologique, contactera un dépanneur détenteur de la technicité nécessaire.
Dans ce cadre, l’Instrument ne sature pas plus la visée magique qu’empirique. Seul le réinvestissement de l’Outil est l’un ou l’autre, l’Instrument ne faisant que compléter la relation technique ainsi établie. Le degré de gesticulation réalisé par l’individu pour faire fonctionner le produit de son analyse ne suggère donc pas que ce dernier instrumente davantage qu’il n’outille.
Enfin, pour compléter ce point de vue, il est utile de rappeler que l’individu qui gesticule davantage parce qu’il a choisi de couper son poisson avec sa fourchette, n’est pas forcément dans un rapport magique mais peut tout simplement improviser parce que cela lui coûte (Plan IV) d’aller chercher le couteau dans la cuisine. Toutefois, il n’y a rien de magique dans son comportement – excepté s’il n’a pas encore accepté la structure du découpage qui impose l’opposition d’un engin aiguisé versus un engin perméable – car ce dernier ira malgré tout chercher le couteau si ni fourchette, ni cuillère ne se trouve sur la table. En d’autres termes, une fois que l’individu a identifié que le rapport technique sur lequel il opérait est magique, ce rapport disparaît au profit de la nouvelle structure technique mise en place.
IX — Conclusion
La réflexion que nous avons menée avait pour objectif de préciser les concepts inhérents au modèle ergologique. Nous avons posé l’hypothèse que l’acte d’improvisation – qui, par ailleurs exige nécessairement le recours à la rationalité technique (Plan II) – n’est réalisé par l’individu que lorsque ce dernier ne peut retrouver, grâce à son raisonnement sociologique, d’objets adéquats dans son environnement (Plan III) ou, le cas échéant, si cela lui coûte trop d’aller chercher un objet non immédiatement présent (Plan IV). Nous avons également discuté l’idée que le phénomène de fusion qui se retrouve chez l’atechnique, et qui peut mener celui-ci à utiliser également ce qu’il a à portée de main, ne doit pas être rapproché de cet acte d’improvisation. S’agissant des objets manufacturés, nous suggérons que leur mode d’emploi ne permet pas de mettre en exergue davantage l’Outil que l’Instrument mais correspond au produit réalisé par le télescopage des Plans II et III, ce que Jean Gagnepain désigna par la notion de style.
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Notes
[1] Dans notre propos, la notion d’objet ne fait pas référence au concept médiationniste, mais à l’objet physique (marteau, pierre, branche, planche, etc.).
[2] Lévi-Strauss, C. (1962). La pensée sauvage. Paris : Plon.
[3] Gagnepain, J. (1990). Du vouloir Dire : Du signe, de l’outil. Paris : Livre et Communication.
[4] Cet exemple est tiré du travail de Jacques Laisis (1974).
[5] Pontais, E. (2004), « Le rapport humain à l’instrumentation. Réflexion sur le modèle ergologique de l’Outil », Téralogiques n°16, 125-130.
[6] Gibson, J. J. (1979). The ecological approach to the perception. Boston : Houghton Mifflin.
[7] Osiurak, F., Aubin, G., Allain, P., Jarry, C., Richard, I., & Le Gall, D. (2008). Object utilization and object usage. A single case-study. Neurocase, 14, 169–183.
[8] Le vocable « sémantique » est utilisé en référence au modèle cognitiviste et non en référence au modèle médiationniste. En ligne avec l’interprétation donnée par Olivier Sabouraud des « démences sémantiques », les déficits sémantiques décrits par les cognitivistes correspondent à des troubles de la mémoire sociale et ressortissent donc au Plan III.
[9] Osiurak, F., Jarry, C., Allain, P., Aubin, G., Etcharry-Bouyx, F., Richard, I., Bernard, I., & Le Gall, D. (2009). Unusual use of objects after unilateral brain damage. Cortex, 45, 769–783.
[10] Le Gall, D. (1998). Des apraxies aux atechnies. Propositions pour une ergologie clinique. Bruxelles : De Boeck Université.
[11] Le bilan neuropsychologique révéla également une amnésie rétrograde et antérograde massive ainsi qu’une sévère anomie. Les capacités grammaticales étaient toutefois largement préservées. En d’autres termes, si le déficit qu’elle présenta pour utiliser des objets se situait assurément sur le Plan III, l’interprétation de ce déficit en termes d’asomasie ou de trouble social reste ouverte à discussion.
[12] Sabouraud, O. (1995). Le langage et ses maux. Paris : Odile Jacob. Sabouraud, O. (2004). Bi-axialité : Bipolarité du cerveau. Tétralogiques, 16, 7–84.
[13] Bozeat, S., Lambon Ralph, M. A., Patterson, K., & Hodges, J. R. (2002). When objects lose their meaning : What happens to their use ? Cognitive, Affective, and Behavioral Neurosciences, 2, 236–51. Hodges, J. R., Bozeat, S., Lambon Ralph, M. A., Patterson, K., & Spatt, J. (2000). The role of conceptual knowledge in object use : Evidence from semantic dementia. Brain, 123, 1913–25.
[14] Sirigu, A., Duhamel, J. -R., & Poncet, M. (1991). The role of sensorimotor experience in object recognition. Brain, 114, 2555–73.
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[17] Tulving, E. (1985). Memory and consciousness. Canadian Psychology, 25, 1–12.
François Osiurak , Christophe Jarry et Didier Le Gall« De l’ouvrage à l’usage », in Tétralogiques, N°18, Faire, défaire, refaire le monde. Langage, technique, société (2010).